V
Je ne fis qu’un bond de Paris jusqu’à Florence. Était-elle là déjà ? Allais-je la rencontrer tout à l’heure, en sortant, dès les premiers pas sur le Lungarno ? Était-elle de l’autre côté de la cloison d’hôtel ? Les pas, le bruit léger que j’entendais, étaient-ils d’elle ? Ou bien, au contraire, n’était-elle pas partie ? N’avait-elle pas été trop faible pour quitter Paris ? Était-elle malade en quelque ville où j’avais passé à toute vapeur ? Allais-je continuer ici d’attendre, d’attendre toujours comme je faisais depuis quatre semaines ?
Et si je la voyais, n’allais-je pas tomber ? La tension de mes nerfs brisée, je m’imaginais que j’allais m’affaisser en un état d’épuisement qui lui ferait pitié ; je m’enfuirais confus de ma faiblesse.
Je tremblais en ouvrant ma porte ; je me disais que le premier visage que j’apercevrais serait celui de Marie. Je ne pouvais rester tranquille. Les tressauts de mon cœur m’inquiétaient ; il me semblait que je me brûlais et consumais sur place et que, lorsque Marie viendrait, il serait trop tard. J’étais tenté par des puérilités superstitieuses de malade : j’attribuais à tel geste, à telle démarche une influence sur les événements. Je fus presque bien aise de ne pas la rencontrer. J’aimais mieux tarder un peu ; je prendrais des forces ; ce soleil et cette ville aimable allaient me donner de l’équilibre.
Je m’adossai à la balustrade du quai Lungarno-Amerigo-Vespucci, pour regarder les voitures allant aux Caccines. Puis l’agacement de dévisager toutes les femmes, la crainte de laisser passer Marie inaperçue, la crainte aussi de la voir tout à coup, me brisèrent les jambes et m’entourèrent les yeux d’un petit cercle de courbatures. Je voulus m’aller reposer aux jardins Boboli, dont la sombre tache verte, sur la colline, m’attirait ; mais quand le cocher me demanda où conduire ma seigneurie, je lui dis : « Où vous voudrez !... Suivez les autres. » Et je passai une heure ou deux dans la monotonie des allées des Caccines, la main sur les yeux, me défendant maintenant de voir, de peur de reconnaître quelqu’un dans ces voitures.
Le lendemain, je flânai dans l’air léger du matin. J’attendais l’heure où s’ouvre le couvent Saint-Marc. La chaleur tombait du ciel ardent, combattait et chassait de petits souffles frais attardés, qui, dans la fuite, vous frôlaient furtivement le visage. En moi-même il y avait une guerre de lâchetés et de désirs. Tout me portait vers ce couvent : je mourais de ne plus voir Marie, et le délice de cette rencontre m’épouvantait. Une portion de moi se dérobait et détalait vers Ema, vers Fiesole ou Vallombreuse, où j’imaginais que, contemplant Florence de loin et y soupçonnant la présence de ce cher cœur qui y palpitait pour moi, je goûterais quelque plaisir inouï. Alors, ce serait demain, demain seulement que je l’approcherais !... Mais, arrivé à l’extrémité du Ponte-Vecchio qui m’éloignait, je revins sur mes pas. Décidément, je n’irais pas à Ema ce matin. Mais il me restait Fiesole, qui est du côté opposé. Je longeai les Offices ; j’allai à la poste ; je m’attardai sur la place de la Seigneurie. Un vol de pigeons s’abattant près de moi, devant la porte du Palais-Vieux, me redonna si vive l’impression de certaines minutes vénitiennes, que je sentis ma vue se troubler. Alors, il me revint que le tramway de Fiesole partait justement de la place Saint-Marc. J’irais donc jusque-là ; je regarderais tout autour de moi ; si je ne voyais personne, je prendrais ce tramway. Si je voyais, ah ! si je voyais ! Eh ! du diable, si je savais ce que j’allais faire !
Je passai tout tremblant la petite porte du couvent. La lumière vive frappant les herbes et les rosiers du jardinet et, tout autour, les dalles du cloître, m’éblouit. J’avançais comme un aveugle ou un fou, osant à peine lever les yeux sur les quatre ou cinq fresques d’Angelico qui sont là, que j’avais chéries l’an passé et que je ne verrais pas aujourd’hui, je le sentais. Enfin, je pénétrai dans la petite salle du chapitre. C’est là que Fra Angelico peignit sa grande scène de la Passion. La fresque est là, occupant toute la muraille opposée à l’entrée ; c’est une peinture divine par la candeur amoureuse. Il y a trois chaises placées devant cette merveille ; je m’assis, me découvris malgré moi, et j’éprouvai là, tout à coup, le miracle d’une grande paix, d’un bain frais lavant mes malheureuses contusions d’amour. Pour la première fois depuis que j’aimais, je goûtais une minute de sérénité ; je sentais une puissance infinie bénir mon cœur et mon tourment. Tout aime, tout pleure, tout caresse, tout est soulevé ici ; et c’est un Dieu qui aime, qui pleure et qui caresse. Il n’y a point, nulle part, de plus douce volupté qu’entre ces quatre murs étroits d’un couvent de dominicains. Je désespérais de pouvoir regarder des peintures, mais ces peintures-là viennent à vous ; ce sont des linges frais que l’on vous pose sur le front ; ce sont des fleurs répandues, des baumes que l’on vous applique, des parfums que l’on vous donne à respirer.
Là, j’attendis Marie doucement ; j’étais disposé à l’attendre des heures et des journées. Un peu de l’atmosphère qui l’entoure était là déjà : toutes les choses très amoureuses ont un peu même odeur. Il le faut, puisque ces figures me donnaient la paix, qui me serait venue de tenir mon amie dans mes bras. Jésus ! ce beau Christ effilé, presque élégant, que le bon moine épris a voulu faire reposer sur la croix : non souffrir ! Le sang n’a pas laissé beaucoup de traces sur ses membres frêles : l’idée de ce Jésus endolori était insupportable au peintre. Tant qu’il l’a pu, il l’a épargné toujours. Il l’aimait trop. La tête blonde, penchée vers la droite, contemple, les paupières closes pourtant, les vingt saints pieux qui sont là, et le demi-sourire fin de sa lèvre divine semble dire que ne fût-ce que pour ceux-là seulement il valait encore la peine de mourir. Ses pâles cheveux lui baisent le front, toutes les lèvres des bons saints sont avides de le baiser, et l’on dirait que c’est de ses lèvres mêmes que le peintre a modelé le corps tendre de ce Dieu d’amour.
