VII
J’ai voulu retrouver dans mon cœur la mémoire de toutes les circonstances de cette entrevue muette sur la lagune de Venise. Aucun moment de ma vie, même lors des tristes événements qui suivirent, ne me causa une plus accablante douleur. Non pas, en vérité, que cette rencontre eût en elle-même de quoi m’affliger à ce point, car elle n’avait en somme aucune signification imprévue. Marie reprenant un peu de vie, le consacrait à ses brûlants souvenirs, ainsi que j’avais pu en augurer à sa toilette qui certainement chez elle était intentionnelle, et d’autre part la pesée paternelle continuait à s’exercer dans le même sens inflexible sous la direction de l’acharnée volonté d’Arrigand. Le père n’avait donc pas compris la raison de la tentative de suicide de Marie ? Mais non ! et je n’en étais nullement étonné. Le brave homme comptait au contraire que cette secousse violente aurait l’avantage d’avancer l’âge de raison d’une enfant romanesque. Tout cela n’était que ce que j’avais envisagé précédemment. Mais, hélas ! il ne suffit pas d’avoir prédit une calamité pour ne pas souffrir abominablement qu’elle se réalise.
Je n’ose affirmer, parce que ce vœu ne se formula jamais nettement en moi, mais je crois que j’avais souhaité que Marie fût morte. Oui, oui, j’ai dû le désirer. Il faut avouer ces homicides par intention que commettent réciproquement les amants. Bien que la vie n’ait plus de sens pour qui revient de si loin, ou de si haut, ou de si extraordinaire, chacun, par lâcheté, admet la résurrection pour soi. Si malheureux que je me sentisse, la vie, à mesure qu’elle renaissait, me reversait le goût d’elle-même ; mais j’eusse préféré que la pauvre enfant qui m’avait aimé jusqu’à la mort n’eut pas l’occasion d’avoir un autre sentiment après celui qui lui avait armé la main. Je ne souffrais pas, en vérité, d’avoir trouvé Marie vivante, mais je souffrais à la fois de toutes ces petites clartés sur moi-même et de l’implacable avenir qui m’apparaissait comme une nuit noire.
Je ne revis plus Marie. Quand je pus sortir à nouveau, je sus que la famille Vitellier avait quitté Venise. Peut-être Arrigand, informé de ma convalescence par le droit qu’il avait à la surveiller pour avoir failli me tuer, s’était-il hâté d’éviter ma vue à la jeune fille. Je ne pus savoir où ils étaient allés. Longtemps j’espérai une lettre de Marie. Si elle était rétablie, elle pouvait m’écrire à Paris.
Je ne reçus jamais un mot. La pensée qu’elle croyait que je l’avais abandonnée lâchement à Ferrare me tortura de longs mois. Cela vaut mieux pour elle, me disais-je parfois, elle me hait ou me méprise ; cela la met à l’aise et elle est moins malheureuse ! Mais mon amour-propre se révoltait à la pensée de son dédain possible.
De longtemps aucun membre de la famille ne rentra à Paris. J’appris qu’Arrigand gérait toutes les affaires de M. Vitellier. Je voyageai, sous le prétexte de me distraire, mais dans l’espoir secret de découvrir la retraite de Marie, pour parler encore à n’importe qui des siens ; pour lui dire, à elle, que je n’étais pas coupable ; pour lui dire que je l’aimais ;... et bientôt même dans l’unique but de l’apercevoir seulement, sans me montrer même ou en me dissimulant sous quelque déguisement, oui, de l’apercevoir une fois, elle ou sa silhouette bien-aimée, n’importe où, de très loin même, dans l’ombre d’une église parmi la foule, ou du sommet d’une montagne, à l’aide d’un instrument d’optique, mais pour la voir, la voir ! et m’en retourner, humblement, à jamais, sans qu’elle m’ait vu, mais heureux, comblé de l’avoir vue !...
Je n’ose me rappeler tous les soirs que je vis tomber sur des villes étrangères où j’errais seul et inconnu, dans l’espoir de la rencontrer au tournant d’une rue, sous les arbres des promenades, sur le sable des plages tièdes où les convalescents vont s’achever ou guérir.
Je revins à Paris, affreusement las. Le temps atténuait à peine mes souvenirs ; il finit seulement par me rendre la vie supportable. Je pus me mettre au travail. Je revis des amis et j’allai en même temps dans le monde. Mon activité m’étonnait. Je m’étourdissais tout simplement.
