CHAPITRE PREMIER
Le palais archiépiscopal
Berenguer de Cruilles arriva au palais et réclama l’honneur d’une audience immédiate avec Don Sancho Lopez de Ayerbe. La réponse de l’archevêque ne se fit pas attendre. Son Excellence était désolée, mais elle se reposait. Berenguer se débarrassa de la poussière et de la boue de la route, se changea et dîna. L’archevêque n’arrivait toujours pas. Quand il eut mangé, Berenguer adressa un nouveau message à Son Excellence. Don Sancho regrettait de chagriner l’évêque de Gérone, mais il s’occupait à préparer le conseil.
— Puis-je suggérer à Votre Excellence de prendre un peu l’air ? dit Bernat. La vue des remparts est très plaisante.
— Non, Bernat, vous ne pouvez pas me le suggérer. Et votre voix me rappelle celle de Don Sancho quand vous dites cela. Je resterai à l’intérieur du palais tant que je n’aurai pas vu l’archevêque, déclara Berenguer, le visage blême d’une colère qu’il parvenait mal à réprimer. Ensuite, vous pourrez me suggérer ce que bon vous chante.
— Certainement, Votre Excellence. Ce serait le moment idéal pour étudier les papiers que nous avons…
— La seule chose que j’accepterais en cet instant est de disputer une partie d’échecs avec mon médecin, qui ne m’irrite pas avec ses suggestions, lui.
— Le reste de notre petite troupe n’est malheureusement pas encore arrivé, lui fit remarquer Francesc.
— En êtes-vous certain ?
— Le capitaine me l’aurait aussitôt signalé, dit-il avec sérénité. Il est très possible qu’ils n’arrivent pas en ville avant demain, ajouta-t-il.
Berenguer quitta assez longtemps ses confortables appartements pour s’offrir un rapide souper. Une fois encore, l’archevêque ne se montra pas. Berenguer commençait à faire nerveusement les cent pas quand un coup discret frappé à la porte l’arracha à ses pensées stériles.
— Son Excellence tiendrait pour un honneur si Votre Excellence acceptait de le voir dans son cabinet, dit le petit serviteur.
— Maintenant ? s’étonna Berenguer.
— Oui, Votre Excellence. Si Votre Excellence veut bien me suivre…
En silence, Berenguer implora le ciel de lui accorder patience et humilité et se donna une contenance. Il suivit l’enfant dans les couloirs avec toute la docilité dont il était capable, puis il attendit sans jamais trahir la fureur qui l’habitait.
Assis de l’autre côté d’une lourde table en chêne sombre à la sculpture compliquée, l’archevêque était tourné vers la porte. Avec une froide politesse, il fit signe à son hôte de s’asseoir, puis il attendit en silence que le petit page apportât une coupe de vin à l’évêque.
— J’ose espérer que votre voyage fut sans histoires, Don Berenguer, dit l’archevêque.
— Il le fut effectivement, répondit Berenguer avec amabilité.
Avec un regard qui annonçait la levée de nuages d’orage, l’archevêque se pencha en avant et marqua un temps d’arrêt avant de parler.
— Agnete, cette sœur à propos de qui je vous ai écrit, elle se trouve également avec vous ?
— Dans ma hâte de retrouver Votre Excellence, j’ai laissé mes compagnons derrière moi ce matin. Elle est avec le reste de mon escorte, Votre Excellence. Je suis certain qu’ils ont fait, eux aussi, un voyage sans histoires.
— Vous l’avez laissée derrière vous, sur la route ?
— Elle est extrêmement bien protégée par mes gardes personnels, Votre Excellence. Je tenais à ne pas manquer le début du conseil, et je suis parti en avant avec mon confesseur et mon secrétaire.
— J’ai entendu dire que l’on avait tenté de s’emparer de sa personne…
— Une tentative infructueuse, Votre Excellence.
— Savons-nous qui en est l’auteur ?
— Des bandits, placés sous le commandement d’un certain Mario. On croit qu’ils agissaient pour le compte de sa famille.
