CHAPITRE II
Les montagnes
Une fois encore, les montagnes se dressaient devant eux, sombres et escarpées, mais désormais trop familières pour qu’on y prête attention. Les mules avançaient d’un pas sûr sans se préoccuper des ordres de leurs cavaliers. Quand elles abordèrent la piste menant au château de Castellvi, Raquel manifesta son étonnement.
— Nous y sommes déjà. Je ne me rendais pas compte que c’était si près.
— Comment va mon brave petit malade ? s’enquit Isaac dès qu’ils eurent pénétré dans la cour du castel.
— Vous allez le voir par vous-même, répondit la dame du châtelain. Oh, je vous demande pardon, maître Isaac. Je ne voulais pas…
— À ma propre façon, madame, je vois. Le choix des mots ne doit pas vous préoccuper, dit-il doucement.
— Dans ce cas, venez avec moi, maître Isaac, vous et votre fille. Je vous en prie.
Le bébé jouait avec un petit animal sculpté dans le bois ; quand il vit sa mère, il se releva et se mit à trottiner, maladroit certes, mais intrépide.
— Ce sont ses pas que j’entends ? demanda le médecin de l’air le plus étonné possible après une longue journée de voyage.
— Oui, fit sa mère, radieuse. Il est aussi fort que jamais. Et il a une nouvelle nourrice. Nous serons toujours vos obligés, maître Isaac.
— Je crois que nous sommes aussi les vôtres, madame.
— En bref, dit l’évêque au châtelain, c’est parce que le bonheur de votre dame importait à certaines femmes qu’elles nous ont indiqué une petite route permettant d’éviter l’embuscade.
— Je ne sais que répondre. Mes forêts ne sont pas remplies de hors-la-loi, Votre Excellence, même s’il est toujours possible qu’un ou deux hommes ne soient pas aussi honnêtes qu’ils le devraient. Mais la région est stérile, et certains pourraient être tentés de détrousser un voyageur pour quelques sous.
— Vos bois sont riches, mon cousin.
— Mais pauvres en habiles bûcherons. Nombre d’entre eux sont morts de la peste, et bien des survivants s’en sont allés en espérant une existence meilleure.
— Quitte à défier la loi, fit remarquer l’évêque.
— On ne peut les blâmer entièrement, répliqua le châtelain.
— Si la vente de nos biens était leur seul mobile d’agression, cela ne me concerne pas. Leurs femmes nous ont tirés de ce mauvais pas, et j’imagine qu’ils ne recommenceront pas. Mais j’aimerais savoir si un étranger ne le leur a pas suggéré. Ou pis encore, ne les a pas payés.
— Nous pourrons le découvrir, dit le châtelain en quittant la petite pièce qui lui servait de cabinet.
Il revint accompagné d’une servante nerveuse qui leur fit la révérence puis ne quitta plus des yeux le sol carrelé.
— Voici la suivante de mon épouse. Elle nous a prévenus du danger qui vous attendait sur la route. Tu as agi avec circonspection, ma fille, la félicita le châtelain. Tu as sauvé des vies et épargné la pendaison à bien des hommes.
Elle ne paraissait pas apprécier son rôle de sauveur du village.
— Euh… j’espère qu’ils n’apprendront pas ce que j’ai fait, dit-elle. Sauf papa. Il est déjà au courant, et c’est lui qui m’a prévenue. Mais ce n’était pas juste que vos hôtes se fassent tuer et dévaliser quand le médecin passe toute la nuit auprès du bébé et qu’il lui sauve la vie après ce qu’a fait Lluisa. C’est pour ça que j’en ai parlé à ma dame.
— T’a-t-il expliqué pourquoi ils avaient de tels projets ? lui demanda Berenguer.
— Non, Votre Excellence. Je croyais que c’était pour l’argent, les chevaux, les mules et tous les beaux habits.
Après avoir renvoyé la suivante, le châtelain se dirigea vers la porte.
— Il y a quelqu’un d’autre que nous devrions voir. Venez avec moi, mon cousin.
