CHAPITRE V

Le premier jour

 

Mardi 22 avril

 

Les mules avaient été attelées aux chariots en attendant le départ, et l’on voyait bavarder un des gardes, le chef cuisinier, son aide et un marmiton – Son Excellence n’aurait pu se passer d’un dîner digne de ce nom pour une question de personnel. En qualité de superviseur, le palefrenier regardait son adjoint, également du voyage, donner des ordres aux deux gaillards maladroits qui remplissaient les charrettes. Le premier chariot était bourré de bagages ; ustensiles de cuisine, sacs pleins de provisions et autres babioles avaient été accrochés aux planches qui en formaient les parois. Le second était plus léger, et son plancher avait été recouvert d’une épaisse couche de paille sur laquelle on avait jeté une couverture grossière ainsi que quelques coussins afin de procurer un peu de confort à ceux qui auraient mal aux pieds ou seraient las d’être en selle.

Les serviteurs de la maison de l’évêque formaient un groupe disparate mais joyeux en tête du cortège. Au nord de la place, un petit groupe d’employés du couvent s’était réuni. Vers l’est, non loin de la porte du Call, le quartier juif d’où ils venaient de sortir, on pouvait voir la famille et les serviteurs du médecin. Son épouse, Judith, se tenait immobile tel un roc, l’air désapprobateur comme si on l’emmenait de force à Tarragone alors que c’était elle qui avait insisté pour venir. Naomi, leur cuisinière, et Ibrahim, l’homme à tout faire, avaient l’air sombre : ils venaient juste de comprendre, au vu de tout ce monde, qu’ils chemineraient avec le reste des serviteurs.

Nathan et Miriam, les jumeaux âgés de sept ans, se tenaient près de la porte, à demi cachés derrière une grosse femme d’aspect fort maternel. Judith avait décidé – bien à contrecœur – de les laisser chez son amie Dolsa, l’épouse du gantier. La révolte flambait dans les yeux de Miriam, et Nathan semblait terriblement déçu de voir leur mère et leur sœur sur le point de partir à la découverte des fabuleuses délices de Tarragone.

Raquel se tenait près de sa mère et ressemblait à un paquet de couleur brune, tout enveloppée de voiles pour la protéger des regards indiscrets. La veille au soir, Daniel, le neveu de Dolsa et d’Ephraïm le gantier – le jeune homme le plus charmant qu’elle connût –, était venu leur souhaiter un bon voyage. En plein échange de politesses, il lui avait brusquement et sans détour demandé de ne pas consentir à un mariage à Tarragone. Surprise, elle lui avait répliqué que son mariage ne le regardait en rien. Il avait rougi, s’était incliné et s’en était allé sans un mot. Elle avait ensuite passé la majeure partie de la nuit éveillée, à pester contre l’audace de ce jeune homme mais aussi contre son propre manque de courtoisie ; surtout, elle avait fait de son mieux pour ne pas penser à ce mot, « mariage ». Ses yeux se posèrent sur Dolsa, qui s’occupait si bien des malheureux jumeaux, et elle rougit de honte et de remords : de tout son cœur, elle aurait souhaité quitter sur-le-champ cette ville et ne plus jamais y revenir.

 

Dans le palais de l’évêque, Isaac s’était enfermé avec Berenguer pour examiner le genou gonflé et douloureux de Son Excellence.

— Cela devrait aller mieux au fil des heures, déclara le médecin. Yusuf prépare un breuvage qui réduira la douleur et l’enflure, n’est-ce pas, Yusuf ?

Son apprenti était un Maure de Grenade, vif et intelligent, mais âgé de treize ans seulement et inexpérimenté.

— Oui, seigneur, murmura l’enfant. Il est presque prêt. Pour le moment, il est encore trop chaud pour qu’on puisse le boire.

— Avant que de rejoindre les autres, reprit Isaac, j’aimerais exprimer la gêne que j’éprouve à encombrer Son Excellence de mon épouse et de mes serviteurs. Je suis parfaitement conscient que cela nous ralentira.

— N’y songez pas, maître Isaac ! Dès l’instant où j’ai reçu ce mot de l’archevêque me demandant d’amener ces sœurs avec moi, j’ai compris que notre voyage était condamné à la lenteur. Votre femme ne nous retardera pas d’une seconde, je puis vous l’assurer. Quant à votre excellente fille, elle pourrait être d’un grand secours si quelqu’un venait à tomber malade.

— Dès que Judith a appris que l’abbesse et deux de ses religieuses voyageraient avec vous, elle n’a eu de cesse que vous ne lui donniez la permission de nous accompagner.

— J’espère qu’elle apprécie leur société, Isaac, car elle devra passer bien des nuits avec elles, j’en ai peur.

Sur ce, l’évêque éclata de rire, but l’infusion que lui avait préparée Yusuf, appela Francesc et Bernat, puis tous les cinq sortirent de la pièce pour se joindre aux autres.

 

Les palefreniers amenèrent les montures destinées aux gens de la cathédrale ainsi qu’à la famille du médecin, Judith se hissa avec maladresse sur sa mule ; Raquel retroussa ses jupes et lança l’une de ses longues jambes pour enfourcher sa bête avec plus de détermination que d’expérience. Isaac monta sans peine sur la sienne. Yusuf devrait marcher, et il regardait avec envie l’élégant cheval blanc du capitaine. S’apitoyant un instant sur son sort, il songea que, si son père était encore vivant, il serait lui aussi à cheval, et sa monture serait encore meilleure que celle du capitaine.

