CHAPITRE VIII
Le bosquet ombragé
Une douzaine d’hommes ou plus – en fin de compte, personne ne fut jamais sûr de leur nombre – étaient descendus en silence des collines alentour, s’étaient faufilés dans le bois et avaient contourné les rochers avant de se diriger vers les voyageurs disséminés et somnolents. Le capitaine se tenait sur une petite butte d’où il pouvait voir les animaux paître et leurs gardiens endormis tout en bavardant avec son sergent.
Isaac fut le premier à remarquer que quelque chose n’allait pas. Mollement appuyé contre un gros arbre à l’écorce douce, il était assis près de son patient blessé et réfléchissait. La plupart des membres du groupe avaient l’air agité et malheureux, à l’exception de Judith qui allait revoir sa sœur et était aussi gaie qu’un enfant qui vient de recevoir un nouveau jouet. De Yusuf, aussi, pour qui monter ce cheval semblait un plaisir incomparable. Mais, même ainsi, le jeune garçon paraissait nerveux et inquiet tandis qu’il faisait route vers le sud. Isaac ne savait que peu de choses du long chemin qu’il avait parcouru depuis Valence et des années passées après que son père eut été tué pendant la rébellion. Nul doute qu’il était agité par des souvenirs douloureux et effrayants.
Penser à tout cela ne l’empêchait en rien d’être conscient des bruits innombrables qui l’entouraient. La voix grave des gardes qui chuchotaient, le tintement des marmites, Yusuf à ses pieds, Judith et Raquel à son côté, et la respiration paisible de ceux qui dorment. De temps en temps il percevait les voix aiguës des religieuses. Mais nullement les animaux, que l’on avait dû mettre à paître à quelque distance de là, rien non plus des garçons d’écurie qui, quand ils n’étaient pas au travail, jouaient et criaient comme n’importe quel enfant. Harassés, eux aussi devaient s’être endormis. Et puis, soudain, les quelques oiseaux qui piaillaient et se disputaient dans le bosquet firent silence. Des branches sèches craquèrent sous un pied, à plusieurs reprises et en plusieurs endroits. Des feuilles sèches bruirent plus intensément que sous l’effet de la brise qui soulevait ses cheveux.
Il se pencha et posa la main sur l’épaule de Yusuf.
— Tu es réveillé ? murmura Isaac.
Un instant d’hésitation.
— Oui, seigneur.
— Ne fais pas de bruit. Je crois qu’il y a dans le bois quelqu’un qui vient vers nous. Dis-le au capitaine. Où est mon bâton ?
— Près de votre main gauche, seigneur, répondit Yusuf avant de disparaître.
Avant que Yusuf pût trouver le capitaine, la voix de ténor un peu nasillarde du confesseur des religieuses se fit entendre dans le bosquet.
— Laissez cette femme ! hurla-t-il.
Et ce fut le chaos général.
— Judith ! Raquel ! Emmenez Gilabert et cachez-vous ! lança Isaac.
— Maman, vous voyez ce gros tronc d’arbre abattu sur le sol ? Nous serons à l’abri derrière, dit Raquel en se relevant.
Elle se pencha pour attraper une extrémité de la litière improvisée pour le blessé.
— Aidez-moi à le soulever.
— Isaac, vous devez venir avec nous, exigea Judith qui n’avait pas bougé. Je ne vous laisserai pas ici.
— Ridicule. Je demeurerai derrière cet arbre. Maintenant, ma femme, allez-vous-en, je vous l’ordonne !
Il se leva et, bâton à la main, fit en sorte que l’arbre se trouve entre lui-même et le bruit de l’attaque.
Judith se leva à son tour, mais ne chercha pas à soulever la litière.
— Isaac, vous ne pouvez rester ici.
— Emportez notre malade dans un lieu sûr et ne le quittez pas. Je ne puis voir pour le faire moi-même. Allez, sur-le-champ !
Judith et Raquel emmenèrent la litière dans un buisson. Elles déposèrent Gilabert derrière le tronc couché et se tapirent à côté de lui.
Et brusquement le bois, la clairière, tout fut envahi par des hommes qui couraient.
