CHAPITRE III
Vendredi 2 mai
Il était très tôt le lendemain matin quand Isaac et Yusuf portèrent leurs pas vers le palais archiépiscopal suite à la convocation de Berenguer. Soudain, une main se posa sur le bras du médecin.
— Maître Isaac, dit l’évêque.
— Votre Excellence, je ne m’attendais pas à vous trouver à une telle heure.
— Il fallait que je vous parle, maître Isaac, face à face et sans être interrompu. Cela ne va pas, dit-il d’un ton ferme. Yusuf et vous-même devez vous installer au palais. Laissez votre femme bavarder avec sa famille et assistez-moi. La nuit dernière, je n’ai pu dormir, et ce pauvre sot de Bernat…
— Je ne pense pas que le père Bernat soit un pauvre sot, Votre Excellence.
— Moi non plus. C’est pourquoi il m’ennuie. Ils vont tous me rendre fou, Isaac. Francesc n’arrête pas de me dire ce qui est bien, Bernat ce qui est sensé, et tous deux s’associent pour m’empêcher de faire ce que ma propre nature me conseille.
— Qu’est-ce donc, Votre Excellence ?
— Pour l’heure, Isaac, je n’en suis plus très sûr. La nuit dernière, ils ont tenu à renoncer au repos afin d’élaborer une stratégie. Si vous aviez été là, nous aurions pu jouer aux échecs. Et puis j’ai besoin de vous. Chaque fois que j’échange quelques mots avec Don Sancho, mon genou se réveille.
— Je devrais peut-être l’examiner…
— Ma présence est requise à la cathédrale. La messe va commencer. Vous pouvez rentrer chez vous et annoncer cela à votre famille, mais j’espère vous voir après l’office. J’espère aussi que vous serez installé dans vos appartements avant l’heure du souper. Ils vous attendent.
Une fois de plus, la cloche de la cathédrale appela les évêques.
— Je m’inquiète pour Gilabert, dit Isaac.
La matinée était déjà bien avancée, et Berenguer et lui se promenaient sur les remparts, où ils pouvaient converser sans être dérangés.
— Sa santé se serait-elle détériorée ?
— Non. C’est, ainsi qu’il l’a toujours dit, un jeune homme remarquablement résistant. Il a fait une petite rechute le jour où vous nous avez quittés, mais il se remet vite. C’est autre chose qui me soucie. Tout d’abord, permettez-moi de vous parler d’un petit incident survenu le lendemain matin, dans une auberge proche de la ville.
Il rapporta les propos de l’enfant.
— Je crois que Don Gonsalvo le suit, conclut Isaac.
— C’est bien possible, maître Isaac.
— Oui, Votre Excellence. Ensuite mon beau-frère m’a raconté une curieuse histoire à propos d’une famille avec qui il était en affaires il y a quelque temps.
— Narrez-la-moi. Je crains de la trouver fascinante.
— Et voilà, Votre Excellence. L’oncle, le voisin et le neveu.
— Vous savez vous montrer très persuasif, maître Isaac.
— Mon beau-frère et son épouse sont tout à fait capables d’abriter Don Gilabert. Il a besoin de peu de soins, et ils m’ont l’air heureux de s’acquitter de cette tâche. Mais je m’inquiète pour leur sécurité, si vous me comprenez.
— Fort bien, répondit Berenguer. Je m’inquiète aussi pour la sécurité de ce jeune homme. Même s’il n’était pas le neveu du récit de votre beau-frère – et je crois qu’il l’est –, un homme dont le seul parent vient d’être massacré me semble courir de grands dangers. Il serait mieux à l’abri derrière d’épaisses murailles, plus épaisses encore que celles du quartier juif. Chez les moines, peut-être, ou même…
Il se leva et arpenta nerveusement la pièce.
— Est-il en état de voyager ? demanda l’évêque. Je veux dire d’aller à cheval, pas d’être transporté dans une charrette ou sur une litière. Ce serait manquer de discrétion.
— Oui, mais je n’aimerais pas qu’il le fît seul. Il ne peut se défendre en cas d’attaque.
— Je vais envoyer le capitaine de la garde. Et l’un de ses hommes. Ils n’ont rien à faire sinon manger, grossir et paresser, selon le capitaine. Peut-il s’en aller à midi ?
— Certainement.
— Bernat ! appela l’évêque.
Le secrétaire ouvrit la porte de la pièce attenante.
— Votre Excellence ?
— J’ai besoin que vous écriviez une lettre et l’expédiiez sur-le-champ.
— Oui, Votre Excellence, murmura-t-il.
— Et nous aurons besoin d’un habit – pas le vôtre, Bernat, vous êtes un peu trop maigre pour lui –, quelque chose de plus ample, mais pas un de ceux taillés pour vos frères trop bien nourris.
— Un habit de franciscain, Votre Excellence ?
— De franciscain, de dominicain, peu importe. Quoique cela me plaise de le voir vêtu comme vous, Bernat.
— Je vais rentrer chez mon parent et préparer le jeune homme, dit Isaac.
— Et faire vos adieux à votre épouse ainsi qu’au reste de la famille, ajouta Berenguer. N’oubliez pas que je vous attends ici après dîner, avec armes et bagages !