Don Sancho plissa le front, saisit sa lèvre inférieure entre ses doigts et la pinça. C’était une habitude qu’il avait lorsqu’il réfléchissait, une habitude plutôt ennuyeuse selon Berenguer.
— Peut-être que, si vous aviez pris des mesures en vue de son transfert dès que la malheureuse affaire de l’enlèvement de Doña Isabel a été réglé, sa famille n’aurait pas eu le temps d’échafauder des plans pour sa libération.
— Je ne doute pas que Votre Excellence ait raison.
— S’il en avait été ainsi, Don Berenguer, le couvent de Sant Daniel et l’abbesse Elicsenda en personne n’auraient pas été souillés par le scandale général qui a marqué cette histoire. Ce retard ne les a pas protégés des conséquences de cet événement. Comme vous devez le savoir, il a même eu l’effet contraire.
— Je n’en suis que trop conscient, Votre Excellence. À l’époque, j’ai incité l’abbesse Elicsenda à envoyer immédiatement Sor Agnete à la maison mère.
— Oui, mais vous n’avez rien fait de plus, Don Berenguer.
— À mon grand chagrin, dit l’évêque en réprimant les justifications qui lui venaient aux lèvres.
Son silence, il l’admettait avec tristesse, n’était dû qu’à un sens politique très développé qui lui dictait que le moment n’était pas venu de se défendre. L’humilité n’était décidément pas l’un de ses points forts.
— Je ne suggère pas, comme l’ont fait certains, reprit Don Sancho, que l’un de nos évêques aurait tenté de dissimuler – dans son intérêt propre – l’implication du couvent de Sant Daniel dans cette traîtrise.
Son sourire ébauché indiquait clairement qu’il aurait pris plaisir à une telle hypothèse, mais qu’elle était trop insultante pour être exposée.
— Néanmoins, Sa Majesté le roi est furieux que Sor Agnete n’ait pas encore été traînée devant un tribunal – ecclésiastique ou royal – pour y être jugée.
— Sa Majesté mettrait en doute le droit de Votre Excellence à faire juger Sor Agnete par un tribunal épiscopal ? demanda Berenguer. Je m’étonne qu’elle puisse trouver une justification à un tel défi, même à une date aussi tardive.
— Non, répondit Don Sancho, elle admet notre droit à la juridiction, mais elle n’est pas heureuse de constater que rien n’a encore été fait.
L’archevêque fit une pause.
— Ou rien qu’elle-même – ou tout autre membre du diocèse – ait été capable de discerner.
— Ah, fit Berenguer, le diocèse. Il se peut que le procurateur de Sa Majesté, Don Vidal, lui ait indiqué quelque chose.
— Je crois qu’il a évoqué ce problème avec Sa Majesté.
— Maints problèmes gagnent en complexité dès lors qu’ensemble l’Église et l’État s’en mêlent, comme ce fut le cas lors de la nomination de Vidal de Blanes, dit platement Berenguer. Ce doit être difficile pour Don Vidal.
Sancho Lopez de Ayerbe porta un regard sévère sur l’évêque de Gérone.
— C’est là mon impression, murmura-t-il.
— On prétend que le nonce du pape sera à Tarragone pour la conférence, avança Berenguer avec l’air de ne pas changer de sujet.
— Le nonce nous honore effectivement de sa présence.
— Peut-on savoir si une affaire particulière l’amène ici ?
Don Sancho secoua la tête d’un air absent.
— Il s’agit d’une controverse d’ordre juridictionnel. Quelque chose de très différent. Il a été envoyé ici pour y mettre un terme.
— Un problème d’ordre juridictionnel ?
— Entre l’archidiocèse, le diocèse de Barcelone et l’Inquisiteur.
— L’Inquisiteur ? s’étonna Berenguer.
— Oui, fit Don Sancho, mais comme le prétendu hérétique est introuvable et que ses voisins pensent qu’il est mort ou bien en France ou en Angleterre, je ne vois pas pourquoi l’archidiocèse ou le nonce de Sa Sainteté s’intéresserait à cela. C’est une perte de temps considérable.
