Midi.
« Ô mon André, je ferais peut-être mieux d’attendre avant que de vous écrire, tant je suis suffoquée et tant les choses que je pourrais vous dire se ressentiront du trouble où je suis ! Mais je ne peux pas attendre, il faut que je vous parle immédiatement, il faut que vous m’entendiez pour me faire grâce à jamais d’un regard comme celui de ce matin dans cette maudite cellule de Savonarole. Allez, je ne m’y trompe pas ! Je ne sais si vous me voyez bien clairement, vous, quand vous me regardez de la sorte, et j’en doute !... Mais si vous saviez, vous, comme vous vous laissez voir !
« J’aurais commis la plus grande lâcheté, la pire vilenie, la plus basse trahison ; je me serais conduite comme une de ces femmes dont on ne prononce pas le nom, André, que vous ne m’auriez pas traitée avec un plus accablant mépris que celui dont vous m’avez abîmée dans votre regard. Je tremble encore en y pensant, mon André, parce que, vivant en vous, peu m’importe ce que fut ma conduite en réalité, mais la couleur sous laquelle elle vous peut apparaître. De plus, je ne vous juge point comme les autres hommes, et il se peut bien que ce qui serait insignifiant à leurs yeux, soit aux vôtres un très gros péché. Alors je ne sais plus, vraiment, la valeur de ce que j’ai fait. Je repasse dans ma mémoire, avec terreur, des mots que vous m’avez prononcés autrefois ou écrits, comme celui-ci, du premier temps, mon ami : « Ah ! ma chérie bien-aimée » – ce sont vos propres termes, – « j’avais tant besoin d’un grand et haut amour !... » Ne m’étais-je pas imaginée que je le comblais, moi, ce haut et grand amour dont j’ignorais les limites ! Et cet autre mot, un jour dans un affreux mouvement d’amertume : « Il n’y a rien, rien qui vaille ! » C’était à Versailles, mon cher amour, lors de la plus grande imprudence que j’aie commise, et vous déchirâtes de votre canne de pauvres petites fleurs qui étaient là, dans l’herbe ; je les regardai un instant penchées sur le côté, en me demandant avec effroi à quelles hauteurs montaient vos beaux désirs pour avoir de si vifs mépris. Depuis, j’ai bien douté de moi, bien désespéré de vous satisfaire, et souvent, quand vous me parlez, j’éprouve un malaise – que je viens à aimer il est vrai – en pensant que peut-être vous retenez sur vos lèvres de pareilles expressions de dédain vis-à-vis de ce que je vous donne et que vous trouvez certainement rampant et vulgaire. Je vous ai fait si grand à mes yeux que je ne m’étonne pas que vous me jugiez si pauvre et si mesquine. Je me fais souvent l’effet d’être un enfant sur qui son maître aurait levé la main, pour des raisons supérieures, dans le moment même que le petit accourait l’embrasser. Cela ne me va pas encore trop mal ; mais aujourd’hui, je me sens aussi humiliée que si vous aviez pris un bâton et m’en aviez frappée. Non ! je ne croyais pas tout de même avoir mérité tant de dureté. Ah ! j’ai vu tout votre regard, allez, jusqu’au fond !... « Il n’y a rien, rien qui vaille ! » Niez donc que vous ayiez pensé cette chose, la plus affreuse du monde ! Et vous avez, une minute durant, descendu mes pauvres tendresses pour vous, au niveau, j’en suis sûre, de ce que vous connaissez de plus bas. Ne dites pas le contraire, j’ai vu aussi vos lèvres à cet instant : vous auriez craché ! Oh ! allez, j’ai honte, honte de moi, parce que vous devez avoir raison, parce qu’il faut bien que vous ayez raison : je n’imagine pas que vous ayez pu m’aplatir ainsi que vous l’avez fait sans y être poussé par la cause la plus grave. Vous n’avez pas pu ne pas mesurer la douleur que vous me causiez et je pense que vous l’avez voulue en proportion de ma faute ! Ah ! grand Dieu ! mais quelles singulières pensées avez-vous donc de nous autres, misérables femmes ! Quelle idée croyez-vous donc qui ait pu être liée par moi à la présence de ce malheureux flacon de sels dans ma poche ?
Après ce que je vous donne à vous, de mon cœur, de mon âme, de toute ma personne, que peut-il donc me rester à donner à un autre ? Mais j’aimerais mieux vous voir jaloux que méprisant et c’est méprisant que vous êtes ! Ah ! pourquoi ? pourquoi ?
