13.
De retour en ville, nous nous sommes
arrêtés à la Belle Province pour manger un morceau. Je n’avais pas
faim. Uniquement envie de me laver les cheveux et de gratter la
terre sous mes ongles car, sur place, j’avais dû me contenter de
lingettes et de désinfectant. Mais quand Ryan a une idée en tête…
Et il insistait pour que je mange, même si c’était la dernière
chose dont j’avais envie.
Il a commandé une poutine, une spécialité
du Québec qui m’a toujours épatée. Imaginez des pommes de terre
sautées arrosées d’une sauce au fromage et noyées sous une seconde
sauce à la viande marron et sans goût. Miam !
Pour ma part, j’ai pris une soupe aux pois
cassés et une salade.
Du restaurant, nous sommes allés
directement à l’édifice Wilfrid-Derome, dans le quartier de
Hochelaga-Maisonneuve, juste à l’est du centre-ville. Le
laboratoire des sciences judiciaires et de médecine légale occupe
les deux derniers étages de ce bâtiment en forme de T. Le bureau du
coroner se trouve au onzième, la morgue au sous-sol. Le reste de la
superficie appartient à la SQ.
Ryan est monté au quatrième étage par
l’ascenseur général, tandis que je prenais celui qui dessert
uniquement le LSJML, le bureau du coroner et la morgue.
En semaine, les labos, les bureaux et les
corridors auraient été encombrés de scientifiques et d’agents
techniques en blouse blanche. Cet après-midi-là, l’endroit était
aussi silencieux qu’une tombe. Bénis soient les samedis.
Me servant pour la quatrième fois de ma
carte d’accès depuis mon entrée dans le bâtiment, j’ai franchi les
portes en verre qui séparent l’aile médicolégale du reste du
douzième étage et suivi le couloir bordé des deux côtés par les
laboratoires. Microbiologie. Histologie. Pathologie.
Anthropologie-Odontologie.
Pendant mon absence à Chicago, les appuis
de fenêtre, les étagères, les portes des placards et les
réfrigérateurs avaient subi une métamorphose. Chaque espace de
travail reflétait la vision un peu mièvre que son occupant avait de
la fête de Noël : des guirlandes en plastique imitation
branches de sapin ; des flocons de neige en napperons de
papier ; un père Noël et sa hotte pleine de bonbons, un renne
et son traîneau.
Mon bureau disparaissait sous une montagne
de papiers et mon téléphone clignotait. Ignorant sa lampe rouge
hystérique m’indiquant que j’avais des messages, j’ai fourré mon
sac dans un tiroir et suis ressortie pour aller au vestiaire.
Après avoir pris une bonne douche et enfilé
ma tenue de chirurgien, je suis revenue dans mon labo y prendre des
formulaires, des compas et une écritoire. Puis je suis descendue à
la morgue par un autre ascenseur, lui aussi d’accès réservé.
Au sous-sol, une énième porte sécurisée.
Celle-ci donne sur le couloir étroit qui s’étire sur toute la
longueur du bâtiment. Il dessert, à gauche, la salle de radio et
les quatre salles d’autopsie, dont trois sont pourvues d’une seule
table et une de deux. À droite, se trouvent des égouttoirs de
séchage, des espaces de travail avec ordinateurs et enfin les
chariots et bassins sur roulettes servant à transporter les
échantillons dans les divers départements des étages.
À travers la petite fenêtre percée dans
chacune des portes, j’ai pu me convaincre qu’il régnait ici un
calme tout aussi souverain que dans les étages supérieurs. Pas un
seul photographe de la police, pas d’assistant en autopsie ou de
médecin légiste. Certains tableaux d’affichage étaient décorés
comme les labos en haut.
— Normal, à cette époque de
l’année ! me suis-je dit en râlant intérieurement de ne pas
être à Charlotte auprès de Katy et de Birdie.
Je me suis rendue tout droit à la salle
d’autopsie numéro quatre, la mienne, réservée en priorité aux corps
décomposés, noyés, momifiés ou particulièrement odorants, car elle
bénéficie d’un système de ventilation spécial.
Comme ses voisines, ma salle numéro quatre
possède dans le fond une porte à double battant qui ouvre sur une
travée parallèle divisée en plusieurs sections et abritant les
chambres froides. La présence de résidents temporaires y est
indiquée par de petits cartons blancs.
Je n’ai pas eu besoin de la franchir :
le sac renfermant les ossements de la victime d’Oka était posé sur
un brancard garé près de la porte. Son dossier, glissé sous le sac,
montrait le bout de son nez.
Un bref coup d’œil m’a appris que les
restes avaient déjà été enregistrés au LSJML et à la morgue, et
qu’Hubert avait signé la demande d’examen anthropologique.