Naomi entendit des bruits étranges alors qu’elle remuait le riz dans un pot. Elle écouta, ajouta du safran et remua de nouveau. Les bruits ne cessaient pas. Elle s’immobilisa, le front plissé, et s’adressa à Ibrahim.
— Je ne sais pas trop ce qui se passe par là, mais si ça continue trop longtemps, le dîner va être gâché.
Elle prit un grain de riz dans la cuiller qu’elle tenait à la main et le mâcha d’un air songeur. Puis elle se saisit d’une grosse louche en métal.
— Éteins le feu, Ibrahim, et pose un linge sur le riz. Je m’en vais voir ce qui se passe.
Elle s’empara d’un grand couteau de cuisine, au cas où il y aurait vraiment du danger, et s’en alla. Pas une seconde il ne lui serait venu à l’esprit d’envoyer Ibrahim à sa place.
Naomi rencontra Yusuf à la lisière du bois. Il posa un doigt sur ses lèvres, la prit par le poignet et l’entraîna, courbée en deux, vers son maître et sa maîtresse. Près de l’arbre, Isaac écoutait attentivement, son bâton prêt à parer toute attaque. Yusuf abandonna Naomi et franchit la courte distance qui le séparait de son maître. Isaac se retourna en entendant le bruissement des pieds de Yusuf sur le sol et leva son bâton.
— C’est moi, seigneur, murmura l’enfant. Je l’ai dit au capitaine et, en revenant, je suis tombé sur Naomi. Où est la maîtresse ?
— Vois-tu un tronc d’arbre couché sur le sol ?
— Oui.
— Ils sont derrière.
— On ne peut les voir d’ici. Nous sommes assaillis par des brigands, seigneur. Pour l’instant, ils sont encore loin de nous, et s’ils restent où ils sont, vous ne craignez rien près de cet arbre. Mais s’ils se rapprochent, vous ferez une cible très visible. Restez avec la maîtresse et le blessé, on ne pourra vous voir. Je vous en supplie, seigneur. Les brigands connaissent les bois, pas vous.
— Qui va là ? demanda Isaac en tournant la tête.
— C’est Andreu, dit Yusuf.
— Maître Isaac, fit le musicien d’une voix douce, si vous m’autorisez à me servir de ce bâton, je pourrai offrir mon aide aux officiers car je n’ai pas d’arme.
— Je vous en prie, seigneur, intervint Yusuf, donnez-le-lui. Ensuite mettez-vous à l’abri.
En silence, Isaac confia son bâton à Andreu et laissa Yusuf l’emmener dans un endroit sûr.
Au moment où Naomi s’avançait armée d’une louche et d’un couteau pour régler la querelle qui avait éclaté dans le bois, le capitaine et son sergent traversaient le pré en direction des bruits de lutte. Soudain le sergent saisit son capitaine par la manche et le fit se baisser.
— Regardez, messire, sur votre gauche. En lisière du bois. Le soleil se reflète sur de l’acier.
— Combien sont-ils ? demanda le capitaine, car son sergent avait la réputation d’avoir la vue perçante.
— Six… dix… peut-être même une douzaine.
— Ils se dirigent vers les chariots à bagages, je les vois à présent.
— Ils vont tuer tous ceux qu’ils rencontrent.
— Nous ferons ce que nous pourrons. Où sont les autres ?
— Toujours à leurs postes. Comme nous n’étions pas par paires, je crains qu’ils n’aient été submergés.
— Et les palefreniers ? murmura le capitaine. Qu’est-il arrivé à ces deux imbéciles ?
— Je ne les ai pas vus depuis que nous avons fait halte, répondit le sergent sur le même ton.
— Nous n’avons aucune chance sans eux.
— Dois-je leur ordonner de venir ?
Le capitaine fit signe que oui.
— Je vais ramener ces vilains par ici, prévint le sergent.
— Qu’il en soit ainsi.
— Jaume ! Marc ! rugit le sergent en se relevant et en tendant la main à son officier supérieur.
Il n’y eut pas de réponse des palefreniers, mais les hommes qui marchaient dans le bois se retournèrent, virent deux soldats seuls et traversèrent la prairie. Ils étaient six.