« Tenez ! je me souviens de la parole la plus dure que vous m’aviez dite jamais : « Ne sois pas si tu veux, en réalité, ce que je rêve ; mais sois bonne à mon rêve !... » Moi qui ai été une petite orgueilleuse, fallut-il que je vous aimasse, ô mon ami, pour vous aimer encore plus vivement lorsque vous m’avez pressée contre vous, toute en lambeaux que j’étais, après vous avoir entendu ! J’étais bonne à votre rêve alors ! Mais aujourd’hui, n’ai-je pas cessé d’être même cela ? Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon André ! faut-il que je t’aime encore, pour ne pas te dire ce qu’il me brûle de te dire : que je ne veux pas être bonne à ton rêve, que je crois valoir mieux qu’à remplir ce rôle de servante ; que je veux, à défaut d’être ton rêve même, recueillir directement ton amour, moi, moi, pour moi-même, tout indigne que je suis ! que je ne veux plus être cette chose fausse qui soutient une passion dont je commence à être jalouse, à la fin : oui, ton rêve, ton maudit rêve, j’en suis jalouse, je l’exècre, je veux que tu m’aimes moi, rien que moi, pour moi ! – Mais non, non, mon chéri, mon cher amour, je ne t’ai pas dit cela, je reste ce que tu me fais, ce que tu veux bien que je sois, trop heureuse d’être quelque chose par toi, oh ! je t’aime, je t’aime.
« Ta pauvre
« Marie-des-Fleurs. »
*
Vers le commencement de la tombée du jour, nous prîmes la jolie route de San Domenico qui monte doucement à Fiesole. Ces dames étaient d’une grande tristesse ; il était visible qu’elles avaient pleuré l’une et l’autre. Marie me parut plus tendre que jamais, et cependant désespérée. Ces dispositions contrastaient singulièrement avec mon état d’esprit qui était tout au bonheur de faire cette belle promenade à côté d’elle.
Il y a peu d’endroits qui égalent en beauté cette ascension lente de Fiesole, par une route en circuits, dont le ruban embaumé touche les jardins, les villas et les villages tout imprégnés encore des plus vifs souvenirs de l’histoire florentine. L’on voit peu à peu naître à ses pieds la figure de la ville, puis la plaine de Florence s’élargir, grandir indéfiniment, semble-t-il, puis s’arrêter tout à coup et comme pour se laisser embrasser d’un coup d’œil plus aisé, au milieu de sa coupe de collines. On côtoie les jardins du Décaméron et les séjours d’été du Magnifique. Enfin j’essayais de faire revivre sur cette route qu’il parcourut, notre cher peintre du couvent Saint-Marc, qui nous avait transportés, dans la matinée. Car il a vécu à Fiesole, et il descendit par ici, une nuit d’été ; et il dut, de cet endroit, embrasser comme nous Florence, fuyant son cloître et sa patrie, devant l’invasion du schisme. Mais toutes ces choses ne pouvaient avoir de retentissement que dans un esprit sans préoccupation. Et l’étonnement était du côté de ces dames qui ne semblaient pas concevoir que je ne fûsse pas préoccupé.
À un moment, Marie qui ne se tenait plus, se pencha à mon oreille.
– Mon ami, mon ami ! dit-elle, vous n’êtes donc pas malheureux ?
Je lui mis dans la main le petit billet que j’avais écrit pour elle dans l’intervalle de nos entrevues ; elle m’en glissa un elle-même, et je lui laissai voir dans mes yeux que je n’étais qu’affolé d’elle.
Elle sourit tristement !
– Oui, oui, dit-elle. Mais cela ne suffit pas... Et tout ce qui va venir... et tout l’avenir... dites ! dites ! n’êtes-vous pas malheureux ?
– Petite folle !
Elle me regarda très profondément. Nous avions mis pied à terre sous le prétexte d’admirer le paysage. Mme Vitellier demeurait à l’écart.
– Vous voulez avoir l’air de rire, dit-elle ; mais je vous connais bien, mon ami, vous ne savez pas jouer, et le seul mot d’avenir vous fut toujours désagréable, je sais. Je viens de le prononcer : vous avez cru faire le gentil, n’est-ce pas ? eh bien ! vous avez fait la grimace !
– Vrai ?
– Je vous l’affirme.
– Ne vous en offensez pas, ma chérie, puisque vous connaissez la sorte d’effroi puéril que ce mot produit sur moi, même dans votre bouche. Mais aussi, pourquoi violer le temps qui ne se donne que minute à minute ? L’avenir est formé sans doute de la qualité que nous tâchons de donner à la minute présente. Faisons-la belle, et il est à supposer qu’elle enfantera des minutes heureuses !...
