CHAPITRE VI
Près de Vidreres
Le seigneur du Castell de Sant Iscle, près de Vidreres, avait appris la visite imminente de l’évêque – et des trente membres de sa suite – une heure avant l’arrivée de la procession.
— Quoi ? tonna-t-il à l’adresse de son intendant harassé. Que fait donc l’évêque ici aujourd’hui ?
— Si vous vous en souvenez, monseigneur, vous avez demandé son aide dans l’affaire de ce champ réclamé par un monastère…
— Je sais ce que j’ai demandé, rugit-il, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il arrive en personne et amène toute sa maison avec lui. Comment allons-nous loger tant de monde ?
— Nous ferons de notre mieux. Les serviteurs dormiront dans les greniers et les écuries, et cela signifie que nous avons des lits pour…
Sur ce, les deux hommes s’attelèrent à la tâche compliquée qui consiste à offrir l’hospitalité à un haut dignitaire de l’Église.
Chacun trouva sa place dans la grande salle, puis l’on servit une excellente soupe, un savoureux ragoût de bœuf aux légumes et aux oignons, ainsi que du pain et du fromage. Chaque membre de la troupe de l’évêque se vit offrir un lit, même s’il ne s’agissait que d’un gros ballot de paille propre dans l’écurie. Berenguer avait calmé l’humeur de son hôte en lui promettant de traiter sommairement avec certain ordre religieux un peu trop gourmand, un ordre dont les actions l’avaient poussé à solliciter la visite de l’évêque.
Judith était assise en silence à côté d’Isaac. Devant elle, on avait posé un solide morceau de pain et une assiette de soupe. Elle perçut le raclement d’une cuiller et se tourna vers son mari.
— Isaac, murmura-t-elle, vous ne mangez tout de même pas cela ?
— Mais si, ma mie. C’est même excellent.
— Mais nous n’avons nulle idée de ce qu’il y a dedans.
— L’intendant m’a assuré que c’était un bon bouillon de mouton aux légumes.
— Cela ne sent pas le bouillon de mouton.
— Le cuisinier du châtelain n’est peut-être pas aussi expert que Naomi en matière d’herbes et d’épices, mais je vous assure que c’est très bon. Et je vous rappelle, ma chère, que se laisser mourir de faim dans des circonstances difficiles – c’est le cas du voyage – n’est pas digne d’une femme vertueuse. Nous devons manger ce qui nous est proposé si c’est là tout ce qui est disponible.
Judith soupçonnait depuis longtemps son mari d’interpréter la loi selon sa propre convenance, mais elle n’avait ni les connaissances ni la capacité nécessaires pour discuter de cela. Elle prit sa cuiller et goûta à la soupe. Elle avait grand-faim et c’était, comme il l’avait dit, délicieux. Avant de se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle avait terminé et s’intéressait déjà au ragoût.
— Un jambon est posé sur le buffet, dit-elle.
— Alors je vous conseille de ne pas en manger, ma mie.
— Comme nous serons à Barcelone en fin de semaine, expliqua Bernat quand ils eurent mangé et alors qu’ils se promenaient dans le parc attenant au château, nous ne pourrons décemment repartir avant lundi. Cela pourrait susciter des commentaires malvenus.
— Nous partirons, dit Berenguer, dès que j’aurai confié cette lettre à Sa Majesté, qu’il m’accorde ou non une audience. Si nous restons jusqu’à lundi, nous n’arriverons pas à Tarragone à temps pour le conseil.
— Dois-je dire aux autres de se préparer à partir à tout moment ? demanda Francesc. À l’abbesse ? Ainsi qu’au médecin et à sa famille ?
— Oui. Dites aussi à maître Isaac que j’aimerais m’entretenir avec lui.
Dame Elicsenda se tenait à l’écart de la table de la grande salle. Elle convoqua sa compagne d’un regard que la sœur ne connaissait que trop bien. Sor Marta n’accourut pas – Sor Marta n’accourait jamais – mais elle s’empressa tout de même de rejoindre l’abbesse.
— Nous arriverons jeudi soir à Barcelone et nous en repartirons samedi ou dimanche matin, lui annonça dame Elicsenda.
— J’ai pensé qu’il pourrait en être ainsi, madame. Séjournerons-nous au palais épiscopal ?
— Je ne le crois pas. Nous prendrons nos propres dispositions.
— Certainement, madame. L’abbesse de Santa Clara sera enchantée de nous accueillir.
— Non.
— Elles ne nous recevront pas ?
— Nous ne pouvons nous permettre de rester auprès d’elles. On a parlé de conduite frivole… d’un certain manque de discipline au couvent. J’aimerais beaucoup voir l’abbesse. C’est une personne agréable, dont la grande vertu se double d’un grand savoir, mais…
— Elle a quelque difficulté à surveiller ses filles. J’ai entendu dire cela.
— Et comme nous ne sommes pas là pour notre distraction, je suggère que nous cherchions refuge auprès des sœurs de Sant Pere de les Puelles, fit Elicsenda avec vivacité. Nul ne pourra nous blâmer de séjourner dans leur maison.
— Laquelle n’est pas très éloignée du palais, ajouta Sor Marta.
— Cela devrait plaire à l’évêque.
— Je pense qu’il serait de mauvaise politique de ne pas fréquenter les plus chastes de nos sœurs, dame Elicsenda.