— Voyons, Isaac, vous ne pouvez pas partir. Pas aujourd’hui. Tout le monde se réunit pour le sabbat.
— Ma chère Judith, je suis venu à Tarragone non pour rendre visite à ma famille, aussi charmante soit-elle, mais en tant que médecin de l’évêque. Il me fait demander. J’obéis. Vous me représenterez très bien, je le sais. Il me faut m’occuper de la main de Don Gilabert. Il part sur l’heure pour la maison d’un parent.
— Je croyais qu’il n’avait plus de famille, dit Judith d’un air soupçonneux.
— Pas de famille proche. Mais des cousins assez éloignés qui vont l’héberger jusqu’à ce qu’il se remette complètement.
Il l’embrassa affectueusement et se prépara à partir.
— Vous pourriez autoriser votre sœur à faire à nouveau usage de son lit nuptial, maintenant que je n’y serai plus, ajouta-t-il. Au revoir, ma mie. Je suis tout près d’ici et l’on peut m’appeler – si besoin est, uniquement. Je serai là en un instant.
— Isaac…
— Au revoir, ma chère Judith.
Il appela Raquel et emprunta l’escalier jusqu’à la chambre où Don Gilabert ressassait des idées noires.
— Les chairs ont guéri, dit Isaac après avoir prudemment ôté le bandage de la main du jeune homme. C’est ce qui me préoccupait le plus. Les os mettront davantage de temps à se ressouder et il convient de continuer à les protéger.
Raquel remit les bandes en place.
— C’est fait, papa.
— Bien. Dès que nous aurons examiné votre blessure à la jambe, vous pourrez endosser votre nouveau déguisement.
— Et quel est-il ? demanda Gilabert.
— Celui d’un moine. L’habit va arriver. Vous le passerez, puis vous fuirez à cheval en compagnie de deux gardes jusqu’au château d’Altafulla, où vous vous cacherez aussi longtemps que nécessaire.
— Quelle raison le châtelain a-t-il de risquer sa vie pour moi ?
— Il doit beaucoup à Son Excellence, mais je ne saurais dire la nature de sa dette. Peut-être ne s’agit-il que d’amitié. Raquel, panse à nouveau sa jambe. Je dois retourner parler à ta mère.
— Je ne désire pas partir d’ici, dit Gilabert dès que le médecin eut quitté la pièce. Mais je comprends maintenant qu’en restant ici je mets en danger votre vie et votre sécurité. Quelle bonne idée que je doive m’esquiver habillé en moine ! M’apporterez-vous le petit coffret posé là sur la table ? ajouta-t-il sans même reprendre son souffle.
En silence, Raquel s’exécuta.
Il l’ouvrit et en tira une chaînette en or.
— Prenez-la, s’empressa-t-il de dire. Ceci me lie à vous, quoi qu’il nous arrive. Je sais que vous devez vous marier, et moi de même. Sinon mes terres n’auront pas d’héritier. Mais même ainsi, nos âmes ne font qu’une, et ceci les enchaîne dans l’amour. Portez-la dans vos cheveux et pensez à moi parfois.
Raquel prit la chaînette et sortit en courant.
Mais, au moment où Gilabert enfourchait la jument baie devant la maison de Joshua, Raquel s’approcha de lui.
— Don Gilabert, je crains que votre poignet ne soit pas assez bandé pour un tel exercice. Donnez-le-moi.
Il retira son bras de l’écharpe et le tendit. En un geste rapide, elle sortit une chaînette finement ciselée de la manche où elle l’avait dissimulée et l’enroula autour de son poignet.
— Puisse ceci vous protéger, monseigneur, murmura-t-elle en levant les yeux vers lui. Mes prières vous accompagnent.
C’est ainsi que, dans la chaleur et l’effervescence de midi, un franciscain monté sur une jument baie, un paquet accroché derrière sa selle, franchit les portes de Tarragone sans attirer l’attention des passants. Derrière lui, deux soldats, sales mais détendus, chevauchaient côte à côte, en grande conversation. Dès que la foule fut moins importante, le moine fit mettre sa jument au trot, puis au petit galop. Les soldats se rendirent apparemment compte qu’ils avaient, eux aussi, une tâche à accomplir, et ils éperonnèrent leurs montures pour rattraper le franciscain.
Samedi 3 mai
De toute la nuit, Raquel ne dormit pas plus de quelques minutes consécutives. Grâce au ciel, elle ne partageait de chambre, et encore moins de lit, avec personne : nul n’était là pour être témoin de ses larmes. Quand ses pleurs cessèrent, les oiseaux étaient déjà éveillés, et le soleil s’était levé. Elle quitta son lit, hésitant à sortir de la chambre alors que le reste de la maison dormait encore, mais incapable d’y rester plus longtemps. Elle baigna son visage, puis utilisa l’éponge pour le reste de son corps comme si la détresse pouvait s’effacer sous les effets de l’eau. Elle se vêtit de sa robe la plus stricte et d’un surcot avant de se coiffer de manière sévère et de faire son lit pour dissimuler les traces de cette nuit d’insomnie. Enfin, elle descendit l’escalier.