L’Angelico, grand artiste, n’aimait point la vue du sang qui souille l’harmonie du corps, et les contorsions des martyrs lui répugnaient également. Mais il atteignit le sublime de la douleur, la merveilleuse beauté de l’âme tristement éperdue, dans la figure de la Vierge. Nul excès, nulle grimace : à peine des pleurs ! Elle n’est pas couchée, abattue, tordue : elle est debout ; sa belle face, grave, aux lignes immobiles, endure le possible. Et tout l’amour humain, le voilà, dans cette Madeleine aux longs cheveux blonds, qui, tout d’une masse, se jette embrasser le sein de la Mère.
J’attendais Marie entre ces murs bénis, en face de ces tendresses célestes. Quel degré d’extase atteindrions-nous ici ? Je pensais que nous finirions par défaillir, et nous sentirions la vie s’écouler de nous, comme le sang, déjà exténué, de ce Jésus, filant, en ruisselets invisibles, de ses veines rompues. Et ce serait fait, nous aurions touché notre ciel...
Je voudrais garder chaque minute de l’heure qui s’écoulait en cet endroit bienheureux : ma fièvre, mon attente, l’embrassement de ces peintures, la caresse de l’air délicat qui m’environnait, la chaleur du dehors exaltant les bords visibles des toits rouges et le vert du jardin du cloître, les mouches bourdonnantes, et le premier concert des cloches florentines ; ce lieu de paix et de volupté !...
Ayant entendu des pas, je n’osai me retourner ; je demeurai tapi sur ma chaise, frissonnant, et le dos tourné à la porte. On approcha ; je me couvris les yeux, de la main, de peur de voir trop tôt, ou me pétrissant une sorte de masque d’indifférence, pour le cas infiniment probable où ce ne seraient que des étrangers. On fit le tour des cloîtres ; on passa devant la porte de ma petite salle du chapitre ; on hésita ; on n’entra pas encore. C’étaient des pas menus et légers. Je me faisais une certitude que c’était Marie. Je sentais son émotion, son cœur qui, à elle aussi, battait violemment. Elle m’avait vu, à n’en pas douter ; elle avait dû changer de couleur et de visage ; sa mère avait pu s’en apercevoir ; elle ne voulait pas dire à sa mère : « Entrons là » ; elle attendait que celle-ci vint d’elle-même ; elle tremblait qu’elle ne vint point, qu’elle voulût visiter le reste du couvent auparavant ; et si elle venait, elle tremblait à cause de l’inévitable scène de la rencontre.
On entra. Je voulais tout saisir au seul bruit des pas : j’interprétais le moindre bruit. Il y eut des hésitations ; on s’attardait derrière moi ; le gravier craquait ; on piétinait sur place. Je me commandais de ne pas tourner la tête, dans la crainte d’une déconvenue. Puis, j’eus peur que Marie n’osât point, que son impatience lui fît mal et qu’enfin ces dames s’en allassent ; enfin mille puérilités. Je me retournai brusquement en m’imposant de faire quelque signe de surprise si j’apercevais Mme Vitellier. Je ne sais ce que je fis.
Mme Vitellier se trouva juste en face de moi. Sa figure était décomposée ; elle m’avait reconnu dès auparavant que je me fusse retourné, et elle demeurait terrifiée des conséquences de son voyage. Je dus pâlir encore en l’apercevant. Je la saluai ; je regardai simultanément Marie. Elle vint tout de suite me donner la main, si spontanément, si vite, que nous en éprouvâmes tous visiblement une secousse vers le cœur. Je voulus parler ; ma voix s’étrangla ; nos yeux à tous se mouillèrent et nous demeurâmes assez confus tous les trois.
Mme Vitellier, la première, fit émerger là-dessus quelques paroles de politesse touchant leur voyage et le mien ; elle m’interrogea sur les travaux qui m’amenaient en Italie. La pauvre femme n’entendait point mes réponses. Elle était partagée entre la crainte, en m’accueillant, de trahir sa maison, et celle de briser son enfant chétive en me repoussant. Ma passion fut si forte que je négligeai de me gêner de ces ambiguïtés et ne vis plus que Marie anémiée un peu par la maladie, secouée par la minute qui venait de s’écouler. Je lui tendis une chaise, et je la baisai des yeux, longuement, éperdument.
Elle était vêtue d’un costume de laine blanche tout unie, et elle avait deux roses à sa ceinture : son chapeau de paille, aussi blanc, aux bords larges garnis d’une dentelle retombante, portait également une rose naturelle.
– J’ai été fort malade, monsieur, dit-elle, et vous avez de la peine à me reconnaître... En outre, mon costume est bien grotesque auprès de ma mine de chiffon ?...
– Vous êtes, lui dis-je, une de ces matinées où l’on frissonne encore de l’hiver passé, où il y a un peu de feu dans la cheminée, déjà des fleurs dans la jardinière et où l’on ouvre toutes grandes les fenêtres au premier printemps...
Elle sourit à l’évocation d’une de nos heures les plus chères, alors qu’elle m’était apparue chez moi dans sa toilette claire et parmi mes fleurs. Nous nous cueillîmes dans les yeux tout notre passé d’amour ; puis, instinctivement, nous regardâmes par la porte ouverte le poudroiement de cette chaleur tombée des toits de briques sur l’herbe drue du jardin.
– Ah ! fit-elle, Florence et ce soleil !...
– Et ce cloître, ajoutai-je, en me retournant vers la Passion de Jésus !...
Elle regarda la figure sublime de la Vierge, et l’élan de Madeleine. Elle comprit ; ses yeux s’humidisèrent encore ; elle dit :
– Je vais mieux !
– Mon Dieu ! mon Dieu ! fit Mme Vitellier, ne sachant que penser de tout cela. Monsieur, ajouta-t-elle bonnement, regardez, je vous prie, si cette enfant n’a pas changé depuis dix minutes, du tout au tout.
– Les jeunes filles, Madame, sont comme les fleurs dont les peintres se plaignent qu’elles n’aient aucune stabilité.
– Oh ! dit Marie.
Je dus lui demander tout bas pardon de mes paroles banales.