Un fracas de sabots annonça que le dernier groupe était arrivé. L’abbesse de Sant Daniel était suivie de deux religieuses et d’un prêtre et accompagnée de deux membres de la garde épiscopale. Dame Elicsenda salua Berenguer avant de tirer son voile devant son visage. Sor Agnete ignora le prélat et enfonça ses talons dans les flancs de sa mule. Surpris, l’animal se mit au trot. Les deux gardes, chargés de veiller à ce que Sor Agnete rejoigne Tarragone pour y être jugée, éperonnèrent leurs montures et vinrent à sa hauteur. Bon gré mal gré, la procession se mettait en route.

La mule d’Isaac prit conscience de l’activité générale et partit au trot. Chargé de mener la monture de son maître aveugle, Ibrahim fut pris de panique et tira avec rudesse sur les rênes. L’animal s’arrêta aussi brusquement qu’il était parti. Puis il le fit à nouveau aller de l’avant.

— Doucement, Ibrahim, dit le médecin. C’est une mule, qui éprouve des sensations, pas une charrette embourbée.

— Oui, maître, se renfrogna Ibrahim.

— Quelle était la cause de tout ceci ?

— C’est Sor Agnete, papa, intervint Raquel. Elle a lancé un regard mauvais à l’évêque avant d’éperonner sa mule.

— Voilà un voyage qui devrait se révéler fort intéressant, murmura son père.

 

Une heure plus tard, alors que le soleil d’avril était déjà assez haut pour chasser la fraîcheur de l’air, une fillette de huit ans qui portait une cruche de terre quittait le pré de Sant Feliu pour aller chercher de l’eau à la rivière. Elle flânait, toute à sa rêverie, quand elle entendit une sorte de gémissement sourd en provenance des hautes herbes qui bordaient le chemin. Elle s’immobilisa et serra sa cruche dans ses bras, luttant contre son instinct premier, qui était de s’enfuir. Déjà, dans sa courte vie, elle avait appris que s’intéresser au comportement étrange des adultes ne pouvait que causer des ennuis. Mais détaler signifiait aussi revenir sans eau : des ennuis d’une autre sorte l’attendraient alors à la maison.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda la fillette.

— Venez-moi en aide, fit une voix faible mais grave, et assurément masculine.

C’était exactement le cri de détresse que lançaient les créatures fantastiques des contes de sa tante. Elle était tiraillée entre terreur et curiosité. Prudente, elle déposa sa cruche – afin de mieux courir s’il le fallait – et écarta les herbes pour découvrir celui qui avait ainsi parlé.

C’était un homme. Il gisait à terre. Sa tête et sa poitrine étaient couvertes de sang. C’était un moine, elle l’avait compris, comme le père Bernat qui était un jour venu voir sa mère pour l’entretenir d’une chose importante et lui avait donné une petite pièce en partant.

— Quelqu’un vous a fait du mal ? demanda-t-elle.

Il ouvrit les yeux. Elle n’aurait pu dire s’il la regardait ou pas, et elle en avait encore plus peur. Il souleva le bras et lui prit la main.

— Tiens, donne ceci à…

Un spasme puis une quinte de toux l’ébranlèrent.

Elle vit que son autre main tenait quelque chose plaqué contre sa poitrine ensanglantée.

— À qui dois-je le donner ? demanda l’enfant.

— À qui ?

Ses yeux ternes ne parvenaient pas à se fixer sur elle.

— À… à l’évêque, dit-il dans un souffle. En… en main propre. Jure… que tu lui donneras…

Un peu de sang jaillit de sa bouche et il ferma les yeux.

— Jure, et laisse-moi mourir ici comme je le mérite, ajouta-t-il avec une vigueur soudaine.

Elle se détourna et courut, sans toutefois omettre de reprendre sa cruche.

 

Elle ne s’enfuyait pas vraiment, car elle se rendait bien compte qu’elle ne pouvait lui venir en aide seule. Mais les adultes compétents qu’elle pensait approcher semblaient tous avoir disparu de chez eux : mère, père, grand-père et voisins. Elle finit par dénicher son oncle Marc, qui dormait encore après une nuit particulièrement rude. Il quitta à regret son lit, envoya sa femme chercher sa sœur – la mère de la fillette – et suivit l’enfant jusqu’au pré.

Il était trop tard. Le jeune oncle contempla le moine mort et secoua la tête. Sans aucun doute, il était déjà trop tard quand sa nièce était partie chercher du secours. Il se pencha pour fermer les yeux du mort et n’accorda que peu d’attention à l’arrivée de la mère de la petite.

Elle serrait son nouveau-né contre son sein et paraissait partagée entre la peur et la satisfaction.

— Je t’avais bien dit de ne pas approcher les étrangers, fit-elle, hors d’haleine.

— Mais, maman, c’est un prêtre…

— Les prêtres peuvent aussi être des étrangers, non ? déclara-t-elle de façon assez énigmatique. En tout cas, tu as fait de ton mieux. Qui est-ce ?

— Je ne sais pas, répondit la fillette. Il ne m’a pas confié son nom. Il avait seulement quelque chose de très important qu’il fallait remettre à l’évêque. Il m’a obligée à jurer.

Elle désigna la main crispée sur une lettre.

La mère fit passer le bébé sur sa hanche, arracha le papier aux doigts morts et l’examina.

— Ce n’est que de l’écrit, fit-elle, déçue. Et c’est tout taché de sang. Je croyais qu’il y aurait peut-être de l’argent.

Marc lui prit la lettre.

— C’est peu probable, sœurette. Celui qui l’a tué lui a aussi arraché sa bourse. Je vais porter ça à l’évêque dès ce matin.

— Il est parti en voyage.

— Eh bien, je le porterai à son remplaçant. Il n’a rien dit d’autre ? demanda-t-il à sa nièce. Ils vont m’interroger.

— Je n’en sais rien.

Elle était peu encline à tout leur raconter.

