40.
Je me suis tapie,
immobile, scrutant le vide devant moi. Un noir infini,
absolu.
À l’évidence, je
n’avais pas émergé des abysses dans le monde des vivants. Mais où,
alors ? Dans un souterrain ? Un tunnel ? Une autre
catacombe murée depuis des siècles et
oubliée ?
Toutes sortes de
sensations nouvelles se bousculaient dans ma tête.
L’air ici était
humide, plus froid que dans la tombe.
Les odeurs
différentes : boue, eau stagnante, moisi.
Pisse ?
— Hou, hou ! Au
secours ! – L’écho produit par ma voix suggérait un espace
caverneux. – Il y a quelqu’un ?
Pas de réponse, sinon
un écho étouffé.
J’ai plissé les
paupières pour tenter de percer cette obscurité si totale qu’elle
en semblait vivante.
Le temps mis par la
porte pour toucher terre quand je l’avais délogée m’avait donné une
indication : le sol était à plus d’un mètre de l’autre
côté.
Ma cheville blessée
supporterait-elle le choc ?
Il faudrait bien. Je
ne pouvais pas rester ici.
M’étant rassise sur
les fesses, je me suis avancée par petits bonds, puis j’ai fait
passer mes jambes par-dessus le bord et me suis laissée descendre
mais la brique était visqueuse et j’ai glissé un peu
vite.
L’atterrissage a
provoqué immédiatement une onde de douleur le long de la jambe
gauche. Mon genou a vacillé, j’ai trébuché sur le côté. Mon épaule
a heurté le sol durement et le matériau rugueux dont il était fait
a arraché le peu de peau qui me restait encore sur la joue
droite.
Je suis restée étendue
un long moment, à attendre que mes tremblements cessent. Je n’avais
quasiment plus de sensations dans les mains et les pieds à cause du
froid. J’avais comme un martèlement dans la tête, la bouche et la
langue plus sèches que du parchemin. Je suffoquais, incapable de
respirer, tant cette puanteur d’égouts était forte. Soudain, des
images me sont revenues : une carrière ; des ossements
dans une boîte ; Chris Corcoran ; Vecammama ; Cukura
Kundze.
Laszlo
Tot.
Enfin, je retrouvais
des bribes de mémoire !
Quand étais-je allée à
Chicago ? Ah, oui. En décembre, il y avait partout des
guirlandes de Noël. Est-ce que cela faisait longtemps ?
Qu’est-ce qui s’était passé depuis ?
Incapable de me
rappeler avec précision le passé, je me suis concentrée sur le
présent.
Dans le silence, j’ai
perçu des bruits de grattements et de petits pas. À peine
audibles mais proches.
La terreur s’est
propagée d’une synapse à l’autre en un clin d’œil.
Des
rats !
J’ai bondi sur mes
pieds.
Et me suis cogné la
tête.
Sous l’effet de la
claustrophobie, le rythme des battements de mon cœur s’est encore
accéléré.
Avant tout, me
calmer.
J’ai pris une longue
inspiration régulière. Une autre.
Pliée en deux à
hauteur de la taille, j’ai tenté de faire un pas.
J’avais la cheville en
feu.
De nouveau, j’ai
inspiré à fond plusieurs fois, la bouche grande ouverte. Puis,
accroupie, les bras tendus sur le côté, j’ai effectué
douloureusement quelques pas en arrière.
J’avais atterri pas
très loin de l’ouverture de la tombe. J’ai exploré le mur autour de
moi avec mes mains.
J’étais apparemment
dans une sorte de tube en brique dont le sol était glissant.
L’entrée de la tombe était située tout en haut de ce tube, sur le
côté.
Les grattements
semblaient s’être rapprochés. Ils étaient plus puissants. Frisson
de froid et de dégoût.
Ce boyau menait
forcément quelque part. Je devais le suivre.
Me servant du mur
comme d’un guide en même temps que d’une béquille, j’ai commencé à
progresser dans le noir.
L’air était humide,
mes pieds dérapaient sur le sol.
J’imaginais de petits
yeux rouges en forme de perles. Des queues sans poils. Des babines
retroussées sur de longs crocs pointus. De toutes mes forces, je me
suis obligée à ne pas lâcher la brique.
L’odeur recouvrait
tout, mélange d’ordures, d’excréments, d’eaux usées et de vase.
Est-ce que je me trouvais dans un conduit d’évacuation ? Dans
un égout ?
Oui, c’était forcément
un égout.
En activité ?
Abandonné ?
Et subitement, des
idées terrifiantes.
Dans les anciens
quartiers de Montréal, les eaux usées et les eaux pluviales
s’écoulent par les mêmes canalisations.
L’air était glacé.
Comment était le temps, là-haut ? Neige ? Verglas ?
Trop froid pour qu’il pleuve ?
Est-ce qu’une vague
d’eau noire ne risquait pas d’envahir subitement le cloaque dans
lequel je me trouvais, de m’entraîner avec elle ? Pire encore,
de me noyer ?
Mais qu’avait donc mon
cerveau à extrapoler sur le système d’égouts de Montréal au lieu de
se rappeler comment j’avais abouti dans cet
enfer ? !
Réfléchis ! Réfléchis !
Sarabande
d’images.
Le squelette d’Oka. Le
cadavre de Memphrémagog.
J’ai effectué encore
cinq pas tortueux. Sept.
Des noms.
Rose Jurmain.
Christelle Villejoin. Anne-Isabelle. Marilyn Keiser.
Neuf pas.
Dix.
Et là, ma main a
rencontré du vide, puis cogné quelque chose.