Cependant Mme Vitellier, qui se remettait moins promptement que Marie, demeurait dans une grande perplexité. Il était visible à toutes sortes de petits mouvements saccadés de sa personne, qu’elle se demandait s’il n’était pas encore temps de fuir, d’emmener Marie loin de Florence où j’étais. Mais le miracle qui s’accomplissait dans la figure de la jeune fille la retenait. Elle était fort tentée de renoncer à la lutte, de s’abandonner à la destinée. Cependant la vision sans doute de la figure implacable de son mari lui donnait une brusque épouvante. Elle avait le sentiment d’endosser, dans l’instant, une responsabilité énorme. On ne lui accordait pas une minute de répit. Mon exaltation empêcha que je prisse pitié d’elle ; j’étais si convaincu de la légitimité de mon amour, que tout ce combat m’apparaissait plutôt sous une forme burlesque. J’eusse pu, par simple discrétion, faire mine de laisser ces dames, et me retirer, provisoirement au moins. Je n’y pensai seulement pas. Je donnais libre cours à mon émotion ; je manifestais ouvertement mon bonheur. Marie ne se cachait pas davantage. Je ne tardai pas à avouer que ma présence en Italie n’avait pas d’autre but que de parcourir les endroits où nous avions passé ensemble, soit avant de nous connaître, soit après cet inoubliable événement. Marie m’encourageait avec ardeur. Je confessais mon amour. J’y trouvais une étrange félicité, un goût insoupçonné ; cette grande et grave détente m’enivrait à mesure. L’attitude de ma chère aimée bienheureuse, suspendue à mes lèvres, transfigurée et implorant cette pauvre maman terrorisée de son rôle, en face de cette scène religieuse, de Jésus en croix, dans cette sorte de chapelle, dans la solitude de ce cloître, tout rendait solennelle la minute présente. Mme Vitellier, très émue, s’avança tout à coup, me prit les mains :
– Je suis touchée, Monsieur, de la grande sincérité, de la grande honnêteté de vos sentiments... Votre compagnie nous sera agréable.
Je remerciai, fortement remué moi-même, garanti de l’attendrissement par l’étonnement que l’on éprouve à voir le chemin parcouru en si peu de temps. Marie alla silencieusement embrasser sa mère ; c’était, à elle, son aveu. À ce moment, quelques personnes entrèrent et nous quittâmes le couvent Saint-Marc.
– Nous y reviendrons ?
– Oh ! oui, oui ! nous y reviendrons.
Ces dames montèrent en voiture et nous nous donnâmes rendez-vous l’après-midi aux Jardins Boboli. Je me promenai quelque temps comme un homme ivre dans le mouvement de midi sur la place du Dôme et dans la via Calzaioli.
*
L’âme amoureuse reçoit de ces jardins toscans une étreinte si forte qu’elle s’y débat, comme étouffée tout d’abord, et ne cherche qu’à se dégager et à prendre l’air. Je songe à nos parcs de France, à mes beaux jardins de Touraine élégants et fleuris : ce sont des badinages et des caresses légères ; ce sont des rêves aimables, de douces songeries d’amour. Ici, c’est l’amour même !
Le sombre bloc énorme et dur du palais Pitti, à pénétrer en premier lieu ; après quoi vous vous secouez les épaules, vous cherchez en vain des feuillages aériens ou les nuances de fleurs harmonieusement combinées. Mais il faut se laisser prendre par des allées de cyprès noirs et aigus, pareils à des glaives d’une parade funéraire. Nulle fantaisie, nul caprice : point de jeux ni de mignardises, ainsi que le royal Versailles en ménagea dans l’intervalle de ses grandes attitudes. Ne tentez pas de fuir par un passage dérobé, une contre-allée vagabonde. Les cyprès vous mènent, montez entre ces haies ténébreuses ; vous n’êtes plus libre, et aussi bien vous éprouvez un charme vif à l’emprise de cette nouvelle angoisse. Quelque chose d’ardent et de fort vous conduit. Au-dessus de vous est l’éclat brûlant du ciel. De courtes échappées vous ont laissé entrevoir les bords lointains de la coupe florentine : des oasis ! Vous ne les souhaitez déjà plus ; vous avez senti l’amère jouissance de l’enserrement dans ces feuillages de nuit ; vous voudriez avoir la peur de ces taillis implacables et épais, et que les allées se resserrassent et que vous fussiez à pousser un cri ! Adorables jardins de passion ; terribles et voluptueuses promenades !
Ce fut sur la petite esplanade qui fait la crête de la colline où sont plantés ces jardins, que je vis Marie m’attendre à côté de sa mère. Elles étaient assises sur un banc d’où la vue, par une trouée dans les arbres, s’étend sur la ville et au-delà. À mon pas, Marie se leva et vint à moi, non de cette allure sautillante qu’elle prenait quelquefois, par un reste de gentillesse enfantine ; mais on lui sentait le poids de tous ses membres heureux. Je remarquai pour la première fois, je ne sais comment, le mouvement aisé de sa taille. Je n’avais jamais vu jusqu’alors que la façon toujours charmante dont elle était vêtue et le don qu’elle avait de tourner en grâce le plus ordinaire de ses gestes. Mais tout cela n’était que des choses qui s’agrémentaient autour d’elle, pour ainsi dire, comme des arabesques : l’attrait vivant de sa personne demeurait lointain, quasi inaperçu. Je me sentis rougir légèrement en découvrant la souplesse si tiède qu’elle eut à seulement se lever du banc. Elle avait dormi depuis le matin, sa figure était toute reposée ; le bonheur d’un seul jour faisait refleurir entièrement sa jeunesse. Elle me dit en me donnant la main :
– Eh bien ! vous avez l’air intimidé !...
– C’est l’effet que ça me produit, à moi !...
– Ça ?... quoi ?
– Ça, vous voyez bien, dis-je. Nous nous regardâmes avec des yeux presque confus ; et le mot de « bonheur » erra sur nos lèvres à l’un et à l’autre ; nous n’osâmes pas le prononcer.
Mme Vitellier m’accueillit comme un sauveur, un médecin qui lui eût rendu sa fille. Elle s’absorbait dans la pensée de cette résurrection, peut-être pour étouffer les inquiétudes que lui causait le parti qu’elle avait pris vis-à-vis de moi, peut-être par le penchant naturel de son cœur de mère.
– Regardez-la, me dit-elle à plusieurs reprises ; la reconnaissez-vous ?
– Tout de même un peu !... et j’ajoutai hypocritement :
– Madame, à la vue d’un pays si incomparable, on renaîtrait du tombeau.
– Hélas ! ajouta-t-elle à demi-voix et avec beaucoup de sens, tous les pays du monde sont peu de chose pour notre bonheur !
– C’est nous qui faisons tous les pays du monde, dit Marie ; nous n’avons qu’à ouvrir les yeux quand le cœur va bien.
– Ouvrons-les donc ! dis-je tout bas, du côté d’elle, et lui prenant la main à la dérobée. Pour moi, repris-je à haute voix, je suis plein de superstition ainsi que tous les pauvres esprits, et je ne crois pas seulement à l’action des paysages sur nous et de nous-mêmes sur les paysages, mais à celle de Dieu qui doit trouver, je ne dis pas un passe-temps, puisque hélas ! pour sa grandeur, le temps ne s’écoule point, mais, pour le moins un jeu aimable en même temps qu’artistique, à nous poser successivement et malgré nous en des lieux plus ou moins harmonisés avec nos sentiments...