— Se pourrait-il que Sa Majesté ait également quelque intérêt dans cette affaire ?
Don Sancho lui adressa un long regard spéculatif.
— C’est toujours une possibilité. Je me demande si vous pourriez avoir raison. Vous dites que vous avez parlé à Sa Majesté à Barcelone, Don Berenguer ?
— Oui, Votre Excellence, j’ai parlé à Sa Majesté. De tout autre chose.
Les rumeurs de cour circulaient à toute allure.
Don Sancho se leva et lui offrit un sourire cordial.
— Je vous ai retenu trop longtemps, Don Berenguer. Votre voyage a dû vous épuiser. Mais cette petite conversation a été fort instructive, n’est-ce pas ? Et je suis persuadé que le problème posé par Sor Agnete peut être promptement résolu.
— Je l’espère sincèrement, Votre Excellence. Je prends la permission de me retirer et vous souhaite une bonne nuit.
Alors qu’il regagnait sa chambre, Berenguer se demanda exactement ce qu’il avait pu dire pour faire ainsi plaisir à l’archevêque.
Un autre page l’attendait dans sa chambre.
— Votre Excellence, dit-il, mon maître souhaite vous voir. Viendrez-vous avec moi ?
— Et qui est ton maître, mon garçon ?
— Pons de Santa Pau, murmura le page, serviteur de Sa Majesté.
— Et où souhaite-t-il me rencontrer ? La journée a été bien longue et…
— Dans la maison de Raimundo. J’ai ici une cape pour Votre Excellence. La soirée est un peu fraîche.
— Je peux supporter une fraîche soirée de mai, mon garçon.
— Mon maître pense qu’il vaudrait mieux que Votre Excellence porte cette cape.
— Je m’incline devant ses connaissances supérieures.
Le page aida l’évêque à endosser une cape d’étoffe grossière avant d’en passer lui-même une brune et plus légère, du type porté par tous les étudiants et apprentis de la ville.
Le garçon l’emmena loin des appartements de l’archevêque, vers des pièces et des bureaux aux dimensions plus modestes. Ils venaient de franchir une petite porte assez lourde quand le page s’arrêta et se tourna vers l’évêque.
— C’est un peu compliqué, Votre Excellence. Si vous voulez bien poser la main sur mon épaule et me suivre, nous y serons dans un instant.
— L’Inquisiteur ? demanda Pons de Santa Pau. Oui. On a bien tenté de déclencher certaines enquêtes à l’intérieur de l’archidiocèse. Cela fait plus de vingt ans que la dernière panique est retombée…
— Vous n’en avez assurément aucun souvenir, dit Berenguer.
— Non, répondit le jeune homme. J’étais au berceau à l’époque, et ces problèmes ne me concernaient pas. Mais il en est qui s’en souviennent… et le mouvement est rapidement passé de la crainte de l’hérésie aux juifs de la ville.
— Nous avons entendu parler d’une agression à l’encontre d’un marchand juif. Elle se serait soldée par sa mort et la destruction de ses biens. Cela a beaucoup irrité Sa Majesté. Est-ce exact ?
— Ça l’est.
Avec une grande précision et une économie de moyens, il brossa le décor de l’incident.
— C’est très intéressant, dit Berenguer. J’approfondirai certains points que vous avez évoqués.
— Bien, fit Santa Pau. Quand mon prochain rapport sera terminé, Votre Excellence, vous pourrez y adjoindre le vôtre si vous le désirez. Je m’excuse de vous avoir fait venir ici, mais nous pouvons faire confiance à Raimundo, le propriétaire de cette demeure. Il faisait jadis partie de la maison de mon père. Il est loyal et bien payé.
— Ce qui est pratique.
Santa Pau se leva et s’inclina.
— Dès que mon rapport sera prêt, je vous le ferai savoir. Cela ne tardera pas. La ville commence à s’agiter.