– Poète ! dit-elle.
– Merci !
– Pardon ! c’est une injure que j’ai l’intention de vous jeter à la face, prononça-t-elle en s’efforçant à rire, tandis que Mme Vitellier nous rejoignait pour remonter en voiture.
J’avais si envie d’être heureux aujourd’hui que je me contraignis à ne pas voir en Marie le petit instinct fâcheux qui la faisait me négliger en ce que je valais dans l’instant, pour ce que je pourrais valoir dans son avenir. Je veux bien qu’elle eut raison ; mais avoir raison n’équivaut pas à être heureux. Je ne vis donc que la grâce incomparable qu’elle avait dans les multiples mouvements que ces journées ardentes lui donnaient. Le tour bistré de ses yeux légèrement creusés par l’angoisse et l’étirement sensible de la peau très fine, de chaque côté du nez, faisant saillir l’os, un peu fort ; sa tempe où l’agitation transparaissait ; ses lèvres qui se séchaient et qu’elle humectait à mesure, me la rendaient tout entière délicieuse ; et jusqu’à son acharnement, plus soupçonné encore qu’ouvertement déclaré, à me vouloir éprouver autre que je n’étais ; enfin le feu de l’attente des événements qui couvait peut-être aussi au fond de moi, après tout, m’excitaient à aimer d’une façon nouvelle et plus vive encore, malgré que je fusse, en vérité, brisé d’aimer, d’aimer du cœur, éperdument et sans répit.
Il arriva, à un tournant de notre route sinueuse, que le spectacle de Florence tout entière étendue sous le soleil déclinant nous arracha à tous une même exclamation. Ici, la beauté fut plus forte que tout et ces deux natures de femmes, si diverses, s’y oublièrent confusément.
De grands vieux oliviers semblaient ouvrir pour nous au passage leurs lourdes branches nonchalantes et d’argent frémissant. Les jardins nous soufflaient l’haleine des fleurs nouvelles. Des roses grimpantes, penchées sur la crête des murs, avaient la grâce chaude de vivants sourires. Nous ne savions que dire et nous prononcions seulement l’adorable nom qui désormais signifiait tant de choses pour nous : « Florence ! Florence ! Florence ! »
On descendit de voiture et se promena, quelques minutes, de long en large sur la place de Fiesole. Mais on fut désappointé ; on ne voyait rien. L’entrée des ruines du théâtre antique était fermée à cause de l’heure avancée.
– Je sais, dis-je, un endroit. Venez !
– Par cet escalier ?
– Oui, oui ! par cet escalier !
Ce fut par là que nous atteignîmes le petit tertre qui est devant l’église Saint-Alexandre, point culminant des hauteurs de Fiesole. Un arbre, un banc, un mur bas, à hauteur des genoux. Derrière nous, l’église avec un bouquet de cyprès. Devant nous : Florence et sa vallée.
Florence palpitait dans une brume d’or et dans le milieu de sa grande coupe de collines. L’heure la rendait plus vivante, et elle semblait donner le branle à cette large frénésie d’avant le coucher, à tout ce battement d’ailes d’oiseaux dont le bruit nous venait des jardins, mêlé aux cris aigus et clairs d’enfants et de femmes sur les terrasses des villas.
Sans plus rien dire, nous laissâmes nos regards flotter un moment au hasard. L’Arno ondulait, vers le couchant, le long de la promenade des Caccines ses eaux incendiées de soleil ; en face de nous, de l’autre côté de la ville, nous reconnûmes les vieilles murailles parmi les broussailles de Bellosguardo ; San Miniato ; notre grande place de Saint-Michel-Ange, et les Boboli inoubliables avec leurs longues allées ténébreuses et les glaives de leurs cyprès. Les monts de Casensino et tout l’occident jusqu’à Vallombreuse commençaient de mourir dans le bleu, et l’on voyait, à l’opposé, verdir les montagnes de Carrare, sous de longues traînées de lilas. Enfin, à nos pieds, la ville où Marie m’était apparue la première fois, recevant les derniers feux du jour sur son dôme de marbre et sur la forêt de ses campaniles.
Marie émue et se contenant à l’excès ne pouvait parler. Je n’osais ni la regarder ni lui adresser la parole, certain que le moindre signe apporterait un comble à son état et provoquerait une brusque détente pénible.