— Je crois bien que c’est tout, reprit-elle. Je le comprenais, mais il ne parlait pas comme il faut.

— Non mais, qui es-tu pour juger de la parole des saints hommes ? s’exclama sa mère.

Elle se soulagea en pinçant l’oreille de sa fille.

— Et en plus tu n’es même pas allée chercher l’eau. Comment je vais cuire le dîner, moi ?

— Va au puits, conseilla Marc. C’est plus près d’ici.

— Elle n’arrive pas à tirer l’eau du puits, dit la mère. Le seau est trop lourd pour elle.

— Alors vas-y toi-même, feignante ! lui lança-t-il.

La fillette revint en larmes à la maison, laissant les adultes se chamailler entre eux.

 

Don Arnau de Corniliano, vicaire général du diocèse de Gérone pendant l’absence de l’évêque, contemplait le papier froissé et souillé que l’on avait posé devant lui. Il était possible de distinguer le mot « excellence » ainsi que des fragments du mot « évêque ». Le reste se perdait dans le sang de l’auteur de cette adresse, un sang qui avait également scellé la lettre, presque aussi solidement que de la cire. Nul n’avait encore tenté de l’ouvrir.

Don Arnau avait réagi avec dégoût en voyant arriver au palais cet individu malpropre, puant de ses excès nocturnes et insistant jusqu’à l’impertinence. Il s’était malgré tout conduit dignement : il avait écouté le message, pris du bout des doigts la lettre souillée et ordonné que le corps du moine fût amené au palais. Il était sur le point de demander à son secrétaire d’ouvrir la missive quand il s’était ravisé. Peut-être était-elle destinée à Berenguer en personne. L’ouvrir laisserait des traces. Il ne le ferait pas tant qu’il ignorerait qui était le mort.

— Priez l’homme qui nous a apporté cette lettre de nous attendre ici. Et assurez-vous de son obéissance.

Le corps reposait dans une pièce fraîche et sombre des sous-sols du palais. Un frère convers attendait la permission de le laver et de le préparer. Le vicaire général y jeta un coup d’œil rapide, puis un autre plus attentif. Ni l’un ni l’autre ne lui apporta de réponse. Ce moine était un étranger pour Don Arnau et, apparemment, pour tous ceux qui l’avaient observé.

— Il a dû faire un long voyage, dit-il.

— Peut-être était-ce un pèlerin, suggéra son secrétaire.

— Pardonnez-moi, mon père, dit le frère convers, mais nous avons trouvé ceci sur son pauvre corps. C’est quelque peu taché de sang, ajouta-t-il comme pour s’excuser.

Avec force cérémonie, il tendit au vicaire général un parchemin imprégné de sang.

Don Arnau le remit le plus vite possible à son secrétaire et quitta la pièce.

 

— Qu’était-ce ? demanda-t-il nerveusement à son secrétaire.

— Un document de voyage, Don Arnau. On peut lire son nom et quelques autres mots. Il s’agit d’un certain Norbert. Malheureusement, le reste est à peu près illisible.

— Se faire assassiner ici, à quelques pas de la cathédrale ! dit Don Arnau avec amertume, comme s’il s’agissait là d’une injure personnelle.

— À plus de quelques pas, messire. On peut même parler d’une certaine distance, objecta le secrétaire avant de saisir le regard du vicaire général et de faire silence.

Don Arnau réfléchissait. Le temps s’écoulait, et l’évêque s’éloignait de plus en plus. Devait-il lui envoyer un messager ? Ou pouvait-il ouvrir la lettre et en lire le contenu ?

Et s’il prenait conseil ? Si ce courrier avait un quelconque rapport avec le désaccord survenu entre l’évêque et l’archevêque, son envie de l’ouvrir pourrait paraître suspecte. Mais s’il traitait de quelque affaire diocésaine, urgente certes mais assez banale – un document exigeant une signature immédiate, une permission attendue depuis longtemps –, il serait ridicule de lancer un messager au triple galop. Ridicule et coûteux pour la cathédrale. Don Arnau était réputé pour sa bonne gestion des finances et l’attention qu’il portait aux moindres détails.

— Faites appeler quelqu’un ! aboya-t-il.

Le secrétaire s’empressa de sonner.

— J’aimerais voir immédiatement les chanoines, dit-il dès que la porte s’entrouvrit.

Sa voix discordante et sèche emplissait la pièce et s’envolait dans les couloirs.

— Pardonnez-moi, mon père, rétorqua le serviteur, mais la plupart des chanoines vaquent à leurs affaires.

— Alors allez me chercher ceux qui sont ici, reprit-il d’un ton glacial. Tout de suite.

 

En milieu de matinée, Daniel, fils du boulanger Mossé et héritier du gantier Ephraïm, travaillait à l’atelier pour tenter de donner vie à un nouveau style de gant de femme. Hélas, chaque fois qu’il prenait un gant, il voyait les longs doigts élégants de Raquel et sa main frêle se glisser dans cette peau de chevreau quasi immatérielle, il repensait à l’humiliation de la veille… et commettait une erreur. La dernière avait été fatale. Il était désormais impossible de sauver cette paire. Au désespoir, il laissa tomber les gants sur l’établi.

Le train de l’évêque était parti pour Tarragone une heure après le lever du soleil. Il le savait. Il l’avait observé depuis l’ombre de sa porte. Les voyageurs devaient maintenant se trouver à plusieurs lieues de là, à chaque instant plus près de Tarragone et de Ruben, ce répugnant cousin de Raquel que sa mère voulait lui faire épouser. Elle ne reviendrait jamais. Sa vie à lui s’arrêterait là. Il soupira, reprit le gant abîmé et alla avouer sa maladresse à son oncle.