Les officiers tirèrent leurs épées et se consultèrent du regard. Le sergent indiqua un traînard, sur la gauche, et le capitaine désigna celui qui venait en tête. À moins que leurs assaillants fussent des novices en matière de maniement d’armes, leur seul espoir – bien faible au demeurant – consistait à les prendre l’un après l’autre, très rapidement.
Deux guerriers entraînés faisaient face à six hommes désorganisés, à l’air indiscipliné. Même ainsi, et indépendamment de l’allure peu impressionnante de leurs adversaires, les chances de les battre étaient assez minces. L’affrontement avait lieu en terrain découvert. Six ou huit brigands cachés dans les bois étaient prêts à prendre la place de ceux qui tomberaient. Les deux gardes ne pouvaient compter sur aucun renfort. Les palefreniers étaient partis ; les autres gardes étaient, de toute évidence, également attaqués – l’un d’eux avait pour ordre de ne jamais laisser seule Sor Agnete, quelles que fussent les circonstances. À moins que les assaillants ne trébuchent tout seuls, ils étaient parfaitement conscients que leur projet optimiste de s’en débarrasser deux par deux n’avait pas la moindre chance d’aboutir.
Le capitaine se jeta sur son homme dès qu’il fut assez près et lui porta un coup de taille. La blessure qui en résulta – à peine plus qu’une égratignure – aurait pu décourager un opposant plus faible, mais celui-ci était plus aguerri qu’il n’y semblait. Le capitaine attaqua à nouveau et rencontra une défense digne de lui. Désormais prévenu, son adversaire se battait avec hargne : tout espoir d’en finir rapidement s’était envolé.
L’homme de gauche n’était pas de même force que le sergent mais, quand il tomba en saignant abondamment, deux comparses surgirent pour le remplacer. Puis un nouvel attaquant vint de la droite et bondit sur le capitaine alors qu’il parait un coup porté par son premier adversaire. Il était perdu.
Yusuf avait laissé Naomi avec sa maîtresse, puis il était monté dans un arbre pour voir ce qui se passait. Quand il eut compté les silhouettes dans le bois ou à découvert dans la clairière, il sauta à bas de l’arbre, retomba dans les feuilles mortes et courut vers les chariots. Il n’avait pas de projet précis, mais il savait que des armes étaient rangées dans le chariot à bagages, faciles à prendre pour qui savait exactement où elles se trouvaient. Et il voulait être armé.
Il dénoua la corde qui enserrait la toile protectrice et la jeta par terre. Des épées étaient cachées là : il en tira une et l’essaya. Elle était trop longue et trop lourde pour sa main. À sept ans, il maniait parfaitement l’épée d’enfant que son père lui avait offerte, mais il n’avait pas le temps d’apprendre à se servir de celle-ci. Il la rangea, sortit une lance longue et robuste à la pointe acérée, remit la toile en place et partit en courant.
Parmi les autres bruits de la bataille, le capitaine eut à peine conscience du cheval qui galopait dans sa direction. Juste avant que le coup qui lui était réservé ne vînt le frapper, son adversaire tourna sur lui-même, tituba et jura en tombant en arrière. Le capitaine comprit trois choses en cet instant, et cela faillit nuire à sa concentration. La pointe d’une lance était entrée dans l’épaule du brigand, quelqu’un d’autre se battait à leurs côtés et, surtout, ils avaient peut-être une chance de s’en tirer. Mais, devant lui, les six hommes étaient maintenant huit ou douze, et il écarta toute espérance avant qu’elle ne le rende imprudent. Il porta un coup invalidant à celui qui se tenait directement devant lui et se tourna vers les trois individus prêts à se jeter sur lui.
Derrière, Yusuf, toujours agrippé à sa lance, mais projeté au sol par la force de son attaque, se remettait debout. Le cheval noir avait reculé et frémissait dans l’attente d’être guidé. Yusuf arracha la lance de l’épaule où elle s’était fichée.
