CHAPITRE IV

Les montagnes

 

Le lendemain matin, le fracas des cloches réveilla les voyageurs bien avant prime. L’un après l’autre, ils quittèrent péniblement leurs minces matelas afin d’affronter cette nouvelle journée. Des bancs de nuages annonciateurs de pluie et de vent flottaient au-dessus du prieuré. Nul n’était effleuré par la tentation de paresser dans l’air glacial du dortoir bondé ou des cellules au mobilier austère. Une fois debout, chacun s’activait.

Le déjeuner fut long à venir. Quand il arriva, ce fut pour se révéler froid et spartiate. Dès qu’ils eurent terminé, Berenguer fit ses adieux, et son escorte se hâta de quitter les froids locaux des moines pour la chaleur relative de la route.

— Je n’aimerais pas être moine, dit le confesseur des religieuses.

L’homme avait le don d’exprimer tout haut ce que les autres avaient le tact de garder pour eux.

— Les sœurs ne vivent pas de manière somptueuse, poursuivit-il, mais, par une froide matinée, leur réfectoire est toujours chauffé, et la nourriture bonne et abondante.

Berenguer fronça les sourcils.

— Nous avons largement puisé dans leurs ressources. Et ils nous ont offert ce qu’ils avaient. Leur richesse et leur nombre ont beaucoup diminué ces dernières années.

— Je ne voulais pas me montrer peu charitable, Votre Excellence, mais…

— Vous m’en voyez satisfait. Je suis certain que vous prenez en pitié le désarroi dans lequel ils vivent.

— Assurément, Votre Excellence, répondit le confesseur.

Leur joie de quitter Terrassa fut de courte durée. La route qui les attendait était aussi décourageante que celle qu’ils avaient déjà parcourue. Leurs vêtements étaient encore humides de l’orage de la veille, et Andreu éternuait.

— Selon vous, jusqu’où pourrons-nous aller aujourd’hui ? demanda Berenguer.

— Castellvi est à une distance raisonnable, déclara le capitaine.

— C’est très loin de Tarragone.

— Nous n’avons pas marché hier autant que nous le désirions, Votre Excellence. Il y a eu l’orage, et puis…

— Oui, capitaine, je comprends fort bien cela. Bon, si nous ne pouvons aller plus loin, un de mes parents qui vit près de Castellvi nous accueillera, mais il lui sera difficile d’offrir l’hospitalité à tant de gens. Il vaudrait mieux poursuivre jusqu’à Lloselles, où nous pourrons loger au château. Ils ont également plus de place et ne sont pas aussi pauvres que mon malheureux cousin.

— À condition d’arriver ce soir à Lloselles.

— Nous devons essayer, dit avec force l’évêque. À Castellvi, je suppose que nous pourrions tous dormir dans la grande salle. Ce serait plus propre et plus calme qu’à l’auberge.

— Il nous faudra aussi une pièce pour les femmes, et une chambre pour Sor Agnete.

— Je suis persuadé que mon cousin pourra arranger cela.

Vu que, sans aucun doute, l’évêque dormait dans la meilleure chambre partout où il s’arrêtait tandis que son hôte et son hôtesse se trouvaient relégués dans quelque recoin obscur du quartier des domestiques, Berenguer pouvait se permettre d’être philosophe en matière de promiscuité.

— Je ferai de mon mieux, l’assura le capitaine. Mais la route n’est pas facile, et la distance à parcourir dans la montagne est considérable.

 

Le soleil creva les nuages. Le vent qui les tourmentait et les faisait frissonner séchait peu à peu leurs habits. Mais, plus ils s’éloignaient de Terrassa, plus les montagnes leur semblaient imposantes. Assombries de pins touffus, leurs crêtes se serraient les unes contre les autres comme les dents d’un peigne. Même le plus lent des marcheurs se pressait comme si c’était là un territoire ennemi qu’il convient de traverser en toute hâte. Le monde ne s’ouvrit autour d’eux que lorsqu’ils entamèrent la descente et retrouvèrent la vallée du Llobregat.