Deux années s’écoulèrent ainsi. C’était plus que le double du temps que nous avions passé à nous aimer. Cependant aucune femme n’avait remplacé dans mon cœur l’image de Marie.
Un jeune homme me salua, une après-midi, sur le boulevard, et vint à moi la main tendue. Comme je ne me rappelais nullement sa physionomie, il prit la peine de me dire qu’il avait eu l’honneur de me connaître autrefois chez Mme Vitellier.
– Ah ! parfaitement ! fis-je en me mordant les lèvres.
Je le reconnus pour un des blancs-becs qui entouraient Marie en lui faisant chanter des inepties. Mon accueil n’étant pas chaleureux, le jeune homme allait se retirer et il me dit avec politesse :
– J’espère, d’ailleurs, avoir le plaisir de vous voir jeudi prochain à l’église ou au lunch ?...
– Certainement ! dis-je, en tournant les talons, les yeux hébétés tout à coup et les jambes faibles.
« À l’église ou au lunch !... » Avais-je compris ? n’étais-je pas fou ? De quelle église, de quel lunch, voulait me parler ce petit crevé ?... Mais non ! il n’y avait pas à se tromper ; il n’avait pas prononcé d’autre nom que celui de Mme Vitellier, et il avait parlé de l’église et du lunch. Et je n’avais pas eu la force de l’interroger ? même pas de lui dire : « Mais quoi ! Mme Vitellier est de retour ? » de peur qu’il ne me dît : « Mais quoi ! vous seul l’ignorez ? » Et le reste ! et le reste ! me voit-on l’interroger sur le reste ! sur l’occasion de cette « église » et de ce « lunch » ! À cette heure, ce petit imbécile était peut-être en face de Marie, et il lui annonçait que j’assisterais « certainement » à son mariage !...
Je ne cherchai pas de plus amples confirmations à l’effroyable nouvelle qui me frappait. N’avais-je pas prévu ce qui arrivait ? Les choses suivaient l’impitoyable logique que commandait la volonté d’Arrigand. Ce merveilleux caractère était arrivé à ses fins. Il avait soumis sa fiancée à une série de traitements successifs et continus comme une cure hydrothérapique, et la pauvre petite âme tour à tour suffoquée et soulagée, molestée terriblement et étourdie par le contentement passif de l’inertie nouvelle, s’abandonnait à la ligue puissante des volontés qui l’encerclaient : mon ennemi triomphait.
Je lus les détails de la cérémonie du mariage dans tous les journaux mondains. Je lus les éloges d’Arrigand et de sa jeune femme. On me les fit de vive voix partout où j’allai durant le mois qui suivit. Les deux immenses fortunes unies commandaient un universel respect, une admiration unanime. La grâce de la nouvelle épousée, qui s’imposait à tous ceux qui la connaissaient, communiquait une chaleur à ces propos. On rapportait les exploits industriels et financiers du jeune homme ; on vantait l’intrépidité de la jeune fille qui, étant fiancée, avait voulu consacrer deux années à faire le tour du monde pour être plus digne d’un homme dont les connaissances étaient universelles.
Tous avaient raison, les nouveaux époux et les admirateurs. Je m’efforçais d’assister à l’accomplissement de ces choses, sans les vivre. Je m’extériorisais et me contemplais dans la place infime qui me revenait, avec mes misérables prétentions, dans ce dénouement si ordinaire, où j’apercevais moins, désormais, le triomphe d’un rival que le triomphe de la société. Le père qui m’avait refusé sa fille parce que j’étais un motif à l’écroulement de sa fortune, avait raison de vouloir établir son enfant qu’il ne doit pas séparer de sa fortune. Et l’homme qui s’était joué de moi en exploitant ma valeur sentimentale comme il eût fait d’un produit chimique ou d’un prêt de capitaux, était une des colonnes de cet édifice social ou je figurais tout au plus comme une de ces têtes grimaçantes sculptées dans les cathédrales et qui distraient un moment les enfants et les femmes.
Je demeurai ainsi, sans rancune contre personne, mais accablé. Je pus dès lors me rendre compte que ma résignation qui avait précédé la nouvelle de ce mariage n’était qu’une feinte envers moi-même et dont j’étais la dupe. Car j’aimais encore et plus vivement qu’au premier jour. Et contre toute justice, contre toute raison, puisque j’approuvais en conscience les faits accomplis. – J’étais jaloux désormais et je souffrais dans mon cœur et dans ma chair aussi, cette fois.