C’est alors que, de la gauche, un lourd bâton manié avec arrogance, sinon avec précision, déséquilibra l’ennemi du sergent avant d’atterrir sur l’épaule d’un des assaillants du capitaine. Il se trouvait entre les mains d’Andreu qui, arrivé derrière les brigands, fauchait tout ce qu’il rencontrait avec une étonnante rapidité. Le musicien était suivi de Felip, armé d’un petit poignard qu’il tenait très bas. Andreu fit tomber un autre homme à terre ; Felip se jeta dans la bataille, ramassa l’épée de celui-ci et lui planta son propre couteau dans la poitrine avant de se retirer un instant de la mêlée.
Près des feux, le cuisinier et ses deux marmitons étaient occupés par la préparation du dîner. Ils mirent un certain temps à comprendre la situation. De toute évidence, on ne comptait pas sur eux. Nus jusqu’à la taille, et portant juste assez de culotte et de tablier pour satisfaire les exigences de la pudeur, ils n’avaient pas l’air de guerriers. Il y avait là un garçon qui n’avait même pas atteint ses douze ans ; quant à l’autre, c’était un homme d’allure mélancolique qui, quand il s’était trop adonné à la boisson, entonnait des chansons tristes d’une voix brisée. Le cuisinier était pour sa part grand et fort, et il avait le tempérament plutôt vif.
— Va me chercher mon bâton, mon gars, dit-il au jeune garçon. Je crois que je vais aller voir ce qui se passe là-bas.
— Et le mien, ajouta son aide d’un air laconique.
Le garçon partit en courant.
Il revint porteur de deux bâtons longs et lourds.
— Garde un œil sur le feu et ne laisse pas le riz coller.
Les deux cuisiniers se saisirent de leurs bâtons comme s’il s’agissait de fétus de paille et s’avancèrent vers la lisière du bois avec autant de légèreté qu’un couple de danseurs. C’est que leurs cuisses étaient musclées, et qu’ils avaient des bras et des épaules à faire envie à un lutteur. Chaque jour, ils luttaient, non contre des hommes, mais contre de lourdes marmites, des sacs de farine, des barriques pleines d’huile ou de vin. Chacun d’eux pouvait porter un mouton aussi facilement qu’un chaton ou lancer un quintal de riz comme si c’était une balle d’enfant. Sans un bruit, l’air parfaitement détaché, ils firent irruption sur le champ de bataille.
Les deux hommes armés de longs couteaux qui s’étaient attaqués aux religieuses avaient dû mal comprendre les ordres qui leur avaient été donnés, car ils s’étaient emparés non pas de la riche et puissante abbesse ni de la convoitée Sor Agnete, mais de Sor Marta. Surpris par les cris de leur confesseur, ils l’avaient relâchée, s’étaient jetés dans le combat où ils avaient aussitôt rencontré une farouche opposition. Le garde s’était prestement débarrassé de l’un d’eux : il l’avait tailladé au bras et désarmé, avait posé le pied sur son couteau, l’avait jeté à terre et s’était tourné vers le second assaillant. Ce ne fut pas nécessaire. Celui-ci avait également perdu son couteau, et il subissait les coups rapides que le confesseur lui assenait avec une lourde bûche. Le dernier coup s’abattit sur son poignet et le projeta en arrière.
Du coin de l’œil, le garde vit Sor Agnete grimper la colline et fuir vers la liberté. Mais le second assaillant se tenait le poignet en hurlant de douleur. Le garde lui donna un coup de pied pour l’inciter à rester à terre, puis il tendit au prêtre son propre poignard.
— Ramassez l’autre couteau et veillez sur eux, lui dit-il.
Il s’élança derrière la sœur pécheresse. C’était un jeune homme bien entraîné. Empêtrée par sa tenue, elle s’essouffla. Il la rattrapa facilement et la ramena à l’abbesse, furieuse, et à Sor Marta, indignée.
Le blessé tombé à terre avait disparu. Le garde haussa les épaules, confia au prêtre les religieuses et l’homme au poignet cassé, puis s’en alla – contrairement aux ordres reçus – aider les autres.
Quand il arriva, deux gardes, deux musiciens, un jeune garçon et deux cuisiniers enragés, armés en tout et pour tout de quatre épées, une lance et deux bâtons, étaient venus à bout de plus d’une douzaine de bandits armés. Les cuisiniers avaient trouvé Andreu et Felip encerclés. Le capitaine avait au bras une blessure qui saignait abondamment, et Felip avait été entaillé à la hauteur du mollet et non loin du poignet. Andreu avait échangé le bâton d’Isaac contre l’épée d’un de leurs agresseurs, qui s’était brisée, le laissant désarmé au milieu du combat.