J’ai commencé par entrer des informations
pertinentes dans mon formulaire anthropologique. Numéro de la
morgue : 38107. Numéro du
labo : 45736. Nom du
coroner : Jean-Claude Hubert.
Enquêteur : lieutenant détective Andrew
Ryan, section des crimes contre la personne, Sûreté du
Québec. Nom de la victime : Inconnu.
Pour finir, j’ai inscrit la date et un bref
résumé des faits.
Laissant mon écritoire sur le plan de
travail, je suis allée prendre un appareil photo et j’ai vérifié
que sa batterie était bien chargée. Ensuite, j’ai sorti un tablier
en plastique d’un tiroir, puis des gants et un masque d’un autre.
Revêtue de mon uniforme de travail, j’ai approché le brancard de la
table en acier vissée au sol au centre de la pièce.
Par mesure de précaution, j’ai commencé par
photographier le sac à cadavre fermé, puis ouvert, son contenu bien
en vue. On apercevait le soutien-gorge et la culotte, roulés en
boule dans un coin.
Impossible de lire les étiquettes des
sous-vêtements, les lettres étaient complètement délavées. Après
avoir mesuré le slip à hauteur de l’élastique et la longueur du
soutien-gorge, je les ai étalés sur le plan de travail.
Ces préliminaires achevés, j’ai entrepris
de rassembler le squelette. Sur place, j’avais établi l’inventaire
des os en prenant soin de séparer ceux du côté droit de ceux du
côté gauche, de sorte que la mise en place ne m’a pas demandé
beaucoup de temps. Jusqu’à ce que j’en arrive aux doigts des mains
et des pieds. Leur identification individuelle étant d’un ennui
achevé, je m’étais contentée, là-bas, de les compter et de les
ranger dans différents sachets.
Un adulte normal possède cinquante-six
phalanges. Les pouces et les hallux, ou gros orteils, en possèdent
deux chacun, une proximale et une distale. Les autres doigts en ont
tous une troisième, appelée médiane.
J’ai commencé par faire le tri entre celles
des mains et des pieds. Du gâteau pour les premières, car celles du
gros orteil ont des formes très caractéristiques et sont plus
lourdes que celles du pouce.
Pour l’index, le majeur, l’annulaire et
l’auriculaire, c’est l’inverse : les phalanges des mains sont
plus larges que celles des pieds, elles sont également plus plates
sur le dessus et plus arrondies en dessous. Elles ont des diaphyses
plus courtes et moins incurvées sur les côtés.
Pour savoir quel est leur rang au sein des
phalanges, il suffit de bien regarder comment elles s’articulent.
La première phalange possède un corps cylindrique terminé à un bout
par un bord concave à son extrémité proximale qui lui permet de
s’emboîter dans le métatarse, s’il s’agit du pied, et dans le
métacarpe, s’il s’agit de la main ; à l’autre bout, à son
extrémité distale, l’axe se termine par deux boules arrondies. La
deuxième phalange présente, à son extrémité proximale, une surface
articulaire à deux versants séparés par une crête et, à son
extrémité distale, une trochlée. Quant à la troisième phalange, si
elle présente à son extrémité proximale une base similaire à celle
de la seconde phalange, elle a en revanche une tête large et
aplatie.
Ayant mis de côté les vingt-huit os des
doigts, j’ai trié les phalanges des orteils selon leur position. La
chose étant faite, j’ai recomposé tous les doigts, du deuxième au
cinquième, puis j’ai séparé les gauches des droits.
Vous comprenez maintenant ce que j’entends
par fastidieux.
Le temps que j’en aie fini avec les pieds,
j’avais le dos en compote et la peau du visage qui me grattait à
cause du masque. J’étais en train de faire des étirements quand il
m’a semblé entendre du bruit dans le hall.
Six heures quarante à la pendule.
Je suis allée jeter un coup d’œil dans le
couloir.
Pas âme qui vive, ni à droite ni à
gauche.
Retour à ma table.
Moi, c’était pas la fièvre du samedi soir,
mais bien la nulle du samedi soir, « You should be dancing,
yeah… » ! Du fin fond de mon cerveau, mes neurones de
Scrooge se sont moqués de moi. Dans cette salle vide, ma chanson
n’a pas résonné avec une grande gaieté. Après m’être étiré un
dernier muscle, je me suis plongée dans l’étude des os des mains.
Phalange proximale, médiane, distale.
J’en étais toujours à trier les doigts
quand m’est parvenu un son étouffé de métal heurtant du métal. Je
suis de nouveau sortie dans le couloir.
Désert, comme tout à l’heure.
