22.
Celui qui avait appelé avait des informations confidentielles à me transmettre.
Le nom de Peter Schechter était suivi d’un numéro de téléphone à dix chiffres commençant par trois cent douze.
Chicago.
L’avocat de Jurmain avait-il découvert l’identité du salopard qui avait déblatéré sur moi ?
J’ai composé le numéro.
Quatre sonneries, et une voix beaucoup trop douce m’a demandé de laisser mon numéro, mon nom, et le motif de mon appel.
Ce que j’ai fait avant de raccrocher brutalement.
Restait-il encore autre chose susceptible d’aller de travers aujourd’hui ?
J’ai regardé la date et l’heure inscrites sur le papier : neuf heures et quart, ce matin.
Il était maintenant dix-huit heures quarante.
Tant pis ! Je le rappellerais de la maison.
Bien sûr. Ce serait la bonne heure.
Eh bien, pas du tout.
J’ai essayé, sitôt rentrée chez moi, puis deux fois encore après avoir partagé avec Birdie une salade thaïlandaise achetée chez le traiteur.
Vecamamma a téléphoné pendant que je débarrassais les restes du dîner. Elle envisageait de se faire opérer de la cataracte et voulait mon avis. Je lui ai dit d’y aller sans crainte.
Je lui ai demandé comment allait Cukura Kundze. Elle a dit que les restes de Lazslo avaient été remis à la famille et que des funérailles avaient été organisées. Elle y avait assisté, bien sûr. Cukura Kundze et M. Tot étaient tristes, naturellement, mais ils semblaient soulagés que le jeune homme puisse enfin régler ses comptes avec le Seigneur. Elle m’a décrit le cercueil, les fleurs, la musique et le repas, la robe de Cukura Kundze, magenta, couleur tout à fait déplacée pour ce genre d’événement, et le sermon du prêtre.
Je me suis demandé tout bas ce que contenait le cercueil de Lazslo. De par mon métier, je sais que, dans les affaires d’homicide non résolues, les autorités sont obligées de conserver des échantillons.
Où en était l’enquête ? Vecammama n’en savait rien.
Après avoir raccroché, je me suis interrogée pour la centième fois sur ce qui avait pu arriver à Lassie. Pourquoi avait-il été assassiné ? Où ? Par qui ? Fasse le ciel que cette affaire ne se termine pas comme tant d’autres, sous la forme d’une boîte oubliée sur une étagère dans la salle de conservation de la police.
À onze heures, je me suis couchée.
Le chat est venu me rejoindre plus tard, dans le courant de la nuit.


Le lendemain matin, réveil à huit heures. Exercice de réforme morale pendant le trajet en voiture jusqu’au labo. L’agressivité n’est pas une bonne chose, contrairement à la sérénité. Respire l’odeur des roses. C’est bien meilleur pour la santé, pour la longévité, bla, bla, bla.
À peine arrivée, j’ai appelé Schechter.
La même voix enjôleuse a répété ses indications. J’y ai répondu par un message identique à celui de la veille, et j’ai reposé le combiné sur son socle. Délicatement.
La réunion du matin s’est passée dans la même atmosphère polaire que la fois d’avant. Pas un sourire, pas une plaisanterie. Chez tout le monde, l’envie manifeste de se trouver ailleurs.
Briel n’était pas là. Apparemment, elle donnait des cours à l’École de médecine de Laval.
Au moment de nous séparer, j’ai pris Ayers à part pour lui demander pourquoi tout le monde semblait aussi déprimé. Elle a parlé de fatigue, de surcroît de travail et elle a foncé découper en Y le cadavre de Marilyn Keiser.
De retour dans mon bureau, j’ai appelé le coroner. Une nouvelle secrétaire a décroché. Je commençais à lui exposer mon affaire quand je me suis arrêtée pour lui demander son nom. Adèle.
Je me suis présentée et j’ai fait une plaisanterie. Mon nouveau moi en action.
