7.
Laissant les autres émigrer vers le salon, j’ai pris Ryan à part.
— Surtout, tu ne bois pas le vin apporté par Gordie ; tu ne parles pas politique avec Ludis ou Juris ; tu ne te laisses entraîner dans aucune compétition d’aucune sorte, ni dans aucune conversation concernant mon travail en général ou en particulier.
— Pourquoi ?
— Plusieurs personnes de la famille se passionnent dangereusement pour le macabre.
Ryan a parfaitement compris ce que je voulais dire. Du fait de notre métier, on nous pose bien souvent des questions, surtout lorsqu’un cas défraie la chronique. Il n’est pas rare que les maîtresses de maison nous précisent les sujets de conversation qu’elles aimeraient voir débattus à leur table. Elles en sont pour leurs frais. Je ne mets jamais ce genre de sujet sur le tapis et, quand on m’interroge, je réponds systématiquement à côté. Mais il se trouve toujours un convive pour tenir absolument à se vautrer dans le sang et les viscères.
À croire que le monde se divise en deux catégories : ceux qui veulent en apprendre toujours plus, et ceux qui préfèrent ne rien savoir du tout.
— Des violeurs de sépulture ? a demandé Ryan en employant l’un des termes que nous leur donnons entre nous, les autres étant surnommées les allergiques.
— Oui. Sauf Klara et Vecamamma. Elle, il lui suffit d’entendre le mot autopsie pour avoir une crise d’aérophagie.
— Et en ce qui nous concerne ? a demandé Ryan en pointant le doigt sur moi puis sur lui. Ils sont au courant ?
— Non, mais ils ont un flair de bête fauve. En conséquence, pas question que tu restes dormir ici, même si on te le propose ! ai-je déclaré fermement, décidée à poursuivre jusqu’au bout ma liste des interdictions.
— L’Holiday Inn, quoi qu’il arrive.
— Et un dernier truc !
— Je suis tout ouïe.
— Pour le côté boy-scout, mets la sourdine, tu seras gentil.
Les choses se sont passées bien mieux que je n’avais osé l’espérer. Ryan a accepté un verre du tord-boyaux – soi-disant un bordeaux – de Gordie et en a fait l’éloge ; il a parlé rap avec Bea et Allie ; et pour le plus grand bonheur de Vecamamma, Emilija et Connie, il a tortillé les serviettes de table jusqu’à en faire des cygnes au cou tordu.
Personne ne s’est enquis de son statut marital ; personne ne l’a assommé de questions sur les crimes et les mutilations.
Puis, au moment où nous allions passer dans la salle à manger Cukura Kundze a fait son entrée.
Que dire d’elle ?
Les Cukur sont les piliers de la petite église qui accueillit les Peterson à leur arrivée dans le Nouveau Monde. Laïma Cukura est une dame bien plus libérale que la majorité des paroissiennes de sa génération. Depuis toujours, ses faits et gestes suscitent d’innombrables ragots parmi les membres les plus conservateurs de sa congrégation luthérienne. Ses sculptures explicites, son vocabulaire coloré, sa période hippie, son tatouage raté.
Dernièrement, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, Cukura Kundze, qui est veuve depuis plus de dix ans, a jeté son dévolu sur un Hongrois du nom de M. Tot, dont personne ne connaît le prénom à ce jour, ni n’a osé le lui demander, malgré leurs quatre mois de liaison et moult rôtis et ragoûts dégustés en commun.
Mais peut-être les Peterson aiment-ils simplement respecter les formes, car ils ont beau connaître Mme Cukur depuis plus d’un demi-siècle et savoir qu’elle se prénomme Laïma, ils lui donnent toujours du Cukura Kundze.
Cukura Kundze, donc, est arrivée ce soir sans M. Tot, mais avec une tarte.
— À la framboise, a-t-elle spécifié en remettant son œuvre à Vecamamma. Qui est ce monsieur ?
— Un policier, ami de Tempe.
— Je vois. – Cukura Kundze portait des lunettes à monture en plastique transparent, probablement inventés à l’intention des combattants de l’armée, qui ont tressauté sur son nez crochu quand elle a opiné énergiquement du bonnet. – Les maris trompent leur femme et celles-ci ont des besoins.
