CHAPITRE V

Les montagnes

 

Ils déjeunèrent de riz chaud et épicé, d’excellent pain tout juste sorti du four, de l’un des jambons de l’évêque et d’un bon quart des fromages disposés sur la table. Avant de faire ses adieux, Berenguer envoya son secrétaire chercher un paquet enveloppé de lin, qu’il offrit à dame Emilia.

— Vous nous avez accueillis avec une telle grâce, ma cousine, même lorsque votre maison était dans la peine. Nous ne vous aurions pas dérangée si nous l’avions su.

— Sans vous, notre fils serait mort à cette heure. Votre venue fut une réponse à mes prières.

— Pas ma venue, madame, dit Berenguer, mais celle de mon médecin. Je l’ai emmené en voyage sous un prétexte égoïste, mais je suis comblé de voir que cela a servi à quelque chose.

Dame Emilia alla avec le paquet jusqu’à l’embrasure de la fenêtre, où la lumière était meilleure, et l’ouvrit. Elle y trouva une pile de lourdes soieries, soigneusement pliées, suffisamment pour confectionner la plus belle robe aux manches les plus longues qu’elle puisse imaginer, et encore assez pour faire une robe à sa fille, quand elle serait devenue une jeune femme.

— Votre Excellence, dit-elle, votre générosité ne connaît pas de limites. Si jamais nous pouvons vous rendre quelque service…

— Madame, dit-il galamment, vous pourriez regretter ces paroles. Nous reviendrons par la même route.

— Et vous serez une fois encore les bienvenus.

 

Le châtelain les accompagna dans la cour et leur réitéra son conseil de rester sur leurs gardes pendant la traversée de la forêt.

— Avez-vous entendu parler d’attaques menées contre des voyageurs dans cette région ? lui demanda le capitaine.

— Non, dit le châtelain. Mais la servante de ma femme – la fille de mon meilleur bûcheron – a raconté à Emilia que nos hôtes devaient faire attention à eux. Je pense que c’est à cause de son père. C’est un homme d’une nature plutôt sombre, qui prévoit toujours le pire. Quant à moi, la nuit dernière, j’ai cru entendre des braconniers dans la forêt, mais ils devraient plus s’en prendre à mes cerfs qu’à mes invités. Je ne vois aucune raison particulière pour que vous vous inquiétiez. Mais, à votre place, je serais tout de même sur mes gardes, capitaine.

 

— Savez-vous manier l’épée ? demanda le capitaine un peu abruptement.

— Assurément, répondit Gilabert. Pas aussi bien que lorsque j’avais mes deux bras, mais assez bien tout de même. Pouvez-vous m’en fournir une ?

— Oui. Cela nous fait dix hommes armés, dit-il pour soi-même. Son Excellence portera son épée, et ses prêtres en feront de même. Ils sont tout à fait à même de se protéger. Nous devrions être aussi bien préparés. Il y a aussi le cuisinier et son aide. Le palefrenier portera une lance. Vous montez aujourd’hui ?

— Eh oui, capitaine, je monte.

— Vous aurez quelque difficulté à mettre pied à terre si nous sommes attaqués.

— Je peux me battre en selle. Le cheval fera ce que je lui demande.

— Vous en êtes sûr ? Il m’a semblé imprévisible.

Le capitaine lui adressa un étrange regard et demanda à quelqu’un d’aller lui chercher une épée.

 

Ils avançaient sur la route, silencieux, tendus et inquiets, s’attendant à tout instant à voir fondre sur eux une bande d’hommes à pied ou grimpés sur de petits chevaux de montagne. Les religieuses, les autres femmes et les garçons d’écurie, trop jeunes pour manier une pique ou un bâton, avaient été regroupés au milieu de la file, entre deux chariots. Les autres étaient postés aux extrémités du groupe. La route montait en serpentant, et rien ne se passait. Ils se détendirent un peu.

C’est alors que le sergent et deux des gardes négocièrent une courbe assez serrée, suivis de près du premier chariot, et s’arrêtèrent net. Devant eux, la route était couverte non pas de bandits d’allure féroce, mais d’une horde de femmes accompagnées de quelques vieillards et d’enfants. La plupart étaient pieds nus et vêtues de tuniques grossières remontées sur leurs jambes solides. Quelques-unes étaient armées. À l’avant se tenaient deux femmes à l’air déterminé qui brandissaient des couteaux de cuisine.

— Où est l’aveugle ? demanda la plus téméraire des deux. Et sa fille ?

— Que lui voulez-vous ? lança le sergent. Recule, femme, et laisse-nous passer.