Ainsi qu’il se produit assez régulièrement dans des états analogues, je cherchai les occasions de souffrir davantage. La vue de Marie et de son mari, côte à côte, par exemple, me paraissait devoir être la satisfaction la plus vive que mes nerfs rompus fussent désormais susceptibles d’éprouver.
J’appris que les nouveaux époux passaient les premiers temps de leur mariage au château de M. Arrigand père, en Seine-et-Oise, là même où Marie, deux ans auparavant, avait vécu ces trois semaines de printemps où sa crise amoureuse s’était révélée à sa mère. Le fait d’avoir accepté d’aller là me prouvait qu’elle était guérie de tout souvenir à mon endroit ; car dans l’hypothèse contraire il eût fallu penser qu’elle était précisément aussi malade que moi et qu’elle cherchait un remède de même nature que le mien en choisissant, pour y passer les premiers temps de son mariage, le lieu où elle m’avait le plus aimé ; ce qui était improbable. Je tournai et retournai dans ma tête cent projets d’aller là-bas, d’explorer les chemins et les champs à la recherche des endroits qu’elle m’avait décrits. J’aurais voulu découvrir le petit tertre élevé, près d’une ferme, où elle avait pensé à moi à côté du chien Buffalo et d’où l’on voyait au loin le ruban passé de la ligne des peupliers allant se perdre à l’horizon ; et l’endroit de la route ou elle s’était trouvée mal, près de la brouette du cantonnier... Vers le soir, je me serais approché des clôtures du parc et je me serais tapi, à l’abri d’un mur, où dans l’épaisseur d’un buisson. On était à l’automne, et en prêtant finement l’oreille j’aurais pu discerner peut-être au remuement des feuilles sèches sous les ormes et les platanes le pas de Marie se promenant avant l’heure du dîner.
Mon cœur se soulevait dans ma poitrine à la seule image de cette ombre légère venant sous une allée avec le blond d’or de ses cheveux que les rayons du couchant illumineraient par instants dans les trouées du feuillage...
C’étaient là des projets insensés ; mais ma vie se consumait à les faire. L’hiver suivant je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour rencontrer Marie. Elle alla très peu dans le monde et je ne la vis point. Certes, mon désir n’était nullement de lui parler, ni même de me montrer à elle, encore moins de lui montrer la persistance de mon amour. Mais la voir ! mon Dieu ! la voir !
Vers la fin d’avril, une femme d’esprit, un peu coquette, chez qui je fréquentais et qui ne cessait de me taquiner pour ma tristesse et mon indifférence vis-à-vis des femmes les plus gracieuses que j’avais rencontrées chez elle, m’adressa un mot, me pressant de ne pas manquer la dernière réunion de la saison qu’elle donnait, m’avertissant qu’elle m’y présenterait à une jeune femme par qui je ne saurais manquer d’être ému, sous peine de cesser d’être intéressant.
Je me rendis sans émotion ni curiosité chez Mme X... Au moment où je descendais de voiture, j’aperçus celui de mes amis qui m’avait assisté avec un si grand dévouement à Venise. Je lui fis un signe amical ; il se retourna et blêmit tout à coup en m’apercevant. Il revint brusquement vers moi.
– Eh bien ! qu’y a-t-il ? fis-je un peu ahuri de cette mine soudaine.
– Remonte en voiture, me dit-il, va-t’en !
– Ah ! elle est bonne ! fis-je en riant, perds-tu la tête ? pourquoi n’irais-je pas à cette soirée ?
– Parce que... parce que il vaut mieux pour toi, il vaut mieux pour... tout le monde que tu n’y ailles pas.
– Mais encore une fois ! m’éclairciras-tu ce mystère ? Je t’avoue que je ne comprends absolument pas.
– Comprends donc ! dit-il sur un ton solennel : M. et Mme Arrigand seront ici dans un instant.
– Ah ! fis-je.
Je dus pâlir aussi moi ; mais je me ressaisis promptement et je dis sur le ton le plus calme :
– Eh bien ! mon ami, que veux-tu que j’y fasse ! M. et Mme Arrigand seront là... et moi aussi, voilà tout !
– Ah ! si c’est comme cela que tu le prends !... dit-il, tout à coup rassuré. Eh bien ! à la bonne heure !...