— Puisque vous avez un bûcheron de qualité, dit Berenguer alors qu’ils contournaient la demeure pour rejoindre un appentis faisant office d’atelier, pourquoi l’occupe-t-on à réparer les chariots ?
— Parce qu’il faut une équipe entière pour abattre un gros arbre, mon cousin. Vous devriez le savoir. Et je n’en ai pas d’autres comme lui.
— C’est vrai. Je n’y avais pas songé.
— Holà ! lança le châtelain quand ils furent près de l’appentis. Son Excellence l’évêque de Gérone souhaite rencontrer le bûcheron qui lui a sauvé la vie.
— C’est rien du tout, Votre Excellence, dit l’homme dont les yeux noirs dévisageaient Berenguer. J’avais mes raisons à moi. Ça ne rapporte rien de bon à un village que tous ses hommes soient pendus.
— Je me demandais, mon ami, si un étranger était passé par là qui vous aurait mis cette idée en tête.
Le bûcheron reposa son herminette et se passa la main sur le crâne.
— Un des compagnons de Votre Excellence aurait un ennemi ?
— C’est fort possible. Nous avons envisagé cette hypothèse.
— Si ma mémoire est bonne, Votre Excellence, il y a bien eu quelqu’un.
Il prit une pièce de bois taillée et la présenta à la lumière.
— Il a expliqué qu’il représentait le roi et qu’on l’avait envoyé attraper une fripouille qui avait essayé de tuer Sa Majesté.
Il passa le polissoir sur le morceau de bois qu’il tenait à la main.
— Il a expliqué qu’on le reconnaîtrait facilement parce qu’il s’était blessé en se sauvant.
— C’est tout à fait intéressant, constata Berenguer. Continue.
— Le meurtrier voyageait avec une bande de coupe-jarrets menée par un rebelle grimé en évêque, dit le bûcheron sans se départir de sa sérénité. On serait bien récompensés pour leur mort et il devait nous payer dès que ça serait fait.
Il plaça la pièce de bois dans le chariot et entreprit de la fixer.
— J’avais vu Votre Excellence aux noces de Sa Seigneurie. Ça me semblait pas probable qu’un imposteur puisse se présenter sans qu’on le remarque. C’est pour ça que je suis parti et que j’ai tout raconté à ma fille.
— Laquelle en a parlé à sa maîtresse.
— Pas sur le coup. Elle avait peur. Mais elle l’a fait par la suite.
— Sais-tu qui était cet homme ?
— Si je le sais ? Non, répondit-il avec prudence. Il se faisait appeler Lup et disait qu’il venait de Sant Sadurni.
— Est-ce un gros homme, rouge de visage, qui parle beaucoup ?
— Rien de la sorte, Votre Excellence. Je ne l’ai pas vu de près, mais c’était plutôt un bel homme. Joliment vêtu pour un sergent du roi, un messager ou je ne sais quoi. On aurait plutôt cru un écuyer envoyé par son seigneur.
Il se remit au travail.
— Mais lequel, ça, je pourrais pas vous le dire.
— Merci, mon brave homme.
Berenguer mit la main à sa bourse.
— Si vous voulez donner quelque chose, Votre Excellence, fit le bûcheron, que ce soit pas pour vous avoir raconté tout ça. Faites-en plutôt cadeau à ma fille en vue de son mariage. Les temps sont durs pour les jeunes par ici.
— Quel homme remarquable ! s’exclama Berenguer alors qu’ils s’éloignaient.
— C’est vrai, fit le châtelain.
Mais le bûcheron s’élançait derrière eux.
— Votre Excellence, dites aussi au médecin que le fils de Marta la Folle saute comme un cabri et qu’il va encore embêter sa mère pendant de nombreuses années !
— C’est pourquoi, Isaac mon ami, je doute que l’attaque ait été projetée par notre Gonsalvo, dit Berenguer quand il lui eut rapporté le message du bûcheron. À moins qu’il n’ait à son service un écuyer « joliment vêtu ». Ce brave homme me semble doublé d’un observateur attentif, et il jouit de toute la confiance de mon cousin.
— N’importe qui pourrait être le seigneur de cet écuyer, Votre Excellence.