Le calme du sabbat était omniprésent. Dans la salle à manger vide, la table avait été dressée la veille : on y avait posé des assiettes de riz froid et de lentilles, de fromages et de pain, le tout recouvert de serviettes de lin ; il y avait également deux grands pichets de tisane froide. Raquel se servit une boisson à la menthe et emporta sa tasse vers la fenêtre close. Elle éprouva l’impression soudaine de ne plus pouvoir respirer dans cette pièce sombre. Elle posa sa tasse et secoua les volets.
— Permettez-moi de vous aider, dit derrière elle une froide voix masculine.
Elle se retourna pour faire face à Ruben.
— Merci. C’est si confiné ici que je ne trouvais plus mon souffle.
— Il fait bon dans la cour à cette époque de l’année, poursuivit-il en repoussant l’un des volets. Je vais y prendre mon déjeuner.
— Je n’ai pas faim, répondit Raquel en frissonnant.
— Vous êtes plus experte en médecine que moi. Je pense que vous devriez avaler quelque chose, mais cela ne me regarde pas.
Agacée, elle prit un peu de pain et de tisane.
— Nous devons parler de certaines choses, vous et moi, lui dit-elle. Peut-être vous rejoindrai-je. S’il n’y a personne d’autre.
— Je ne suis pas certain que nous ayons quoi que ce soit à nous dire, répliqua-t-il en rougissant. Mais vous pouvez bien entendu vous joindre à moi.
— Que prépare tante Dinah ? demanda abruptement Raquel.
— Elle complote, répondit Ruben, l’air sombre. Je ne veux pas paraître grossier – ce que je veux dire, c’est que tout homme serait heureux d’avoir une femme telle que vous –, mais…
— Vous ne voulez pas m’épouser.
— Eh bien…
Il devint franchement écarlate.
— C’est exact. Je ne veux pas vous épouser. Si je le devais, je suppose que vous feriez une excellente épouse…
— Moi non plus, je ne veux pas me marier avec vous. Ce n’est pas parce que je vous trouve déplaisant, non, mais…
— Je comprends, vous aussi devez aimer quelqu’un d’autre, fit-il sur un ton beaucoup plus cordial.
— Pourquoi ne pouvez-vous épouser la femme de votre choix ? lui demanda Raquel.
— Elle n’est pas aussi riche que vous, et elle n’est pas de la famille. De plus, elle n’est pas aussi belle que vous, mais ils ne le savaient pas. Je crois qu’elle est faite pour moi. Elle m’aime, ce qui n’est certainement pas votre cas.
— Comment le pourrais-je ? C’est la première fois que nous parlons ensemble. Et puis, je suis persuadée que je vous rendrais malheureux.
— Que pouvons-nous faire ? dit Ruben, désemparé. Tante Dinah ne jure que par cette union.
— Et l’oncle Joshua ?
— Je ne crois pas que ça l’intéresse.
— Dans ce cas, je vais en parler à papa, et vous à l’oncle Joshua. Sinon ces deux femmes auront réglé tous les problèmes d’ici la fin du sabbat. J’ai passé toute ma vie auprès de maman et je l’aime, mais je ne pense pas avoir envie de me marier pour emménager chez une femme qui lui ressemble.
Fille respectueuse à la fois de l’Église et d’une riche et puissante famille, dame Elicsenda, abbesse de Sant Daniel, attendait à la porte du cabinet de l’archevêque, aussi impassible qu’une statue de marbre. À ses côtés se tenaient la révérende mère, Sor Marta ainsi que l’intendante de la maison de Tarragone. Derrière son visage inexpressif, l’abbesse calculait en silence jusqu’où elle pouvait se permettre d’aller en matière d’humilité.
Le jeune page de l’archevêque les introduisit avec une courbette élaborée.
— Révérende mère, dame Elicsenda, mes sœurs, dit Don Sancho.
Les femmes s’avancèrent au milieu de la pièce richement meublée et baissèrent la tête en signe de soumission.
— Quelle chance de pouvoir enfin nous rencontrer pour évoquer les difficultés surgies à Sant Daniel ! ajouta-t-il.
— Quelle chance, effectivement ! renchérit la révérende mère d’un ton un peu acide. Votre Excellence, dame Elicsenda demande l’autorisation de parler.
L’archevêque prit son temps avant de répondre. Il sourit.
— Dame Elicsenda, dit-il enfin, vous pouvez parler.
Elle tomba à genoux et baissa les yeux.
— Votre Excellence, je me suis cruellement mise en tort. Je suis coupable de désobéissance pour ne pas m’être pliée aux ordres de Votre Excellence dès qu’ils me furent signifiés. Je ne peux que dire, non pas pour m’excuser, mais pour m’expliquer, que j’ai placé les soucis infimes du couvent avant le devoir supérieur que j’ai envers l’Église, mon ordre et mon archevêque. Je supplie Votre Excellence de me croire quand je dis que je n’ai jamais toléré les transgressions de Sor Agnete, mais ai au contraire prié pour son amendement spirituel.
— Vos prières ont-elles été entendues ?
— Non, Votre Excellence, malgré toutes mes supplications et mes exhortations, elle s’accroche à son péché.
— Dieu n’écoute peut-être pas volontiers une sœur désobéissante, précisa-t-il.
— Votre Excellence est très sage. Je n’avais pas l’intention de désobéir, mais je fus négligente.