– N’est-ce pas ? ajoutai-je gaiement, et nous entrâmes.
Mme X... avait-elle eu vent de mes anciennes relations avec Marie, et cette rencontre était-elle combinée par une pointe de méchanceté ? Je ne le crois pas, car un hasard favorable avait fait que notre amour était demeuré secret, malgré mille imprudences ; et depuis des années que j’avais l’oreille au guet, je n’avais pas entendu la plus petite allusion à ces aventures.
On annonça M. et Mme Arrigand...
Le mari m’apparut énorme, triomphant, radieux. Avec sa taille d’athlète, sa longue barbe blonde et frisée, son teint animé, ses petits yeux d’acier, la barre volontaire de son front et sa mâchoire forte, il était à la fois laid et magnifique, il avait du commun et de la puissance ; on pouvait le trouver banal, mais il vous écrasait ; il était visible que c’était un homme qui touchait le faîte du bonheur et contemplait incessamment le cercle parfait de sa volonté accomplie.
Sa femme était en ce moment-ci tout son orgueil. Il la montrait, couverte de sa fortune colossale, comme une idole sous un manteau d’or et de pierreries devant quoi la foule s’incline.
Marie n’avait pas repris l’ampleur des formes que je lui avais connue dans les moments les plus heureux. Elle demeurait frêle ; sa figure doucement reposée, sans garder les contours tragiques de nos heures passionnées, conservait une sorte de délicatesse dans la chair et de piété dans l’expression qui me faisait résurgir le passé religieux de notre amour avec une vigueur d’illusion déchirante... Je me dissimulais parmi les groupes ; je ne voulais pas qu’elle me vît, au moins pas encore ; j’étais trop troublé.
On la fêta. Elle était fort entourée. Sa fortune jointe à sa simplicité, la discrétion avec laquelle elle s’était montrée jusque-là dans le monde, enfin le charme particulier et infaillible de sa personne attiraient les femmes et les hommes empressés autour d’elle. De loin, jetant par un attrait insurmontable des regards furtifs en ses environs, j’apercevais, sous la lumière, ses épais bandeaux blonds devenus à la mode, et qu’elle semblait outrer un peu, sans doute afin de cacher sa petite cicatrice à la tempe droite. Tout à l’heure, me disais-je, je verrai, oui, il faudra bien que je la découvre, cette petite marque qu’elle a voilée sous ses cheveux, que d’autres mains ont tâché d’effacer en vain, et qui demeure gravée là comme mon nom sur son visage ! Ah ! tout de même ! cet homme heureux que chacun flatte en ce moment et qui s’en va là-bas du côté du salon de jeu, avec une figure si sereine, cet homme ne peut pas caresser ce front sans se heurter le doigt au petit creux que la balle a laissé !...
On commença de danser dans le salon voisin. À la faveur du léger mouvement qui se fit, la maîtresse de la maison m’aperçut et me courant sus, me prit familièrement par la main :
– Je le tiens ! je le tiens ! s’écria-t-elle. Madame, permettez-moi de vous présenter le plus sombre de mes amis, c’est un jeune homme qui semble avoir perdu sa patrie, et de jolies bouches l’ont nommé : le dernier Abencérage !...
Je me trouvai en face de Marie. Mme X..., entraînée brusquement par trois jeunes filles, nous abandonna.
Marie me tendit la main avec son ancienne franchise :
– Mon ami ! dit-elle.
Je lui donnai la main, en la regardant, sans pouvoir desserrer les lèvres. Je ne sais d’ailleurs au juste quelle contenance je tins durant quelques instants. Il me semblait seulement que je devenais affreusement pâle, et la seule idée qui me ranima fut la peur de l’effrayer par tout ce que mon état devait manifester de passion contenue.
Je ne fus nullement étonné de recevoir toute la chaleur tendre de ces deux mots simples et braves : « Mon ami ! » Nous avions appris ensemble à donner aux mots leur valeur. Je sentais celle qu’elle entendait à ceux-là ; le timbre de sa voix disait le reste. Comment ne m’étonnais-je pas ? En vérité, je ne sais. Cela me semblait juste et naturel. Voilà tout. Elle-même n’en demandait pas plus long. Il est bien puéril de chercher en nous la raison des choses accomplies ; ce sont les choses qui, la plupart du temps, nous enlèvent, nous charrient comme fait un torrent et nous déposent çà et là, sur l’une ou l’autre rive, au gré de quelle volonté ou de quels caprices inconnus ?