Nous nous taisions. Le soir se répandait. Marie se rapprocha de moi, sur le banc. Je pris sa main. Elle me l’abandonna si complètement que je dus comprendre qu’elle ne me donnait que cela, à défaut d’elle toute. Oubliait-elle « l’avenir » en cet instant de merveilleuse beauté ? Je serrai sa main, tendrement. Je me disais : « Voici revenue une de nos minutes célestes : jouir, jouir du moment délicieux et du meilleur de nous qui s’exalte ! » Chose étrange, ce fut dans le temps même que Marie semblait quitter ses soucis pour venir à mon ravissement, que ces soucis me pénétrèrent à mon tour et soudain, comme par la pointe d’un stylet empoisonné.
Marie recouvrant toute la grâce de son imagination heureuse me dit tout à coup :
– Oh ! mon ami, regardez là-bas, là-bas, partout, les petites villas blanches ! On dirait qu’elles accourent, pareilles à des moutons qui rallient le gros du troupeau. Elles descendent jusque des collines les plus éloignées ; elles viennent de tous les points de l’horizon, cahin caha, dans les champs d’oliviers.
– C’est vrai ! c’est vrai ! on dirait qu’elles viennent toutes sur Florence, à cause de leur nombre qui croît à mesure qu’on se rapproche du centre...
Et ce centre, dis-je, savez-vous quel il est ? Savez-vous ce qui les attire ainsi ? C’est ce Dôme de marbre encore tout imprégné de lumière, alors que tout le reste commence à s’assombrir ; c’est cette belle coupole où s’abritent tant de rêves, sous l’invocation de Sainte-Marie-des-Fleurs ? C’est la fraîcheur de ce nom divin, l’attrait de cet éternel printemps qui appelle, appelle, toutes les petites maisons blanches du monde ?... Ah ! dis-je, tout frissonnant et m’appuyant sur son épaule, n’est-ce pas qu’on aime à imaginer que tout cela rentre le soir se blottir contre ce Dôme de songes ?
N’est-ce pas ? n’est-ce pas ?
– Oui ! oui ! Votre idée est charmante, et vous avez cent fois raison, c’est cette idéale coupole qui séduit vers le soir l’innombrable troupeau blanc répandu dans les champs d’oliviers...
Et je pensais, malgré moi : mais il y a aussi la forteresse sombre et carrée du Palais-Vieux, dont la haute tour aux arêtes vives veille comme une sentinelle au flanc de la belle cathédrale. Celle-là est forte, impassible et farouche, peu séduisante ! Mais sans elle on ne viendrait point ; peut-être n’imaginerions-nous point voir accourir les troupeaux blancs de la campagne florentine. Car celle-là est le gouvernement fort, les armes, la tradition ancienne, l’intelligence positive, la sécurité... en un mot tout ce que je devrais être pour vous, petite Sainte-Marie-des-Fleurs, – et tout ce que je ne suis pas !
Poursuivant ma pensée, je m’effrayai de tenir la main de Marie dans ma main, sous les yeux de cette mère qui nous bénissait déjà. Je n’en étais pas digne. Je n’avais pas la force qu’il fallait. Je soulevai la main de Marie et la reposai sur ses genoux.
– Qu’est-ce qu’il y a ? dit-elle.
– Il n’y a rien...
– Oh ! si !
– Eh bien ! je pensais à ce Palais-Vieux qui m’inspire soudain des idées politiques...
– Mauvais plaisant, dit-elle, un peu courroucée, pouvez-vous bien rire !
– Je ne ris pas tant que ça !
Je ne riais pas du tout.
Le premier souffle de la nuit ayant fait gémir brusquement le bouquet des cyprès, derrière nous, Marie se retourna vivement et se cramponna à moi de nouveau. Je ne pus retenir un frisson, à cause de l’à-propos singulier de ce menu fait du hasard. Elle avait eu peur et s’était réfugiée contre moi. Est-ce que j’étais un refuge, en vérité ? Cette secousse me porta à rire encore une fois amèrement.
– L’homme, dis-je, en m’efforçant de rassurer Marie d’une forte pression de main, l’homme, voyez-vous bien, doit être pour la femme à la fois ce que sont le Dôme de marbre et le Palais-Vieux pour nos troupeaux imaginaires...
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire un beau conteur de chimères, un miroir reflétant tout en beauté, et une forteresse...
– Eh bien ? dit-elle, réfugiée câlinement contre moi ?
– Eh bien !...