— Cela suffira, dit l’archevêque. Levez-vous, dame Elicsenda. Vous êtes libre de retourner à Sant Daniel. Confessez vos fautes à vos sœurs, et vous pourrez reprendre vos devoirs. À une exception près : Sor Marta sera désormais responsable de l’ordre fiscal au sein de votre couvent. Elle est capable et avisée, et je suis persuadé qu’elle assume déjà semblable tâche.
— Depuis longtemps, Votre Excellence.
— Deux fois par an, elle adressera un rapport à…
Son hésitation fut si longue que les quatre religieuses craignirent qu’il eût oublié ce qu’il voulait dire.
— À qui, Votre Excellence ? osa enfin demander Elicsenda.
— À Son Excellence l’évêque de Gérone, bien évidemment.
Il sourit.
— Et Sor Agnete demeurera à la maison mère pour y vivre la pénitence que vous voudrez bien lui préciser, révérende mère, et ce jusqu’à son procès.
— Elicsenda, ma fille, vous vous en tirez bien, dit la révérende mère dès qu’elles se retrouvèrent à l’abri des murs du couvent, loin des regards inquisiteurs et des langues bavardes.
— Oui, ma mère, dit l’abbesse dont le visage était aussi blanc que le lin qui le ceignait. Très bien, même. Je m’étais préparée au pire. Je suis très reconnaissante à Son Excellence, ajouta-t-elle sagement, bien que cela lui coûtât beaucoup.
— Je lui ferai part de votre gratitude en temps voulu. Moi aussi, je suis satisfaite.
Cette matinée de mai était chaude et paisible, tout emplie de la lourde fragrance des roses. La maison de Joshua somnolait dans le calme du sabbat. Isaac n’était pas utile en cet instant au palais, et il était revenu à pied pour prendre un déjeuner tardif avec sa famille avant de sortir avec son beau-frère. Ruben avait disparu. Dinah et Judith bavardaient, et Raquel, assise sous un oranger de la cour, jouissait du plaisir d’être seule. Elle s’adossa à l’arbre et leva les yeux en se demandant si elle pourrait y grimper et s’y cacher pour le reste de la journée. Avec l’aide d’un banc, peut-être…
Ses songeries furent interrompues par des coups frappés au portail, puis par une cloche actionnée si violemment qu’elle retentit avec fracas. Qui que ce fût, elle décida immédiatement qu’elle n’apprécierait pas cette compagnie. Que quelqu’un d’autre ouvre la porte.
Derrière elle, un escalier étroit menait à une porte basse. Il n’y avait là qu’une mansarde où l’on entreposait des réserves. Elle grimpa, poussa la porte, se baissa pour entrer et se retrouva dans une pièce où des fruits secs et des légumes, ainsi que de la viande et du poisson séchés, étaient disposés sur des planches. Les volets – des persiennes – étaient tirés ; des rideaux de cuir pouvaient être abaissés en cas de mauvais temps. Raquel prit un abricot, mordit dedans et se baissa pour s’approcher des fenêtres donnant sur la cour. Elle regarda alors entre les lattes pour voir ce qui se passait.
Un des serviteurs ouvrit le portail. Six hommes armés firent irruption dans la cour et se dispersèrent comme s’ils s’attendaient à ce qu’un régiment de cavalerie s’oppose à eux.
— Où est ton maître ? demanda l’officier.
— Il n’est pas à la maison, répondit le serviteur sans hésitation.
L’officier tira son épée.
— Ne joue pas au plus fin avec moi. Tu sais très bien où il est. Va le chercher.
— Pourquoi menacez-vous mon serviteur ? lança Dinah qui sortait de sa chambre et arrangeait son voile autour de son visage. Il ne va tout de même pas faire sortir mon époux de dessous sa tunique ! Si vous faites preuve de patience, nul doute qu’il sera bientôt de retour.
— Madame, lui dit l’officier, votre mari abrite un jeune scélérat recherché depuis longtemps par les autorités. La peine est plutôt lourde pour qui vient en aide à un tel individu.
— Il n’y a personne de la sorte dans la maison, lui lança Dinah d’une voix d’airain.
— Nous en déciderons, trancha l’officier en adressant un signe de tête à ses hommes.
Ils entreprirent de fouiller la maison pièce après pièce. Par la fenêtre, Raquel voyait sa tante les aider de son mieux, ouvrant de petits coffres pour leur permettre d’y jeter un coup d’œil. Quand ils rencontraient quelqu’un, ils le faisaient descendre dans la cour, et celle-ci fut bientôt pleine de femmes – sa mère, Naomi, les servantes, la cuisinière – et de deux garçons.
— Où se cachent les hommes ? demanda l’officier.
— Ils ne se cachent pas. Ils sont sortis, riposta Dinah. À la synagogue. En visite chez des amis, peut-être. Ils ignoraient que ces gentilshommes désiraient les voir.
— Où est le malade ? demanda-t-il en s’adressant directement à Naomi.
— Le malade ? Mais il n’y en a aucun ici.
— Dans ce cas, qu’est-il advenu de lui ?
— Quelqu’un a regardé en haut ? suggéra un homme qui se tenait au pied de l’escalier conduisant à la cachette de Raquel.
Silence.