— Est-ce que le dossier médical des Gouvrard est arrivé ?
— Un instant, s’il vous plaît.
Un bruit sourd m’est parvenu, puis le cliquètement d’un clavier et le déplacement d’air du téléphone repris en main.
— Oui, c’est le Dr Briel qui l’a.
— Quoi ? ! me suis-je exclamée sèchement.
Silence.
J’ai pris une inspiration.
— Excusez-moi, Adèle, mais je ne comprends pas. Comment se fait-il que ce dossier soit entre les mains du Dr Briel ?
— D’après le rapport, c’est elle qui supervise ce cas.
— C’est une erreur. (Très polie, bien sûr.) S’il vous plaît, remplacez le nom du Dr Briel par le mien, voulez-vous. – Adèle ne disait rien. – Si vous avez des questions, vous pouvez vérifier auprès de M. Hubert.
Deux requêtes, deux « s’il vous plaît ».
Adèle a hésité :
— Est-ce que je dois récupérer le dossier et vous le transmettre ?
— Ce ne sera pas nécessaire, mais je vous remercie de me l’avoir proposé.
J’étais en train de raccrocher quand Joe a passé la tête dans mon bureau.
— Quelque chose pour moi ?
J’allais lui demander de faire des radios des possiblement Gouvrard, quand je me suis rappelé mes bonnes résolutions. Je lui ai décoché un grand sourire.
Il attendait, le visage de marbre.
Les femmes du Sud sont célèbres pour savoir ce qu’il faut dire en toutes circonstances, pour trouver le mot ou la phrase qui mettra son interlocuteur à l’aise. C’est un talent que j’admire mais que je ne possède pas, c’est le moins qu’on puisse dire. Pour parler de la pluie et du beau temps, je suis la plus nulle des nulles.
Ne sachant comment démarrer une conversation qui ne prête pas à conséquence, je me suis rabattue sur un détail de notre échange de la veille, au moment où je lui avais donné le gâteau.
— Dites-moi une chose… (Bon début, la fille du Sud !) Hier, vous m’avez intriguée. (Mon œil, la seule chose qui m’intriguait, c’était les os du lac Saint-Jean.) Vous avez dit que vous faisiez des explorations…
Joe n’a pas carrément tourné les talons, mais à l’évidence, il évitait de croiser mon regard.
— Oh, c’est juste un passe-temps.
Ce n’était pas vraiment une réponse.
— Par un froid pareil, que pouvez-vous donc explorer ?
— Des trucs, rien de particulier.
Il a haussé les épaules.
Ce crétin ne me simplifiait pas la tâche.
— Des caves ? Des puits de mines ? Des mondes parallèles ?
— Toutes sortes de trucs sous terre. On appelle ça explorer les conduits. Rien d’extraordinaire. Dites, ça ne vous dérange pas que la fille fouille dans l’armoire aux archives ?
— Quelle fille ? ai-je demandé, déconcertée par son coq à l’âne.
— La nana qui est en train de farfouiller dans vos anciens dossiers.
— Faites les radios des victimes du lac Saint-Jean ! lui ai-je lancé en fonçant vers mon labo.
Et tant pis pour mes bonnes intentions de créer du lien !
La « nana », dos à la porte, examinait le contenu d’une boîte portant l’indication : LSJML-28723.
— Excusez-moi ?
Elle s’est retournée. Deux mèches margarine coiffées d’un bandana triangulaire noué dans la nuque. Bien qu’elle mesure facilement un mètre quatre-vingts, elle ne devait pas peser plus lourd qu’une petite écolière.
— Vous m’avez fait peur ! s’est-elle écriée en portant sa main au cœur.
J’ai croisé les bras sur la poitrine, à deux doigts de taper du pied.
— Et vous êtes ?
— Solange Duclos.
Ce nom ne me disait rien du tout, et manifestement ça se voyait.
— Je suis l’assistante du Dr Briel, a-t-elle chuchoté.