— Isaac, mon ami, dit Berenguer, je crains de vous avoir arraché à votre famille pour ce soir. Sans grande raison, peut-être.
— Êtes-vous souffrant, Votre Excellence ?
— Pas du tout. Je n’ai pas ce genre d’excuse. Je désirais simplement m’entretenir avec vous.
— Rien ne pourrait me faire plus plaisir. Ces jardins sont agréables, et une bonne compagnie ne peut qu’agrémenter ce moment.
— Nous assiérons-nous ? Il y a, non loin d’ici, un banc confortable, raisonnablement éloigné des oreilles et des regards indiscrets.
Isaac posa une main sur le bras de l’évêque et se laissa conduire vers le banc. Assis à côté de lui, Berenguer resta longtemps silencieux.
— Ce sont donc là des affaires privées dont nous allons parler, Votre Excellence ?
— Sinon, pourquoi me protégerais-je des regards indiscrets ? Malgré tout, je n’en suis pas certain, maître Isaac. Votre logique imparable va certainement m’aider. Isaac, la mort de ce moine m’emplit d’appréhension.
— D’appréhension, Votre Excellence ? Pourquoi ? Je puis comprendre que l’on éprouve de la pitié et de l’horreur devant un tel crime, mais de l’appréhension…
— Vous étiez présent à la lecture de cette lettre, Isaac. Elle était tout imprégnée de terreur avant de baigner dans le sang. Le père Norbert – et qui était-il, Isaac ? –, le père Norbert m’implorait quand il l’a rédigée.
— Votre vue vous abuse. Le sang qui souille cette lettre vous fait éprouver la terreur d’un agonisant, Votre Excellence. Mais moi qui n’ai pas vu ce sang, je n’ai entendu que les justifications intéressées d’un homme qui craint d’être châtié pour ses méfaits. Quand il l’a écrite, il redoutait la disgrâce et la prison plus qu’une mort brutale.
— Vous êtes trop détaché, Isaac. Il y avait de la terreur dans ses propos.
— Admettons. Je vous accorde un peu de terreur, Votre Excellence, mais en échange, accordez-moi beaucoup de justification intéressée.
L’évêque prit un temps avant de répliquer :
— La clarté de votre esprit me réconforte. Mais qui était-il ? Un certain Norbert de C., que ne reconnaissent pas les chanoines de la cathédrale. Il parle comme quelqu’un qui me connaît bien, maître Isaac. Je ne parviens toutefois pas à me rappeler un Norbert qui serait franciscain et dont le nom commencerait par un C.
— Cela me semble étrange. Vous avez une excellente mémoire. Il doit y avoir une explication et, si nous découvrons qui il est, la raison pour laquelle vous ne l’avez pas reconnu nous apparaîtra aussitôt.
— J’ignore qui il était, Isaac, mais il doit être vengé. Quels qu’aient été ses péchés, il est mort en accomplissant un acte généreux. Il a cherché mon pardon. Il s’inscrivait au nombre de mes ouailles et méritait ma protection. Au lieu de cela, il a été massacré aux abords de la cathédrale.
— Il serait plus facile de le venger si nous connaissions son identité, fit remarquer Isaac.
— C’est vrai, mais comment la découvrir ? Ah, Isaac, je suis persuadé que ce problème est fort simple, mais je suis si las et si entouré d’ennemis que je ne parviens pas à voir ce que je dois faire. C’est pourquoi j’ai besoin de vous. Bernat et Francesc ne s’intéressent qu’à ma protection et à mes intérêts, et ils désirent sincèrement que je ne fasse rien à propos de ce Norbert.
— Que savons-nous de lui ?
— Rien, fit Berenguer d’un air las. Rien du tout. Si ce n’est qu’il portait l’habit des franciscains.
— Non, le corrigea Isaac. Nous savons qu’il a reconnu Rodrigue de Lancia ; l’homme dont le nom est masqué ne lui était pas étranger. Peut-être connaissait-il Huguet de Lancia. Si Votre Excellence écrivait à ce Huguet de Lancia…
— Non, pas à Huguet, dit Berenguer d’une voix un peu moins morne. Je n’aggraverai pas ses problèmes. J’ai un ami plus proche qui vit non loin d’ici. C’est une excellente idée. Bernat ! Oh, Isaac, Francesc a pour vous un message de ma part concernant nos projets de voyage. Francesc !
— Il semble que nous devions implorer un vieil ami de nous accueillir une nuit ou deux à Barcelone, dit Isaac.
Francesc l’avait rendu aux membres de sa famille qui déambulaient dans les jardins.
— Pourquoi ? demanda Judith.
— Parce que, ma mie, l’évêque a décidé que nous passerons deux ou trois jours dans cette ville.
— Papa… si c’est vraiment un vieil ami, nous n’aurons pas à l’implorer.
— Effectivement, Raquel, lui répondit son père avec amusement.
— À quoi ressemble Barcelone ?
— Tu le sauras bientôt. À présent, rentrons nous asseoir auprès du feu. Le vent se lève et le temps se rafraîchit.
Quand ils regagnèrent la grande salle, ses murs hospitaliers abritaient deux voyageurs de plus.
— Une botte de paille dans l’écurie sera pour nous un véritable luxe, messire, dit le premier, le plus grand des deux. Nous avons manqué notre route, et il nous est impossible d’arriver ce soir à destination. Une nuit dans les champs ne serait pas très plaisante. Je sens que l’air est à la pluie.