— Peter n’a jamais trompé personne !
Le gâteau a atterri sur la table avec bruit.
Cukura Kundze a émis un de ces raclements de gorge dont les femmes âgées ont le secret.
— Tempe et lui ont seulement décidé qu’il était temps pour eux d’aller chacun leur chemin. N’est-ce pas ? a-t-elle dit en se tournant vers moi.
Par bonheur, Emilija est sortie de la cuisine à ce moment-là, tenant en équilibre un plat de choucroute, un autre de brocolis archi-cuits et un troisième de concombres à la crème aigre. Connie suivait, avec des tomates coupées en tranches, des pommes de terre et de la sauce. Venait ensuite tante Klara, avec le pain de seigle et des petites saucisses de mille et une sortes. Quant à Juris, elle portait un plateau de viande de porc aussi grand que le Nebraska.
Tout le monde a pris place autour de la table. Les assiettes ne se sont remplies que pour se vider aussi vite.
Pour lancer la conversation, j’ai demandé si les Bears avaient fait une bonne saison.
Ont suivi dix minutes d’analyse sportive. Quand l’intérêt a faibli, j’ai rebondi avec le hockey.
— Les Blackhawks…
Cukura Kundze s’est adressée à Ryan, me coupant dans mon élan.
— Est-ce que vous portez un Taser ? Les gens n’ont plus que ce mot-là à la bouche.
De son doigt à l’ongle laqué de rouge, elle a remonté ses lorgnons sur son nez.
— Personnellement, jamais.
— En fait, vous avez un vrai pistolet, n’est-ce pas ?
— Un Glock ? Un Sig ? Un Smith & Wesson ? est intervenu Ted sur un ton révélant tout le mépris qu’il ressentait pour l’objet évoqué dans la question précédente.
Cukura Kundze a remis deux ronds dans le bastringue.
— Vous n’avez jamais tué personne ?
— Le taux de criminalité n’est pas très élevé à Montréal, a répondu Ryan en remerciant de la tête Gordie qui s’apprêtait à lui remplir son verre.
De le voir ingurgiter cette boisson et en reprendre, j’en suis restée pantoise. D’après Peter, le vin de Gordie n’est autre qu’un mélange subtil de krill et de pisse de chèvre.
— Il vous est quand même bien arrivé d’éclabousser un mur de cervelle, non ?
Doubles claquements de langue horrifiés en provenance de Vecamamma et de Klara.
— Les Blackhawks ne disputent pas de matchs importants cette année ? ai-je poursuivi, vent debout.
— Quelqu’un peut me passer les pommes de terre ? a lancé Ludis à la cantonade, tandis que Cukura Kundze insistait :
— Il me semble pourtant avoir lu quelque chose sur une guerre de motards à Montréal. Vous ne seriez pas venu ici pour secouer les puces à nos Hell’s Angels et débarrasser nos rues des mauvais garçons qui y traînent ?
— Nous sommes ici pour régler une question administrative, suis-je intervenue. Mais vous savez, Ryan est un supporter acharné des Canadians.
— Pour mettre la main au collet des souteneurs ?
— Oh, rien d’aussi excitant, s’est esclaffé Ryan. Aujourd’hui par exemple, avec Tempe, nous avons passé la journée à la morgue.
— Les pommes de terre, siouplaît ! a répété Ludis.
Elles lui ont été transmises, puis la viande et le reste, et il y a eu ensuite tout un remue-ménage pour trouver un endroit où reposer bols et plats.
Gordie a rempli à nouveau le verre de Ryan déjà à moitié vide, aussi incroyable que cela puisse paraître. J’ai continué, envers et contre tout :
— Oui, Ryan est un fan des Habs, il possède même un maillot qui a appartenu à Saku Koivu.
— La morgue de chez nous ! s’est écriée Cukura Kundze, les yeux tout ronds derrière ses verres épais.
— Nous sommes là pour des questions de paperasserie concernant une enquête achevée.
— Comme dans Affaires classées ? a demandé Bea. Cette série, je l’adore.
— Tu connais des gens à la morgue de Chicago ?
Le ton pris par Cukura Kundze pour me poser cette question ne me laissait guère de doute sur ses intentions. Son regard non plus. C’est donc avec circonspection que j’ai répondu oui.