— Pas tant que vous ne nous aurez pas donné l’aveugle, répéta-t-elle.

Une autre femme, échevelée, à la robe sale et déchirée, sortit de la foule. Elle portait un enfant de deux ou trois ans.

— C’est pour moi qu’elle demande l’aveugle, expliqua-t-elle. C’est ma sœur. Elle ne vous veut pas de mal, je le jure. Mon bébé va mourir et j’ai appris ce que l’aveugle avait fait pour l’enfant du château. Il doit m’aider. L’année dernière, j’ai perdu tous mes autres enfants. C’est tout ce qui me reste.

— C’est vrai, s’éleva une voix derrière elle. Marta la Folle, c’est pas une menteuse.

Berenguer s’avança pour observer la pitoyable créature.

— Maître Isaac ?

— Je vais examiner cet enfant, dit Isaac, mais si c’est une infection qui a emporté tous vos autres petits, l’aider sera bien au-delà de mes capacités.

— Ils sont morts dans un incendie, dit la femme au couteau de cuisine. Celui-ci a la fièvre et une enflure. Mais c’est pas un bubon de peste, ça, je vous le jure. J’en ai vu, et je sais ce que c’est. Que je meure dans d’horribles souffrances et que je brûle en enfer si c’est un bubon, messire.

— Laisse-moi voir ça, dit le sergent. Écartez-vous toutes.

La mère souleva le pied de l’enfant et le montra au sergent.

— C’est une infection purulente, dit Raquel. Ça se voit d’ici. Amenez cet enfant.

Ils posèrent une couverture sur la route et y couchèrent l’enfant. Raquel lava soigneusement le pied infecté, l’incisa et en laissa sortir les matières putrides. Elle le tamponna et le purifia à l’aide de vin, le recouvrit d’herbes et le banda, puis rendit l’enfant en larmes à sa mère.

— Va au château et demande à la bonne dame qui y vit du bouillon, des œufs frais et de la bonne nourriture pour ton enfant pendant quelques jours. Et ne le laisse pas marcher sur ce pied durant…

Raquel hésita.

— Cinq jours, dit son père d’un ton autoritaire.

— Merci, dit la femme, merci. Il ira bien ?

— Si tu prends soin de lui.

Les femmes se regardèrent, l’air un peu gêné.

— Il faut leur dire, fit la mère de l’enfant. Ça serait pas bien. Après tout, ils se sont arrêtés pour nous aider. Et dame Emilia.

— Nous dire quoi ?

— La route n’est pas sûre droit devant, expliqua la mère. Vous ne pouvez pas continuer.

— Il y a un pont, là-bas, voilà ce qu’il y a. Vous pourriez tomber et vous tuer.

La voix s’était élevée au milieu de la horde, et un murmure lui fit écho, peut-être approbateur mais peut-être hostile.

— Vous pouvez passer par cette piste et redescendre de l’autre côté de la montagne, dit la sœur. Votre malade ne risquera rien.

Dès que la colonne avait fait halte, Yusuf, persuadé qu’on n’aurait pas besoin de lui, était grimpé à flanc de montagne pour voir ce qui les attendait peut-être. Il trouva un pin facile à escalader et monta aussi haut que l’arbre le lui permettait. De ce perchoir, il voyait la route serpenter avant de disparaître, mais aussi quelque chose qui le fit sursauter. Il se laissa glisser à terre, dévala la pente et murmura à l’oreille du capitaine.

— Je crois que nous devrions suivre le conseil de cette brave femme, dit ce dernier.

— Vous en êtes sûr ? lui demanda Berenguer.

— Tout à fait. Elles me semblent honnêtes, reprit le capitaine avec solennité. Nos chariots peuvent-ils emprunter cette route, maîtresse ?

— Les nôtres y arrivent, je vois pas pourquoi les vôtres le pourraient pas. Il faudra pousser de temps en temps, c’est tout.

 

Ils parvinrent au bout de la route, épuisés et couverts de boue. Tout le monde avait fini par mettre pied à terre et aider. Dans la montée, ils avaient poussé les chariots et les charrettes dans un sol mou et boueux ; dans la descente, il avait fallu les retenir avec des cordes pour empêcher les mules d’être écrasées.

Quand ils purent reprendre normalement leur chemin, Berenguer se tourna vers le capitaine.

— De quoi s’agissait-il ? Je suis persuadé qu’il y avait un piège.

— Il y en avait bien un, Votre Excellence. Trente hommes armés nous attendaient près du pont. Yusuf est grimpé dans un arbre pour jeter un coup d’œil. Par simple curiosité, je pense, ajouta-t-il. Et voilà ce qu’il a vu.