L’intendant leva une main, et un serviteur apporta de la soupe et du pain.
Les deux hommes étaient couverts de la poussière de la route et paraissaient fatigués et affamés ; un calme relatif régna jusqu’à ce qu’ils eussent terminé leur soupe. Puis le plus petit des deux, porteur d’une barbe blonde et vêtu d’une courte tunique rouge sombre à la coupe étrange pour ne pas dire démodée, scruta la salle comme s’il cherchait un public.
— Messires et gentes dames, nous nous excusons de nous immiscer dans votre groupe. Nous vous sommes très reconnaissants de nous accueillir ici. Mon nom est Andreu, et mon taciturne compagnon s’appelle Felip.
— Qu’est-ce qui vous met sur la route de Barcelone, messieurs ? les interrogea Berenguer.
— Nous venons du nord avec le désir de voir le monde, d’étudier et d’apprendre les hommes et la philosophie, répondit Andreu.
— Et de gagner notre vie en chemin, ajouta Felip, prouvant ainsi qu’il pouvait parler quand les circonstances l’exigeaient.
— Et comment vous y prenez-vous ?
— Honnêtement, Votre Excellence, je vous le jure. Felip, ton instrument…
Felip se pencha vers le balluchon posé à ses pieds avant d’en sortir un rebec et un petit archet. Il l’accorda soigneusement, les sourcils froncés, puis se tourna vers son compagnon qu’il interrogea du regard. Andreu hocha la tête et Felip entama un air plaintif, exposant d’abord le thème avant d’y ajouter quelques fioritures. Puis Andreu se mit à chanter d’une douce voix de ténor qui emplit toute la salle : les paroles évoquaient le chagrin de quitter sa terre natale. C’était une chanson mélancolique dans laquelle ils mirent beaucoup de sentiment. Puis Felip joua un accord joyeux, et tous deux se lancèrent dans une chanson au comique bon enfant qui parlait de séparation et de retrouvailles. La voix de baryton de Felip n’était pas aussi précise que celle d’Andreu, mais elle avait une sonorité agréable, et tout le groupe riait de bon cœur aux dernières notes.
— Voilà, Votre Excellence, comment nous gagnons notre vie sur la route, dit Andreu.
— Vous êtes musiciens de profession ? lui demanda l’évêque.
— Oh, non, Votre Excellence. Mais nous chantons et jouons indifféremment, et sommes heureux de le faire quand quelqu’un se montre assez généreux pour partager son repas avec nous.
— Nous ferez-vous la faveur d’une ou deux autres chansons ? Vous nous apportez un délassement bienvenu après la monotonie du chemin.
Les compliments des auditeurs marquèrent la fin de la chanson. Les deux hommes engloutirent un peu de vin pour humecter leur gorge sèche.
— Où votre soif de connaissance vous conduira-t-elle demain, messieurs ? demanda Berenguer.
— Le plus loin possible sur la route de Barcelone tant que la nuit ne nous contraint pas à faire halte, répondit Andreu.
— Je vous suggère de vous joindre à nous, proposa l’évêque. Vos chansons et votre joyeuse conversation adouciraient considérablement notre voyage et, en retour, vous voudrez bien partager notre humble nourriture.
— Nous en serions honorés, dit Felip.
— Et rien ne nous ferait plus plaisir, ajouta Andreu.
Au pied de l’escalier, l’intendant avait l’air d’un cerf aux abois face à l’abbesse de Sant Daniel, de Sor Marta et de Sor Agnete, la pécheresse. Le garde assigné à sa surveillance nocturne était impassible.
— Ce n’est pas une prison, madame, dit l’intendant. Nous n’avons pas coutume d’enfermer nos hôtes dans leur chambre.
— Que cela soit la coutume ou pas m’importe peu, répliqua l’abbesse. Est-ce possible ?
— Certes, fit l’intendant après un temps de réflexion, c’est possible, mais il nous faut loger tant de personnes que la seule chambre où elle pourrait être seule n’est pas digne d’une dame de son rang.
— Elle se pliera au manque de commodités, trancha l’abbesse. Le garde se tiendra dehors avec la clef.
Sur ce, elle tourna les talons et regagna ses propres appartements, suivie de près par Sor Marta.
— Ce ne sera pas la première nuit que je passe adossé à un mur, dit le garde avec philosophie.
— Je vais vous apporter une couche qui vous protégera du froid et de la dureté de la pierre, murmura l’intendant.
— Pourquoi avez-vous incité ces deux-là à voyager avec nous ? demanda Francesc alors qu’ils se dirigeaient vers leur logement.
— Oui, Votre Excellence, ajouta Bernat. C’est la question que je désirais vous poser. Je ne leur fais pas confiance. Pas entièrement.
— Vous pensez qu’ils constituent une menace à notre égard ?
— Non, je ne dirais pas une menace, mais ce sont, dans le meilleur des cas, des jongleurs et des baladins qui ont appris à bien manier le langage.
— Pour ma part, dit l’évêque, je crois qu’il est peu probable qu’ils nous soulagent de notre bourse. Ils me semblent relativement inoffensifs et ce ne sont que des gagne-petit. Dans le pire des cas, ils s’adonnent peut-être à quelque filouterie, mais c’est totalement sans danger. Leurs talents valent bien le prix de leurs repas. Avez-vous remarqué ce qu’il est advenu de notre groupe quand ils se sont mis à chanter ?