Une imprimante qui se recalibrait ? Un
frigo qui vibrait ?
Le fantôme de Noël – un peu en avance – qui
avait décidé de me coller un coup de pied dans les
fesses ?
De mauvais poil et courbaturée de partout,
je suis retournée à mes phalanges. Je voulais en finir le plus vite
possible, rentrer chez moi, dîner et lire peut-être un bon bouquin.
Alexander McCall Smith. Ou Nora Roberts. En tout cas, une histoire
n’ayant rien à voir avec cet univers parallèle qu’était la
mort.
Zut, j’allais devoir rentrer chez moi en
métro ! me suis-je rappelé subitement. Ryan étant passé me
prendre le matin, j’étais donc sans voiture.
Et il faisait sûrement un million de degrés
en dessous de zéro !
Zut et zut !
Je me suis remise au boulot, d’une humeur
de plus en plus noire.
À la maison, le frigo était vide : je
devrais me contenter d’une tourte surgelée. Que je mangerais toute
seule, puisque Birdie était à Charlotte.
Comme Katy. Et comme j’aurais dû l’être
moi-même, raison pour laquelle Charlie était en pension chez
Ryan.
D’ailleurs où était-il, celui-là ?
Probablement dehors à boire du vin avec des copains. Ou, au coin du
feu, en train de faire des câlins à son ex.
Il m’avait juré que Lutetia et lui, c’était
fini. Mais était-ce vrai ? Qu’importe, on avait loupé le
coche !
Loupé pour de bon ?
Mes yeux me brûlaient, j’avais une sale
crampe dans le dos et de plus en plus de mal à me concentrer.
Des paroles de chansons me tournicotaient
dans la tête.
« I’ll have a blue Christmas without
you… », Noël sera triste sans toi : Elvis Presley le
chantait mieux que moi.
J’ai promené les yeux sur la pièce. Rien à
l’horizon pour me réconforter ! Pas la moindre chaussette
remplie de cadeaux ou le plus petit Saint-Nicolas.
On était à dix jours de Noël, et j’étais
tout seule à la morgue.
Et, à la maison, je serais seule
encore.
Merde ! Bon, j’appellerais Ryan dès
demain matin pour lui réclamer la perruche. Un oiseau, c’était
mieux que rien du tout. À nous deux, on pourrait peut-être entonner
des chants de Noël ?
— « Four calling birds, three
French hens1… »
Et merde pour le gui et le houx !
Qu’est-ce qu’il avait dit, Dickens ? Honore Noël dans ton
cœur2 ! Très bien, mon vieux
Charlie, je suivrais ton conseil.
Tiens, ça, alors !
Charlie et Charlie.
Quelle drôle de coïncidence ! La
première fois que j’y faisais attention.
Ma perruche Charlie, et le Charlie pour qui
j’avais eu un faible au lycée. Celui-là, aujourd’hui avocat à
Charlotte, travaillait pour le bureau du ministère public du
tribunal du comté de Mecklenburg.
Nous venions juste de renouer connaissance
quand j’avais dû quitter la Caroline du Nord pour ma vacation
d’automne au LSJML.
À vrai dire, nos retrouvailles ne s’étaient
pas si bien passées que ça. Lors de notre deuxième dîner ensemble,
j’avais carrément plongé dans une cuve de merlot. Après, tout au
long de la semaine suivante, j’avais fait de mon mieux pour
l’éviter.
Charlie Hunt : un corps de joueur de
basket, une peau couleur cannelle et des yeux plus verts que le
houx à Noël.
Vision qui n’avait pas de quoi me
requinquer.
Pourquoi fallait-il que je me retrouve au
fin fond d’un sous-sol en train de trier des ossements ?
Qu’est-ce que je pouvais faire de positif ce soir ? Déterminer
l’identité de la victime ? Impossible. Hubert ne s’était pas
foulé pour me faire parvenir les dossiers ante
mortem de Christelle Villejoin.
Ce pauvre malheureux ! Il était
probablement en train de se gaver d’eggnog, planté sous une boule
de gui et tendant la joue pour qu’on lui fasse une bise.
Ça y est, j’étais au trente-sixième
dessous.
« Two turtle doves3 »…
Avec un soupir, j’ai pris la phalange
suivante.
Les articulations avaient des surfaces
épaisses et polies, et leurs bords étaient dentelés par des
excroissances osseuses. De l’arthrite. Ça devait lui faire
drôlement mal de bouger ce doigt-là.
Mon esprit m’a renvoyé le même tableau que
tout à l’heure dans les bois : une femme âgée, en
soutien-gorge et culotte, pieds nus et grelottant devant une
fosse.