Blessé, essoufflé, le capitaine avait titubé et relâché sa garde ; son attaquant se préparait à lui porter un coup fatal. Yusuf avait tenté de se servir à nouveau de sa lance ; il avait raté sa cible, mais cela avait tout de même désemparé son adversaire. Le capitaine en avait profité pour s’esquiver, et l’épée de son ennemi n’avait rencontré que l’air printanier. L’homme s’était retourné, furieux, pour affronter cette nouvelle menace, et il n’avait vu qu’un enfant étalé sur le sol.
Au même moment, quelqu’un avait levé son épée pour pourfendre Andreu.
Le cuisinier arriva en poussant un beuglement, et le premier coup porté par son bâton rencontra la nuque de l’individu qui s’apprêtait à embrocher Andreu. Il tomba comme une pierre. Le deuxième coup trouva un bras, et le craquement de l’os se fit entendre malgré le tumulte général.
Son aide, homme méthodique, s’en prenait aux jambes. Son premier coup écrasa le genou de l’adversaire du capitaine, qui s’effondra en hurlant. Le deuxième fut réservé à sa tête, ce qui mit un terme à ses hurlements. Le troisième rencontra un tibia, et un autre combattant s’étala dans l’herbe. Le vent avait tourné et la chance était maintenant du côté des voyageurs. Bientôt, les agresseurs ne furent plus que quatre à pouvoir encore se battre. Comme un seul homme, ceux qui pouvaient encore courir s’enfuirent. Le troisième garde courut derrière eux, en rattrapa deux, et laissa partir les autres. Le reste des défenseurs épuisés se consacraient à leurs blessures.
Andreu regarda autour de lui, un peu étourdi, lâcha son épée brisée et ramassa le bâton d’Isaac.
— Du fond de mon cœur, mon bon seigneur, dit-il au cuisinier, je vous dois la vie. Il eût été dommage de la perdre pour une telle bande de ruffians.
— Nous ne jouirions plus de vos joyeuses chansons s’ils vous avaient tué, répondit le cuisinier. Cela ne pouvait être.
D’un commun accord, les défenseurs se retirèrent du champ de bataille et revinrent vers les chariots et les feux, récupérant leurs compagnons au passage. Derrière le tronc d’arbre, le patient d’Isaac, preuve éclatante de l’efficacité de ses potions, dormait toujours. Des mains volontaires soulevèrent sa litière et la remirent au frais sous le chêne.
Raquel et Judith baignaient et pansaient les blessures. En silence, le cuisinier mit en perce un tonnelet du meilleur vin de l’évêque, et tout le groupe fêta joyeusement la victoire. Car il n’y avait pas seulement des triomphes individuels à célébrer, mais aussi un public – les femmes, le médecin et les enfants qui avaient été tenus à l’écart de la bataille – désireux d’entendre chanter la valeur des gardes, la bravoure d’Andreu, les talents inattendus de Felip, les dons étonnants de Yusuf et l’extraordinaire prestation des cuisiniers.
Naomi et Ibrahim apportèrent leurs gamelles et, bien qu’il fût encore tôt, tous découvrirent qu’ils étaient affamés. Ils mangèrent ensemble avec un mépris certain pour les manières, les convenances et tout le reste. Même si le riz était un peu trop cuit, ils n’avaient jamais fait de repas aussi délicieux. Et jamais triomphe n’avait eu si suave parfum.
Seuls les gardes étaient absents. Ils retrouvèrent leurs camarades, l’un étourdi, l’autre blessé au tout début de l’attaque. Dès que leurs plaies furent pansées, ceux qui le purent revinrent sur le champ de bataille. Cinq brigands gisaient à terre, vivants, mais impotents ; deux autres étaient ligotés à un arbre.
— Qu’est-ce qu’on va faire d’eux ? demanda Enrique, le cadet des gardes, quand il vit les victimes.