– C’est un plaisir de peintre...
– Ou même de modiste, fis-je, car il y met une fantaisie si vive que les pures règles de l’art en seraient parfois molestées ; oui, je vois plus volontiers une main un peu noueuse et preste d’ouvrière d’élégance, froissant nerveusement les rubans ou les plumes, fondant ses tons à coups de chiquenaudes et s’offrant à l’occasion le ragoût d’une harmonie paradoxale, d’un assemblage ébouriffant... Aurai-je cessé d’être convenable ?...
– Vous êtes à peine impertinent...
– Pourtant, c’est ainsi, et par un accord outrageant, que la plupart de nos contemporains et boulevardiers déséquilibrés, superficiels et sans culture, viennent s’adosser à ce fond florentin, qui est tout ordre, intelligence et rythme, et s’y déclarent en pamoison. Que dire des jeunes mariés qui accourent demander à ces dures murailles, à ces belles lignes sévères, à ces collines noires de cyprès et de lauriers ou à ces pâles pentes d’oliviers éteints, ou encore à ces tombeaux, l’initiation à la volupté de peluche qui les attend au retour ? Ceux-là aussi ont confessé la minute harmonieuse ! Ah ! que la modiste doit rire en piquant ses chiquenaudes !
– Et nous ! et nous ! dit Marie, allez-vous aussi vous moquer de nous ?
Ce rappel à nous-mêmes, dans le moment où l’énervement du bonheur me portait à la frivolité, par une pointe de griserie oublieuse, me redonna si vif le goût de la minute présente, que je ne pus tenir en place. Je me levai du banc où nous étions côte à côte, et je fis plusieurs pas de long en large sur la petite esplanade sablée qui était là. Je regardais tour à tour Marie et l’admirable développement du paysage florentin. Un pavement de toits rouges vieilli, hérissé de campaniles et de dômes ; à gauche la pente vert sombre de Bellosguardo, les noires murailles de la ville ; plus loin l’église du Carmine ; le long ruban de l’Arno brillant sous le soleil ; les verdures des Caccines ; et un poudroiement de poussière argentée, sous le beau ciel, enveloppant au loin les villas et les collines et les arrière-collines échelonnées et pâlissantes jusqu’à d’imperceptibles pentes d’opale paresseuses.
– Et nous ! et nous ! répétai-je moi-même, après Marie, sans oser dire ce que je pensais de nous devant cette ville élégante et sévère où la lumière joue sur les marbres, où les marbres contiennent de discrètes merveilles et autour de quoi, parmi ces gris jardins d’olives, s’élèvent des villas heureuses toutes parfumées de roses. Et tout ce que j’avais à dire m’étouffait. Elle me comprit et fit d’elle-même cette remarque fine :
– Monsieur André, dit-elle, puisque vous voyez qu’avec la grâce et le je ne sais quoi de spirituel qu’ont toutes les choses ici, il y a un arrière-fonds de rudesse qui me fait peur et qui, à vous, je gage, doit vous râper les mains – je parle de la dure grisaille de la pierre et des arêtes tranchantes qu’ont les campaniles : celui du Palais Vieux, qui est si svelte, est terrible – voyez-vous aussi que tous ces petits trous carrés de fenêtres sont dénués de balcons ? Les balcons adoucissent la rigueur des murailles, n’est-ce pas ? on y sent toujours l’accoudement possible, le baiser à l’air du soir, un peu de rêverie, de confidence du dedans avec le dehors, que sais-je ? enfin de l’aise humaine dont sont privées les maisons d’ici.
– Oui, oui ! fis-je, la vie est enclose ici en quelque chose d’âpre et de rude : cela semble bien le pays des Grâces et des Amours ; mais les Grâces et les Amours blessés dans le chemin étroit où leur belle nonchalance s’épandait, gardent au fond des yeux et dans leur énigmatique sourire la trace de la douleur bien-aimée qui donne tant de saveur à la vie !... Il faut aimer ces pierres dures, ces lignes impitoyables, et ces tranchants des campaniles...
C’est ainsi que nous tâchions d’exprimer notre cœur à mots demi-couverts dont Mme Vitellier pouvait demeurer incertaine de bien saisir le sens. La chère femme assurément ne nous comprenait pas tout à fait, mais son instinct lui découvrait que nous parlions d’amour. Elle hésitait à nous laisser verser ces gouttelettes brûlantes par quoi nous nous exaltions peu à peu. Mais d’un autre côté, notre bonheur la rendait bienheureuse. Elle cherchait un compromis ; elle eût donné beaucoup pour être autorisée à nous permettre de parler. À défaut de cela, je pensai qu’elle se contenterait peut-être de ne pas nous entendre. Nous nous éloignâmes doucement, Marie me donnant le bras : nous n’avions pas l’air de nous en aller.
Du haut des jardins Boboli, une longue allée descend en ligne droite et en pente rapide au bassin de l’Ilôt qui contient l’Océan, le magnifique marbre de Jean Bologne. Cette allée est bordée de statues, et de cyprès si hauts qu’elle est sombre et semble couverte. Tout au bout, le Jean Bologne apparaît comme une lumière. Nous ne pûmes résister au désir de nous oublier dans cette allée, dès que nous y fûmes engagés. Nous croyions que c’était là que nous allions tout nous dire ; nous faisions seulement : « ha ! »... « ha ! » entre nos baisers. Elle me dit exactement le nombre des jours qui s’étaient écoulés depuis le baiser qui avait précédé ceux-là. Ce n’était pas par journées que je mesurais ces intervalles pénibles ; néanmoins cette petite chose me fit un grand plaisir. Pendant ce temps, avec ma superstition ordinaire, sans doute bien sotte et puérile, je me fixais là-bas cette belle et blanche statue comme le terme du bonheur. Et je me disais : si nous l’atteignons, Marie et moi, ainsi unis et sans encombre, c’est que pareillement nous sommes destinés à atteindre la suprême félicité. Je n’osai lui confier cet enfantillage. J’étais partagé entre le désir d’arriver vite à ce but fatidique avant que Mme Vitellier ne nous appelât, par exemple, ou bien qu’il ne survînt quelque raison imprévue d’interrompre notre chemin, et le désir plus raisonnable de prolonger ces minutes délicieuses. Marie était suspendue à mon bras et radieuse. Enfin, quand elle put formuler quelques paroles suivies, elle me dit :
– Ah ! André, maintenant tout ira bien, j’en suis sûre : l’événement d’aujourd’hui est si important !...