— Nous ne pouvons pas encore faire halte, annonça le capitaine en contemplant sa petite troupe désemparée. Mais comme ils sont nombreux à avoir faim, nous allons tout de même prendre le temps de leur distribuer du pain et du fromage.

— Ne vous asseyez pas, dit le marmiton quand il passa parmi les serviteurs du couvent, porteur d’un grand panier plein de morceaux de pain et de belles tranches de fromage. Nous mangerons en route.

— Le pain est rassis, marmonna l’un des palefreniers.

— Pense plutôt que tu as de la chance de ne pas le trouver vert de moisissure, lui lança le sergent. Le monastère nous a donné le pain qu’il pouvait.

— Nous nous arrêterons pour nous reposer une fois franchi le fleuve, déclara Berenguer en jetant un regard sombre à ceux qui se plaignaient.

Les pins furent remplacés par des arbres feuillus et des arbustes, les rochers des montagnes par des terres plus hospitalières. Un des gardes avait été envoyé en avant pour une mission connue des seuls capitaine et sergent, mais la rumeur circula qu’il cherchait un lieu pour la nuit. Le moral s’améliora.

— Nous n’allons quand même pas nous arrêter ici pour la nuit, dit Raquel quand ils furent en vue du fleuve. Nous venons tout juste de nous mettre en route.

— Non, je ne le pense pas, répondit Gilabert.

Il avait regagné le chariot et sa jambe blessée était allongée devant lui. Yusuf chevauchait l’étalon noir.

— La distance à parcourir est encore considérable avant que d’atteindre ces montagnes.

— Mais nous venons de les franchir…

— Il y en a d’autres, expliqua Gilabert avec un sourire. Mais je suis sûr qu’elles ne peuvent vous effrayer, maîtresse Raquel. Vous devez avoir l’habitude des sommets.

— Oui, fit-elle, mais pas de ceux-ci.

 

La ville était bâtie de l’autre côté du pont, en aval du confluent de l’Anoia et du Llobregat. Enrique, le jeune garde envoyé en mission de repérage, les attendait près de ce pont. Il portait sur son dos un sac empli de pain frais et de fromage du cru destinés à reconstituer leurs provisions. Ils s’arrêtèrent donc au bord de l’Anoia, dans un pré faisant face à la ville, et firent un rapide repas composé de viandes froides, de pain et de fromage.

Le pré était accueillant et très verdoyant. Les méandres d’un chemin conduisaient à la rivière ceux qui désiraient s’y baigner. Le soleil chassa de leurs os le dernier souvenir de cette froide matinée et leur laissa une douce impression de lassitude. Mais au moment où chacun s’installait pour somnoler pendant un quart d’heure, le capitaine ordonna de tout remballer et de repartir.

— Je suis sûr qu’on pourrait aller bien plus loin si on avait le temps de se reposer, dit le marmiton.

— Écoutez-moi ce morveux qui veut aller chaque jour deux fois plus loin ! s’écria le cuisinier. Tu as de la chance que Son Excellence ne t’ait pas entendu, il nous aurait à tous demandé d’en faire autant. Il est si pressé d’arriver à bon port que c’en est de la folie.

— On va suivre tout le temps la rivière ? demanda l’apprenti qui commençait à éprouver un certain respect pour la connaissance que son maître avait de la route.

— On peut dire ça comme ça, fit le cuisinier en réprimant un rire. On est un peu au-dessus la plupart du temps, mais tu verras, ça va changer.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Tu verras bien.

Au-dessus d’eux, les montagnes se dressaient, hautes et sombres. La route grimpait assez nettement, et le sergent fit faire halte.

— C’est pour quoi maintenant ? demanda le marmiton.

— Pour le travail, lui répondit le cuisinier en chef. Il va falloir transférer des pièces lourdes dans l’autre chariot pour alléger un peu celui-ci. Il y a devant nous des collines assez raides.