Trois d’entre eux avaient reçu de terribles coups de la part des cuisiniers ; ils étaient inconscients et le resteraient certainement. Les deux qui avaient la jambe brisée juraient et gémissaient sans pouvoir bouger. Les autres s’étaient enfuis pendant la bataille.
— Pour ces trois-là, il n’y a rien à faire. Ils vont mourir. On devrait pendre les autres, dit le capitaine.
— Je ne crois pas que nos ayons assez de corde, remarqua le sergent, pragmatique. De la corde à gaspiller, je veux dire. On n’était pas censés pendre quatre personnes.
— Dans ce cas, prenez votre couteau. Mon bras droit ne m’est pas d’un grand usage, sinon je m’en serais chargé moi-même.
— Ne vous inquiétez pas pour ça, le rassura le sergent. À nous deux, on va s’en débarrasser.
— On n’a pas envie de savoir pourquoi ils nous ont attaqués ? demanda Enrique.
— Cela me semble assez clair, lui répondit son capitaine.
Il donna un coup de pied dans l’un des prisonniers.
— Toi, pourquoi tu nous as attaqués ?
— On nous a dit de le faire. Qu’est-ce que vous croyez ? Il y a tout plein de richesses dans ces chariots.
— C’est bien ce que je pensais, fit le capitaine.
— On voulait aussi la sœur, celle qui est importante, ajouta-t-il obligeamment.
— Importante ? De qui veut-il parler ? s’étonna le sergent.
Ils réfléchirent. Elicsenda, grande et mince, et surtout abbesse ? La grosse Marta ? Ou Agnete, avec ses larges épaules ? Toutes étaient « importantes », à des titres différents.
— Qui la voulait ? demanda le capitaine.
— J’en sais rien. C’est pas mes affaires. En tout cas, il avait passé un accord avec Mario. Il se faisait payer, et nous on prenait le contenu des chariots. Ils ont jamais dit qu’il y aurait une armée pour les garder.
— Peu importe. Cela me suffit. Hâtez-vous, dit-il aux deux gardes, avant qu’ils ne soient trop soûls pour faire le reste du chemin.
— Laisserai-je partir celui-ci ? demanda le sergent en désignant celui qui s’était montré complaisant.
— Si vous voulez. De toute façon, il n’ira pas très loin.
— Dois-je aller chercher les palefreniers ? demanda le sergent une fois qu’il eut nettoyé et mis au fourreau son poignard.
— Vous savez où ils peuvent être ?
Le capitaine contemplait le pré, où mules et chevaux se mêlaient les uns aux autres de façon amicale.
— Non, dit le sergent en secouant la tête. Soit ils sont morts, soit on les aura payés.
— Bien sûr, répondit le capitaine, impatient. Et nous n’avons pas de temps à perdre.
— Je suis curieux. Je préférerais apprendre qu’ils ont été cupides plutôt qu’assez sots pour se laisser trancher la gorge. Je les ai entraînés. Oh, je ne m’attends pas à retrouver leurs cadavres, capitaine. Leurs chevaux ne sont pas là. Mais je crois que Son Excellence aimerait que nous fassions un tour dans le champ avant de partir. Rien que pour vérifier.
— Je le crois aussi.
— Mais pourquoi est-ce qu’ils soudoieraient des palefreniers ? demanda le jeune Enrique.
— Parce que ces bâtards n’étaient pas de véritables palefreniers, lui expliqua le sergent. C’étaient des gardes, des hommes à nous. Armés, expérimentés. Son Excellence pensait que c’était une bonne idée que d’avoir dans une expédition comme celle-ci un ou deux hommes de plus qui ne fussent pas en uniforme. C’est un homme prudent. Et un bon tacticien. Mais malgré tout… il est difficile de prévoir la trahison.
En fin de compte, cette halte dans le bosquet leur fit perdre près de trois heures – bien au-delà des plus sombres prévisions du capitaine. Dans une ambiance de célébration abondamment arrosée, le repas, le nettoyage et le rangement des ustensiles puis la remise en route prirent beaucoup de temps. Le sergent scruta le ciel, où quelques nuages passaient devant le chaud soleil de midi, et il secoua la tête.
— Je doute que nous ayons une chance, capitaine.
Ce dernier acquiesça.