– Offrez-moi votre bras, dit-elle.
Je sentis son bras ; nous fîmes quelques pas.
– Je vous avoue, lui dis-je, que je marche tout de travers ;... asseyons-nous !
Je lus dans son regard toute sa satisfaction de femme à me sentir si faible à cause de sa présence. Elle me devina :
– Oui, dit-elle, je suis heureuse en ce moment-ci. Je ne sais si mon plaisir est bon ou mauvais. Je vous confierai que j’ai redouté de vous rencontrer parce que j’avais peur de ne pas vous rencontrer tel que je vous vois.
– Ah ! fis-je, c’est cruel !
– Je ne dis pas non.
Je cherchais des yeux, malgré moi, sous la chevelure, l’emplacement de la petite marque. J’eusse voulu qu’elle lût dans mon regard toute l’adoration que je lui vouais pour la minute ineffaçable dont le souvenir était là. J’eusse voulu qu’elle entendît tout mon être éperdu, à ses pieds chéris, lui dire ma reconnaissance : « O ma Marie, je sais ce que tu as fait ; je connais la nuit que tu as passée à ta fenêtre, avec la grosse vilaine arme à la main, en face de la lagune toute palpitante de cris et de chansons d’amour ! Je sais ta course dans le corridor... O ma Marie ! ma petite Marie ! Je ne baiserai jamais les pieds qui ont couru ainsi pour étourdir la pauvre tête avant le grand fracas !... Je ne m’occupe pas de ce que tu es, de ce que tu penses ou fais aujourd’hui. Il y a un moment de toi qui dure éternellement ; et je t’adore à jamais. »
Elle vit monter mes larmes et elle me donna son regard d’autrefois, celui qui me brisait, me faisait fondre et défaillir.
– Oh ! non ! non ! je vous en supplie, lui dis-je, en l’arrêtant, vous me faites trop mal !...
– N’est-ce pas juste ? fit-elle, avec un accent de conviction que surmontait malgré tout sa tendresse.
– Hélas !
Par ce seul mot, j’avouais tout ce dont elle m’accusait secrètement et dont je n’étais pas coupable : le lâche abandon de Ferrare et tout ce dont on avait dû réussir à la convaincre contre moi en l’amenant petit à petit et savamment à la « raison ». Mais n’avais-je pas d’autres torts, d’autres lâchetés à expier vis-à-vis d’elle ? Chaque minute de mes relations secrètes avec elle n’avait-elle pas été marquée par un crime contre son bonheur, crime qui portait aujourd’hui tous ses fruits, puisqu’il était trop évident qu’au milieu des splendeurs de la situation régulière dont j’avais failli la priver, la pauvre enfant continuait à m’aimer ? Ne valait-il pas mieux lui laisser ignorer la façon dont j’avais été joué à Ferrare par son fiancé et mis hors d’état d’agir dans la suite par l’affaire sanglante du Lido ? Il me sembla que je me lavais un peu en restant muet sur ces choses et en recevant humblement ses doux reproches.
Nous nous regardâmes un moment, assis l’un près de l’autre, dans le salon devenu désert par l’entrain de la danse dans les pièces voisines ; trop de choses nous montaient à la mémoire pour s’ordonner sur les lèvres. Le passé nous étouffait ; ses grands yeux gris, à elle, s’humidisaient à leur tour. Quelques personnes parurent, nous nous levâmes. Je cherchais un mot court, un dernier mot à lui dire. Il ne vint que celui des premiers jours et de toujours, celui qui ne finit point quand une fois il a signifié une grande et profonde vérité :
– Je vous aime, prononçai-je tout bas.
Elle eut un petit frémissement et me dit :
– Allez, allez !... mon ami.
Je prenais congé d’elle, avant de me retirer, je lui baisais la main.
– Promettez-moi, dit-elle avec un effort, de ne pas chercher à me voir.
– Je vous le promets.
En relevant la tête, j’aperçus la maîtresse de la maison qui s’avançait au bras de M. Arrigand. L’un et l’autre virent notre attitude et nos yeux, Mme X... n’y comprit rien. Arrigand fut atterré. Quelque chose s’écroula visiblement en lui.
Une pauvre minute sentimentale ruinait ses plans, ses calculs et le patient édifice de sa volonté.
Nous fûmes aussi malheureux les uns que les autres.
Paris, 1894-95.