— On aurait dû s’y prendre plus tôt, maugréa son aide alors qu’il se dirigeait vers la charrette transportant les passagers. Et vous, señor, dit-il à Gilabert, vous allez pouvoir vous déplacer ? Si vous acceptiez, on pourrait mettre une ou deux barriques à votre côté. Quant à ces deux-là, ajouta-t-il en désignant Ibrahim et Naomi, il leur faudra marcher avec les autres.

— Mieux encore, dit le jeune homme, je monterai le cheval. Yusuf pourra prendre ma place dans le chariot. Il pèse moins que moi.

— Je peux aller à pied, señor.

— Yusuf ira sur ma mule, trancha Berenguer.

Ils firent donc passer une partie de la charge dans le chariot des passagers, et Yusuf sauta sur le dos de la mule de l’évêque.

La route grimpa à nouveau.

Elle s’enfonçait dans une forêt très dense, plus encore que tout ce que Raquel avait pu voir jusqu’ici. Accrochés à la pente, chênes et peupliers poussaient comme mauvaise herbe au printemps. Ils étendaient leurs branches au-dessus de la route et masquaient le soleil, la plongeant ainsi dans une pénombre perpétuelle. Plus haut surgissaient les silhouettes sombres des arbres à feuillage persistant. Une brume semblait suinter du sol rouge et rocailleux pour venir coller à leur peau.

— Il fait presque nuit ici, dit Raquel, mal à l’aise.

— Ce n’est pas comparable, dit Gilabert dont le cheval marchait au pas de la mule de la jeune femme. On ne voudrait pas se faire prendre par la nuit dans une telle forêt.

— Il n’y a personne par ici ?

— Mais si. Des villages, des monastères et quelques cabanes solitaires et misérables. Mais nombre de petits villages ont été dévastés par la peste, et leurs maisons sont maintenant vides de tout habitant. La plupart des gens vivent loin de la route, ils s’y sentent en sécurité.

— Comment y arrivent-ils ? On ne peut rien cultiver par ici, n’est-ce pas ?

— Il y a bien des façons de gagner sa vie dans la forêt, expliqua Gilabert. Il en est même d’honnêtes. Il y a les glands pour les porcs. Plus haut, dans la prairie, ils gardent des moutons et des chèvres, et aussi des vaches.

Raquel frissonna.

— Je ne crois pas que je pourrais jamais m’habituer à vivre ici, sans soleil.

Les jambes de chacun étaient habituées à emprunter chaque jour les rues escarpées de Gérone. Certains prenaient plaisir à se plaindre mais, en vérité, les collines ne les effrayaient nullement. Pourtant, leur rythme diminuait quelque peu. Ils avaient déjà parcouru près de huit lieues, et les jeunes garçons d’écurie fermaient à demi les yeux et titubaient de fatigue.

Le capitaine finit par décider une halte en un lieu relativement plat, tout près d’une borne milliaire.

— Nous prendrons cinq minutes de repos, dit-il.

— Le château de Lloselles est-il encore loin ? lui demanda Berenguer.

— Au moins quatre lieues, Votre Excellence. De chemins comme celui-ci. Ils font de leur mieux, mais ce ne sont pas des soldats aguerris. Nous devrons les laisser souffler toutes les lieues. Cela nous prendra quatre heures, et il y a le risque de se faire surprendre par le crépuscule. Demain, ce sera exactement la même chose, sauf que nous redescendrons, ce qui est encore plus douloureux pour des jambes déjà lasses.

— Et Castellvi ?

— Peut-être deux lieues. Nous ferions cela en deux heures, fatigués comme nous le sommes.

— Dans ce cas, nous ferons étape à Castellvi. Il est, non loin du château, un petit castel qui appartient à un parent de ma mère. Mon cousin nous y accueillera.

— Je connais l’endroit. Ne conviendrait-il pas de les prévenir ?

— Assurément. Envoyez Enrique en avant-courrier.