– Nous pensions à la même chose !
– N’avez-vous pas le même espoir ?
– Si, si ! fis-je, stupide, tenez !... mais courons !
– Grand fou ! dit-elle.
Le temps m’avait paru si bref que je croyais avoir encore à courir pour atteindre vite le bassin de l’Ilôt. Nous manquâmes de nous y heurter les pieds.
– Ah ! fis-je, déjà !... déjà !...
– Quoi donc ? qu’avez-vous, voyons ? dit Marie.
Je lui confessai ma sottise, et nous nous mîmes à rire tous les deux. Mais je ne sais pourquoi je demeurai mécontent quoique ayant atteint ma statue sans encombre. Était-ce que j’y étais parvenu si vite, si étrangement vite, après avoir cru cette allée sans fin ; était-ce donc que mon bonheur était si près de moi ; ne le goûtais-je pas déjà tout entier ?... et alors, après ? Ah ! misère que vouloir jouir demain plus vivement qu’aujourd’hui !
– Marie ! lui dis-je, lui serrant les mains et nous asseyant sur un banc.
Elle pencha la tête sur mon épaule et demeura tout abandonnée. Je me souviens que des enfants qui jouaient là nous regardèrent ; l’un d’eux s’interrompit, il courut rejoindre sa mère et nous désigna du doigt. C’était une jeune femme fort belle et qui portait le deuil ; elle leva sur nous ses beaux yeux tristes, et elle ne pouvait plus nous quitter ; le petit vint, comme de lui-même, à nous ; nous l’embrassâmes : la jeune femme pleurait. Nous fûmes confus et comme embarrassés devant elle, de notre bonheur d’amour, et nous nous éloignâmes.
Je sens la gaucherie de toutes les choses puériles que je rapporte ici. Ce n’est pas pour être sensé que j’écris, mais pour prolonger mes heures d’ivresse amoureuse.
Nous revînmes si tranquillement retrouver madame Vitellier en remontant notre allée, qu’elle ne songea même pas à nous demander où nous étions allés. Marie lui sauta au cou, toute rose et son chapeau défait dans la secousse. J’aurais bien embrassé moi aussi cette bonne femme de maman.
Nous prîmes une voiture au palais Pitti, et revînmes, par la promenade des Collines, voir terminer le jour à la place Saint-Michel-Ange.
Aux pieds du grand David de bronze, accoudés à la balustrade d’où l’on embrasse la ville entière, nous nous mîmes à attendre le soir, tous les trois, en causant comme des amis anciens, paisibles et sans arrière-pensées. Qui donc, à nous voir et à nous entendre, se fût douté du lien étrange qui unissait ces trois êtres : une fille au cœur révolté, une mère occupée à trahir sa fortune, la volonté du chef de famille et son propre désir secret qui demeurait, à n’en pas douter, de voir sa fille accomplir un « beau mariage » ; et moi, la cause consciente et volontaire de ce désordre, sacrifiant corps et âmes à l’amour aveugle, insoucieux de demain, attentif seulement à la volupté que peut contenir la minute qui coule ! enfin par-dessus nous tous, la menace planante de cette puissance paternelle à socle d’or et de lois, qui, dans l’instant, ignorait qu’elle était par nous violée, qui pouvait, qui devait l’apprendre demain et nous écraserait tous. – Jusque même entre nous trois, quel secret enfoui ! Nos amours de tout un hiver dont la seule révélation eût anéanti l’entendement de cette femme qui nous souriait dans l’hébétude de son instinct maternel.
Nos coudes se touchaient ; l’heure adorable passait ; nous aspirions le souffle de cette belle ville mourante ; à peine quelques personnes, en se déplaçant, faisaient craquer le sable alentour ; la moindre parole prenait un retentissement extraordinaire dans cette grande vallée qui semblait silencieuse.
De longues vapeurs teintées de rose passaient sur Florence ; baisaient le Palais-Vieux, le campanile de marbre et l’église Sainte-Marie-des-Fleurs ; elles s’embrasaient tout à coup aux verrières de Sainte-Croix et, épuisées, s’en allaient s’évanouir en caresses sur les collines de Fiesole et de Vallombreuse. Ces jeux de lumière, si délicats, retenaient nos paroles sur nos lèvres, et nous sentions que nos pensées se traduisaient suffisamment par la douce promenade des rayons et des nuances, par leur exaltation soudaine et les nonchalantes hésitations de leur fin. Nous vîmes les collines bleuir derrière le Dôme, tandis qu’au couchant, au-delà de l’Arno verdâtre, un incendie solaire éclaboussait les eaux du fleuve d’un semis épais de rubis et d’émeraudes. Puis les jardins de Bellosguardo s’assombrirent jusqu’au noir, et ses villas et ses cyprès se découpaient avec une netteté parfaite sur le ciel d’orangé et de lilas violet. Au loin, l’échelonnement des collines se dessina en lignes d’une minutieuse pureté. Enfin tout s’affaissa d’un coup ; Florence semblait endormie ou morte ; seul, le campanile du Palais-Vieux se dressait, svelte et fort, comme une sentinelle pour la nuit. Mais une chanson s’éleva, presque en même temps que s’éveillaient les lumières, de toute la ville ; c’étaient les cloches de Florence, innombrables, pures, argentines et légères ; et nous nous regardâmes tous en souriant.
*
Ces dames étant logées sur le Lungarno, à la Casa Santidio, à une centaine de mètres de mon hôtel, j’avais obtenu une chambre donnant aussi sur le quai, et je pus voir, le matin, la tête de Marie à sa fenêtre.
L’inouï, c’est de pouvoir écrire cela, posément en quelques mots, comme une chose simple et naturelle, et de s’imaginer qu’on a dit ce que l’on avait à dire ; alors que, par ce menu fait, on a été bouleversé. Sa tête apparue dans l’air matinal, lourde de la pensée de moi, et baisant ce jour nouveau-né qui allait grandir entre nous deux et qui ne tomberait qu’en même temps que nos membres harassés du plaisir de nos âmes !
Le couvent de Saint-Marc fut encore le lendemain notre lieu de rendez-vous. La petite salle du Chapitre nous retrouva réunis tous les trois, causant bas, à cause de la puissance religieuse des fresques, partant de notre nuit, de nos projets du jour, comme on le fait dans une église, dans l’attente d’une cérémonie. Nous nous regardions, Marie et moi ; nous semblions nous dire : « C’est cela, oui c’est cela ! C’est délicieux ainsi ! » J’en venais à bénir la présence de cette mère à la fois étrangère et complice, mêlée à nos irrégularités, mais ignorante de nos ardeurs secrètes, et qui aidait à son insu le développement de notre passion par la sécurité qu’elle nous donnait contre les excès mêmes de cette passion. Autrefois, seuls, nous avions peur de nous-mêmes ; mais que nous étions donc à notre aise devant cet ange gardien bénévole !