— Il n’y a rien là-haut si ce n’est les restes des récoltes de l’année dernière, séchées et entreposées, fit Dinah. Allez-y voir si vous le souhaitez. Les amandes sont particulièrement bonnes, je crois.
L’officier la foudroya du regard et traversa la cour. Dès qu’elle entendit ses pas claquer sur les marches de pierre, Raquel se glissa à l’autre bout de la pièce, où il était possible de se tenir debout sous le faîte du toit. Elle s’empressa de chasser la poussière et les toiles d’araignée accrochées à sa robe : si elle devait être tirée dehors avec les autres, elle ne voulait pas avoir l’air de s’être cachée. Elle prit un panier vide et le remplit de produits séchés pris au hasard.
— Qu’avons-nous ici ? demanda un homme dont la carrure imposante obstruait la porte.
Avant qu’elle pût parler, une voix l’interpella.
— Ils arrivent, messire.
— Je dois y aller, fit l’homme. Mais c’est un bien étrange repas que vous allez cuisiner : poisson salé, abricots et noix.
— C’est excellent si c’est bien préparé, dit Raquel sans la moindre émotion. Vous devriez essayer. Surtout avec du gingembre.
— Y a-t-il quelqu’un avec vous ?
— Comme vous le voyez, messire l’officier. Vous êtes le bienvenu…
— Non, maîtresse. Je ne suis pas friand de ce genre de réduit. Et puis, celui que nous recherchons est grand et confiné à son lit. Grièvement blessé.
— Il n’y a ici assez de place que pour garder un bien petit malade.
— Comme vous le dites, maîtresse.
Il s’inclina et retourna dans la cour.
Isaac, Joshua et son voisin, l’orfèvre, étaient en grande conversation et se dirigeaient lentement vers la maison quand le garde posté devant le portail les aperçut. Il les précéda dans la cour, ignoré de tous sauf de Yusuf. Le jeune garçon ne s’intéressait pas aux détails de la politique et du commerce qui constituaient leurs discussions et il marchait derrière eux, pas assez loin toutefois pour ne pas flairer la présence du garde.
Il pressa le pas et toucha le bras d’Isaac.
— Des officiers, seigneur, murmura-t-il.
— File, mon garçon. En cas de problème, va prévenir l’évêque.
Quand le groupe fut entré dans la cour, le garde eut le vague sentiment qu’il manquait quelqu’un. Pourtant les trois hommes étaient là, et cela lui suffisait. Il referma le portail et appela les autres.
Yusuf demeura assez longtemps dans la rue pour assister à l’arrestation. En quelques minutes il fut au palais ; et il expliqua la situation à l’évêque avant même que les gardes ne franchissent les portes du quartier juif.
— Merci, Yusuf, dit Berenguer. Viens avec moi voir ce qu’a fait le noble Don Sancho. Tu es bien sûr que ces hommes étaient ses officiers ?
— Tout à fait, Votre Excellence. Ils ont parlé de l’archevêque alors qu’ils arrêtaient mon maître et ses deux compagnons.
L’archevêque n’était pas dans son cabinet, s’excusa son secrétaire. D’ailleurs, l’archevêque n’était disponible pour personne, quelles que fussent les circonstances. La question de l’évêque de Gérone serait abordée en temps utile, mais pas maintenant. Blanc de rage, Berenguer sortit à grands pas du palais, Yusuf sur ses talons, et suivi de Bernat, de Francesc et de l’assistant du secrétaire de l’archevêque. Berenguer descendit les marches en courant et se dirigea vers le quartier juif. C’est là qu’il rencontra les officiers de la garde qui escortaient leurs prisonniers.
Les deux groupes firent halte.
— Où emmenez-vous mon médecin personnel ? tonna l’évêque.
— À la prison de l’archevêque, répondit l’officier tout en cherchant du regard le soutien de ses hommes.
— Vous ne le pouvez pas !
— J’ai des ordres, Votre Excellence. De l’archevêque, ajouta-t-il en désespoir de cause.
Il ne savait pas du tout ce qu’il ferait si l’évêque décidait de libérer sur-le-champ son médecin.
— Votre Excellence, dit une voix derrière lui. Je vous en prie. Je suis certain que l’archevêque sera enchanté de discuter de ce problème dès qu’il sera disponible.
— Et quand ?
— Très bientôt.
Un groupe de curieux s’était formé : ils étaient fascinés par le spectacle d’un évêque en plein conflit avec la garde de l’archevêque.
— Ils emmènent l’évêque en prison, lança quelqu’un.
— On ne peut pas faire ça, répliqua un autre. Personne n’a jamais mis un évêque en prison hormis le pape. C’est interdit.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
— Ma sœur travaille aux cuisines du palais, et elle est au courant, répondit une femme. C’est les juifs qu’ils jettent en prison.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils sont juifs.
— L’évêque essaye de les convertir, expliqua une autre femme.
— Laissez-moi passer, je ne vois rien, protesta une troisième.
Et bientôt un chœur de voix lui fit écho, et tout le monde se pressa pour mieux voir.
L’officier de la garde devenait écarlate. Il avait été poussé contre Berenguer et perdait le peu d’autorité qu’il détenait.
Francesc et Bernat avaient réussi à se faufiler.
— La foule s’énerve, Votre Excellence, murmura Bernat. Nous sommes tous en danger. Surtout les juifs. Il vaudrait mieux rentrer au palais.