L’étudiante de l’université de Montréal. J’avais complètement oublié.
— Qui vous a permis d’entrer dans ce cagibi ?
— Le Dr Briel m’a donné une clé, a-t-elle dit en la montrant.
J’ai tendu la main. Elle a déposé la clé dans ma paume.
— Le Dr Briel m’a dit de me familiariser avec les problèmes de dentition en étudiant des affaires anciennes.
Elle avait un rouge à lèvres… Le plus éclatant que j’aie vu de ma vie. À coup sûr, il s’appelait Rouge Poivron ou Coquelicot de la Passion.
Je lui ai fait signe de sortir immédiatement du cagibi. Elle s’est hâtée d’obtempérer, un livre serré sur sa poitrine inexistante. J’ai refermé la porte à clé et me suis retournée.
Surtout, ne pas passer ma colère sur elle !
— Vous vous êtes présentée au Dr Morin ?
Elle a fait signe que oui, ses lèvres écarlates un peu pincées.
— Est-ce que le Dr Briel vous a donné d’autres instructions, en dehors de vous familiariser avec la dentition ?
Elle a secoué la tête.
Super ! Et Briel n’était même pas là, le jour où son assistante personnelle se pointait au labo pour la première fois !
Duclos a brandi son livre, un vieil exemplaire de L’Ostéologie humaine de Bass.
— Le Dr Briel m’a remis cet ouvrage de référence. Le chapitre sur les dents est formidable. Je connais évidemment les différences entre incisives, canines, molaires et prémolaires, a-t-elle ajouté presque en bégayant, mais j’ai besoin de me remettre en mémoire certains détails. Je ne connais pas bien les différences entre mandibule et maxillaire, côté droit et côté gauche.
— Prenez un siège et asseyez-vous là.
J’ai désigné l’unique endroit de la pièce qui n’était pas jonché d’os.
Duclos a fait rouler une chaise jusqu’à l’endroit indiqué et s’y est installée. J’en ai profité pour retourner dans le cagibi. Me servant d’une petite clé ronde attachée à mon trousseau, j’ai ouvert une armoire métallique et en ai sorti un petit tube en plastique.
Elle m’a regardée revenir vers elle, les yeux aussi ronds que des frisbees.
— Exercez-vous avec ça. Divisez les dents en catégories, ensuite par côtés, puis le haut et le bas.
J’ai posé le tube sur la paillasse avec bruit.


Après avoir ingurgité mon content de café, j’ai rappelé Schechter.
Sans plus de succès.
Ensuite, je suis entrée dans le bureau de Briel. Une enveloppe grise reposait sur sa table. Expéditeur : la SQ de Chicoutimi.
Retour au labo.
Ravie.
Ça n’a pas duré.
Le contenu des dossiers des Gouvrard était encore plus succinct que celui de Christelle Villejoin. Pas une seule radio. Des renseignements médicaux et dentaires quasi inexistants. Les pages tapées à la machine étaient à peine lisibles : encre effacée, salissures de papier carbone probablement. Quant à celles manuscrites, elles étaient indéchiffrables.
Après trois heures et demie passées à déchiffrer des pattes de mouche à la loupe et à traduire les phrases en anglais, je n’étais pas plus avancée qu’au début.
Achille, le père, souffrait d’hypertension et d’eczéma, et était sous traitement pour ces deux problèmes. Il mesurait un mètre soixante-dix-huit, information inutile puisque je n’avais aucun os long complet en ma possession. À l’âge de trente-sept ans, il s’était cassé trois orteils. Accident de travail. Mais je n’avais aucun os des pieds pour lui.
L’absence de dossier dentaire donnait à penser que le papa n’était pas un maniaque des consultations régulières.
Vivienne, la mère, ne souffrait d’aucune maladie susceptible d’avoir laissé des traces sur son squelette. Problèmes de reflux gastrique, dirait-on aujourd’hui, et migraines. Une fausse couche à deux mois de gestation, trois ans avant la naissance de son premier enfant. Sa taille n’était pas indiquée.