Ah ! cher petit être aimé ! elle oubliait, dans cette heure d’abandon, toute l’inquiétude que mes extraordinaires insouciances lui avaient donnée dans le courant du jour. Aveugle, comme toutes les femmes, elle me trouvait parfaitement complet, ce soir, par le besoin qu’elle avait de trouver à côté de soi quelqu’un de parfaitement complet. »
« Eh bien ! me disais-je à moi-même, toi, toi, profite donc, insensé ! du moment exquis qu’elle te donne ! Mets donc quelque logique en tes plaisirs ! »
Hélas ! je m’aperçus que la logique de nos plaisirs consistait en une alternance, à peu près régulière, de conscience et d’aveuglement. Notre ciel était d’ouvrir ou de fermer les yeux simultanément, ce qui nous arrivait toujours autrefois, du temps de nos courtes entrevues, mais ne pouvait se produire perpétuellement avec la fréquence de nos rencontres et de nos entretiens.
– Il serait l’heure de rentrer, dit Mme Vitellier.
Nous ne répondîmes pas.
– J’ai peur, me dit Marie, de l’heure qui s’écoule. Je n’ai jamais senti rien me pénétrer si vivement que tout ce qui est dans l’instant que je vous parle, mon ami ! Il me semble que j’aurai toute ma vie présentes à l’esprit les choses que j’entends en ce moment-ci : cette Florence, ce vent dans les cyprès, ces cris du soir dans les jardins, et ma voix... Oh ! mon André, parlez-moi !... cela ne me quittera plus, j’en suis sûre. Mais quelque chose me dit que je ne retrouverai jamais, jamais, cette heure-ci dans la réalité, cette heure-ci à côté de vous, André, à côté de votre façon de sentir... car je m’imagine que c’est à travers vous que tout m’arrive ; que, vous parti, je ne sentirais rien.
– C’est, ma chérie, qu’il n’y a ici ni Florence, ni bruit du vent dans les cyprès, ni même ce timbre particulier que nous prêtons aux voix qui s’élèvent dans les jardins, le soir ; mais il y a nous, qui aimons !...
– Ah ! ah ! dit-elle, je vous ai entendu ! j’ai votre dernier mot qui résonne, qui chante, chante à mon oreille... Je suis heureuse, heureuse !...
Elle jeta sa tête charmante sur mon épaule, avec une pression et une caresse de chatte ; je vis ses paupières abaissées ; l’ombre longue de ses cils rejoignit le bistre de ses yeux fatigués ; je vis encore quelques reflets d’or sur ses cheveux ondulés. Tout le reste me parut enveloppé de nuit. À ce moment, comme la veille, les cloches tintèrent, presque toutes à la fois et soudain.
Elles se répondaient de Fiesole à Florence et à cent villages alentour. C’étaient des voix claires et quasi pimpantes, à peine mélancoliques ; un jasement, un babillage avant le coucher, quelques-unes, à la résonance longue et frisante dans l’air léger, donnant l’idée d’un jeu de grâces à la tombée du jour. Un concert de voix enfantines nous vint en même temps de l’église, et l’air devint frais.
*
Vers dix heures du matin, on vint m’avertir qu’une dame m’attendait au salon de l’hôtel.
– Cette dame est seule ?
– Oui, monsieur, c’est une dame d’un certain âge.
Mme Vitellier seule et venant me trouver chez moi ! grand Dieu ! que pouvait-il y avoir ?
J’accours. Mme Vitellier m’ayant reconnu me prend les mains précipitamment.
– Monsieur André, me dit-elle, nous sommes perdus ! Ah ! plaignez-moi, je suis bien malheureuse !
– Mais expliquez-vous, Madame, je vous en prie !
– Hélas ! ne comprenez-vous pas ?
Et elle me tend une dépêche de Paris : « Jamais ! jamais ! au surplus, j’arrive. – Vitellier. »
Il me passe une sorte d’éblouissement court ; puis un mouvement de colère me remonte. J’entrevois la réalité, et selon la tournure de mon caractère, ce n’est pas encore l’affreux avenir, la séparation éternelle d’avec Marie qui m’accable, mais ceci seulement : tout de suite, tantôt, ne vais-je pas pouvoir voir Marie ? Si cette femme me disait : « Nous avons encore un peu de temps, venez nous trouver cette après-midi, vous la verrez... », il me semble que je ne penserais pas à notre malheur. Mon premier mot, insensé, laisse cette pauvre Mme Vitellier ébahie.
– Mais elle ! elle ! pourquoi ne l’avez-vous pas amenée ?
– Allons ! vous êtes fou ! dit-elle, après un instant d’hésitation. Vous ne pouvez plus la voir...
– Je ne peux plus !...