— Est-ce que je t’ai déjà demandé un service, Tempe ?
Le dernier en date avait été une coiffe marquée NYPD, comme en portent les techniciens chargés d’analyser les scènes de crime. Avant cela, il y avait eu l’aspirine contenant de la codéine, vendue sans ordonnance au Canada. J’ai gardé le silence.
— Tu ne voudrais pas faire plaisir à une dame âgée avant qu’il ne soit trop tard ? a demandé Vecamamma en rejetant la tête en arrière, et son mouvement a déplacé les boucles rigides de sa frange permanentée.
— Bien sûr, mais…
— Oh, ce n’est pas pour moi, s’est récriée Cukura Kundze. Non, non ! Je ne te demanderais jamais rien pour moi-même. C’est pour ce pauvre M. Tot.
Le système de surveillance intergalactique de l’observatoire d’Haleakala, tout en haut de la montagne, a certainement émis un discret bip-bip, alerté par le trou noir de silence qui venait de s’abattre soudain sur une maison de banlieue du Middle-West.
— Pour M. Tot ? ai-je demandé.
Silence absolu. Je sentais douze paires d’yeux braqués sur moi.
— Son petit-fils a disparu. La marine prétend qu’il s’agit de désertion, mais c’est du baratin. Lassie n’aurait jamais abandonné son poste.
— Lassie ? a répété Klara qui, visiblement, ne portait pas sa prothèse auditive. Elle a dit « Lassie » ?
— M. Tot est convaincu que son petit-fils est décédé.
— Il souffre peut-être d’amnésie, a lancé Allie. Et erre dans une ville inconnue sans plus savoir son nom. Ça arrive, vous savez. J’ai vu ça à la télé.
— Lassie, mais c’est un chien, comme Oskars ! a laissé tomber Klara avec tant de force qu’on a dû l’entendre jusqu’à Topeka. D’ailleurs, où est-il, celui-là ? Oskars ?
Le collie est mort en 1984.
— Cukura Kundze, ai-je répondu avec douceur. Il n’y a vraiment rien que je puisse faire.
— Tu pourrais demander à Richie Cunningham de vérifier les étiquettes, à tout hasard, est intervenu Ryan en me regardant d’un œil émoustillé par le mauvais bordeaux.
— Richie Cunningham ? Ce n’est pas un des personnages de Jours Heureux ? a lancé Ted.
— Avant ça, il jouait le rôle d’Opie, a dit Connie.
— C’est l’acteur Ron Howard, a précisé Suzan. Il est passé derrière la caméra, maintenant.
— Il y a vraiment un type à la morgue qui s’appelle Richie Cunningham ? s’est ébahie Ludis.
— Mais non, voyons, il ne s’appelle pas comme ça pour de vrai ! ai-je rétorqué non sans décocher un regard torve à Ryan.
— Ben alors, pourquoi est-ce que ton ami l’appelle comme ça ?
— Parce qu’il a les cheveux roux. En fait, il s’appelle Corcoran.
— Il a aussi plein de taches de rousseur, a ajouté Ryan avec un sourire niais.
Génial. Ryan était rond comme une queue de pelle. Ce qui voulait dire qu’il ne serait pas en état de prendre la route ce soir.
— Est-ce que ce Richie ne pourrait pas jeter un coup d’œil dans ses chambres froides ? Voir si Lassie ne s’y trouverait pas, expédié là-bas par un coroner qui l’y aurait oublié ?
Pas moyen de dire non. Cette vieille chouette était plus collante qu’un herpès. Et c’est sur un ton des moins enthousiastes que j’ai demandé :
— Est-ce que M. Tot a signalé sa disparition ?
— Tu penses bien ! Il a même mené sa propre enquête. Bien sûr, il ne savait pas vraiment où chercher. Mais M. Azigian, un ami du bowling, l’a accompagné.
— Qu’est-ce qui fait croire à M. Tot que son petit-fils serait mort ?
— Ils avaient des billets pour le match des Sox contre les Cubs. À Wrigley Field. Tu crois qu’il aurait manqué ça ?
Comment aurais-je pu le savoir ? Ce qui était certain, en revanche, c’est que chaque année, quantité de gens plaquent tout sans crier gare. Mais ça, je ne l’ai pas dit.