— J’en conviens.
— Nous n’avons donc pas beaucoup progressé.
Quand le groupe se fut réuni dans la cour pour faire ses adieux, Isaac se tourna vers son apprenti.
— Yusuf, va dire à Don Gilabert que je serais très honoré s’il chevauchait à mes côtés une partie de la matinée.
— Oui, seigneur.
— Reviens ensuite ici et prends la bride.
Yusuf disparut aussitôt.
— Raquel, sois assez aimable pour tenir compagnie à ta mère et l’occuper grâce à ta conversation.
— Que se passe-t-il avec maman ?
— Rien du tout, ma chérie.
— Bonjour, maîtresse Raquel, maître Isaac, dit Gilabert. Nous sommes sur le départ ? Je vois que Yusuf doit s’occuper de la jument grise et de votre mule.
— Pour quelque temps tout au moins, précisa Isaac.
— Je dois rejoindre maman, s’excusa Raquel dont le visage était devenu écarlate.
Elle fit faire demi-tour à sa mule et s’éloigna.
— Maîtresse Raquel a beaucoup progressé dans le maniement des rênes, fit remarquer Gilabert.
— J’en suis heureux. Elle avait peu de sujets d’occupation ces derniers jours. Je suis content qu’elle ait fait bon usage de son temps. Honnêtement, Don Gilabert, ajouta-t-il sans la moindre transition, pourquoi êtes-vous la cible de ces assassins ? Qu’attendent-ils de votre mort ?
— Moi ? dit-il prudemment.
— Oh, oui ! L’embuscade qui nous a été tendue était destinée à vous seul. Nous autres n’étions que le butin destiné aux montagnards que l’on avait soudoyés.
— Vous savez cela ?
— Nous en sommes certains. Un des hommes a décidé de se retirer du jeu et nous a prévenus qu’il se préparait quelque mauvais coup.
— Maître Isaac, j’ai veillé pendant bien des nuits pour tenter de démêler cet écheveau. Nul n’a rien à gagner à ma mort. Je n’ai pas d’héritier. Mes terres – si ce sont bien mes terres…
— Pourquoi doutez-vous qu’elles le soient ?
— Elles sont sujettes à confiscation, mais la décision a été contestée et nous attendons que le jugement définitif soit rendu, débita-t-il à toute allure comme s’il s’agissait là d’un détail sur lequel il n’avait pas le loisir de s’attarder. Si elles sont miennes, elles seraient revenues à mon oncle, me semble-t-il, à défaut d’un autre. Or, mon oncle n’est plus. Les hommes qui l’ont tué ont payé leur forfait…
— Vraiment ?
— Mes loyaux amis, Andreu et Felip, y ont veillé.
— Ah, s’écria Isaac, je me disais bien que, pour des étrangers, ils portaient une attention peu commune à vos intérêts.
— Oui. Ils ont été pour moi les meilleurs des compagnons. Si nous étions restés ensemble, je suis sûr que j’aurais échappé à mes assaillants. Mais je devais être seul pour effectuer certaine mission, et vous voyez le résultat, ajouta-t-il d’un ton sec. Mes amis m’ont cherché avant de mettre leurs chevaux à l’écurie et de se joindre à vous. Nous étions en effet convenus de nous retrouver sur la route de Barcelone en cas de problème, et c’est ce que nous avons fait.
— Ils ne pouvaient s’attendre que l’on vous découvre à demi mort dans un champ.
— Effectivement, mais rien de ce qui m’arrive ne les surprend. À Vilafranca, j’ai reçu un mot d’eux m’informant que ces canailles avouaient avoir été soudoyées et qu’elles décrivaient leur maître du mieux qu’elles le pouvaient. Il ressemblait à un homme que j’ai peut-être déjà vu, mais dont je ne sais pas en quoi il peut m’être associé.
— Pourriez-vous avoir un frère dont vous ignoreriez tout ?
— Un frère ? Non, je n’ai pas de frère. J’en suis certain.