 

Au castel blotti dans la forêt de Castellvi de Rosanes, l’épouse du châtelain fit la révérence devant le noble évêque.

— Vous êtes le bienvenu, Votre Excellence. Nous ne pouvons vous offrir qu’un pauvre asile, je le crains, mais nous partagerons ce que nous possédons.

Cette humilité n’était pas feinte et n’était rien de plus que la vérité. La robe et le surcot qu’elle avait passés à la hâte – ses plus beaux habits, sans aucun doute – étaient en fort piteux état, au même titre que le mobilier de la grande salle. Mais un feu généreux brûlait dans l’âtre, et la pièce était sèche et chaude même si le petit château tapi dans l’ombre était encore imprégné des froidures de l’hiver.

L’évêque était parfaitement conscient du sacrifice imposé par l’entretien d’une telle compagnie et, au même instant, les palefreniers pénétraient dans les cuisines porteurs de beaux jambons fumés, d’un tonnelet de vin, de deux gros fromages, d’un sac de farine et d’un panier empli de choses diverses – riz, épices et fruits secs.

— Pourquoi ils distribuent toutes nos réserves ? demanda un garçon d’écurie horrifié à l’idée de manquer.

— Pourquoi crois-tu qu’il a apporté tout ça ? lui répondit le second du cuisinier. Tu pensais peut-être que l’évêque allait tout manger ? On ne peut pas rémunérer un chevalier sans le sou parce qu’il vous a logé, on n’est pas à l’auberge, et on ne peut pas non plus lui donner de l’or comme si l’on faisait étape dans un monastère. C’est pourquoi on lui apporte des mets de choix venus de la ville.

— Mais…

— Ne t’inquiète pas. Nous nous procurerons ce qui nous manque à Vilafranca. La nourriture excellente y abonde.

 

Soulagés de se retrouver dans les murs solides de ce petit château, les voyageurs oublièrent leur fatigue et leurs membres endoloris. Ils s’assirent gaiement pour partager un souper constitué d’une soupe de gibier à l’oignon et à l’ail ainsi que d’un agneau rôti, que tous mangèrent avec bel appétit. Le châtelain parla chasse avec Gilabert. Celui-ci conversa intelligemment et avec beaucoup de révérence à l’égard de son hôte, mais il mangea peu.

— Vous sentez-vous bien, señor ? demanda le châtelain en lui proposant une nouvelle coupe de vin. Vous semblez pâle et très las. Et je ne puis m’empêcher de remarquer que vous-même et l’un de vos compagnons ici présents êtes tous deux privés de l’usage d’un bras.

— Je me sens très bien, répondit Gilabert, livide mais souriant. Il y a peu de jours, je désespérais de la vie à cause de mes blessures. Être vivant et assis à une table, c’est cela, se sentir bien. Le médecin de Son Excellence et son habile fille m’ont tiré d’une mort certaine.

— Vous avez été assaillis sur la route ?

— Effectivement, répondit avec sincérité le capitaine tout en esquivant adroitement le sujet de l’agression dont avait été victime Gilabert. Je suis heureux de dire que nos attaquants ont eu plus de pertes que nous, mais nous avons tout de même subi des coups et des blessures.

— De telles attaques sont-elles répandues sur cette portion de route ? interrogea Bernat.

— Elles ne sont pas communes, dit le châtelain, mais cela arrive. Le voyageur prudent a toujours de la compagnie et se tient sur ses gardes. Certains habitants de la montagne sont assez sauvages et très pauvres de surcroît.

— Et certains s’engraissent en fondant sur les passagers insouciants, dit sa dame avec une véhémence soudaine. Comme des vautours.

Chacun la regarda avec étonnement car elle n’avait pas ouvert la bouche jusqu’ici.

 

Quand la table eut été débarrassée, la grande salle fut transformée en dortoir. Dans un coin tranquille, Isaac, aidé de Raquel, défaisait les bandages de la jambe de Gilabert.

— C’est presque guéri, papa.

— Bien, fit Isaac. Bande-le une fois encore, mais pas si serré.