 

— Ceci concerne-t-il le moine qui est mort ce matin ? demanda Galceran de Monteterno.

— D’une certaine façon, oui, lui répondit Don Arnau. Nous savons grâce à ce document qu’il avait la permission de se rendre en Avignon. Nul doute qu’il était en mission pour l’archevêque, peut-être même Sa Sainteté le pape. Il s’appelait frère Norbert.

Dans la pièce, la tension ne cessait d’augmenter.

— Ce moine portait une lettre avec lui, poursuivit Don Arnau en désignant l’objet posé sur la table, et il souhaitait la porter à l’évêque. L’oncle de l’enfant qui a découvert le mourant me l’a confiée. Selon toute apparence, elle s’adresse personnellement à Son Excellence.

— Selon toute apparence ? interrogea Pere Vitalis.

— Examinez-la de près et vous verrez que le nom du destinataire est masqué par le sang, mais l’on peut distinguer « excellence » et une partie du mot « évêque ». L’enfant aurait dit qu’il a insisté sur ce point.

— Puis-je en étudier le sceau ? demanda Galceran.

Don Arnau poussa la lettre dans sa direction. Galceran la prit, la retourna et l’observa avec attention.

— Je n’en vois aucun, fit-il. Il semblerait qu’il n’y ait qu’une ou deux feuilles de papier, mais il est, comme vous le dites, souillé.

— C’est là que réside la difficulté. Cette missive a été imbibée de sang, qui a séché. Je ne puis voir si elle a été scellée et ouverte ou pas scellée du tout. Mais si nous tentons de l’ouvrir, il sera clair que…

— … nous l’avons ouverte, termina Galceran de Monteterno.

— J’hésite à le faire si cela le concerne seul, et pas les affaires du diocèse. J’ai besoin de votre avis.

Chacun avait compris pourquoi on les avait réunis. Quel que fût le contenu de cette lettre, Don Arnau était déterminé à ce que tous fussent loués ou blâmés pour l’avoir ouverte. Ramon de Orta, expert dans l’art de sauver sa peau, entrevit le gouffre qui s’ouvrait devant lui.

— Quelles étaient les paroles exactes du moine, Don Arnau ? Cela pourrait nous aider que de le savoir.

Il y eut un silence.

— Nous ne détenons que les propos de l’oncle, répondit enfin le vicaire. À savoir qu’il y avait une enfant. Et la version qu’il donne de ce qu’elle est censée avoir dit.

— La présence sur le banc, au pied de l’escalier, d’une créature féminine assez crasseuse permettrait de supposer qu’il y a bel et bien une enfant, dit Orta. Pourquoi ne l’appelons-nous pas pour l’interroger ?

— Elle aura trop peur pour parler, objecta le vicaire général.

— Dans ce cas, permettons à cet homme peu ragoûtant assis à côté d’elle et qui doit être son oncle de l’accompagner afin de la rassurer.

Don Arnau acquiesça.

— Je vais demander à mon secrétaire de les chercher tous deux.

Sur ce, il quitta le cabinet pour trouver de l’assistance.

— J’espère qu’il n’en aura pas pour trop longtemps, dit Galceran. Mon neveu arrive aujourd’hui et insiste beaucoup pour me voir. Nous dînons ensemble.

— Je ne m’aventurerais pas à deviner combien de temps cela lui prendra, lâcha Pere Vitalis. Mais pour notre bien à tous, ne faites pas état de votre neveu, je vous en prie. Cela le ralentira encore plus quand il envisagera les conséquences éventuelles d’un dîner entre un chanoine et son neveu.

Un murmure de conversation se faisait entendre à l’extérieur de la pièce.

— Combien d’instructions doit-il donner à son secrétaire pour ramener un ivrogne et une gamine ? s’étonna Ramon de Orta. J’en viens presque à me languir de Son Excellence.

Pere Vitalis mit de côté ce petit commentaire pour le resservir à Son Excellence lorsqu’il rédigerait son rapport confidentiel.

 

Le vicaire général et la fillette, suivie de son oncle, arrivèrent l’un après l’autre. Elle regarda les quatre hommes en robe noire assis autour de la table et fit une révérence élaborée. Ils étaient bien moins intimidants que ses parents.

— Petite fille, demanda Pere Vitalis, peux-tu nous dire très exactement ce que tu as vu et entendu ce matin ?

— J’allais chercher de l’eau, messire, et j’ai entendu quelqu’un gémir. J’ai posé ma cruche et je suis allée voir. C’était un prêtre, comme le père Bernat, et il m’a demandé de donner à l’évêque le morceau de papier qu’il avait à la main.

— Ah, vous voyez ? intervint l’oncle. C’est juste comme je vous l’ai dit.

— Du calme, bonhomme, dit Vitalis, qui avait l’habitude des enfants pour être entouré de nièces et de neveux. Je suis persuadé que tu ne peux pas me répéter ses paroles exactes. Tu auras oublié.

— Ah ça, non ! fit-elle, indignée. Il a dit…

Elle s’arrêta et ferma les yeux.

— « Tiens, donne ceci à… à l’évêque. En main propre. Jure… que tu lui donneras… »

Sur ce, elle s’arrêta.

Les quatre hommes la regardaient, stupéfaits. Dans cette petite voix haut perchée, ils parvenaient à entendre les accents, les halètements et les hésitations de l’agonisant.

— Est-ce bien tout ? s’enquit Pere Vitalis.

Elle devint écarlate.

— C’était un brave homme et je ne veux pas dire le reste.

— À nous, tu le peux, fit Don Arnau avec une douceur inattendue. Nous ne serons ni surpris ni choqués.

— Oh, messire…

Son oncle lui donna une bourrade dans l’épaule.