— Mais les femmes n’ont pas voulu avouer qu’on nous avait tendu un piège.

— Un piège constitué de leurs fils et de leurs maris, dirais-je. C’est étrange qu’elles aient fait allusion à un malade.

— Ils cherchaient le jeune Gilabert, dit Berenguer. C’est évident. Et cela signifie que quelqu’un les a payés pour nous attaquer : je ne vois pas pourquoi des montagnards en haillons s’intéresseraient à lui.

 

Ce fut une marche longue et pénible au flanc de la montagne. Ils s’arrêtaient à peu près toutes les heures, quand la route était assez plate, et se reposaient brièvement. Il y avait abondance de nourriture, mais ils furent bientôt trop fatigués pour manger.

— Quand est-ce qu’on arrive en haut ? demanda le marmiton.

— Jamais, lui expliqua l’aide-cuisinier. Pourquoi, tu veux y aller ? C’est très loin, tu sais. Non, on va bientôt commencer à redescendre.

— Ça sera plus facile, dit le jeune garçon qui était d’un incurable optimisme.

— D’une certaine façon.

Oui, c’était plus facile, pour le souffle, mais pas pour des jambes fatiguées. L’après-midi était déjà bien entamé quand, les mollets endoloris, ils achevèrent leur lente descente près du pont qui enjambait la rivière. Le capitaine leur fit faire halte.

— Papa, s’écria Raquel, c’est superbe !

— De quoi parles-tu, ma chérie ? lui demanda son père, l’esprit empli de tout autre chose.

— Les oliviers, papa, et puis aussi les vignes. Tout cela est si vert, si bien entretenu. Il y a des collines devant nous, mais pas de vraies montagnes.

Le soleil effleura l’horizon avant qu’ils entrent dans Vilafranca de Penedès et se dirigent vers le palais royal. C’était le 29 avril, et Tarragone était encore à une douzaine de lieues. La conférence devait débuter dans trente-six heures. Tandis que les cuisiniers et leurs aides faisaient le plein de victuailles et que les garçons d’écurie brossaient et étrillaient mules et chevaux, Berenguer se réunit avec Bernat, Francesc et le capitaine afin de discuter.

— Nous partirons à l’aube, déclara l’évêque. Avant tout le monde. Je dois atteindre Tarragone dès demain, et je tiens à éviter la chaleur de la journée.

— Souhaitez-vous que je vous accompagne, Votre Excellence ? demanda le capitaine.

— Non, je préfère que vous restiez auprès d’eux.

 

Chacun était occupé à ôter la boue de ses bottes, de sa tunique ou de sa robe. Gilabert examinait pour sa part sa culotte déchirée, ses bottes de cheval maculées et la tunique trop grande que lui avait prêtée le médecin : il se demandait s’il était possible de mettre cela pour dîner au palais royal, même si le roi était absent.

— C’est une chose d’être vêtu comme un gentilhomme sali par les incommodités du voyage, expliqua-t-il à Yusuf, délégué pour voir comment il se portait après une journée aussi éprouvante. Et c’en est une autre que d’avoir l’air de détrousser des cadavres pour leur prendre leurs habits.

— Si je savais où vous trouver d’autres vêtements, señor, je m’en occuperais aussitôt. Mon maître possède une autre tunique qui vous irait certainement mieux, mais elle vous tomberait jusqu’aux chevilles.

— Eh bien, je ressemblerais plus à un médecin. Je ne puis me montrer difficile, je le crains, dit Gilabert. Je brosserai mes habits pour en ôter la boue, nettoierai mes bottes et me présenterai tel que je suis.

— Je vais trouver quelqu’un pour cirer vos bottes, señor.

 

Quand Yusuf revint avec les bottes, Gilabert était allongé sur son lit et contemplait le plafond sombre de sa chambre.

— Cela me fait plaisir de te voir, Yusuf, dit-il. Viens, descendons dans la cour et profitons de la soirée. Mes pensées sont plutôt de tristes compagnes.

Lentement, mais avec plus de facilité qu’auparavant, Gilabert descendit l’escalier de pierre ouvragé qui menait à la cour. Il se dirigea vers un banc proche d’une fontaine et s’y assit avec plaisir.

— Tu t’intéresses à l’équitation, n’est-ce pas, Yusuf ? Tu montes bien – presque aussi bien que moi quand j’avais ton âge.

— J’ai rarement eu l’occasion de m’exercer, señor.

— C’est vrai, et cela se voit à certains de tes gestes. Malgré tout, tes capacités m’ont impressionné.