— Comment en être aussi sûr ? Ce pourrait être le fils de la maîtresse de votre père – nombre de gentilshommes respectables ont plus de fils qu’on ne leur reconnaît habituellement.
— Maître Isaac, vous allez me trouver naïf, je n’en doute pas, mais c’est une chose à laquelle je ne puis croire. Mes parents étaient très proches. Aussi loin que remontent mes souvenirs, ils n’étaient jamais longtemps l’un sans l’autre. Ils se sont mariés jeunes et ont entremêlé leurs existences comme des plantes grimpantes.
— Ils n’auraient eu qu’un seul enfant ?
— Un seul qui fût assez robuste pour devenir adulte. Tous les autres sont morts en bas âge. Ma mère était peut-être trop jeune pour porter des enfants sains – en tout cas, c’est ce que racontaient les serviteurs.
— C’est parfois le cas, reconnut Isaac. Vous n’avez pas de cousin susceptible de revendiquer vos biens après votre mort ?
— Non. Ma mère avait deux frères – l’oncle Fernan, qui n’avait pas de descendant, et un autre mort très jeune – ainsi qu’une sœur, qui est religieuse. Aucun des frères ou des sœurs de mon père n’a dépassé l’âge de l’enfance, à l’exception d’une demi-sœur ; son père s’était remarié avec une veuve déjà pourvue d’une fille. Elle n’a pas eu d’autres enfants.
— Cette demi-sœur a-t-elle eu des enfants ?
Gilabert réfléchit.
— Pas dans les liens du mariage. Si je dois en croire les bavardages des serviteurs, elle a eu un fils bâtard, maître Isaac. Il a été élevé par une nourrice et elle-même est entrée au couvent. Mais peut-être rien de cela n’est-il vrai. Ma nourrice était une fontaine de rumeurs et d’informations, mais aussi de renseignements inexacts.
— Il pourrait donc exister un homme persuadé que ses rapports avec la propriété sont assez étroits pour en hériter en l’absence d’autres héritiers. Quel âge aurait-il ?
— Nous ne sommes pas du même sang, mais c’est exact, il pourrait exister. Quant à son âge, je ne saurais le dire. Je crois que sa mère était assez jeune, mais peut-être n’est-ce qu’une impression d’enfance. Si elle vit encore, elle aurait aujourd’hui plus de quarante ans. Je ne pense même pas avoir entendu son nom.
— La rumeur ne citait-elle pas celui du père ?
— Étonnamment, non. Les spéculations devaient aller bon train. Ma nourrice racontait qu’il s’agissait certainement d’un palefrenier ou d’un forestier de belle allure, sans le sou, on s’en doute, que les biens de cette femme étaient allés au couvent et que l’enfant mourait pratiquement de faim. Mon précepteur prétendait quant à lui que l’amant était un homme riche qui avait pourvu à l’éducation de l’enfant. Qui croire ? Mon précepteur et ma nourrice étaient tous deux de grands menteurs. Il faudrait interroger les autres serviteurs, mais chacun d’eux nous servirait certainement une version différente de l’aventure de cette pauvre femme.
Isaac secoua la tête.
— Que pouvez-vous me dire de Gonsalvo de Marca ?
— Vous avez vous-même entendu ce que l’on pense de lui, à Altafulla. Cela est assez vrai. Je ne puis qu’ajouter que c’est un voisin qui convoite mes terres.
— A-t-il dans son entourage un écuyer, beau et élégamment vêtu ?
— Don Gonsalvo ? Un écuyer ? Il n’a rien d’un grand seigneur, maître Isaac. Bien qu’issu d’une bonne famille, c’est un malotru qui se promène en compagnie d’une bande de rustauds, pour sa protection.
— Merci pour votre franchise, Don Gilabert, dit Isaac. Ce changement est bienvenu.
— Puisqu’il semble probable que je survive, finalement, ce serait plus agréable si je faisais cela dans mes foyers. Et puis j’en ai assez des assassins.
— J’ai eu une intéressante conversation avec Don Gilabert, annonça Isaac.
— Qu’avez-vous découvert ? lui demanda Berenguer.
Il écouta alors avec attention le récit détaillé de leur échange.