— Votre Excellence, il avait l’air si gentil, je ne veux pas…

— Allons, mon enfant, il est important que nous sachions exactement ce qu’il a dit. Et tu n’as pas besoin de m’appeler Excellence.

Les autres avaient cependant remarqué qu’il avait ébauché un sourire fait de plaisir et d’amertume quand elle avait employé cette expression.

— Oui, Votre Excellence… messire. Il m’a dit : « Jure, et laisse-moi mourir ici comme je le mérite », aussi vite que ça, et rien d’autre après.

Le vicaire général la fit venir à ses côtés et, sous la table, lui glissa une pièce dans la main tout en lui tapotant la tête.

— C’est très bien, mon enfant, très bien. Dieu te récompensera de ta bonté envers un mourant.

— Merci, messire.

Elle courut vers la porte.

— Oh… il parlait d’une drôle de façon, mais je le comprenais quand même, ajouta-t-elle.

— Attends, intervint Galceran qui avait oublié son impatience. Qu’entends-tu par là ?

— Il ne parlait pas comme les gens d’ici, mon père. Il parlait comme…

Elle fronça les sourcils.

— Oncle Marc, rappelle-toi, à la foire, l’homme qui faisait des sucreries et tu n’as pas voulu m’en acheter parce que tu disais qu’elles n’étaient pas bonnes. Tu m’as acheté un gâteau au miel à la place. Oui ?

— Non, dit l’oncle, qui avait l’air sincèrement perdu.

— Mais si. Il parlait comme ça.

Elle sourit, ébaucha une autre révérence et s’enfuit, les doigts serrés sur sa pièce.

 

— Il ne nous reste plus qu’à attendre six mois la prochaine foire, lança Ramon de Orta, et demander d’où il vient au marchand de sucreries.

— Ce n’est pas notre problème immédiat, répondit Galceran. Mais je pense qu’il est clair qu’il s’agit là d’une lettre très personnelle adressée à l’évêque. Et qu’elle a trait à quelque transgression de la part du moine. Il aurait été plus convenable qu’il envoie un message à son supérieur, mais cela ne nous regarde pas.

— Vous pensez donc que nous devrions la communiquer à l’évêque ? demanda Corniliano.

— Oui, ce serait plus sûr.

— Plus sûr ? reprit Don Arnau. Et s’il s’agit d’affaires diocésaines qui doivent être réglées sans plus attendre ?

— Dans ce cas, Son Excellence donnera ses instructions au messager qui nous les rapportera au plus vite.

— Voilà une excellente idée, dit Pere Vitalis, qui avait des raisons personnelles d’être de l’avis de Galceran.

— Je suis d’accord, déclara Ramon de Orta en se levant.

Les trois chanoines sortirent de concert du cabinet et descendirent l’escalier menant à la cour. Un jeune homme se tenait là, élégamment vêtu d’une tunique de soie bleue. Ses manches présentaient des crevés écarlates. Il s’inclina.

— Ah, Fortunat ! s’écria Galceran. Soyez le bienvenu. J’espère que vous avez voyagé sans encombre.

— Ce fut un voyage fructueux, maintenant que je suis arrivé et que je peux vous voir, mon oncle, fit-il avec un petit sourire.

— Et tout va bien ?

— Tout va bien.

— Mon neveu Fortunat, dit-il à Pere Vitalis et à Ramon de Orta. Un beau jeune homme, n’est-ce pas ? J’avais espéré qu’il suivrait son oncle au sein de l’Église, où j’aurais peut-être pu l’aider à connaître quelque avancement, mais il souhaite faire son chemin dans le monde, sans l’aide de son oncle.

— Il est clair qu’il y est parvenu, dit Orta avec courtoisie.

— Merci, mon père, mais j’ai encore beaucoup à voir et à apprendre.

— Nous disposons d’une heure avant de dîner, dit Galceran. Peut-être aimeriez-vous parcourir les jardins de l’abbaye. C’est un endroit fort plaisant pour bavarder.

— J’en serais enchanté, mon oncle, mais je crains ne pas pouvoir dîner. J’ai une obligation pressante à remplir au nom d’un bienfaiteur. Je ne serai pas de retour avant demain ou le jour d’après.

— Dans ce cas, profitons au mieux de ces instants. Orta, Vitalis, dit-il en inclinant la tête. À cet après-midi.

— Il y a un petit problème, mon oncle, dit Fortunat, mais je suis persuadé que nous pourrons le régler.

Ils s’éloignèrent et les chanoines n’entendirent pas la réponse.

— Ah, le rôle des oncles ! fit Orta en secouant la tête.

— Vider leur bourse dans celle de leurs neveux ? J’ai peur que ce soit ici le cas. Ce jeune homme est bien trop propre pour quelqu’un qui vient d’entrer en ville à cheval, répondit Pere Vitalis. Il doit espérer un bon gros cadeau.

 

Vers la fin de la deuxième heure, le soleil avait réchauffé l’air printanier. Peu à peu, les chuchotements avaient cessé et une douce somnolence s’était abattue sur les voyageurs. Même les collines et les champs bien entretenus alentour semblaient paresser.

— Pourquoi allons-nous aussi lentement ? demanda Raquel au garde le plus proche.

Il avait l’air plus jeune qu’elle, et elle se sentait libre de le traiter comme son frère ou comme Yusuf.

Il lui adressa un sourire charmeur.

— Il y en a ici – les cuisiniers du palais, entre autres – qui ne sont pas de bons marcheurs. Autant essayer de presser un bœuf.

— Nous ne pourrions aller moins vite même si nous le voulions, reprit-elle. Je ne pensais pas que voyager serait si ennuyeux.