— Il ne s’est rien passé, dit Bernat. Tous les ont écoutés et, plus tard dans la soirée, certains ont même chanté avec eux. C’était prévisible.
— C’est pourquoi je les ai invités à se joindre à nous. Je n’aime pas me déplacer avec un groupe où l’on est à couteaux tirés. Cela contribue à rendre le voyage lassant, pour ne pas dire dangereux. Même les serviteurs chantaient de concert au lieu de se jeter des regards noirs. Bonne nuit, mes amis. Dieu vous apporte la paix du sommeil.
La pluie s’abattit jusqu’à l’aube sur le toit du château. Le vent faisait claquer les volets et hurlait dans les cheminées. Rares furent ceux qui dormirent bien. Le garde posté devant la chambre de Sor Agnete y parvint pourtant : avec une longueur de corde, il s’était attaché les poignets à la porte verrouillée et s’était ensuite installé pour la nuit. La paillasse de l’intendant était douce et épaisse, et il dormit à poings fermés. Dans la grande salle, Yusuf s’était allongé aux côtés de son maître et dormait lui aussi profondément. Les serviteurs installés dans l’écurie avaient plus de chance que leurs maîtres : les murs de pierre en étaient aussi résistants que ceux du château, et, à l’instar de Yusuf et du garde, ils étaient trop épuisés pour se préoccuper du mauvais temps. Couchés dans le foin, ils partageaient la chaleur des bêtes qui vivaient à l’étage inférieur ; pour lutter contre la froidure du vent, cela valait mieux qu’une douzaine d’âtres allumés.
Tous n’avaient pas cette chance. Dans la petite pièce qu’elle partageait avec sa mère et Naomi, Raquel écoutait le vent et la pluie. Elle regrettait de ne pas avoir été autorisée à rester à la maison et de devoir se marier. Puis elle songea à la douleur qu’elle avait remarquée sur le visage de Daniel et repensa à toutes les fois où il l’avait trouvée malheureuse et où ses traits d’esprit lui avaient arraché un sourire. Elle qui priait pour ne pas se marier ajouta « pas encore » à sa supplication.
La situation de l’évêque n’était pas meilleure. Confortablement installé dans les appartements privés du châtelain, il était trop las et trop soucieux pour dormir, et c’est à envisager l’avenir qu’il consacra les longues heures qui le séparaient de l’aube.
Mercredi 23 avril
Il tombait un crachin pénétrant quand les mules furent attelées aux chariots. Dans la cour, marcheurs et cavaliers étaient prêts. L’air morose, ils abaissèrent leur capuche sur leur front et attendirent que Berenguer fît ses adieux à leur hôte quelque peu soulagé. Enfin, il descendit les marches et se mit en selle.
— Nous pouvons partir, ordonna-t-il avec énergie, et sa mule, aussi impatiente que son maître, démarra au trot.
Au-dessus de la première colline les nuages se dissipèrent et la pluie s’arrêta. À l’horizon, le ciel s’éclaircissait.
— Je crois, dit Raquel, toute joyeuse, à personne en particulier, que nous aurons finalement une belle journée.
— Je suis trempée jusqu’aux os, se plaignit sa mère. Et il y a un détestable vent froid.
— Le soleil et le vent vous sécheront bientôt. Vous êtes également trempé, papa ?
Son père ne lui répondit pas.
— Papa ? Êtes-vous trempé ?
Il sursauta.
— Trempé ? Pas que je sache. Non, Raquel, je me disais que ce temps était néfaste au genou de Son Excellence. Il doit souffrir après le long trajet d’hier.
— S’asseoir sur une mule pendant quelques heures exige peu d’efforts, papa. Et vous savez que le genou de l’évêque va beaucoup mieux. Pourquoi êtes-vous si préoccupé ?
— Ah, Raquel, tu ne comprends pas, dit-il avec brusquerie. C’est l’ennui, ma chérie. Je n’ai pas l’habitude de n’avoir qu’un seul patient, surtout quand il est aussi robuste que Son Excellence.
— Nous pourrions peut-être convaincre quelques serviteurs de tomber malade pour vous satisfaire, lui lança Judith.
Il accepta volontiers cette réprimande.
— Vous avez raison, ma mie. Je devrais me réjouir de ce répit, même si je ne l’ai pas choisi. Hélas, ce n’est pas le cas, mais je ne voudrais pas que quelqu’un tombe malade pour satisfaire mon désir d’activité.
Raquel s’ennuyait, elle aussi, et ne s’intéressait pas au désœuvrement de ses parents. Elle soupira.
— Je me demande quand nous verrons la mer. Quand la verrons-nous, maman ?
— Je l’ignore, ma fille. Je ne chevauche pas ainsi chaque jour. Mais ce que je sais, c’est que tu commences à parler comme ton petit frère quand le temps est à la pluie.
— Vers l’heure du dîner, je pense, maîtresse Judith, dit le sergent qui était arrivé à leur hauteur. Entre la pluie, la boue dans la cour et la mauvaise humeur de chacun, nous nous sommes mis tard en chemin.
Et puis, au-dessus d’eux, le soleil creva la couverture de nuages. Un son aigrelet s’élevait sur la route, devant eux.
— Regardez, fit Raquel.
Andreu et Felip marchaient en tête de la colonne entourés d’une petite cour d’admirateurs. Andreu jouait une danse joyeuse sur un chalumeau aigrelet, accompagné au rebec par Felip.