– Il parait, dit Marie, qu’il y a là-haut des petites salles très belles ?
– Oh, dis-je, le peintre angélique qui vécut ici a tracé sur ces murs le plus sublime poème d’amour qu’aucun être humain ait conçu. Je cherche en vain, dans les littératures, pareille force, constance et intensité de passion exprimée avec autant de bonheur et de simplicité.
– D’amour divin ! souligna Mme Vitellier qui demeurait accrochée à ce mot inquiétant.
– Divin, madame, assurément ! car je crois que rien ne fut plus éloigné de la naïve pensée du bon frère Giovanni que le souci des passions terrestres. Il évita même, par modestie chrétienne, de jamais faire poser un modèle dévêtu, ce qui est, pour un temps proche de celui où le Ghirlandajo, son confrère, mettait les dames de Florence toutes nues dans les églises, la marque de beaucoup de délicatesse. Toutefois, l’insigne grâce divine qu’il reçut, ce fut, croyant ne peindre que de dévotes images, d’y exprimer par une intuition merveilleuse tout ce que la tendresse humaine peut enfanter d’élans adorables... Accordez-moi qu’il eut une mère qui, sans doute, mourut à la peine que son enfance avait réclamée, ou bien qu’il connut quelqu’une de ses jeunes sœurs, pudique et rougissante parce qu’elle était, comme on dit ici si joliment, invaghita d’amore !... Car, autrement, continuai-je, comment expliquer qu’un pauvre reclus ait eu l’idée de peindre ceci, dont il n’y a point de parole humaine qui soit capable de rendre le tendre charme et la fraîche subtilité ?
Nous étions parvenus au haut d’un étroit escalier de bois, et je désignais la première des Annonciations que le pieux moine a traitées dans ce couloir. Je n’essayai point de la décrire ; ces dames regardaient, Marie comprenait. La Vierge y était représentée si jeune, si timide, si parfait symbole de candeur immaculée, que l’ange, ému de ce que sa céleste mission contient de troublant pour tant de fragilité, rougit lui-même, et semble hésiter à parler. Ah ! grand Dieu ! cette fleur qui reçoit le premier rayon du soleil, ce cœur puéril qui bat ; cette divine attention du messager du ciel porteur d’une si écrasante nouvelle ! tant de frêleur et tant d’immensité !
– Ce n’est que le commencement, dis-je à Marie. Préparons-nous à faire ici le pèlerinage qui convient à notre amour. Il n’y a qu’amour le long de ces murs ; ils sont tout moites ou tout brûlants, comme vous le verrez. En nul endroit du monde, on n’a aimé mieux qu’ici. Une âme a passé là, assez embrasée pour ravir en sympathie tous les amants qui frôleront ces plâtres. Jésus lui fut son univers, lui tint lieu du soleil, de la mer, de l’attrait des belles eaux qui passent, des nuits poétiques ; et du sourire de l’aimée. Songez au parfum d’une telle vie enclose ! Il appelait Jésus à toute heure ; il l’adorait dans son âme ; il l’évoquait de son pinceau ; il voyait naître sous sa main son auguste figure. Il s’enivrait de ce que cette figure venait souriante, et il s’enivrait encore des larmes amères qu’il lui voyait répandre. Il s’enivrait de peindre sur tous les visages l’adoration de cette figure ! Oui, oui, il l’a aimé et adoré dans chaque visage qu’il a tracé ; autant de fois qu’il a formé un trait, il s’est réjoui de créer un adorateur à Jésus ! Quelle vie !
Nous étions arrêtés maintenant devant une seconde Annonciation, et le chemin parcouru de l’une à l’autre par l’âme du peintre se retraçait en nous-mêmes par la vertu d’une expression simple et claire, par cette contagion éminemment prompte dont sont doués tous les sentiments d’une grande sincérité.
Ce qui nous touchait le plus, c’était, après la gêne de la première entrevue céleste, la douce chaleur naissante et l’aise charmante de l’entretien familier que l’on voyait ici entre l’Ange et Marie. Oui, l’on eût dit une seconde visite, où la confidence la plus lourde prenait le tour gracieux d’un agréable épanchement. Les traces de la confusion disparues, ce n’est plus que le bonheur de parler du cher sujet d’épouvante. La jeune Vierge à demi courbée, écoute, respectueuse et ravie ; l’ange est bénévole et sourit, et l’on croit surprendre à ses lèvres le nom de l’Être immense et bien-aimé qui va remplir ce cloître et diviniser ces murs. Jamais Jésus ne fut plus présent qu’en cette scène où il n’apparaît point, mais où le murmure de lèvres d’ange et le frémissement d’une vierge annoncent l’enchantement que sa personne va causer. Ce ne sera ni le dieu des petits, ni le dieu de douleur, ni le juge ; sera-ce même le dieu d’amour ? C’est l’amour !
J’entraînai Marie dans les cellules où le frère Giovanni a peint la suite de la vie du Sauveur. Ce sont de petites cases désertes et toutes nues : une fenêtre, une fresque, une chaise ; à peine l’espace de se retourner, mais de quoi subir la plus belle émotion du monde. Il y en a une trentaine ainsi. Mme Vitellier eut tôt fait de trouver toutes ces cellules pareilles et, s’asseyant dans l’une d’elles, elle nous laissa libres de continuer notre visite.
Marie appuyée à mon bras, nos têtes rapprochées, j’abritais nos yeux de l’éclat du jour en faisant un écran de mon chapeau de paille. Nous recevions en nous, sans oser parler, la piété de ces peintures. De temps en temps, Marie poussait de petits « ah ! »... « ah ! mon Dieu ! »... « ah ! mon ami ! »
Jésus était représenté dans chaque cellule, afin que chaque moine vécût de Lui. Et à force de suivre la variété des scènes où la sublimité de sa personne intervenait, il semblait qu’autour d’elle l’atmosphère d’adoration devint vibrante, palpitante, gagnât, emplît la cellule et nous soulevât. Lui ! Lui ! toujours Lui ! toujours plus beau, plus caressé, plus aimé ! Le bon peintre ne le voulait qu’heureux, magnifique, resplendissant, environné de tendresses et d’admirations. Aussi dans les inévitables épisodes douloureux, quel affairement ! quelle préoccupation ! quel malaise ! quelle fièvre ! et avec quel soin il arrive à faire resplendir si divinement sa face bafouée, souillée de crachats et d’injures, que, dans l’impression totale de la peinture, c’est l’image d’un dieu souverain qui ressort, et nullement celle d’une victime.