– Monsieur, me dit-elle, je n’ose me repentir de l’extrême faiblesse que j’ai témoignée vis-à-vis de ma fille et de vous, mon cœur seul me faisait agir et sans doute je continuerais à en suivre l’impulsion s’il ne dépendait que de moi. Mais le père de Marie a prononcé, contre mon attente et mes désirs... M. Vitellier est d’une fermeté inébranlable ; je n’avais compté pour le fléchir dans sa détermination première, connue de vous depuis... sept ou huit mois, n’est-ce pas, monsieur ? je n’avais compté, dis-je, que sur mon propre retour sur ma parole, sur le parti infiniment grave que j’ai cru pouvoir prendre sur moi d’adopter à votre égard, lors de notre rencontre ici. À vrai dire je prévoyais une tempête violente, un coup terrible, mais dont tout le fracas devait s’éteindre devant mon imprudence accomplie ; j’endossais tout. Ah ! Monsieur, que n’eussé-je pas fait pour la santé de ma fille, et votre présence la ressuscitait...
– Eh bien ! eh bien ! m’écriai-je, la tuerez-vous donc à présent, de complicité avec Monsieur votre mari ?
– Sans doute hélas ! prononça-t-elle avec une froide raison, si mon mari le décide ainsi, car je ne suis que mère et n’ai aucun droit de m’opposer à ce qui sera décidé... à ce qui est décidé, car M. Vitellier ne reviendra pas sur sa parole, je vous le répète.
– Mais, Madame, cela est infâme, cela est sans nom. Vous avez vu Marie dans mes bras, vos larmes ; votre indulgence, votre amour de mère nous ont bénis tous les deux enlacés... Madame, vous ne pouvez nier qu’il en fut ainsi !...
– Oui ! oui ! dit-elle, tout à coup suffoquée par les larmes.
– N’était-ce pas le plus solennel, le plus beau, le plus efficace des serments ? Le pouvez-vous rompre ? allez-vous nous en délier ? Mais nos mains étaient nouées confusément avec les vôtres ! Allez-vous jeter cette enfant dans des bras étrangers ?... Mais enfin, Madame, que faudrait-il donc pour que vous jugiez que Marie m’appartient ?
– Taisez-vous ! taisez-vous ! dit-elle, la figure cachée par les deux mains ; je ne suis rien, je ne puis rien, M. Vitellier est informé de tout cela !...
Je bondis.
– M. Vitellier est informé de tout cela ! !
– Et vous avez eu sa réponse...
Je tombai sur une chaise, me demandant si je rêvais. Puis je me sentis envahi d’une amertume et d’un dégoût immenses.
– Je serais curieux de savoir où Monsieur Vitellier entend placer son point d’honneur ?
– Hé ! monsieur ! de quoi parlez-vous ! ce sont là des choses qui se posent aux quatre points cardinaux !
Je ne pus m’empêcher de sourire de la réponse opportune. Ma colère tournait vers le goût du sarcasme ; j’aurais voulu m’oublier, me noyer dans de petites phrases venimeuses lancées à la première personne venue, mais volontiers à cette femme afin qu’elle souffrît dans tout son être pour être accointée à ce banquier sans entrailles et sans pudeur. Moi-même, à ce moment, je me souillai du regret de n’avoir pas fait de Marie ma maîtresse pour pouvoir aller souffleter ces gens à la face et devant tous : « J’ai eu votre fille, Monsieur, Madame ! oui, je l’ai eue chez moi, chez vous, dehors, dedans, partout où j’ai voulu !... Vous ne voulez pas me la donner ? Ah ! il y a de quoi rire ! Mais c’est moi qui vous la rends, tenez, Monsieur, Madame ! j’en suis saoûl !... » Ah ! ah ! pouah ! je m’empoisonnais moi-même ; je me fis honte de m’être laissé amener par l’idée de ce père à abîmer l’idée de mon cher grand amour. Mme Vitellier, qui me regardait, lisait sur ma bouche que je distillais un fiel atroce ; je contractais la mâchoire comme pour vomir ; puis je rougissais ; puis j’étais prêt à tomber à genoux, à demander pardon à n’importe qui, à pleurer d’un désespoir confus, d’une détresse totale qui ne me laissait plus aucune idée un peu claire. Si ! j’avais celle-ci, comme un entêtement d’enfant : revoir Marie !
Follement, stupidement, je suppliai :
– Laissez-moi la revoir !
– Vous n’y pensez pas ! dit Mme Vitellier qui, ayant essuyé ses larmes, avait repris sa dignité.
– Une fois, une seule fois ! tout de suite... tantôt !