— C’est vrai que c’est intéressant, dit l’évêque quand le médecin eut terminé, mais j’ai du mal à croire à ces héritiers fantômes alors que nous tenons un filou bien réel qui a un mobile tout trouvé pour assassiner à la fois le moine et Don Gilabert.
— Don Gonsalvo ?
— Qui d’autre ? C’est tout de même le frère Norbert qui a sollicité mon aide. Et comment la mort de ce pauvre hère aiderait un héritier à accéder à la propriété de Don Gilabert ? À moins que la mort du moine n’ait quelque rapport avec les terribles événements survenus à la finca. Laissons Don Gilabert venger la mort de son oncle, il semble tout à fait capable de s’en charger, si vous voulez mon avis. Je me noyais dans mes propres problèmes, Isaac, et je n’ai plus pensé à la mort de ce moine jusqu’à l’arrivée de cette lettre, mais cela ne signifie pas que nous devons l’oublier désormais.
— Vous n’avez pas eu le loisir d’y penser avant aujourd’hui, Votre Excellence. Mais je ne pense pas que les informations de votre ami nous éclairent beaucoup.
— Elles créent un lien entre le moine et Don Gonsalvo, expliqua Berenguer. Il voulait les lettres que portait le frère, et celui-ci est assassiné.
— Cela reviendrait à dire, Votre Excellence, que si j’admire votre cheval et déclare publiquement le désirer, c’est moi qui vous aurais assassiné si vous veniez à mourir. Je m’appuie sur la logique pour émettre une objection. Nous ignorons tout du contenu de ces lettres.
— L’une d’elles comportait le jugement rendu dans l’affaire de Huguet de Lancia Talatarn, précisa l’évêque.
— Seuls Rodrigue de Lancia et son cousin s’y intéressent.
— C’est exact. L’autre avait trait au procès mené par Gonsalvo. Le rapport est peut-être ténu, mais je persiste à lui trouver de l’intérêt.
— S’il s’agissait du jugement rendu à l’issue de ce procès, Votre Excellence, et si Don Gonsalvo avait tué le moine pour cela, il serait en sa possession. Il ne harcèlerait donc pas le vicaire général de Barcelone pour en avoir connaissance.
— Vous êtes implacable, maître Isaac.
— Et pourquoi souhaiterait-il faire assassiner Don Gilabert ?
— Parce qu’il veut ses terres, c’est vous-même qui l’avez dit.
— Dans ce cas, Votre Excellence, est-il l’héritier de Don Gilabert pour que la mort du jeune homme le fasse entrer en possession desdites terres ?
— Je crois qu’il est temps de s’arrêter pour dîner, soupira Berenguer.
Ils franchirent le Llobregat dans l’après-midi et quittèrent la vallée pour Terrassa. Cette fois-ci, ils descendirent chez les chartreux, qui pouvaient mieux les accueillir que les pauvres augustiniens, mais même ainsi, les hôtelleries des couvents se ressemblaient au point de ne plus faire qu’une. Le jour suivant, ils mangèrent une soupe dans un autre réfectoire monacal. Et soudain Gérone ne fut plus qu’à quelques lieues. Les montagnes cédèrent la place aux collines et aux vallées, les rochers et les pins aux champs fertiles. Ils avaient depuis longtemps passé la route de Barcelone. Une fois arrivés à Hostalric, leur ville se trouverait à moins d’une journée de marche.
Isaac passait maintenant des heures perdu dans ses propres pensées. Il ne cherchait plus à résoudre les énigmes posées par ce voyage ; délibérément, il faisait le vide dans son esprit et laissait les événements flotter, libres de toute hypothèse, de toute émotion, de tout préjugé.
Avant longtemps, la majesté rocheuse d’Hostalric se dressa devant eux. C’était jour de marché, et la ville grouillait de marchands et de chalands. Les tavernes résonnaient des rires des buveurs et il régnait partout une plaisante atmosphère. Des odeurs de cuisine flottaient dans l’air. Les enfants jouaient dans les rues. Et les voyageurs retrouvaient leur belle humeur.