– C’est nous, dit Marie, notre cœur, notre amour !... Voilà le livre, souvenez-vous ? le livre que vous eussiez voulu m’envoyer un jour !...
– Oui, ma chérie ! oui, mon âme ! dis-je en pressant son bras.
Je sentis que je ne pouvais plus parler, quelque chose me comblait à m’étouffer. Qui n’a jamais, en rêve, vu se dérouler les plus doux moments de sa vie sous la forme d’images sensibles, et qui ne s’est réveillé les yeux humides et le cœur bouleversé à l’évocation soudaine de la trace qu’a laissée en nous la minute où nous crûmes toucher le ciel ! Nous autres, nous passions là devant les symboles parfaits de notre passion ; c’était de la façon dont ce Jésus est aimé là, que nous nous étions aimés, nous aimions encore, nous haussant l’un et l’autre, grâce à la séparation prolongée, aux courtes entrevues exaltées, jusqu’à je ne sais quel ciel, quel trône élevé au-dessus du commun des hommes. Nous reconnaissions dans des gestes, dans des agenouillements, dans des défaillances de Disciples, de Madeleines, de saintes femmes, telles et telles de nos attitudes ordinaires. Et ce frêle Jésus, sublime et charmant, pur et condamné : notre lien, notre beau, notre cher lien d’amour !
Nous venions de Le voir mettre au tombeau, et la fresque suivante, où sont les saintes femmes Le cherchant en vain sous la pierre soulevée, nous avait émerveillés par la connaissance qu’eut du cœur humain le génial reclus qui peignit ces murailles. L’une des femmes se fait un abat-jour de la main pour s’assurer, en examinant l’intérieur du tombeau, du prodige accompli. Une autre fait signe qu’elle ne peut en croire l’ange annonçant qu’il est ressuscité. Une troisième, au contraire, reçoit la nouvelle avec une joie et une confiance parfaites. Mais celle qui est en bas, sur la gauche, sourit avec malignité, non qu’elle soit incrédule, non ; mais remplie de foi, elle savait qu’Il était bien capable de cela, elle sait qu’Il en fera bien d’autres !
– Voilà, dis-je à Marie, le trait de génie ; voilà l’adorable naïveté du primitif, naïveté qui n’est que l’observation scrupuleuse ou la sorte d’intuition sûre, ordinaire aux âmes non corrompues.
Voilà qui est loin des imbéciles simagrées que l’on prête aujourd’hui à ces bonshommes simples, chez qui le merveilleux ne fut que la conscience honnête, que l’amour de la vérité... Le divin, mon amour, c’est d’être soi-même, c’est d’être capable d’un sentiment spontané ! c’est de s’atteindre soi, sous la couche inextricable des éléments étrangers qui nous embarrassent... Nous ne valons, toi, moi, ma bien-aimée, que par l’affirmation que nous faisons de nous-mêmes, en dépit de tout ! Contre ton monde, contre le monde entier, contre ton éducation, contre ton avenir, peut-être, ma Marie, tu m’as aimé, tu m’aimes : tu t’es grandie autant au-dessus de toutes tes pareilles, que ce Jésus s’élève au-dessus de son entourage ou que ce frère Angélico s’élève au-dessus de tous les peintres !
– Que nous sommes bien ici ! dit Marie. Et je l’adorai de ne pas chercher à dire autre chose.
Mais la fresque que nous aperçûmes en pénétrant dans une dernière cellule, faillit nous arracher le cœur. Je ne sais encore, à l’heure qu’il est, si le mérite de cette œuvre ne fut pas exalté alors par l’atmosphère suréchauffée que nous portions avec nous durant ce pèlerinage d’amour ; mais il nous sembla certainement à l’un et à l’autre que cette image résumait et portait au comble toute la sainte ardeur éparse dans ce couvent extraordinaire. Ah ! cela est indicible ! Jésus est descendu aux lymbes. On L’y attend depuis les temps. Ah ! que l’on se figure ce qu’est attendre ce Jésus ! Toute la beauté, toute la bonté, toute l’âme qui se fond en béatitude ! la caresse, le baiser, toute la volupté, c’est Jésus ! des malheureux sont entassés sous des voûtes pesantes et sombres, et les siècles passent. Or, tout à coup... Le voilà !... Lui ! Lui !
Il ne se fait pas précéder, n’a pas fait annoncer sa venue. Il entre, splendide et prompt comme un soleil, ayant brisé la porte. Ah ! quelle entrée royale et divine, majestueuse et plus grande que tous les triomphes ! Et il est tout seul, vêtu de blanc, ses grands cheveux blonds sur les épaules, son long nez droit, sa main étendue ; il marche à grands pas pressés ; le vent soulève ses plis : c’est un printemps, une allégresse, le jour lui-même, un enthousiasme divin qui pénètre par cette brèche ouverte dans les rochers ! C’est Lui ! Lui ! comprenez-vous : Lui, l’Ineffable, le Désiré sublime ! l’Amour ! Lui ! Il a toute conscience de l’immensité de sa personne et de son acte ; ce n’est pas le Jésus grincheux, rechignant, souffreteux, grimaçant ; c’est le Seigneur magnifique, plein de l’ivresse de son sacrifice accompli, le porteur de la bonne nouvelle. On l’entend ; il dit : « C’est moi ! » Il est simple et fier. Et du fond de la caverne illuminée de sa présence, voici les justes accourir, nullement étonnés et plus admirables par cette foi séculaire !
Là, il nous fut impossible de nous contenir : nous fûmes littéralement soulevés, empoignés par la seule impression du colossal désir, de l’immesurable amour que cette figure incarnait. Je vois encore ma pauvre Marie qui s’était assise, en entrant, sur la chaise de bois, se lever et me prendre la main. Simultanément, nous exprimâmes la même pensée :
– Entends-tu... L’entends-tu dire : « C’est Moi ! c’est Moi ! » dans le vent que produit son entrée rapide ?
Nous prononcions : « C’est Moi ! c’est Moi ! » avec emphase ; nous ne pouvions faire autrement, cherchant à rendre la grandeur de ce Moi divin que l’on sentait, mais sentait, comprenez-vous ? comme si nous eussions nous-mêmes été ébranlés par l’air qu’il déplaçait en marchant.
Nous fûmes suffoqués, les larmes nous jaillirent ; malgré les va-et-vient du corridor, nous ne fîmes pas un effort pour nous contraindre ; les bras autour du cou, enlacés complètement, sans autre conscience que celle de l’ivresse de pleurer, nous demeurâmes là je ne sais combien de temps.
Ce fut Mme Vitellier qui nous rappela à la vie, en nous touchant doucement du doigt.