— C’est Andreu, papa, qui joue du flûtiau. Et un des serviteurs s’est mis à danser.
Elle plaça sa main en visière pour se protéger du soleil.
— Pourquoi le cheval de l’évêque est-il sellé aujourd’hui ? demanda-t-elle.
En effet, luisant et harnaché, paré d’une bride frangée et ornée d’argent, le cheval de l’évêque marchait au pas derrière les chariots, à côté du garçon d’écurie chargé de veiller sur lui.
— Ah bon ? s’étonna Isaac. Son Excellence doit manifester de l’impatience devant notre lenteur, elle doit aussi se sentir mieux.
Un cri retentit à l’avant de la colonne, qui interrompit les musiciens. Le marmiton de l’évêque montrait frénétiquement un point au bord de la route.
Berenguer poussa sa mule et rejoignit le capitaine de sa garde.
— Qu’y a-t-il ?
— Un homme, Votre Excellence, sur le bas-côté, dit le capitaine. Là, juste sur la droite. Le gâte-sauce qui est allé le voir dit qu’il est vivant, mais grièvement blessé.
L’évêque mit pied à terre.
— Faites demander le médecin. Venez ensuite me voir.
Le capitaine envoya un cavalier chercher Isaac, puis il suivit l’évêque au sommet d’un petit tertre. Un jeune homme gisait dans un enchevêtrement d’herbes folles et de broussailles qui le dissimulaient à moitié. Son bras formait un angle anormal, et ses habits étaient trempés de sang.
— Ce garçon a la vue perçante pour l’avoir remarqué. On dirait qu’il a été délibérément caché.
— Il serait peu judicieux d’ignorer cette éventualité, Votre Excellence.
— Señor, demanda l’évêque avec force, vous m’entendez ?
Le jeune homme gémit.
— Nous avons un médecin avec nous. Il va prendre soin de vos blessures.
Le jeune homme ouvrit des yeux apeurés.
— Non, murmura-t-il.
Il ferma les paupières, les rouvrit et s’efforça de distinguer les visages qui se présentaient à lui.
— Qui êtes-vous ?
— Berenguer de Cruilles, évêque de Gérone.
— Dieu soit loué, fit le jeune homme avant de s’évanouir.
— C’est son bras, affirma Raquel. L’articulation est déboîtée et il est plein de sang.
— Quoi d’autre ? Peut-il parler ?
— Il est en pâmoison. Il semble jeune – vingt ou vingt-cinq ans, peut-être. Son visage est trop gris et trop hâve pour que je sois plus précise.
Le médecin s’accroupit à côté du jeune homme et Raquel guida sa main vers le bras blessé.
— Découpe ses habits afin que je le palpe.
Raquel prit les ciseaux d’argent qu’elle rangeait dans un petit sac accroché à son côté et coupa les dentelles qui fermaient la manche.
— Voilà.
— A-t-il d’autres blessures ? demanda Isaac après avoir laissé ses doigts courir sur le bras déformé.
— Oui, des entailles, mais il est difficile de dire si elles sont profondes.
— Yusuf, va chercher des linges propres dans la charrette. Est-ce qu’il a perdu beaucoup de sang ?
— Il y en a pas mal répandu à terre, papa, dit Raquel qui s’occupait à découper sa culotte de belle facture. Cela vient d’une blessure à la cuisse. Je suis désolée d’être si lente, papa, mais l’étoffe est gorgée de pluie ainsi que de sang. Il est difficile de faire mieux. J’ai coupé jusqu’au genou et même un peu plus loin. Le saignement a repris quand j’ai bougé l’étoffe avec mes ciseaux. Je crois…
— Chut. Laisse-moi le palper, tu me diras ensuite ce que tu penses.
Isaac fit descendre ses mains le long de la cuisse, s’arrêtant sur la chair meurtrie d’une blessure, puis continuant plus bas que le genou. Ses doigts étaient pleins de sang.
— Yusuf est-il là ?
— Oui, seigneur. J’ai apporté des linges. Et le sergent est venu pour vous aider au cas où.
— Va chercher de l’eau, du vin et une bassine.
À nouveau, ses doigts effleurèrent le genou.
— Dès qu’il revient à lui, Raquel, lave la blessure avec de l’eau et du vin et panse-la. Tu nettoieras ensuite le reste du sang, car je ne pourrai travailler si mes mains sont poisseuses.
— Il y a aussi beaucoup de sang sur ses doigts, dit Raquel.
— Peut-être a-t-il essayé d’étancher la blessure qu’il a à la cuisse, murmura-t-il. Je vais les toucher.
Il frôla l’une des mains du blessé avec la délicatesse d’un papillon, fronça les sourcils, voulut appuyer un peu plus fermement et ne réussit qu’à arracher un gémissement à l’homme à demi inconscient.
— N’y touche pas, Raquel. Yusuf est-il là avec l’eau ?
— Je suis ici, seigneur. Tendez vos mains que je les lave.
Dès qu’elles furent débarrassées du sang et séchées, Isaac se releva.
— Nous devons commencer par nous occuper de ce bras.
Il posa un pied contre le torse de l’homme pour le bloquer, saisit le bras bien au-dessus de la main et, d’un coup sec, le remit en place.
— Peut-on faire quelque chose pour sa main ? s’enquit le sergent.