Je me traînais à ses genoux. Je me sentais absolument ridicule ; j’étais fou.
– Allons ! dit-elle, Monsieur, vous plaisantez ! Il est temps que je me retire. D’ailleurs j’ai tout dit. Monsieur, adieu !
Je me perdais par la violence de mon désespoir, ma passion devait produire l’effet le plus grotesque. Mais cette séparation imminente, irréparable, me semblait impossible ainsi que ces précipices de cauchemar où l’on se sent tomber tout en se disant : non ! non ! ça ne va pas être, je vais m’éveiller auparavant !
– Madame, ayez pitié de moi ! Vous ne voyez donc pas que je l’aime à en perdre la raison.
Elle fut touchée à nouveau par ma sincérité ; elle se rapprocha :
– Voyons ! voyons ! mon ami, il faut être raisonnable !
Cette consolation, dans le moment même que je lui disais que je perdais la raison, me fit éclater de rire et raviva ma colère.
Elle en fut blessée et me dit d’un air pincé :
– Vous n’êtes pas sérieux, décidément !
– Sérieux ! raisonnable ! Mais, est-ce que tout ce qui se passe a l’apparence d’être sérieux et raisonnable ? Vous-même, Madame, en vous reconnaissant vaincue en ces affaires en avouez la monstruosité ?
– Je ne sais pas ! je ne sais rien ! dit-elle, de grâce ne m’embrouillez pas davantage ! Nous n’avons pas coutume, nous autres, d’éclaircir par nous-mêmes les affaires.
– Mais qui donc les dirige, au fait, ces affaires ? fis-je, commençant à me ressaisir.
– Quoi ? je ne vous comprends pas.
– Oui ! je demande quel est l’instigateur de cette résistance effrénée, de cette opposition inhumaine ? Car je fais l’honneur à M. Vitellier de le croire incapable d’une mesure aussi impitoyable. Ce n’est ni un père ni un ami qui maintient cette rigueur de fer. Il y a là-dessous une volonté tenace qui est plus forte que tous les principes de Monsieur votre mari ; il y a une machination infernale à quoi nous obéissons tous ici, il me semble ! Nous sommes tous courbés les uns devant les autres, à ce qu’il paraît : moi devant vous ; vous, devant M. Vitellier ; mais M. Vitellier, Madame, devant qui donc, s’il vous plaît, tient-il cette singulière posture ? Car il la tient, je vous assure qu’il la tient !...
Mme Vitellier me regarda avec des yeux effarés qui soudain s’éclairèrent.
– Ah ! fit-elle.
– Ah ! Vous voyez donc bien, Madame, qu’il y a quelque chose ! Ce quelque chose, vos yeux viennent de le découvrir. Mais dites ! dites donc que je ne me trompe pas !...
Je trépignais, je frappais du pied le sol ; des girandoles de Venise qui tremblèrent, nous firent détourner la tête.
– Vous savez donc ? dit-elle.
– Mais quoi, quoi ? demandai-je impérieusement en frappant toujours du pied. La pauvre femme affaiblie par l’étonnement, oubliait que je la maltraitais. Et à mesure que mon exigence augmentait, elle était plus prête à m’avouer ce qu’au fond elle n’eût pas voulu me dire.
– Mais qui vous a dit ? reprit-elle.
– Personne ne m’a dit, Madame, je soupçonne ;... je raisonne si vous voulez, et je suis sûr qu’il y a quelque chose ;... qu’il y a... quelqu’un ! quelqu’un, n’est-ce pas ? qui est la volonté de M. Vitellier, quelqu’un qui a introduit son armature d’acier à la place du cerveau et à la place du cœur de M. Vitellier, et qui ainsi le gouverne, dans un but unique, dont il élague les voies à coups mesurés et d’une rigueur mathématique ! N’est-ce pas cela ? dites ! n’est-ce pas cela ?...
– Marie vous a parlé de M. Arrigand !
--- Ah ! ah ! le voilà, vous avez dit son nom ! Voilà dévoilé le démon qui nous hante ! Mais qu’a-t-il à s’acharner ainsi contre une jeune fille qui le repousse ? Le dépit ? la haine ? tant de fiel entre-t-il dans l’âme d’un homme d’argent ? Est-ce que deux ou trois coups de Bourse ne lui vaudraient pas la fortune de Mlle Vitellier ? Mais il y en a de plus riches qu’elle ! L’aime-t-il ?... Ah ! ah ! ah !
– Ne riez pas ! monsieur, ne riez pas de cet homme-là !