Première et seconde molaires gauches de la mâchoire inférieure dévitalisées, mais ces dents s’étaient perdues post mortem.
Serge, le fils aîné, s’était cassé le cubitus droit à l’âge de six ans. Cet os n’était pas au nombre des restes. Oreillons à sept ans, varicelle à neuf. Une commotion sans gravité, le jour de son onzième anniversaire, suite à une chute du haut d’un arbre.
Je n’avais aucune dent le concernant. Dommage. Car, lui, il était allé chez le dentiste et avait été soigné pour des caries.
Coup d’œil à la pendule. Une heure dix.
À l’autre bout du labo, Solange continuait à trier les dents. Je me suis imaginé la trace que ses lèvres fluorescentes devaient laisser sur un verre.
J’ai rappelé Schechter avant d’aller déjeuner. Troisième message.


Nathalie Ayers était à la cafétéria. Elle m’a désigné la chaise vide en face d’elle. Je me suis assise. Me rappelant la façon dont elle m’avait gentiment rembarrée le matin même, j’ai évité d’évoquer l’humeur du personnel.
— Tu en as fini, avec Keiser ?
Elle a hoché la tête, les dents plantées dans son sandwich œuf mayo.
— Je suppose que c’est bien Keiser.
— Ouais. Vu l’état de décomposition et les brûlures, il ne restait rien du visage ni des dents. Heureusement, elle avait un bridge. Demeuré intact. Qui correspondait aux dossiers ante mortem.
— Qu’est-ce qui l’a tuée ?
— Va-t’en savoir. Les organes internes n’étaient plus que de la bouillie. Les radios ne montrent ni fracture, ni balle ni corps étrangers. J’ai prélevé des échantillons pour la toxicologie, sans grand espoir.
— De la fumée dans les poumons ou la trachée ?
Ayers a fait un geste vague de la main. Peut-être que oui, peut-être que non. Donc impossible de dire si Keiser était vivante ou morte quand le feu avait pris.
— Est-ce qu’elle fumait ?
— Oui, d’après Claudel.
Ayers est passée à la deuxième moitié de son sandwich. J’ai fini mon restant de salade avant d’aborder un autre sujet.
— L’assistante de Briel est ici alors qu’elle-même est à Laval en train de former de jeunes esprits.
Ayers a lâché un petit bruit méprisant.
— Non, l’enfant prodige est ici. En train de se former elle-même.
— Ah bon ?
— Elle est entrée dans ma salle d’autopsie juste au moment où j’en sortais et m’a demandé si elle pouvait jeter un coup d’œil à Keiser. Pour développer ses connaissances.
— Non mais ce culot ! me suis-je esclaffée.
— Ça, c’est sûr ! a renchéri Ayers sans rire le moins du monde.
Elle a tourné le sucre dans son café. A tapé la cuiller sur le bord de la tasse. A posé sa cuiller.
— Excuse-moi, pour tout à l’heure.
— Oh, pas de quoi.
— Mais tu as raison. L’atmosphère est devenue épouvantable dans notre département.
— Parce que LaManche n’est plus là ?
Elle a réfléchi un instant.
— Non.
— Alors, c’est dû à quoi ?
— Je ne voudrais pas dire des bêtises, mais je dirais que c’est à cause de cette tension qu’Emily démissionne.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Elle a hoché la tête.
— Demande-le-lui.
— Elle m’a téléphoné la semaine dernière à Charlotte pour me prévenir que Briel et Joe étaient retournés à Oka et me dire de rappliquer le plus vite possible. Mais elle ne m’a pas dit à ce moment-là un mot sur son intention de quitter le labo.
— Appelle-la.
Je me suis promis de le faire sans tarder.
Mais les événements se sont accélérés et avec une telle vitesse que j’aurais pu croire que le monde avait quitté son orbite.
Autopsies
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