— Sa Majesté a dit que si je devais vivre à la cour, j’aurais mon propre cheval, pris dans l’écurie royale, et ma propre mule pour voyager, dit Yusuf un peu mélancolique.

— C’est ce que tu feras ?

— Comment pourrais-je quitter mon maître ? Il m’a vêtu et nourri alors que j’étais en haillons et à demi mort de faim. Il m’a sauvé la vie, il a engagé des professeurs pour m’initier à la lecture et l’écriture de votre langue, il m’a déjà aussi beaucoup appris quant à la guérison des malades. En outre, il est aveugle, et si sa fille se marie, qui sera là pour l’assister ?

— Elle est très belle, remarqua Gilabert. Très habile aussi.

— Oui. C’est pour cela qu’elle trouvera un époux. Quand elle est en ville, ma maîtresse l’enveloppe comme un paquet pour lui éviter les regards des curieux.

— Elle se montre pleine de sagesse. Ici, chaque homme – même les prêtres – a les yeux posés sur elle. Je les observe parfois pour aider à passer le temps.

— Vous êtes un cavalier émérite, dit Yusuf. Je n’ai jamais vu un blessé monter ou maîtriser si bien un cheval tel que celui-ci.

— Tu me flattes, jeune Yusuf. Je monte de manière honorable et, au cours de ces dernières années, pour une raison ou une autre, je suis souvent allé à cheval. C’est une vie bien agitée que celle que j’ai menée.

Il se tut un instant.

— Pourrais-tu demander à Son Excellence qu’il daigne m’accorder un entretien ? reprit-il. Je le ferais bien moi-même mais, vois-tu, je ne suis pas aussi vif que toi.

— Je vais le lui demander, dit Yusuf avant de s’esquiver.

 

— Je suis désolé de déranger Votre Excellence, dit Gilabert.

— Ce n’est rien, répondit Berenguer. C’est une plaisante soirée, et la cour du château est tout à fait hospitalière. Voyez-vous une objection à la présence de mon médecin ?

— Nullement. Il peut entendre tout ce que j’ai à dire.

— Vous avez toute mon attention, fit Isaac d’un air grave.

— À une heure d’ici, sur la route de Tarragone, expliqua Gilabert, se trouve la modeste finca de mon père. Avec votre permission et votre aide gracieuse, Votre Excellence, je quitterai demain votre escorte. Quand j’aurai recouvré forces et santé, je vous retrouverai à Tarragone. Dans quelques jours, je l’espère.

— Désirez-vous que nous vous ramenions chez votre père ?

— Non, ce serait trop demander. Je sollicite seulement une mule pour me conduire à la finca et un homme pour vous la ramener. Dès mon arrivée, mon oncle me donnera un cheval.

— Votre oncle ?

— C’est un homme très généreux. Ou mon père, bien entendu, ajouta-t-il. Cela ne posera aucun problème. J’ai des affaires à Tarragone, et j’espère vous y retrouver, Votre Excellence, avant la fin du conseil général.

— Qu’en pense mon médecin ?

— C’est chose possible, dit Isaac. Mais si Votre Excellence n’y voit pas d’inconvénient, j’aimerais l’accompagner et emmener ma fille avec moi. Je pense qu’il trouvera cet exercice bien plus pénible qu’il ne se l’imagine, et je tiens à examiner ses blessures dès son arrivée. Ainsi qu’à bander une fois encore sa main avant qu’il n’échappe à mes soins.

— Est-ce acceptable ?

— Ça l’est, répondit Gilabert.

— Bien. Le capitaine va arranger cela. Je vous souhaite de joyeuses retrouvailles avec votre père, et je prie pour que vous n’arriviez pas trop tard pour le voir.

— Pour le voir ? Ah oui, bien sûr. Je m’efforce de ne pas trop penser à cela. Mais mon oncle sera là, même si mon père n’y est pas.

— Vous disposerez d’une mule et d’une escorte pour vous ramener dans votre famille. Pour l’heure, je vous dis adieu. À l’aube, je partirai pour Tarragone. Francesc et Bernat m’accompagneront. Jeune Gilabert, et peu importe qui vous êtes, de tout mon cœur je vous souhaite plus de bonheur que vous n’en avez eu jusqu’à présent.

— Qui croyez-vous que je suis, Votre Excellence ?

— Je l’ignore, dit Berenguer, mais que Dieu vous assiste, demain et toujours. Irons-nous souper ?

Suivis de Yusuf, les trois hommes empruntèrent l’escalier puis la galerie qui menait à la grande salle à manger, où tout le monde se retrouvait déjà pour le repas du soir.