Cette image a laissé la place à celle de ma
grand-mère, le jour où elle s’était perdue au centre commercial de
South-Park. La panique qu’il y avait dans ses yeux, son soulagement
quand elle m’avait aperçue !
Un sentiment de culpabilité a flanqué aux
orties mon apitoiement sur moi-même. Et, reprenant les paroles de
« War is over » de Lennon, je me suis mise à
chanter :
— C’est Noël, qu’as-tu donc fait de
bien ?
J’ai posé la phalange à la place qui était
la sienne.
Je m’apprêtais à en prendre une autre quand
la sonnerie de mon portable m’a fait sursauter. Et lâcher la
phalange.
Coup d’œil vers la pendule : huit
heures dix.
Puis sur le nom affiché à l’écran du
téléphone.
Ryan.
J’ai retiré un gant et pris la
communication.
— Brennan.
— Où es-tu ?
— Et toi ?
— J’ai appelé chez toi. (Est-ce qu’il
avait l’air énervé ?)
— Je n’y suis pas.
Il y a eu un moment de silence. J’ai tendu
l’oreille. Aucun son en arrière-fond.
— Tu es toujours là ? a demandé
Ryan.
— Pour te donner une réponse précise,
il faudrait au moins que je sache où tu te trouves toi-même, ai-je
répliqué tout en ramassant la phalange et en la reposant sur la
table.
— Tu es à la morgue, n’est-ce
pas ?
— Techniquement parlant, pas
exactement, puisque je suis dans une salle d’autopsie.
Ryan n’était pour rien dans mon agacement,
je le savais rationnellement, mais comme je l’avais sous la main,
c’était lui qui prenait.
— On est samedi soir, a-t-il fait
remarquer.
— Plus que onze jours pour faire la
queue dans les grands magasins !
Il n’a pas réagi à mon sarcasme.
— Plus de trois heures qu’on est
rentrés, et tu travailles toujours.
— Et alors ?
— Tu veux déterminer l’identité de la
victime d’Oka ?
— Non, lui tricoter un chandail.
— Comme chieuse, tu mérites vraiment
la médaille olympique, Brennan.
— L’entraînement, ça paie.
— Qu’est-ce que ce squelette a de si
urgent ? Il ne peut pas attendre un jour de plus ? a
demandé Ryan après une pause.
— Il faut bien que je fasse
l’inventaire des os, le profil biologique et l’analyse des
traumatismes si je veux pouvoir me transbahuter sous une latitude
où le mercure affiche des températures normales !
— Tu as dîné ?
La question de Ryan a mis le feu aux
poudres.
— D’où te vient cet intérêt soudain
pour mon régime ?
— Oui ou non ?
— Oui ! (Gros mensonge.)
— Tu veux que je te
raccompagne ?
Et comment !
— Non, merci.
— Il neige !
— Le bonheur assuré, dans ce monde à
la con !
— Je suis en haut.
— Ah, je ne suis donc pas la seule à
rater ma vie !
— Qu’est-ce qu’il faut que j’emploie
pour te faire monter dans ma voiture ? a essayé Ryan,
patient.
— Du chloroforme !
— Pas mal !
— Merci.
Ryan n’a repris la parole qu’après un long
silence.
— Priorité a été donnée au cas
Villejoin à la SQ. Je peux te faire un résumé du dossier, je viens
de le relire en entier. – Je n’ai pas répondu. – La fatigue n’est
pas le meilleur des stimulants pour la matière grise.
L’argument se tenait. Et j’avais vraiment
envie d’en savoir plus sur le cas Villejoin.
J’ai jeté un coup d’œil au squelette sur la
table. Sur ses deux cent six os, il ne me restait plus que les
phalanges à positionner.
Demain, c’était dimanche. À moins d’une
catastrophe majeure, personne n’aurait besoin d’utiliser cette
table d’autopsie. La salle se trouvait à l’intérieur d’une aire
sécurisée, et ce ne serait pas la première fois que je laisserais
des restes en plan pour la nuit.
Et puis, j’étais vraiment fatiguée.
— Je te retrouve dans le hall à dix
heures, ai-je répondu.
Décision que je regretterais
amèrement.
2-
« Honor christmas in your heart »,
extrait d’un conte de Noël extrêmement populaire dans les pays
anglo-saxons, Christmas Carol de
Charles Dickens. Le personnage principal de ce conte, Ebenezer
Scrooge, est un vieillard avare et égoïste qui, la veille de Noël,
reçoit la visite de fantômes qui lui reprochent sa conduite. Sa
dernière adaptation cinématographique est Le
Drôle de Noël de Scrooge de Disney en 2009. Kathie Reichs
multiplie les références à cette histoire dans ce chapitre.
(N.d.T.)