— Peut-être, répondit Isaac, mais pas ici. Je dois d’abord savoir s’il a d’autres fractures. Comment est son autre main, Raquel ?
— Elle n’a rien, papa.
— Il me faut une planchette pour poser sa main dessus…
Il énuméra au sergent les choses dont il avait besoin.
— Ouvre sa tunique, ma chérie, dit-il ensuite à sa fille. Nous devons savoir tout ce qui lui est arrivé avant de songer à le déplacer.
— Va-t-il vivre ? demanda l’évêque.
— Il l’a bien fait jusqu’à maintenant. Il semble accroché à la vie, lui répondit Isaac.
— Quelles sont ses blessures ?
— Un coup d’épée à la cuisse, assez profond et qui lui a fait perdre beaucoup de sang. Son corps, que ce soit sur les flancs ou dans le dos, porte de nombreuses marques.
— On l’aura battu ?
— Très certainement. Son bras était désarticulé et sa main écrasée.
— Torturé, dit l’évêque. Pris dans un combat à l’épée, capturé, frappé et torturé.
— Je ne vois pas de meilleure explication à ses blessures. Deux côtes sont cassées – je lui ai bandé la poitrine et nous avons attaché son bras et sa main à une planchette rembourrée. Je vais lui donner quelque chose pour le faire dormir et tenter de soigner ses doigts.
— Le sergent et le chef cuisinier sont les hommes les plus robustes et les plus calmes que je connaisse, dit l’évêque, qui les fit appeler.
— Ses habits sont trempés, et il grelotte de froid. Nous devons le sécher et le réchauffer. Tant que cela ne sera pas fait et que nous n’aurons pas vu comment il se porte, je ne pourrai dire en combien de temps il se remettra. Ma fille me dit que Naomi est déjà installée dans la charrette, elle pourra veiller sur lui. Quand il se réveillera, Votre Excellence, vous pourrez l’interroger.
— Je m’incline devant vos connaissances supérieures, maître Isaac. S’il est possible de le sauver, nous y parviendrons, et peu importe qui il est. Ami ou ennemi, c’est toujours une créature de Dieu.
Le jeune homme blessé fut déposé doucement sur des couvertures étalées sur la paille et les tapis déjà installés. Un oreiller moelleux fut placé sous sa tête. Raquel prit un gobelet de vin et d’eau dans lequel elle avait versé cinq gouttes d’un concentré amer et le porta à ses lèvres.
— Buvez ceci, señor, lui ordonna-t-elle. Vous vous sentirez bien mieux.
— Êtes-vous un ange descendu du ciel ?
— Non. Faites comme je vous dis.
— Mais je me sens déjà beaucoup mieux, reprit-il avec galanterie.
— Silence. Et buvez.
Quand il fut tombé dans un sommeil assez profond pour ne ressentir qu’en partie la douleur, Isaac entama le travail délicat qui consistait à remettre en place les os de sa main gauche. Raquel les cala avec de petits morceaux de bois retenus par de l’étoffe. Quand tous eurent été remis du mieux possible, elle plaqua son poignet sur une petite planche et la fixa à sa poitrine à l’aide d’un bandage.
— Il est heureux, dit-elle, qu’ils aient fait cela à sa main gauche. À sa façon de porter l’épée, je déduis qu’il est droitier.
— Ce n’est pas heureux, la corrigea Isaac, mais délibéré. Détruire la main dont on se sert le moins, puis menacer d’en faire autant avec celle qui reste. Cela suffit à faire parler.
— Croyez-vous que c’est ce qu’il a fait ?
— Non. Ils ont dû s’arrêter quand ils l’ont cru mort.
Cet incident avait immobilisé les voyageurs, et la plupart s’étaient regroupés à quelque distance des chariots, discutant et argumentant avec quiconque voulait les entendre.
— Je crois qu’on devrait le laisser là où on l’a trouvé, dit Ibrahim.
Comme c’étaient pratiquement les premières paroles qu’il prononçait, elles suscitèrent un intérêt considérable.
— Pourquoi ? demanda l’un des marmitons.
Ibrahim réfléchit. Donner la véritable raison – à savoir que ce jeune homme prenait sa place dans la charrette et qu’il lui faudrait à nouveau marcher et peut-être même mener la mule de son maître – ne lui vaudrait pas l’amitié de ses compagnons.
— C’est peut-être un coupe-jarret qui a été battu et laissé pour mort, et il nous tuera tous dans nos lits dès qu’il ira mieux, expliqua-t-il.
— Il y a du vrai là-dedans, surenchérit un garçon d’écurie.
Les servantes du couvent, qui s’étaient jusqu’ici tenues à l’écart du gros de la troupe, l’avaient néanmoins écouté avec grand intérêt.
— Il n’a pas l’air d’un coupe-jarret, objecta l’une d’elles. Il a plutôt l’air d’un beau gentilhomme, et c’est lui qui a été victime de coupe-jarrets. Et je ne me fierais pas à votre charité !
— On ne pouvait pas le laisser au bord du chemin, dit un palefrenier. Ç’aurait été mal de la part d’un évêque. Mais on aurait pu le déposer à la prochaine auberge, ils se seraient occupés de lui en attendant que ses amis viennent le chercher.
— Oui, dit le marmiton qui s’était assis sur un gros rocher pour découper un morceau du pain destiné au dîner. C’est une surcharge de travail.
— Tiens, donne-nous-en un peu, lui lança l’un de ses compagnons.