— Nous allons marcher jusqu’à ce que le soleil soit au-dessus des collines. Si nous ne sommes pas en vue de Barcelone, quelqu’un devra nous précéder pour chercher un logement.
Le reste du groupe s’ébranla gaiement et connut le sort de ceux pour qui tout commence trop bien. Quand la route les eut menés dans la plaine, l’effet du vin se dissipa et, avec lui, la joie et la torpeur qu’il avait suscitées. À l’exception des cuisiniers, tous les combattants portaient quelque trace de la bataille – coupures profondes ou superficielles, bleus, égratignures –, et ce sauvage affrontement avait laissé leurs corps endoloris. Devant eux, il n’y avait qu’une route plate et interminable qui menait à Barcelone, seulement ponctuée de rivières ou de villages endormis dans la chaleur de midi.
Le soleil tapait fort, et le rythme de la marche ralentit. Une fois encore ils firent halte là où il y avait de l’eau et de l’ombre, par pitié pour les bêtes plus que pour les humains. Les cuisiniers distribuèrent la viande froide, le pain et le fromage en provenance des cuisines du monastère. Gilabert dormait mal et parlait dans son sommeil, apparemment inconscient de la chaleur, des mouches et des soubresauts du chariot. Judith et Naomi l’éventaient à tour de rôle et faisaient couler de l’eau fraîche sur son front.
Ils repartirent après avoir repris ce qui devenait peu à peu leur formation habituelle. La charrette transportant le jeune homme malade venait en tête afin de lui épargner la poussière soulevée par le reste du train. Raquel, son père et Yusuf chevauchaient à ses côtés ; il était également accompagné des musiciens. Le cuisinier et ses marmitons marchaient entre les chariots, un œil sur les vivres et l’autre sur le reste des serviteurs. Tous les autres changeaient de place selon leur humeur ou l’état de la route.
Le soleil rougissait déjà et plongeait vers les collines qui se dressaient sur leur droite.
— Elle est encore loin, la ville ? s’inquiéta le jeune marmiton.
— Oui, lui répondit l’aide-cuisinier.
— Nous n’y serons jamais ce soir, ajouta le confesseur des religieuses.
La solitude et le désir de conversation l’avaient poussé à s’attacher au groupe des cuisiniers. Il avait mis pied à terre et conduisait sa mule : il lui était plus facile de la diriger ainsi que juché sur l’animal entêté.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda le marmiton dont la voix tremblait un peu.
— Allez, haut les cœurs ! s’écria Andreu. Nous pouvons dormir dans un champ. Nous l’avons fait souvent, Felip et moi, pas vrai ?
— Certainement, dit Felip avec gravité. C’est une chose fort agréable, à moins qu’il ne pleuve, bien entendu. Ou que les lions ne sortent de la forêt.
— Des lions ?
— Oh, de tout petits seulement. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter.
— Il y a des auberges, intervint le confesseur, méfiant à l’égard des jeunes gens.
— Pleines de coupe-jarrets, dit Andreu. S’il ne pleut pas, je préfère les champs et les bêtes sauvages aux auberges de cette route.
— Cessez de l’effrayer ! dit Raquel d’un ton sec.
Les deux musiciens s’inclinèrent, lui sourirent et se mirent à jouer un air entraînant. Un nuage de poussière s’élevait sur la route, devant eux, et le sergent en émergea.
Le capitaine l’écouta et demanda que l’on fît halte.
— Si vous regardez droit devant, expliqua-t-il, vous verrez le sommet d’une montagne. C’est là que se situe Barcelone. Nous ne pouvons l’atteindre ce soir, mais il y a deux auberges dans un village à moins d’une lieue d’ici. Nous serons à Barcelone à temps pour le dîner de demain. Maintenant, allons-y, le plus rapidement possible.
Il avait l’air extrêmement las.
Il approcha son cheval du chariot qui transportait le jeune homme.
— Alors, messire le médecin, comment va votre patient ?
— Il ne va pas plus mal. Et cela augure bien de sa guérison. C’est plutôt vous qui m’inquiétez, capitaine. Vous devriez être dans ce chariot, à vous reposer.
— J’aurai bien le temps demain, répliqua le capitaine avant de poursuivre sa tournée.