— Ça ne coûte rien de passer un coup de fil à Corcoran, a dit Ryan.
L’assemblée a fait chœur avec lui. J’ai accepté de mauvais gré.
— C’est bon, je l’appellerai demain.
Au moment du gâteau, Cukura Kundze nous en a dit un peu plus.
Presque quatre ans plus tôt, la semaine de son vingt et unième anniversaire, Laszlo Tot avait bénéficié d’une permission pour le week-end et avait quitté sa caserne de la Station navale des Grands Lacs, laquelle se trouve approximativement à cinquante kilomètres de Chicago en remontant le lac Michigan. Le lundi, le deuxième classe Tot n’était pas de retour à l’heure prévue, et les jours suivants non plus. Conformément à la procédure, l’état-major avait diligenté une enquête et prévenu les autorités civiles.
Des recherches avaient suivi qui n’avaient rien donné et qui avaient été abandonnées au bout de quelque temps. La marine avait classé l’affaire dans la rubrique désertion.
Plus tard, deux mois après la fin de l’enquête, une Ford Focus 1992, enregistrée au nom d’un certain Laszlo Tot, avait été retrouvée sur le parking du centre commercial de Northbrook, dans la banlieue nord-est de Chicago. Hélas, cette nouvelle piste n’avait conduit nulle part.
Quand je suis montée dans ma chambre, Ryan, Ludis et Gordie en étaient à déboucher leur quatrième bouteille. Et leur discussion portait sur la meilleure façon de tenir un pistolet.
Sayonara.


Normalement, je prends du café au petit déjeuner, éventuellement accompagné d’un yaourt ou d’un bagel. Si j’ai vraiment l’estomac dans les talons, il arrive que je me fasse une tartine de fromage ou de confiture. Rien à voir avec les petits déjeuners de Vecamamma. Chez elle, c’est pamplemousse, bacon et crêpes au beurre arrosées de sirop.
J’ai téléphoné au CCME. Corcoran a décroché presque immédiatement.
Il a commencé par me présenter ses excuses pour la scène de la veille. Je l’ai assuré que je ne lui en tenais pas rigueur. Puis, je lui ai donné ma version condensée de Lassie rentre à la maison.
Il a dit qu’il vérifierait dans l’ordinateur s’il y avait des inconnus correspondant à la description de la personne en question et a promis de me rappeler très vite.
Je venais de raccrocher quand un Ryan au visage grenat a émergé du tambour pour entrer dans la cuisine. Il était en survêtement, gants et écharpe, et chaussé de Reebok.
— « My kind of town, Chicago1 »,… a-t-il chantonné tout en enlevant son cache-nez. – Pour achever la chanson de Sinatra sur des paroles de son cru : – … la ville où la neige fond vite.
— Tu reviens d’avoir couru ?
— Cinq kilomètres seulement.
Il était plutôt en forme pour quelqu’un qui avait absorbé la veille tout un camion-citerne de vin.
Vecamamma s’est détournée du fourneau, une cuiller en bois à la main.
— Labrīt. Ka tev iet ? Bonjour, comment allez-vous ?
— Labi, Paldies. Et vous, Vecamamma ?
— Très bien, monsieur. Merci*.
Ces deux-là, non mais, je vous jure ! J’avais toujours les yeux levés au ciel quand mon portable a sonné. Corcoran. J’ai pris la communication.
— L’ordinateur est en panne. Si tu faisais un saut ici ? On bavardera. Après, quand la panne sera réparée, on fera sortir les restes qui t’intéressent, s’il y en a.
J’avais prévu de passer la journée avec Vecamamma à ranger des photos et à faire des biscuits pour Noël. Mais je connaissais ma belle-mère. Elle préférerait me voir rendre service à Cukura Kundze.
— Walczak sera là ?
— Il est dans le Milwaukee.
J’ai jeté un coup d’œil à Ryan, me demandant s’il avait besoin de moi pour le conduire à O’Hare. Puis zut ! Que son pote Gordie lui serve de chauffeur !
— Je serai là vers dix heures.
1-
« Chicago, ma ville chérie »… (N.d.T.)
Autopsies
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