29.
Chez Pho Nguyen, la décoration n’est pas la préoccupation numéro un. Situé en contrebas du trottoir, le restaurant a un sol en carrelage blanc, des murs blancs et peut-être une douzaine de tables en Formica. Blanches aussi.
Mais leur soupe tonkinoise vaut le détour.
Santangelo était déjà là quand je suis arrivée. Assise au fond de la salle et plongée dans le menu. Elle m’a fait un sourire de loin et un signe de la main.
— Ou ce froid va me tuer, ou il va me guérir, ai-je dit en retirant mes gants pour me défaire de ma parka. C’est bien que tu m’aies appelée, j’avais besoin de prendre l’air.
— Tu es venue à pied ?
— Ce n’est pas loin.
Autre avantage de Pho Nguyen : c’est à deux cents mètres de chez moi. Ayant enfoncé gants et bonnet dans une manche, j’ai suspendu ma veste au dossier de ma chaise. À peine étais-je assise qu’un jeune Asiatique s’est approché de nous. Il avait des pommettes saillantes et d’épais cheveux noirs illuminés par une mèche blond platine sur le devant. Une boucle d’oreille en or pendait à son sourcil droit.
— Je prendrai la numéro six. Moyennement assaisonnée.
— Qu’est-ce que c’est ? a demandé Santangelo.
— Un Pho. Soupe de nouilles au bœuf.
— Je prendrai la même chose.
Elle a replacé le menu dans son support tandis que le gamin retournait vers le comptoir pour transmettre notre commande à la cuisine.
— Je n’ai pas l’esprit très aventureux en matière de cuisine, s’est-elle excusée.
— Tu verras, ça va te plaire.
Le serveur est revenu en portant divers petits plats empilés les uns sur les autres et contenant du basilic, du citron vert et des germes de soja. Santangelo m’a lancé un regard perplexe.
— Je t’expliquerai comment faire.
Santangelo était en pleine phase de transition dans son boulot, elle était débordée et elle n’était pas vraiment au courant de ce qui s’était passé au labo récemment. Je lui ai fait part des derniers rebondissements dans les affaires Keiser et Villejoin, et je lui ai rapporté la détresse d’Ayers à propos de la trace de balle. Puis les soupes sont arrivées, et nous nous sommes concentrées sur la sauce piquante, la sauce au soja et les petites herbes.
Cela faisait déjà un certain temps que nous tournions nos cuillères en soufflant sur nos bols quand Santangelo a fini par aborder le sujet qui lui tenait à cœur.
— Est-ce que tu sais vraiment pourquoi je quitte le labo ?
— Non.
— L’atmosphère y est devenue épouvantable… Depuis que Briel est là, a-t-elle ajouté en crachant presque le nom. Cette fille, c’est un poison.
Comme Ryan, j’ai conservé le silence, pour lui permettre de continuer. Ce qu’elle a fait. En long, en large et en travers.
— Son ambition frise la cruauté. Elle est partout, plonge son nez dans toutes les affaires, traîne en salle d’autopsie à toutes les heures de la nuit, enseigne à l’université, a obtenu une subvention pour un projet de recherche, doit présenter des comptes rendus à un million de conférences. C’est une arriviste, dure, insensible, et qui n’a que sa carrière à l’esprit.
— Ne t’arrête pas en si bon chemin.
— Ce n’est pas drôle, Tempe. Briel est résolue à devenir une superstar, ça lui est bien égal de détruire quelqu’un sur son chemin. Tu sais qu’elle a viré son assistante, aujourd’hui ? La pauvre fille était en larmes.
— Duclos ?
Santangelo a hoché la tête.
— Pour quelle raison ?
— La pauvre gosse était probablement trop gentille.
— Et il n’y a personne pour lui passer la bride ?
— Les autres médecins ont peur d’elle ; quant au coroner, il lui mange dans la main.
Santangelo a joué avec sa cuiller en porcelaine. Elle l’a posée, a repris ses baguettes, les a reposées, a poussé son bol vers le centre de la table.
— Tu m’as dit que tu avais regardé l’interview, mercredi soir.
— Oui.
— Tu l’as entendue parler de cette boîte, Corps Découverts ? C’est l’entreprise de son mari.
— Tu veux rire ! me suis-je exclamée sans pouvoir dissimuler ma surprise.
— Je l’ai entendue en discuter avec Joe Bonnet. Elle se voit déjà avec son mari en nouveaux Mulder et Scully d’X-Files, a laissé tomber Santangelo avec un mépris manifeste.
— Avec qui est-elle mariée ?
— Un archéologue. Sébastien Raines.
Je suis restée perplexe. Je croyais connaître tous les archéologues de Montréal, de nom tout du moins.
— Il enseigne dans une université ?
Santangelo a secoué la tête.
— Non, il travaille à la gestion des ressources culturelles.