— C’est la première fois que j’accompagne Son Excellence en voyage. Je suis heureux d’avoir une aussi agréable compagnie, maîtresse Raquel. Je m’appelle Enrique et, si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis à votre disposition.

— Je ne vois pas de quoi ma fille pourrait avoir besoin, répliqua Judith de son ton le plus intimidant.

Raquel rougit.

— Mais, maman, il ne voulait rien dire par là.

— Je suis certain qu’une jeune dame aussi charmante n’aura pas besoin de moi, dit joyeusement le garde. Mais si nous rencontrons des problèmes, mon bras armé sera là pour vous protéger toutes deux.

— Nous n’avons besoin d’aucune protection, répéta la mère.

— Maman, vous savez bien que ce n’est pas ce qu’il voulait dire. Vous ne pensez pas que ce voyage serait plus intéressant si nous marchions ?

— Marcher ? s’écria Judith. Certainement pas. Avec tous ces serviteurs venus d’on ne sait où…

Ayant réussi à changer de sujet de conversation, Raquel contempla le paysage qui évoluait si peu sous ses yeux et s’abandonna à ses propres réflexions.

Ils rattrapèrent et accompagnèrent un temps des chars à bœufs qui se traînaient sur la route, des marchands aux chariots regorgeant de ballots et de tonneaux et quelques autres groupes à pied. Une bande de musiciens ambulants leur proposa de rester avec eux et de les distraire pour une somme modique. Ils donnèrent un échantillon de leurs talents ; l’évêque leur lança quelques pièces et déclina leur offre. Des journaliers de fort bonne humeur, portant balluchons et outres de vin, quittaient, semble-t-il, une excellente place pour trois semaines de travail bien rémunéré.

— Uniquement au tarif prévu par la loi, Votre Excellence, s’empressa de préciser leur meneur. C’est pour tout ce qui concerne le logement et la cuisine de la femme du fermier – des comme ça, on n’en fait plus – qu’on a plus de chance que nos semblables.

L’évêque sourit. Depuis que la peste noire, survenue six ans plus tôt, avait décimé la main-d’œuvre, des lois imposaient des amendes assez sévères aux maîtres et aux travailleurs qui ne respectaient pas les tarifs assignés à chaque activité. Il y avait de grandes chances pour que cette petite bande d’hommes et de femmes d’allure très compétente fût surpayée, et autant de chances pour que chacun – homme, femme, enfant, maître – échappât aux conséquences.

— Je suis heureux que vous soyez si bien traités pendant trois semaines, dit Berenguer. Et je suis certain que votre bonne fortune ne vous fera pas oublier les pauvres.

Le meneur cligna de l’œil.

— Cela ne risque pas d’arriver, Votre Excellence, assura-t-il en retirant son bonnet.

À chaque colline, chaque tournant de la route et chaque borne milliaire, Ibrahim soupirait de plus en plus fort. Il haletait d’épuisement. Parfois il devait trottiner pour rester à hauteur de la mule. Maintenant il boitait.

— Qu’as-tu donc, Ibrahim ? lui demanda Isaac.

— Oh, maître Isaac, votre mule va d’un si bon pas que je ne peux la devancer pour la tirer.

— Eh bien, marche à côté et tiens-la par la bride.

— Papa, c’est ridicule, votre mule va si lentement qu’elle s’endort sur place. Et puis, Ibrahim, cesse de boiter et de soupirer.

— Oui, maîtresse, répondit Ibrahim en boitant de plus belle.

— Ibrahim, tonna alors une voix, fais ce que te suggère maîtresse Raquel. Tu vas tout à fait bien.

— Mais, maîtresse, dit-il en adressant à Judith un regard de rat pris au piège, j’ai un caillou dans mon soulier.

— Dans ce cas, arrête-toi pour l’ôter.

— Là, fit Raquel en plaçant sa mule à côté de celle de son père. Ibrahim, passe-moi les rênes. Je vais vous conduire, papa.

— En es-tu capable ?

— Bien entendu !

Ibrahim s’installa au bord de la route, ôta ses bottines, lava ses pieds dans un petit ruisseau, les sécha sur sa tunique et rassembla ses affaires. Avec une agilité dont on ne l’aurait pas cru capable, il courut pour rattraper un chariot presque vide. Il sauta dedans et s’installa sur le lit de paille, à côté de Naomi. Elle était là pour veiller sur ses ustensiles de cuisine, pas pour économiser ses pieds, bien habitués à la marche.

Le soleil était maintenant très haut, et les marcheurs commençaient à se plaindre. Quelques centaines de mètres plus loin, le capitaine de la garde eut un bref entretien avec l’évêque et ordonna la halte tant attendue. Le cuisinier de Berenguer et ses marmitons passèrent à l’action. Ils firent un feu, sortirent pots et marmites et réunirent toutes sortes d’ingrédients en vue de préparer un repas substantiel. À quelque distance de là, les employées du couvent firent de même. Naomi secoua Ibrahim pour que lui aussi s’occupe du feu. Les trois groupes purent alors préparer le dîner.

Isaac se consacra au genou de l’évêque : il lui palpa la jambe, l’étira, la lui fit plier, la massa avec une huile douce.

— Votre genou semble en raisonnable condition. Il serait sage que vous marchiez un peu. Vous êtes assis dans la même position depuis trop longtemps.

— Aussi longtemps que vous, maître Isaac. Prenez mon bras et marchez avec moi et Francesc.

Les trois hommes foulèrent un champ semé de cailloux.

— Nous allons chercher l’ombre d’un bosquet, dit l’évêque. Ah, Isaac, j’aimerais que vous ayez des yeux pour voir ce que je vois.

— Qu’est-ce, Votre Excellence ?