Berenguer regarda autour de lui et acquiesça.
— Venez, messires, dit-il d’une voix claire, revenons au palais. Braves gens, laissez-nous passer, je vous en conjure.
Il dit cela non pas d’un ton suppliant, mais avec l’assurance de celui qui sait que ses ordres seront obéis. En un rien de temps, la foule se dispersa comme neige au soleil.
— Je demeurerai ici jusqu’à ce que je parle à Son Excellence, le noble Don Sancho, claironna Berenguer.
La porte du cabinet s’ouvrit, et Berenguer entra.
— Votre Excellence, Don Sancho. J’avais espéré évoquer ce problème à une heure plus commode, mais les événements de la matinée m’obligent à passer dès à présent à l’action.
L’archevêque ne put dissimuler sa surprise.
— Passer à l’action ?
— Sa Majesté s’émeut beaucoup des événements qui ont récemment affecté les juifs de la ville. Ce matin, la… l’erreur qui a entraîné l’arrestation d’un marchand et d’un artisan, des hommes de poids et de réputation, ainsi que de mon médecin personnel, n’a fait qu’aggraver la situation.
— De quels événements récents parlez-vous, Don Berenguer ? demanda prudemment Don Sancho.
— Les attaques lancées contre les juifs et la destruction de leurs propriétés. Je crois savoir que le trésorier de Sa Majesté vous a écrit à ce propos. Il vous aura mieux expliqué la situation que je ne saurais le faire. Mais depuis que le problème implique mon médecin, je rappelle respectueusement à Votre Excellence que, s’il y a une plainte à l’encontre d’Isaac, médecin de Gérone, ou de Joshua, négociant de Tarragone, la seule personne autorisée à juger ce problème est le bailli général.
— En temps ordinaire, oui, concéda l’archevêque, mais…
— Tous les juifs relèvent de la chambre royale, comme vous le savez, Don Sancho, continua Berenguer sur le même ton. Ils constituent le trésor du roi. Toute affaire les concernant doit être entendue par un officier royal. Quelle que soit la juridiction que j’exerce sur Isaac – un juif de l’évêché –, je m’efface devant le bailli général. Et, en ce moment même où Sa Majesté se prépare à la guerre – avec le soutien généreux des juifs de Tarragone, vous vous en souviendrez –, vous pouvez être certain qu’il porte un vif intérêt à leur bien-être.
— Ce fut une terrible méprise, concéda l’archevêque d’une voix mielleuse. Le seul ordre d’arrestation que j’ai signé ce matin concernait un chrétien convaincu d’hérésie et de crimes annexes. Si je me souviens bien, un de ses voisins a juré avoir vu l’hérétique dans la ville et savait où il se terrait. Personne n’a parlé d’arrestation de juifs.
Il actionna la clochette posée sur son bureau et, un instant plus tard, son secrétaire franchissait une petite porte discrète.
— Où sont les juifs que l’on a malencontreusement arrêtés cet après-midi ? lui demanda-t-il d’un ton glacial.
— Ils attendent dans une pièce attenante à la salle de garde, Votre Excellence, bredouilla le secrétaire. Comme Son Excellence l’évêque de Gérone a eu la bonté de faire remarquer que l’un d’eux était son médecin personnel – et qu’il vivait présentement au palais –, nous avons hésité à les mettre en cellule.
— Il aurait certainement mieux valu me faire prévenir pour vérifier cet ordre, n’est-ce pas ?
— Assurément, Votre Excellence. J’aurais dû y penser, dit le malheureux qui endossait toute la responsabilité sur ses frêles épaules.
Berenguer ne le plaignait pas, car le secrétaire était peut-être le bouc émissaire de l’archevêque, mais il menait en contrepartie une existence particulièrement douce.
— Veillez à ce qu’ils soient immédiatement libérés, ordonna Don Sancho.
— Ce sera fait, Votre Excellence, murmura le secrétaire.
— J’ordonnerai une enquête approfondie. Vous pouvez en assurer Sa Majesté.
Quand Berenguer sortit du cabinet de l’archevêque, il fut approché une fois encore par un jeune page.
— Pardonnez-moi, Votre Excellence, mais j’ai pour vous un message de la part d’un noble ami qui souhaite vous parler.
Berenguer songea un instant au somptueux dîner qui serait sans aucun doute offert aux membres du conseil. Il se tourna vers sa suite.
— Francesc, Bernat. Je vous rejoindrai.
— Je vous prie de m’excuser de vous demander à nouveau de venir ici, dit Santa Pau. Et de vous contraindre à vous vêtir de cette simple cape. Mais vous ressemblez tant à un évêque que je ne voulais pas que les gens vous remarquent.
— Mon cher Santa Pau, je suis un évêque. On en prend très rapidement l’apparence. Il est difficile de faire autrement. Mais n’est-ce pas une cruche de vin que je vois sur ce buffet ? demanda-t-il. Et une miche tentatrice ? Vous m’avez fait manquer un banquet en venant chez vous, mais j’avoue que je me contenterai volontiers de ce que je vois ici.
— Ce n’est pas grand-chose, mais c’est de bonne qualité.