— Il n’y en aura pas assez pour tout le monde. Va nous chercher une ou deux miches.
Le cuisinier leur jeta un pain et envoya quelqu’un chercher à manger dans la charrette où s’entassaient les provisions.
— Il n’y aura pas assez à manger avec toutes ces bouches supplémentaires à nourrir, annonça un garçon d’écurie qui était depuis peu au service de Son Excellence et s’inquiétait de son prochain repas.
— Silence, dit une des servantes du couvent en se tournant vers les deux musiciens que tout le monde appréciait déjà.
— Et pourquoi me tairais-je ?
La discussion se poursuivit jusqu’à ce que chacun trouve un coin où s’asseoir et manger son morceau de pain, en attendant que quelqu’un d’autre décide de ce qu’il convenait de faire.
Non loin des chariots, l’évêque et le capitaine de la garde menaient avec Isaac le même genre de discussion.
— A-t-on décidé ce que l’on fera de lui ? demanda le capitaine.
— C’est encore trop tôt, répondit Isaac. Je puis à peine dire dans quelle condition il se trouve.
— Nous aurons de la place pour le coucher.
— S’il peut supporter les cahots de la charrette, dit Berenguer.
— Nous n’avons malheureusement pas emporté de litière, reprit le capitaine. Mais, en toute humanité, nous ne pouvons l’abandonner ici.
— Le problème est de savoir si nous le laissons à la prochaine auberge, expliqua Isaac, ou chez les frères de Sant Pol. Je serai plus à même de juger de son état quand il se sera réveillé.
— Nous sommes donc d’accord ? Nous l’emmenons avec nous et prendrons plus tard notre décision, trancha Berenguer. Nous ferions bien de repartir.
Yusuf amena sa mule à Isaac et tint la tête de l’animal quand son maître l’enfourcha. Raquel monta sa propre mule et voulut en prendre les rênes, mais déjà Yusuf plaçait la douce créature derrière le chariot. Lentement, l’un après l’autre, chacun reprit sa place, et la colonne s’ébranla à nouveau sur la route.
Ils étaient à peine partis qu’Isaac perçut le galop d’un cheval derrière eux.
— Cette personne me semble bien pressée, murmura-t-il à l’adresse de sa fille.
— Oui, papa.
Elle se retourna pour voir de quoi il s’agissait.
— Papa… c’est un grand louvet. Je ne crois pas en avoir vu de plus gigantesque. Et la pauvre bête n’a pas de cavalier.
— Est-il sellé ?
— Oui, papa. Les étriers et les rênes volent au vent. Il ralentit maintenant qu’il nous a rattrapés.
Tout le monde regardait le cheval à présent. Quelques marcheurs tentèrent de saisir ses rênes quand il passa à côté d’eux, mais personne ne voulut s’approcher de ses sabots qui voletaient. Il arriva à la hauteur de la mule d’Isaac et se mit au pas.
— Il n’est pas du tout louvet, dit Raquel. Il est couvert de boue séchée. Et il a l’air terrorisé.
Yusuf s’empara des rênes pendantes et murmura quelque chose à la bête apeurée. Tant qu’il put le maintenir auprès de la mule du médecin, le grand cheval resta tranquille.
Le capitaine et le sergent s’approchèrent pour mieux le voir.
— C’est un bel animal, dit le capitaine.
— J’ai l’impression qu’il y a non loin d’ici un cavalier qui recherche sa monture. Si tu le laisses partir, mon garçon, dit le sergent à l’adresse de Yusuf, il regagnera son écurie.
Yusuf noua les rênes pour qu’elles ne gênent pas le cheval puis il les lâcha. L’animal continua de marcher calmement à côté de la mule – il ne cherchait nullement à s’échapper.
— Il semble apprécier la mule de maître Isaac, lit remarquer le sergent. Et son jeune apprenti.
— Oui, répondit le capitaine, mais il doit tout de même avoir un propriétaire.
Le sergent fit un signe de tête en direction du chariot.
— C’est possible, reprit le capitaine. Mais tant qu’on n’en est pas certain, il vaudrait mieux envoyer quelqu’un sur la route pour se renseigner.
— Jusqu’où ?
— Jusqu’au château, je dirais. Il se renseignera et reviendra ensuite.
Le sergent alla parler à l’un des palefreniers et le capitaine se retrouva à côté de Raquel.
— Est-ce que les chevaux peuvent se lier d’amitié avec d’autres animaux ? demanda la jeune fille.
— C’est étrange, mais cela peut arriver, dit le capitaine. J’en ai justement connu un qui…
Sur ce, il prit la bride de la mule d’Isaac et, pendant toute cette fin de matinée, rapporta des histoires de chevaux amis avec des animaux domestiques.
Le jeune homme dormit profondément jusqu’au moment où le groupe s’arrêta pour un dîner tardif. Le repas de la mi-journée – moins élaboré que celui de la veille – fut préparé par les cuisiniers de l’évêque. Naomi se demandait comment bien faire la cuisine et veiller sur son nouveau compagnon quand celui-ci s’éveilla. Elle le confia à son maître pour ne plus se consacrer qu’à ses ustensiles.
— Comment allez-vous ? lui demanda Isaac.
— J’ai soif.
Raquel lui souleva la tête et porta un gobelet à ses lèvres. Il but avidement et retomba sur les coussins.