— Trois groupes s’affairent sur trois dîners pratiquement identiques, alors que mon cuisinier est prêt à faire manger tout le monde.

— L’épouse de maître Isaac craint peut-être que votre cuisinier ne lui serve une nourriture qui lui soit interdite, à elle et à sa famille, dit Francesc.

— Dans ce cas, qu’elle ne la mange pas.

— Je suis persuadé qu’elle pense le pire de votre cuisinier, s’excusa Isaac. Mais je vais avoir une discussion avec elle à ce propos.

— Quoi qu’il en soit, les religieuses n’ont pas ce genre d’excuse.

— Votre Excellence, je vous suggère d’oublier cela pour aujourd’hui, conseilla Francesc. Au fil du voyage, les groupes se mêleront certainement.

 

L’après-midi était déjà bien entamé quand les ustensiles furent rassemblés et accrochés autour du chariot. L’impatience de la matinée avait considérablement diminué, et ce n’est pas sans effort que tout le monde reprit la route. Mais chacun repartit, vers le sud et vers Tarragone. Sans réfléchir, Raquel avait pris les rênes de la mule de son père. Si quelqu’un avait songé à chercher Ibrahim, il l’aurait trouvé dans le chariot, assis à l’ombre aux côtés de Naomi.

 

Ils dépassèrent Caldes, puis l’embranchement qui menait à Barcelone. Ils rencontrèrent d’autres groupes de voyageurs, échangeant des paroles amicales avec certains et des regards soupçonneux avec d’autres. Quand ils entendirent approcher le galop d’un cheval, la plupart étaient déjà trop fourbus pour tourner la tête. Mais le cheval ralentit et, une fois arrivé à hauteur de l’évêque, son cavalier mit pied à terre, s’inclina et présenta à Son Excellence un mince paquet enveloppé de cuir et fermé par un ruban.

— Des lettres de Don Arnau, le vicaire général, Votre Excellence.

— Déjà ? s’étonna Berenguer. Il se serait produit quelque chose ?

— Pas que je sache, répondit à voix basse le messager.

— Allons, parle. Pourquoi vas-tu ainsi au triple galop ?

— Le corps d’un moine a été découvert près de la rivière. Aux abords de Sant Feliu. C’est peut-être la raison de ma course. Ce moine a été assassiné, semble-t-il, et il portait une lettre destinée à Votre Excellence. C’était un franciscain, un certain père Norbert, selon toute apparence. Mais ils ne m’ont rien dit, sauf que l’affaire est des plus pressantes et que cette lettre doit vous être confiée.

— Ils ?

— Quatre personnes. Don Arnau, Votre Excellence, et trois autres : le père Pere Vitalis, le père Ramon de Orta et le père Galceran de Monteterno.

— Excellent. Tu as bien travaillé.

L’évêque récompensa le messager et se consacra au petit paquet.

Il en rompit le sceau fraîchement apposé et jeta un coup d’œil à la lettre. Un léger geste de la main fit venir auprès de lui Francesc et Bernat. Il murmura à l’oreille de Francesc, et ce dernier pria Raquel de faire marcher à côté d’eux la mule de son père. Quand tous furent rassemblés, il s’intéressa à nouveau à la lettre.

— Lisez-moi cela, demanda-t-il à Bernat. Elle est tachée et difficile à déchiffrer.

Bernat prit le document et l’examina rapidement. Arrivé à la seconde page, celle qui formait l’enveloppe, il fronça les sourcils.

— Une partie est illisible, Votre Excellence.

— Faites de votre mieux.

— Voilà, murmura Bernat, cela commence ainsi : « À Son Excellence l’évêque, ou à son très vénérable vicaire général. Je me trouve en fort délicate situation, et implore votre indulgence et votre assistance. J’ignore si le récit de mes actes a atteint vos oreilles. Si tel est le cas, vous comprendrez que, vu ma grande faute – mon crime –, je ne puis transporter ces documents sur ma propre personne. En manquant à faire cela, j’accumule péché sur péché, car j’ai fait la promesse la plus solennelle à un agonisant que je vous les porterais moi-même. Puisse Dieu me pardonner ma couardise.

« Puisqu’il m’est impossible de vous approcher, par crainte de la pendaison, je tenterai de décrire comment ces documents sont arrivés en ma possession. En fuyant Avignon, j’ai recherché les tavernes et les auberges les plus viles afin d’y trouver l’hospitalité, et j’ai fait mon possible pour ne pas m’attarder dans des villes où j’aurais pu être reconnu ou tourmenté. Hélas, aux abords de Figueres, je suis malencontreusement tombé sur un groupe de voyageurs que j’aurais préféré éviter. L’un d’eux était un messager porteur de documents destinés à vous-même ainsi qu’à Sa Majesté.

« Peu après l’arrivée à l’auberge où nous descendions tous, le messager est tombé malade et est entré en agonie. Il a demandé un prêtre, et il n’y en avait pas d’autre que moi à proximité. Ivre comme je l’étais et trempé du sang d’un innocent, on m’a demandé de faire de mon mieux pour lui. Juste avant de mourir, il m’a donné ces deux documents et expliqué en partie leur signification. Je les connaissais déjà, mais ne savais ce qu’ils contenaient. Il m’a fait jurer de les dissimuler à tout regard indiscret, y compris au mien, et de vous les remettre en main propre. Je ne les ai pas examinés, mais je ne puis vous les porter. Je chercherai quelque âme honnête qui pourra s’en acquitter. »

Bernat fit silence un instant.

— C’est la fin de la première page, expliqua-t-il, celle qui est pratiquement intacte.

— Et la seconde ?

— Je vais vous livrer ce que je peux en tirer.

— Si ses prêches étaient aussi longs que ce qu’il écrit, fit remarquer Francesc, pas étonnant qu’on l’ait assassiné.