Les archéologues s’occupant de la gestion des ressources culturelles sont généralement employés par le gouvernement ou par des sociétés privées chargées de préserver des sites archéologiques menacés par le développement urbain. Certaines de ces entreprises font parfois des fouilles.
Les archéologues rattachés à l’université considèrent ceux du secteur privé comme des ratés, bien que nombre de ceux-ci excellent dans leur métier. Pourquoi ? Parce qu’ils travaillent au coup par coup, publient peu et sont souvent engagés par des sociétés pour qui une découverte archéologique signifie report du projet initial. À tort ou à raison, les universitaires considèrent donc leurs collègues de la conservation du patrimoine comme des corrompus.
— Où est-ce que Raines a fait ses études ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Comment entre-t-il dans le scénario Mulder et Scully revu et corrigé par Briel ?
— Ils sont en train de monter cette compagnie ensemble, Corps Découverts. Quand tout sera en place, ils la présenteront à la police comme une solution clefs en main : une société capable d’effectuer les fouilles, de pratiquer les analyses anthropologiques, pathologiques, psychologiques, entomologiques, botaniques, les études géophysiques, les recherches cynophiles et la télédétection. Ils trouvent le corps, se chargent de l’identifier, de déterminer le temps écoulé depuis la mort et la cause du décès. Résultat, la police n’a plus besoin du laboratoire sauf pour effectuer les analyses complexes telles que la spectrométrie de masse ou le séquençage ADN. Leur société fournira même des expertises en matière de sécurité dans les mines souterraines, en cartographie et en méthodes d’évaluation des entrées et sorties d’équipement. Autrement dit, Corps Découverts sera le top du top. Plus efficace, plus rapide et meilleur marché.
— Des sociétés de ce type existent déjà, comme NecroSearch International. Ils font un boulot génial. Bien qu’ils se cantonnent généralement à la scène du crime.
— Oui, mais il y a une différence de taille : NecroSearch est une association sans but lucratif, tous ses membres sont des bénévoles. Alors que Corps Découverts a pour objectif de faire du fric.
— De privatiser la médecine légale ?
Santangelo a acquiescé de la tête.
— Briel fait tout ce qu’elle peut pour rehausser son image. Comme ça, elle pourra se vendre au prix fort quand l’heure sera venue de lancer la compagnie. Idole canadienne de la résolution des crimes.
— Et de l’anthropologie légale, ai-je ajouté, comprenant très bien où pouvait mener pareille ambition.
— Ouais. Tu te rends compte !
J’ai regardé Santangelo. Elle a soutenu mon regard sans ciller. Autour de nous, les conversations ronronnaient dans un bruit de porcelaine.
Le serveur s’est approché. Percevant notre tension, il s’est contenté de déposer la note.
— Il faut que tu la coinces, Tempe !
Santangelo avait parlé à voix basse mais l’on sentait bien l’émotion qui sous-tendait ses paroles.
— Pourquoi moi ?
— Parce que tu n’as jamais eu peur de planter tes crocs dans les fesses des charlatans.


De retour à la maison, j’ai bien cru que la fatigue allait l’emporter. Néanmoins, je me suis obligée à rechercher sur Google des informations sur Sébastien Raines.
Rien.
Après, j’ai appelé Jean Tye, un collègue à l’université de Montréal. Il savait peu de chose sur le mari de Briel, en dehors du fait qu’il avait posé sa candidature pour un poste dans son département en 2007. Poste qui lui avait été refusé car il n’avait fait aucune recherche ni rien publié et qu’il n’avait pour diplôme qu’une maîtrise. Tye avait entendu dire que Raines avait également présenté sa candidature à l’université du Québec section Montréal, qui ne l’avait pas acceptée non plus.
Tye savait de source sûre que Raines n’avait pas d’emploi fixe et travaillait en tant que travailleur indépendant. Qu’il avait fait des fouilles en France et obtenu sa maîtrise après des études dans un obscur établissement. Spécialisé en archéologie urbaine, il fouillait surtout les décharges, les cimetières abandonnés et les ruines architecturales.
Et il savait aussi que Sébastien était très engagé aux côtés de groupes radicaux séparatistes. À l’en croire, Raines avait un tel désir de voir émerger une nation francophone indépendante dans le nord de l’Amérique qu’il s’était mis à dos la plupart des membres du Bloc québécois.
Peu après huit heures, Ryan a appelé. Il devait retrouver Claudel et Otto Keiser à l’appartement de Marilyn Keiser, boulevard Édouard-Montpetit, le lendemain matin à dix heures. Est-ce que je voulais venir ?
Samedi ? Pourquoi pas ? J’ai dit d’accord.
À neuf heures, j’étais au lit. Dans des draps propres, dans un pyjama neuf et avec mon vieux chat.