— Êtes-vous le médecin ? dit une voix douce. Maître Isaac ?

— C’est moi, répondit-il.

— Ma maîtresse vous supplie de venir la voir, maître Isaac.

— Pour quelle raison ?

— Elle vous le dira.

— Viens, Raquel.

Ils suivirent la servante dans un petit escalier en colimaçon et arrivèrent dans une chambre où un feu brûlait gaiement dans la cheminée. Isaac s’arrêta sur le pas de la porte et tendit l’oreille. La servante le prit par la main et le fit entrer.

— Maître Isaac, dit une voix, la même qui avait paru si amère à la table du souper, je suis Emilia, l’épouse du châtelain. Et je vous implore d’examiner mon fils. Il est malade depuis quatre jours, et je désespère de le voir guérir. Aucun remède parmi les quelques-uns que je détiens ne semble devoir l’aider. Mais j’ai entendu le jeune homme parler de vous et de vos miracles…

— Je suis médecin, dame Emilia, précisa Isaac. Je fais de mon mieux pour venir en aide. Rien de plus. Non, je ne fais pas de miracles, mais simplement de mon mieux. Quel âge a-t-il ?

— Il est né à la même époque, l’année dernière.

— A-t-il été malade alors ?

— Non, il a bien poussé et a appris à marcher ainsi qu’à courir sur quelques pas. Il a sa quatrième dent et sait dire maman…

Sur ce, elle éclata en sanglots, et Isaac la confia aux bons soins de la petite servante.

L’enfant était dans son berceau. Il ne cessait de gémir et de se tordre.

— Il est très pâle, papa, dit Raquel. Ses yeux sont caves et vitreux.

— As-tu le petit tonnelet ?

— Non, papa, je vais aller le chercher.

— Envoie plutôt la servante quérir Yusuf. Il l’apportera. J’ai besoin de toi ici. Y a-t-il une bouilloire d’eau sur le feu ?

— Oui, maître, dit la servante avant de partir chercher Yusuf et le tonnelet.

Isaac palpa le corps du bébé, doucement mais avec beaucoup de minutie, du cou jusqu’aux pieds. Il sentit les petites dents pointues, plaça son oreille sur sa poitrine et écouta attentivement, puis il lui massa doucement le ventre.

— Dites-moi, dame Emilia, a-t-il une nourrice ?

— Oui, maître Isaac, mais il refuse le sein. Au début, il rejetait le lait qu’il prenait, mais maintenant il ne veut même plus essayer. La nourrice semble malade d’inquiétude et de manque de sommeil. Il était inutile de la garder ici, et je l’ai envoyée se reposer dans le lit de ma servante.

— J’aimerais lui parler, dame Emilia. C’est important.

À peine revenue, la servante dut aller chercher la nourrice, puis se rendre aux cuisines afin d’en rapporter du bouillon.

— Dame Emilia, dit Isaac quand Yusuf fut là avec le tonnelet, votre propre sagesse vous a déjà dit que votre fils était très malade. Il souffre beaucoup, et son corps réclame sommeil, eau et aliments. La douleur l’empêche de boire ou de manger, et le grand danger qu’il court actuellement est de mourir de faim et de soif. Mais si nous apaisons la douleur, il dormira : c’est alors que la faim et la soif le tueront certainement. Voyez-vous comme son visage est gris et ses yeux creux ? Sa peau est d’un contact très étrange. Il a d’abord besoin d’eau, puis de nourriture.

— Je vois cela, dit la mère, mais vous-même, comment…

— Je le sens, et ma fille le voit. Nous allons lui donner une infime quantité d’une substance destinée à atténuer la douleur afin que les crampes de son estomac n’empêchent pas la digestion, puis ma fille et vous le veillerez toute la nuit. Vous le tiendrez éveillé et vous efforcerez de lui faire boire de l’eau. Cela peut paraître cruel, mais sinon il mourra. Le ferez-vous ?

— Je ferai n’importe quoi.