Le lendemain matin, Berenguer prit place à côté du médecin alors qu’il déjeunait en compagnie de sa famille.
— J’ai reçu un message de votre patient. Il écrit qu’il est parti avec des amis et nous dit adieu pour le moment. Il explique qu’il lui faut faire une chose qu’il ne peut laisser à autrui.
— Ainsi Don Gilabert nous a quittés ? dit Isaac. Je suis étonné qu’il soit resté aussi longtemps avec nous. Une mission semblait occuper ses pensées, mais il voulait aussi vivre assez longtemps pour la mener à bien.
— Apparemment, il a pris son cheval à l’aube, toujours déguisé en religieux, avant d’être rejoint par une paire de moines gris. Le garçon d’écurie les a suivis dans la rue et les a vus démarrer au grand galop. Maître Isaac, j’ai beaucoup réfléchi aux arguments que vous avez avancés hier, et je suis au désespoir de n’avoir pu aider Don Gilabert.
— En quoi vouliez-vous lui venir en aide ? le questionna Isaac.
— Je pense que nous devons croire qu’il est le neveu de l’histoire que raconte votre parent – celui qui a été harcelé et persécuté par les tribunaux ecclésiastiques. Nous en avons eu suffisamment la preuve à Tarragone.
— Je serais d’accord avec Votre Excellence. Il ne peut y avoir deux jeunes gens dont l’histoire soit aussi semblable.
— Si tous ses ennuis étaient survenus dans mon diocèse, maître Isaac, il aurait été possible de prévenir bon nombre de ses souffrances. Mais pour découvrir aujourd’hui ce qui s’est passé et qui était le responsable…
— Avez-vous changé d’avis à propos de Don Gonsalvo, Votre Excellence ? Vous ne croyez plus qu’il est à l’origine des malheurs de notre jeune ami ? Don Gilabert serait de votre avis, me semble-t-il.
— Pour certains, si, maître Isaac. Mais je n’arrive pas à imaginer qu’une personne uniquement poussée par la bêtise et la cupidité puisse provoquer de tels dégâts.
— La rapacité a pourtant sapé des empires, Votre Excellence.
— C’est vrai, maître Isaac. Quand elle se combine à la ruse. Mais soumettre de fausses accusations à un tribunal ecclésiastique, voilà qui me semble trop compliqué pour votre coquin. Si nous voulons découvrir pourquoi l’on poursuit Don Gilabert, je crains qu’il ne nous faille retourner à la finca de Vilafranca. Et j’en ai assez de voyager.
— Gilabert va à Gérone, Votre Excellence ?
Berenguer ne répondit pas tout de suite.
— C’est ce qu’il a dit. Il doit y régler des affaires.
— Avez-vous songé, Votre Excellence, que le frère Norbert a été tué le jour de notre départ ? Et que Don Gilabert a été capturé ce même jour ? Tous deux près de la ville ? Cela fait beaucoup de choses qui surviennent près de Gérone. Dès l’instant où vous n’y êtes plus.
— Laisseriez-vous entendre que c’est à Gérone que l’on trouvera la solution aux problèmes de Don Gilabert ?
— C’est fort possible, Votre Excellence. Son ennemi semble entretenir de solides rapports avec cette ville ainsi qu’avec le Sud. Si l’on pouvait mettre la main sur un tel homme…
— Et comment m’y prendrais-je ? Je ferais afficher une proclamation disant que quiconque a de la famille ou mène ses affaires dans la partie méridionale du diocèse de Barcelone doit se livrer sur l’heure ? Les chanoines seraient convaincus que je suis devenu fou.
— Nul doute, Votre Excellence. Cela ne signifie pas pour autant que vous devez écarter cette possibilité, ajouta Isaac avec sérieux. Mais j’ai une meilleure idée à vous proposer.
— J’aimerais l’entendre, fit l’évêque.
— Envoyez à Gérone un messager digne de confiance afin qu’il y annonce notre arrivée demain à la première heure.
— Demain ?
— Oui, Votre Excellence. Il lui faudra ensuite faire courir les rumeurs que voici…