Santa Pau versa du vin et coupa une tranche de pain pour chacun d’eux. Il souleva un linge et révéla un beau jambon fumé dans lequel il découpa plusieurs tranches. Il les plaça ensuite devant Berenguer en même temps que le pain, le vin et une assiette de fruits. Il donna au page une tranche surmontée d’un peu de jambon ainsi qu’un abricot, et lui dit de les attendre dans un coin tranquille. Le garçon prit son repas et disparut.
— Vous servez à merveille à table, Santa Pau, lui dit Berenguer.
— J’ai été page, écuyer et soldat. On apprend vite. Mais vous devez vous demander pourquoi j’ai cherché à vous voir si vite et à une telle heure. J’ai de bonnes raisons.
— J’en suis certain.
— La première vous concerne, expliqua Santa Pau, parce qu’elle touche votre médecin. Une nouvelle ordonnance municipale veut que l’on exige désormais une licence et une importante somme d’argent de la part de tout juif qui demande à entrer en ville.
— C’est un inconvénient, mais pas vraiment une tragédie.
Le jeune homme secoua la tête.
— Réfléchissez, Votre Excellence. Votre médecin et sa famille sont arrivés très récemment en ville ; ils n’en ont pas l’autorisation. Ils peuvent être emprisonnés ou lourdement taxés. S’ils sont en prison, il faudra du temps, de l’argent et énormément d’influence pour les en faire sortir.
— Cela pourrait également arriver aux marchands qui sont ici pour affaires, qu’ils vendent ou qu’ils achètent.
— Effectivement.
— Se rend-on compte de l’effet que cela aura sur le négoce ?
— Oh, ils s’apercevront de leur erreur et, comme pour d’autres ordonnances du même ordre, ils la retireront, à moins que la Couronne ne porte plainte, à moins encore qu’ils ne la suppriment en disant que c’était une bévue. Mais pour l’instant, l’ordonnance est encore effective, et quelqu’un vise une personne donnée.
— Isaac ? Pourquoi ?
— Peut-être s’agit-il de votre médecin. Je n’en suis pas certain, de même que j’ignore ce qu’une attaque à son encontre pourrait rapporter. Il court de nombreuses rumeurs, mais, selon l’une d’elles, la personne qui a aiguillonné les conseillers – celle qui leur a dit que les juifs affluaient en ville et qu’ils y seraient bientôt plus nombreux que les chrétiens –, eh bien, cette personne représenterait le nonce du pape.
— Là encore, pourquoi ?
— Je vois de nombreuses raisons. Il a peut-être un cousin qui bénéficie directement de cette législation. Sa Sainteté peut avoir décidé de soutenir les Sardes.
— Cela enchantera Sa Majesté, dit sèchement Berenguer
— Bien entendu, la simple présence du nonce suffit à susciter des rumeurs et à dire qu’il se cache derrière tout ce qui se passe dans cette ville.
— C’est parfaitement exact.
— À moins que quelqu’un ne cherche à vous mettre dans la difficulté, Don Berenguer.
— Moi ? Vous voulez parler de Don Sancho ?
— Non. Il a été ennuyé que vous lui imposiez tant de problèmes et de travail, mais ce n’est pas votre ennemi.
— Vous savez que mon médecin a été arrêté ce matin.
— Oui, dit Santa Pau. Je pensais que c’était pour n’avoir pas demandé de permis d’entrer en ville, mais l’on m’a dit que ce n’était pas le cas.
— Non. C’est parce qu’il se trouvait en compagnie de son beau-frère, lequel a été arrêté pour avoir abrité un fugitif. Un hérétique condamné, – in absentia – et revenu en ville.
— Ce fugitif a-t-il été retrouvé ?
— Non.
— De qui tenez-vous cela, Don Berenguer ?
— De l’archevêque, qui a lancé cet ordre sur la demande d’une tierce personne, et de maître Isaac. C’est ce qu’on lui a dit au moment de l’arrêter.
— Don Berenguer, si vous voulez bien m’excuser, je dois approfondir mon enquête. Mon page vous reconduira au palais. Je n’imagine pas que votre médecin ait effectivement aidé son beau-frère à cacher un hérétique notoire, n’est-ce pas ? Si tel était le cas, nul doute qu’il devait avoir une excellente raison de le faire, mais pour l’heure je préfère ne pas savoir de quoi il s’agit.
Le petit page frappa à la porte de Berenguer avant que les derniers délégués eussent terminé de dîner.
— Mon maître vous informe qu’il serait prudent que votre escorte et vous-même quittiez la ville dès à présent. Vous pourriez dire à l’archevêque que Sa Majesté a exigé que vous la rejoigniez à Barcelone.
— Le puis-je vraiment ? fit l’évêque, amusé.
— Oui, Votre Excellence, répondit le page avec beaucoup de sérieux. Il serait également avisé, toujours selon mon maître, de ne mettre personne d’autre au courant de votre départ.
— Nous devons partir sans bruit, dit le médecin. Je m’excuse de vous arracher ma famille, Joshua, alors qu’elle vient à peine d’arriver, mais nous n’avons pas le choix.
— Je pense, répondit son beau-frère, que cela ne doit pas être ébruité. M’entendez-vous, Dinah ? Il ne faut rien dire, à personne.
— Même ici ? s’étonna sa femme.