— Nous ne voulons pas vous ennuyer, car je me doute bien que vous n’avez pas dormi depuis qu’il est tombé malade, mais c’est à sa mère de le tenir pour que sa détresse ne soit pas encore plus grande.

Raquel lui passa sur les lèvres un linge imbibé de gouttes amères diluées dans de l’eau et du vin. Il les avala. Puis elles le laissèrent dormir quelques minutes avant de le réveiller avec des chansons et des bruits divers, lui chatouillant les pieds et faisant tout leur possible sans lui faire de mal. À nouveau, elles lui humectèrent les lèvres d’eau.

La nourrice arriva. C’était une solide campagnarde qui se frottait les yeux sans grande discrétion.

— Vous m’avez demandée, madame ? demanda-t-elle d’un air morne.

— Oui, Lluisa. Le médecin aimerait t’interroger à propos du bébé.

— Oui, madame.

— Ah, Lluisa, dit Isaac. Dis-moi, qu’as-tu pris pour empêcher le bébé de se nourrir ?

— Rien, señor, fit-elle d’une voix où perçait la panique.

— Je sais que tu as pris quelque chose. Si je savais de quoi il s’agit, et en quelle quantité, cela pourrait aider à le sauver.

— Ce n’était rien de mauvais, s’empressa-t-elle de répondre. C’est ma cousine qui me l’a donné. Ça donne seulement un goût bizarre au lait, et il mordait si fort mes tétons qu’ils en saignaient quelquefois. Ça marche toujours, m’a dit ma cousine.

— Et qu’était-ce donc, femme ?

— Je n’en sais rien. Elle tient cela d’une sorcière, et elle m’en a donné une coupe. Je devais prendre trois gouttes, mais cela n’a rien fait, alors j’ai tout bu et ça m’a rendue malade, comme je vous le dis. Mais, d’après elle, ça ne pouvait nuire au bébé. Elle me l’a promis. Je ne lui aurais jamais fait de mal.

Sur ce, elle éclata en sanglots bruyants et fut chassée hors de la chambre.

— Puisqu’il a vécu aussi longtemps, dit Isaac, c’est qu’il doit être très fort. C’est notre plus bel espoir.

— Elle l’a empoisonné ? cria dame Emilia. Lluisa l’a empoisonné ? S’il meurt, ajouta-t-elle d’une voix sinistre qui fit frissonner Raquel, je la tuerai.

— Dans ce cas, nous devons l’empêcher de mourir, au moins pour vous épargner cet horrible péché.

Pendant qu’ils s’affairaient, le castel s’installa pour la nuit et, dans le calme qui s’ensuivit, les bruits de la forêt emplirent la chambre – hululement des chouettes, craquement d’une branche morte sous le pas d’un prédateur ou d’une bête traquée. Puis il sembla que les bois touffus étaient envahis par une vaste armée silencieuse épiant la demeure.

Vers le milieu de la nuit, quand la lune se leva et que sa lumière pénétra dans la pièce, l’enfant but une gorgée de liquide.

— Laissons-le dormir un peu plus, dit Isaac. Car il a besoin de repos presque autant que d’eau.

Ils lui accordèrent donc près d’une heure de sommeil, puis il but goulûment et se mit à gémir.

— Donne-lui-en un peu plus pour apaiser sa douleur, Raquel. Une goutte.

Elle s’exécuta, et l’enfant dormit encore une heure. Raquel l’éveilla alors doucement pour lui donner un peu de bouillon chaud.

— Il l’a pris, papa. Sa mère et lui se sont endormis.

Dame Emilia protesta qu’elle était parfaitement réveillée.

— Y a-t-il un lit ici ?

— Celui de la nourrice.

— Qu’ils s’y couchent tous les deux, ordonna Isaac. Je resterai auprès d’eux pour m’assurer que tout va bien. Va te reposer, ma fille.

La mère et son enfant dormirent jusqu’à ce que le soleil matinal les caresse de ses rayons.