En l’espace de quelques minutes, j’ai sombré dans l’inconscience.
Dans mon sommeil, j’ai tamisé de la terre, disposé des ossements en ordre anatomique et réfléchi à plusieurs modèles possibles.
J’ai revu le squelette de Rose Jurmain sous les pins, éparpillé et rongé. Et tandis que je le regardais, voilà qu’il s’est levé et que ses os luisaient au clair de lune. Il en portait des serpentins qui ondulaient tout autour comme des algues sous l’eau. Ils portaient chacun une étiquette avec un nom et un identifiant.
Edward Allen, le père. Perry Schechter, l’avocat. Janice Spitz, la compagne. André et Bertrand Dubreuil, les découvreurs. Bud Keith/Red O’Keefe, l’employé de cuisine à l’auberge. Chris Corcoran, le médecin de Chicago. ML, l’anthropologue de Chicago.
Non. Faux. ML, c’était l’anthropologue qui avait analysé les ossements de Laszlo Tot à Chicago.
Le serpentin portant l’inscription ML est devenu tout noir, s’est décroché et a plané lentement jusqu’au sol.
Après, la scène est passée en fondu enchaîné à Christelle Villejoin en culotte et soutien-gorge dans sa fosse peu profonde. Lentement, la vieille dame s’est assise. Sur ses ossements maculés de terre, ses sous-vêtements se détachaient avec une blancheur fantomatique.
Autour de Christelle, les serpentins étaient moins nombreux : Anne-Isabelle, sa sœur. Yves Renault, l’homme qui l’avait découverte. Sylvain Rayner, le médecin à la retraite. Florian Grellier, le détenu qui avait refilé le tuyau. Bud Keith/Red O’Keefe, le copain de bouteille de Grellier. M. Keith, l’homme à tout faire. Bud Keith/Red O’Keefe. Un serpentin qui partait de Rose était légèrement recouvert par un autre provenant de Christelle.
Une silhouette est apparue, la face voilée, la main tendue. Dans sa paume quatre phalanges. Un coin du voile s’est soulevé, révélant un visage : Marie-Andréa Briel.
Le visage de Briel est devenu sombre, puis s’est transformé en celui de Marilyn Keiser. Une Marilyn Keiser au corps noirci et violacé. Les serpentins qui partaient d’elle, moins visibles que sur les autres femmes, étaient bien plus nombreux.
Les maris : Uri Keiser, Myron Pinsker père, Sam Adamski. Les enfants : Otto et Mona. Le beau-fils : Myron Pinsker junior. Les concierges : Lu et Eddie Castiglioni. Le médecin légiste : Natalie Ayers.
Le rêve a basculé sur une scène complètement différente.
Ryan devant un pupitre, éclairé de dos par le faisceau blanc d’un projecteur. Trois étudiants sur des chaises devant lui. Ryan les mitraillait de questions. Les réponses fusaient.
À considérer que Keith/O’Keefe soit le coupable, quel était son mobile ?
L’argent ?
Les Villejoin n’étaient pas riches. Quant à Jurmain, elle n’avait que quelques dollars dans sa chambre à l’auberge.
Keith/O’Keefe était du genre médiocre. Il ne lui en fallait peut-être pas beaucoup.
Comment Keith/O’Keefe avait-il croisé la route de Keiser ?
Myron Pinsker pouvait-il être l’assassin ?
Rage ? Jalousie ? Crainte de voir l’héritage lui passer sous le nez ?
Y avait-il quelque part de l’argent caché, dont nous ignorions tout ?
Pinsker avait-il croisé les autres femmes assassinées ?
Rose Jurmain et les sœurs Villejoin étaient-elles des victimes de hasard, choisies en raison de leur sexe et de leur âge ?
Et le voisin des Villejoin, Yves Renault ?
Les concierges jumeaux, Lu et Eddie Castiglioni ?
Ryan et les étudiants se renvoyaient la balle.
J’ai donné un coup de pied dans les couvertures.
Maintenant, c’était Hubert qui pérorait au pupitre.
Pour Jurmain, la cause de la mort demeurait inconnue. Les Villejoin avaient été matraquées, Keiser brûlée.
Non, abattue.
Le troisième étudiant était Chris Corcoran.
C’était Ayers qui avait pratiqué l’autopsie et qui s’était plantée.
L’étudiant numéro deux était maintenant Marie-Andréa Briel.
Briel qui avait repéré la trace de la balle, disait Hubert. Briel qui avait su retrouver les phalanges. Grâces lui soient rendues !
Une mite a traversé le faisceau du projecteur, battant frénétiquement des ailes dans la lumière.
Une lumière si vive qu’on pouvait voir les antennes veloutées de l’insecte, les petits poils soyeux sur son abdomen.
Elle a volé droit sur moi.
Les mâchoires grandes ouvertes.
Autopsies
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