— Il y a d’abord une tache qui dissimule plusieurs lignes de texte, dit Bernat. Puis cela continue ainsi : « … me paraît étrange. Il est probable que le malheureux messager fut encouragé à mourir par quelque infâme poison. Au moins deux des hommes qui voyageaient avec nous avaient des raisons de souhaiter prendre connaissance de ces documents. Je ne sais s’il s’agit de leurs noms ou de leurs lieux de naissance, mais ils se faisaient appeler… » Un autre passage est obscurci.

— Lisez ce que vous pouvez, grogna Berenguer.

— Oui, Votre Excellence. Le premier nom n’est pas lisible, sauf qu’il se termine par « ca ». Le second est « Rodrigue de Lancia ».

— Lancia, fit Berenguer. Cette famille vient de ma partie du monde.

— Rodrigue ? s’étonna Isaac. Je ne connais que l’autre.

— Vous voulez dire Huguet ? Une affaire où son nom apparaît a été portée devant le tribunal pontifical d’Avignon. Ce Rodrigue, si je m’en souviens bien, est un jeune cousin.

— Si ces documents concernaient Huguet, cela expliquerait son intérêt, fit observer Isaac.

— Oui, renchérit l’évêque. Je me souviens de lui comme d’un garçon plaisant et intrépide, Isaac, aussi brave qu’un lion mais plutôt dépourvu de bon sens. Complètement inconscient des conséquences de ses actes. Et maintenant son audace lui a causé plus d’ennuis qu’il ne l’aurait voulu. En revanche, Sa Majesté apprécie sa participation aux représailles contre les Génois.

— Mais ce ne sont pas les Génois qui…

— Non. À mon avis, il s’agit là d’une de ses erreurs de jugement. Ils n’auraient pas dû s’attaquer à Ancône, avec qui nous n’étions pas en conflit à l’époque.

Il se tourna vers les deux prêtres.

— Pardonnez-nous. Nous vous avons interrompu, père Bernat.

— Cela n’est rien, Votre Excellence. Il y a maintenant une ligne souillée. « … Sa Majesté doit recevoir ce document, car il renferme une décision susceptible d’affecter ses préparatifs de guerre. Et vous-même avez trop longtemps attendu les résultats de l’autre. » Il termine ici par : « Je vous supplie de pardonner ma transgression et d’accorder vos prières à mon âme. Norbert de C. »

— Il s’agira d’un jugement de Sa Sainteté suite à la plainte déposée par Ancône, dit Berenguer. Cette lettre doit être portée à Sa Majesté. Il faut qu’elle sache qu’un jugement a été rendu avant peut-être d’avoir été perdu.

— Ou volé, fit remarquer Isaac. Mais à quelle décision fait-il référence que Votre Excellence attendrait depuis longtemps ?

— Je ne puis l’imaginer. À moins que…

— Votre Excellence, dit Francesc, peut-être croit-il que cela a un rapport avec l’archevêque et sa… Non, cette petite controverse est trop récente et n’a sûrement pu être rapportée à Sa Sainteté le pape.

— Je ne souhaite pas contredire le bon père, intervint Isaac, mais songeons aux rumeurs qui circulent en ville. À propos de la plainte envoyée en Avignon par l’archevêque. Je considère qu’elles sont fausses…

— Certaines ne le seraient pas ? Vous faites bien de nous le rappeler, maître Isaac, répliqua Berenguer. Même si ce « trop longtemps » me semble un peu exagéré. Bien. Nous devons à présent prendre une décision. Sa Majesté le roi doit être mis au courant.

— En toute probabilité, il l’est déjà, dit Bernat.

— C’est tout à fait vrai, mais il faut tout de même le prévenir, n’est-ce pas ?

— Il le faut, Votre Excellence. Par messager ou irons-nous personnellement ?

— Personnellement, fit Isaac.

— Personnellement, je suis d’accord, reprit Francesc. Si Votre Excellence le veut.

— Oui, je le veux. Quand avons-nous croisé la route de Barcelone ?

— Capitaine, appela Bernat, sommes-nous loin de la route de Barcelone ?

— Elle se trouve à une bonne lieue derrière nous, dit le capitaine en rejoignant le groupe. Si vous deviez envoyer une lettre à Barcelone, le messager serait plus rapide que n’importe lequel d’entre nous.

Ils se consultèrent.

— Ce sont peut-être les délires d’un ivrogne, conclut Berenguer, et cela ne vaut même pas le prix du papier sur lequel ils sont portés, mais je pense que nous devons tous y aller, capitaine. C’est-à-dire que je dois y aller et que je ne peux me déplacer seul.

— Cela ajoutera plusieurs journées à notre voyage, Votre Excellence. Nous ne nous déplaçons pas très vite.

— Combien ?

Le capitaine prit le temps de la réflexion.

— Au moins deux, Votre Excellence. Mais plus vraisemblablement trois, en plus du temps passé en ville.

— Je ferai de mon mieux pour réduire cela, dit l’évêque. Les jours supplémentaires ne seront pas perdus. En plus du service de Sa Majesté, il y a certaines fondations que je dois visiter.

— Dois-je demander aux chariots de faire demi-tour, Votre Excellence ? demanda le capitaine.

— Avez-vous au moins expliqué à l’évêque que nous avions hâte d’arriver à Tarragone ? demanda Judith, qui dissimulait mal sa colère de voir tous ses projets si bien échafaudés réduits à néant en un seul instant.

Son mari lui sourit avec une indifférence amusée.

— Ah, ce sont les aléas du voyage, surtout en compagnie d’un évêque, répondit Isaac. Il n’était pas utile que vous nous accompagniez.