— Même ici, il y a des informateurs, et vous le savez fort bien. Des créatures misérables et cupides qui vendraient leur frère pour quelques pièces. Non, personne ne doit rien savoir, pas même les serviteurs.
— C’est le sabbat, fit remarquer Judith.
— Et nous avons tant de choses à nous dire, Judith et moi… ajouta sa sœur.
— Ma mie, insista Isaac, nous sommes en danger. Tout comme vous l’êtes, chère sœur, ainsi que vos enfants et toute votre maisonnée. Nous devons nous préparer à partir.
Raquel et Judith rangèrent leurs affaires et dirent discrètement au revoir à Joshua et Dinah. Naomi et Ibrahim s’en étaient déjà allés avec les coffres de vêtements – afin de les livrer, prétextaient-ils, à maître Isaac, puisqu’il vivait désormais au palais.
Les serviteurs de l’évêque partirent aussi, deux par deux ; puis un chariot arriva à la porte de la ville, bientôt suivi d’un autre.
À l’heure où Tarragone s’arrachait à sa léthargie d’après-dîner, l’évêque et son entourage étaient déjà en route pour le château d’Altafulla.
— Nous ne sommes plus beaucoup, dit Raquel. Que s’est-il passé ?
— Sor Agnete ne reviendra pas, lui expliqua le sergent. Les autres religieuses partiront la semaine prochaine avec l’évêque de Vic. Son Excellence a demandé à deux gardes de rester avec elles pour assurer leur sécurité lors de leur dernière étape.
— Mais où sont nos musiciens ?
— Ah, qui sait ? Ils gagnent leur vie là où ils le peuvent et ont sans aucun doute décidé de rester en ville tant qu’il y a du monde.
— Ils me manqueront.
Elle hésita.
— Bien entendu, Don Gilabert n’est plus avec nous.
— Nous les regretterons tous, maîtresse Raquel. Surtout les musiciens. Ils formaient une joyeuse paire.
Un cavalier monté sur un cheval fougueux arriva derrière eux et interrompit leurs bavardages. Il se mit au pas en arrivant à la hauteur du sergent et lui présenta une sacoche.
— Messire, je vous en prie, je cherche l’évêque de Gérone. C’est bien là son escorte, n’est-ce pas ?
— Effectivement. Et voici l’évêque en personne.
Berenguer était en grande conversation avec son médecin quand le messager l’aborda.
— Votre Excellence, dit le nouveau venu. Je vous apporte une missive de l’archevêque, avec ses compliments.
— De l’archevêque ? s’étonna Berenguer. Ouvrez-la, Bernat.
— L’enveloppe que vous adresse Don Sancho renferme une autre lettre, Votre Excellence, l’avertit son secrétaire. Don Sancho écrit qu’elle arrive tout juste de Gérone.
— Dans ce cas, vous n’avez pas besoin d’attendre une réponse, dit Berenguer au messager. Veuillez transmettre mes remerciements à Son Excellence.
Quand l’homme, dûment récompensé, fut reparti, Bernat brisa le sceau et éclata de rire.
— Qu’y a-t-il donc de si amusant ? lui lança Berenguer d’un ton glacial.
— Oh, pardonnez-moi, Votre Excellence. Elle émane de Don Arnau et contient une troisième lettre. Sur l’enveloppe, Don Arnau écrit que tout va bien et que ce nouveau courrier est arrivé mercredi.
Bernat rompit le nouveau sceau.
— Celle-ci vient d’Empuries, Votre Excellence. De votre ami.
— Il ne tarde pas à répondre. Lisez, Bernat.
— Comme vous voudrez, Votre Excellence. Voici ce qu’il écrit. « Je regrette de vous informer qu’aucune de mes connaissances, qu’elles appartiennent aux saints ordres ou pas, ne porte le nom de Norbert de C., à l’exception toutefois d’un cousin âgé et dégénéré de la famille Cardona, lequel ne correspond en rien à votre description. Ainsi que vous l’avez souhaité, j’ai demandé à Rodrigue de Lancia s’il connaissait un moine du nom de Norbert. Il a d’abord déclaré ne se rappeler personne qui portât un tel nom. Puis il s’est souvenu qu’un gentilhomme aussi grossier que désagréable, un certain Gonsalvo de Marca, qu’il avait eu la mauvaise fortune de rencontrer, avait chaleureusement accueilli un moine ivrogne du nom de Norbert dans une auberge où tous étaient descendus. Il n’a rien ajouté à propos de ce Norbert. Soit il ne savait rien de lui, soit il ne désirait pas partager ses renseignements. Pour ma part, Don Berenguer, j’aimerais savoir… » Il s’intéresse à la situation actuelle de Votre Excellence.
— Je lui répondrai plus tard. Mon ami répand les rumeurs aussi bien qu’une commère de village, Isaac, mais ce qu’il dit est d’un grand intérêt, n’est-ce pas ?
— Un moine assassiné et un jeune seigneur blessé, songea Isaac. Et Don Gonsalvo est associé à l’un comme à l’autre.
— Je n’aurais jamais imaginé Don Gonsalvo en tortionnaire vicieux.
— Moi aussi, j’ai du mal à le croire. Mais si telle est la vérité, ses manières dissimulent bien plus qu’une noble lignée.