– Cet homme-là ! mais je le tuerai, Madame, je l’assassinerai au besoin, comme il est juste de le faire à qui se joue de la sensibilité et du cœur d’un être ! je l’écraserai comme un animal nuisible, comme le monstre venimeux qui se faufile en rampant, dont les forfaits s’accomplissent dans l’ombre et le calcul !... Où le prendre ? n’est-ce pas ?... Oui, car il se cache, il se terre ; mais j’aurai sa piste, ces gens-là ont une odeur que nous sentons. Voulez-vous que je vous dise ? J’imagine que notre homme n’est pas loin... M. Vitellier l’amènera ? Non point ! il est ici avant M. Vitellier si son intérêt l’exige ; il nous écoute peut-être derrière ce mur. Ah ! tenez, je crois qu’il ne nous a jamais perdus de vue ; il était l’ombre empoisonnée qui glaçait tout à coup les meilleurs instants de notre bonheur d’un jour !
– Je vous supplie, dit Mme Vitellier en croisant les mains, de ne point vous occuper de cet homme. Partez plutôt, quittez Florence momentanément : nous n’y resterons pas longtemps, je suppose. S’il y a une chance de salut pour vos projets... qui ont été les miens, je vous promets de la réchauffer de tous mes soins, je vous préviendrai... Mais éloignez-vous !
– Je veux d’abord voir cet homme et le tuer !
– Qui vous dit qu’il sera ici ?
– Votre question même me prouve qu’il n’est pas impossible qu’il y vienne... Je gage que vous l’attendez tôt ou tard.
– Partez ! je vous en conjure !
– C’est abandonner Marie dont le cœur m’appartient !
– Au prix seulement de votre départ, je vous promets mon concours...
– Hélas ! Madame, tout le sens de cette entrevue fut de me faire entendre que votre concours est sans force !
– Aimez-vous mieux la guerre entre nous ?
– Mais, Madame, entre vous et moi, il y a votre fille que chaque coup atteindrait !
– Hélas !
– Hélas !
Sur ce triste mot, Mme Vitellier me quitta.
Une heure après, Marie me faisait remettre ce mot :
« Pars, mon cher amour ! Prends un billet pour Venise et arrête-toi à Ferrare. C’est une grande ville déserte et triste où nous serons bien. Tu m’y attendras. Ne t’étonne pas ; ne t’effraie pas ; n’hésite pas ! Je suis résolue.
« Ta
« Marie-des-Fleurs. »
J’eusse été décidé à partir, ce seul mot m’en eût empêché. Je ne voulais pas entraîner cette enfant à sa perte. Il fallait non seulement ne pas partir, mais montrer que je n’étais pas parti.
Je passai un quart d’heure à ma fenêtre, tourné du côté de la Casa Santidio, dans l’espoir de voir paraître Marie.
Enfin elle paraît. Il faut qu’elle ait beaucoup souffert. Le cerne bleu de ses yeux des mauvais jours a rejoint la courbe de ses sourcils en un cercle complet. Je ne distingue de loin, dans sa figure de cire, que ces deux grands trous noirs où brillent les lumières de son regard qui me veut parler. Le désordre doré de ses cheveux enveloppe le visage transfiguré, tendu vers moi désespérément. La distance m’empêche de distinguer la mobilité probable de ses traits. Je ne vois que ce masque extraordinaire dirigé vers moi et dont l’angoisse et l’ardeur fixes me font frissonner jusqu’aux moelles. Est-ce la douleur ou un espoir insensé qui donnent un tel feu à cette face immobile et cependant étrangement vivante ? Je suis fou ; peut-être mon exaspération me rend-elle visionnaire ? Je prononce malgré moi : « Ma Marie, ma petite Marie ! Est-ce toi ? » Mes paroles se perdent dans la distance et dans l’air indifférent. Elle a fait un signe de la main. Que signifie-t-il ? Je me dis : « Si je n’étais si troublé, je le trouverais simple et compréhensible. » La peur de ne point le saisir fait que je ne sais l’interpréter. Le désespoir me prend. Ce signe est de la plus grande importance ; mais mes yeux se couvrent ; je ne distingue plus rien. J’essaie de me remémorer le mouvement qu’elle a fait. Je m’essuie les yeux, je veux la revoir. Elle a disparu. Ah ! triple sot ! elle m’a dit de la main : « Pars ! pars ! » c’est clair. Et sa figure est celle d’une enfant qui quitte tout pour venir à moi. Si je ne pars pas, elle m’aura devancé. Vais-je la laisser seule ? Et me voici faisant mes valises.