— Je vous suis très reconnaissant – non, en toute honnêteté, je suis étonné d’avoir trouvé des sauveteurs aussi charitables. Êtes-vous le magicien qui a remis en place ma main et mon bras ?
— Pas un magicien, dit Isaac, mais un simple médecin. Depuis combien de temps votre bras était-il déboîté ?
— Quand m’avez-vous trouvé ?
— En milieu de matinée. Vous sembliez avoir passé toute la nuit sous l’orage. Vous étiez trempé.
— Hier, peu avant le coucher du soleil. Je ne pourrais vous dire l’heure exacte.
— Vous êtes donc resté ainsi plus d’une demi-journée, murmura Isaac en secouant la tête.
— Comment est-ce arrivé ? demanda Berenguer.
— J’étais…
Il respira à fond et reprit.
— J’étais à cheval, il était tard et je cherchais une auberge quand j’ai été assailli par des voleurs. J’ai tiré mon épée pour me défendre et en ai marqué quelques-uns, mais l’un d’eux m’a frappé à la cuisse.
Il s’arrêta et Raquel lui donna à boire.
— Cela m’a affaibli, et tous se sont jetés sur moi. Ils m’ont mis à bas de ma monture. C’est là que je me suis blessé. Je suis très mal tombé.
— Une telle blessure pour une chute ? s’étonna Isaac.
— Oui. Ils m’ont dérobé ma bourse, mon épée et mon cheval, et ils m’ont tiré sur le bas-côté pour poursuivre leur chemin, du moins je le suppose. C’est surtout mon cheval que je regrette. Nous avons vécu beaucoup de choses ensemble.
Berenguer le contempla d’un air songeur.
— Je vous prie d’excuser notre piètre confort. Vous ne devez pas être bien dans cette charrette.
— Oh, je suis bien mieux que la nuit dernière, répondit le jeune homme. Et puis, j’ai une garde très attentionnée.
— Ah, Naomi… c’est ma cuisinière. Elle aime par-dessus tout s’occuper des malades. Nous ne lui apportons pas grand-chose de ce côté-là. Mais dis-moi, Raquel, quelle mine a-t-il ?
— Il est toujours très pâle, papa, mais son regard est clair. Il est un peu fiévreux.
— Il serait étrange qu’il ne le fût pas.
— Mon Dieu, s’écria le jeune homme, vous ne voyez pas ! Vous avez remis en place mon bras et ma main, vous avez pansé ma blessure, et vous ne voyez pas ! Vous êtes un magicien.
— Non, mon fils, dit l’évêque. Pas un magicien, rien qu’un homme fort habile. Doit-on le conduire à l’auberge, maître Isaac ? Elle ne se trouve pas très loin d’ici.
— Il sera mieux auprès des moines, Votre Excellence. Leurs soins compenseront la longueur du trajet.
— Je vous supplie, Votre Excellence, de m’emmener avec vous si vous allez jusqu’à Barcelone. Je supporterai de voyager, dans ces conditions luxueuses.
Sa voix s’épaissit et il toussa pour s’éclaircir la gorge.
— Attendons ce soir pour voir comment il va, proposa Isaac.
— Bien, dit Berenguer. Nous vous conduirons à Sant Pol et saurons ainsi si vous supportez le déplacement.
Naomi lui souleva doucement les épaules et approcha le gobelet de ses lèvres. Mais, au lieu de boire, il regarda quelque chose, au-delà des épaules de l’évêque. Berenguer se retourna et découvrit le grand cheval noir.
— Vous devez boire, señor, lui dit Naomi.
— Pardon, fit le blessé, j’admirais ce bel étalon.
Il but et retomba, épuisé.
— Et comment pouvons-nous vous appeler, jeune homme ? demanda Berenguer. Puisque nous allons voyager de conserve pendant quelque temps.
— J’ai manqué de courtoisie, Votre Excellence, en ne songeant qu’à mes propres maux. Je suis… Gilabert. Vous pouvez m’appeler Gilabert.
— Fort bien, Don Gilabert.
— Simplement Gilabert. Je suis issu d’une famille honnête et respectable mais modeste.
— Et où cette famille modeste réside-t-elle ?
— Entre Barcelone et Tarragone.
— Que pensez-vous du jeune Gilabert, maître Isaac ? demanda Berenguer.
— C’est un menteur, mais un jeune homme agréable.
— Oui. Peut-être un cavalier expérimenté pourrait-il se faire cela au bras quand on le jette à bas d’un animal qui, selon ses dires, se tenait tranquille, mais comment s’est-il écrasé les doigts et brisé deux côtes de l’autre côté du corps ? Sans parler de son dos. Quelqu’un lui aura fait cela.
— Assurément.
— Ce n’est pas quelqu’un qu’il protège, en tout cas, car qui protégerait un ennemi aussi pervers ?
— Non. C’est peut-être quelqu’un qu’il fuit.
— Ou qu’il poursuit, non ? Il a d’exquises manières pour un jeune homme d’aussi modeste extraction, maître Isaac. Il m’intéresse beaucoup.
Le capitaine s’approcha d’eux alors qu’ils se préparaient à repartir.
— Votre Excellence, dit-il, le palefrenier envoyé retrouver le maître du cheval est revenu. Personne ne signale sa disparition. Quand je l’ai vu pour la première fois, j’aurais parié qu’il n’avait pas parcouru une longue distance.
— Je crois, dit Berenguer, que nous allons également l’emmener avec nous.