Le cœur battant à
grands coups, j’ai reculé.
Quelque chose a roulé.
A heurté la brique.
Un anémique rayon
jaune a tout à coup éclairé un point sur le sol.
Première lueur après
des heures d’obscurité ! Des jours ? Éblouie, j’ai cligné
des yeux.
Oh, oui ! Seigneur Jésus,
oui !
Non. Une lampe torche
tombée par terre qui s’était allumée. J’ai allongé le bras dans un
effort désespéré, et je l’ai saisie.
Le faisceau a
vacillé.
Je vous en supplie !
J’ai stabilisé mon
bras, le rai de lumière s’est immobilisé, je l’ai promené autour de
mes pieds.
De l’eau glauque, d’un
noir iridescent dans cette pâle lueur jaune. Une grande mare qui
faisait des remous le long du mur de brique.
J’ai fait remonter le
faisceau le long d’une paroi incurvée.
Le petit rond de
lumière tressaillait dans mes mains tremblantes. Il a reniflé
l’endroit où la lampe torche était posée auparavant. Vide à
présent, exception faite des crottes de rats.
J’ai pointé le
faisceau vers le haut.
Le plafond voûté, en
brique également, était recouvert d’un magma visqueux.
À l’évidence, les matières qui
circulaient ici remplissaient parfois tout l’espace.
Ce tunnel où je ne
pouvais avancer que courbée faisait au maximum un mètre vingt de
diamètre.
J’ai dirigé le
faisceau devant moi. Derrière. À un mètre cinquante de distance,
l’obscurité absorbait complètement ma pauvre lumière.
Un tremblement m’a
secouée de la tête aux pieds. Je claquais des dents.
Avance ! Tu dois continuer à
avancer.
J’ai recommencé à
progresser, prenant appui sur le mur et fouillant l’espace devant
moi avec ma lampe. Le faisceau commençait à faiblir.
Plus je marchais, plus
l’humidité était forte et plus j’avais du mal à soulever les pieds.
Les flaques devenaient ruisseau, l’eau giclait sous mes pas. Ces
égouts se déversaient bien quelque part !
Seigneur ! Faites que je ne sois pas
partie dans le mauvais sens !
De temps à autre, je
m’arrêtais pour plonger un doigt dans l’eau. Est-ce que le niveau
montait ? Est-ce que je ne ferais pas mieux de faire
demi-tour ? Je sentais, plus que je ne l’entendais, un murmure
étouffé devant moi, comme un battement d’ailes quelque part, dans
ce noir insondable.
Ma lampe a illuminé
une armada de petites têtes faisant des vagues à la surface de
cette matière visqueuse. J’ai continué à patauger, refusant de
réfléchir à ce qui nageait à mes pieds.
Que ce soit cette eau
dégoûtante, la présence de ces rats ou mon état de colère et de
frayeur, toujours est-il que les souvenirs me sont revenus d’un
coup, comme libérés par une gâchette. Et ils m’ont percutée avec la
violence d’une balle.
Adamski.
Claudel.
Ryan.
Les aveux
d’Adamski.
J’avançais toujours,
faisant jaillir des gerbes d’eau sale sous mes pas. L’eau
recouvrait mes lacets.
Les phalanges qui
avaient disparu.
Les molaires du lac
Saint-Jean.
Marie-Andréa Briel.
Miranda Leaver.
Sébastien
Raines.
Était-ce lui qui
m’avait enfermée ici ? Briel et son mari avaient-ils découvert
que j’étais sur leurs traces ?
Toujours aucun
souvenir de mon enlèvement. Est-ce que j’avais été droguée ?
Frappée à la tête ? Quelle importance, après tout ! Le
fait est que j’étais ici, et que je devais en sortir.
Dix pas, et ma lampe
s’est mise à faiblir.
Pitié seigneur !
Du pouce, j’ai cliqué
sur le bouton pour préserver les piles. À nouveau, le noir
total.
Les murmures, plus
loin devant, s’étaient transformés en une sorte de gargouillis mêlé
de clapot. J’avais de l’eau au-dessus de mes chaussures. À force
d’avancer pliée en deux, mon dos et mes jarrets me faisaient
souffrir abominablement.
Faire
demi-tour ?
Continuer tout
droit ?
Je n’avais plus aucune
sensation, ni dans les doigts ni dans les orteils. Je tremblais
comme une feuille. De fièvre ?
D’hypothermie ?
Trouve une issue ! Le chemin vers la
liberté !
J’ai continué à aller
de l’avant, chacune des cellules de mon corps mobilisée pour
fuir.
Chatouillis sur mon
crâne.
Je n’y ai pas prêté
attention.
Maintenant, sur mon
front.
Des pattes, légères
comme des plumes, ont frôlé ma paupière, le pont de mon
nez.
Une
araignée !
Ma main a volé en
l’air et frotté mon visage.
Tremblant de dégoût,
de froid et d’épuisement, je me suis appuyée contre le mur, prête à
me laisser aller au désespoir.
Et merde pour les
piles, il fallait que j’y voie !
Le faisceau, quasiment
inutile, m’offrait au moins un soutien émotionnel. Je l’ai pointé
devant moi, sur l’endroit d’où semblait provenir ce murmure
persistant. Un noir d’encre, et c’est tout.
Des frissons de plus
en plus violents me secouaient tout entière.
Et tandis que je
serrais les bras autour de moi pour me réchauffer, le pauvre
faisceau de la torche a mis en lumière quelque chose sur la brique
sombre, à hauteur de mon épaule.
Le souffle court, j’ai
approché la lampe du mur.