Nous étions trop profondément éperdus pour qu’il nous restât la force de nous émouvoir de cette circonstance singulière ; l’idée même de la scène dont Mme Vitellier avait été témoin ne nous alarma point. Nous n’avions pas eu l’intention de nous cacher ; à la vérité, la présence de Mme Vitellier nous eût peut-être retenus de nous laisser impressionner à ce point ; mais, à supposer que cela cependant se fût produit, nous nous serions certainement embrassés devant elle. Notre mouvement fut de lui tendre la main ; puis Marie passa de mon cou à celui de sa mère. Celle-ci levait les yeux au ciel, dans l’attitude d’une grande résignation, ainsi qu’elle l’avait fait la veille, lors de notre rencontre dans notre petite salle du Chapitre ; toutefois la raison de se résigner était plus forte aujourd’hui qu’hier. J’entrevis que le sentiment de la responsabilité immense qu’elle assumait se livrait avec son bon cœur à une lutte si tumultueuse que la pauvre femme en était écrasée littéralement. Je lui avançai promptement la chaise unique que Marie avait occupée. Elle s’y affaissa. Marie avait des sels ; elle les tira d’un petit étui de cuir dont je remarquai l’élégance. Elle dit, inconsciemment en portant le flacon aux narines de Mme Vitellier. « Heureusement que j’en porte toujours sur moi depuis que j’ai été malade à la campagne. » Je pâlis tout à coup. L’idée que cette boîte de sels était un présent de M. Arrigand se présentait à moi soudainement et comme irréfutable. Pour la première fois depuis mon arrivée à Florence, je repensai aux diverses circonstances de ces six semaines mortelles passées par Marie à la campagne. Je revis la promenade après la pluie, sur la route, la faiblesse subite de Marie, la brouette du cantonnier, enfin le providentiel M. Arrigand et ses sels. Toute l’ivresse de notre matinée s’écoulait au seul soupçon que Marie portait sur elle un présent de cet homme, que quelque chose venant de lui ne lui répugnait pas, et cela, grand Dieu ! dans le moment même que j’étais en train, moi, de prendre la place de cet homme dans l’esprit de cette malheureuse mère à demi évanouie !
Je ne savais seulement pas si, réellement, cet étui était un cadeau. Hélas ! Marie ne tarda pas à confirmer mon soupçon. Elle avait aperçu mon trouble, tout en secourant sa mère ; elle vit mes yeux stupides attachés à ce maudit flacon.
– Ah ! c’est cela, dit-elle. Eh bien ! mon ami, je vous croyais au-dessus de ces sottises !
Première parole amère ! et que j’ai cent fois méritée ! Elle était entrée comme un poison par la plus fine des piqûres ; elle coulait dans mes veines ; elle faisait son chemin. Longtemps après, quoique apaisé, revenu de ce moment de susceptibilité imbécile, je la sentais sous mille formes atténuées, me parcourir, oh ! anodine, acclimatée en mon sang, à ma température ! mais je la sentais, elle était là, je la portais, des nuances coloraient ma vision, que j’ignorais la veille...
D’ailleurs il ne fut plus question de cela, du moins en tant que sujet d’amertume entre nous. Mme Vitellier revenue à elle, l’émotion de sa santé remplaça heureusement le souvenir de l’émotion, qui avait ébranlé sa santé, et nous pûmes même poursuivre la visite du couvent de Saint-Marc par la cellule de Savonarole.
Contraste étrange ! côte à côte avec la douce tendresse du bienheureux Frère Angélique, tout près de ces images de bonté, d’amoureuses extases, de sourires et de tendres sensualités, la grossière figure de cette grande brute, de ce bourreau de la beauté, de cette borne contre quoi la divine splendeur de la lumière du soleil vint se heurter sans seulement l’attiédir ! J’éprouvai, en pénétrant chez Jérôme Savonarole, une sensation de froid aux épaules qui aggrava ma méchante humeur. Marie qui ne pensait qu’à celle-ci, et qui, préoccupée, avait contemplé sans le voir, je suis sûr, l’affreux visage du moine, que l’on conserve là, se pencha à la fenêtre. Le soleil ardent inondait ses cheveux de paillettes d’or ; ses grands yeux qui venaient de pleurer se fixèrent sur moi, par un retour vif de la tête, et d’un geste dont la promptitude tenait de la prestidigitation, elle retira de sa poche le petit étui élégant, me le fit voir et le lâcha dans le vide. Elle fut si tôt retournée que personne, hormis moi, ne soupçonna le manège. Je voulais l’en applaudir et je lui dis effectivement merci tout bas. Mais la vérité était que le cœur me manquait et pour une raison qui est bien encore la plus stupide du monde : c’était à cause de l’extraordinaire adresse du geste par quoi elle s’était défaite de ce souvenir malencontreux ; et le vilain mot de « prestidigitation » s’imposait maladivement à mes lèvres, et je passai le reste de la matinée à vouloir le lui prononcer, avec l’idée que ma langue y faillirait et que toute cette subtilité sentimentale s’achèverait dans le rire bébête qui accompagne un mot écorché. Tout cela fut très pénible et amer. Je tentai de me distraire en parlant de la touchante harmonie des bons moines de Saint-Marc qui s’adonnèrent, comme on sait, à la fabrication des baumes et des parfums dans l’enceinte de ces murs tout imprégnés de l’odeur de Frère Angélique. Marie qui lisait tout sur ma figure, résuma d’un mot l’état de nos esprits et, coupant une de mes phrases, elle l’acheva ainsi :
– Mais nul baume, et nul parfum, dit-elle, ne put sans doute effacer le relent de Frère Jérôme Savonarole !...
Je souris, voulant lui prouver qu’au contraire j’oubliais tout ; mais elle comprit bien que ce n’était pas vrai. Un peu de gêne demeura entre nous. Mon dépit fut qu’elle attribuât mon malaise à la jalousie. En réalité, il venait de la petite « prestidigitation » de ce mouvement preste et dissimulé par quoi elle avait anéanti si délibérément, en somme et tout de même, un souvenir.
Mme Vitellier saisit l’occasion de notre silence pour s’approcher de moi et m’entretenir, prononça-t-elle, « de choses sérieuses ». Notre rencontre à Florence ne pouvait plus être tenue cachée ; le bruit, d’un instant à l’autre, pouvait en parvenir à Paris ; quant à elle, elle ne se sentait plus de force à porter le poids d’un secret si considérable. Elle allait rentrer aussitôt à son appartement et écrire la vérité à M. Vitellier. Elle dit cela du même ton qu’elle eût prononcé par exemple : « Vous voyez la pauvre femme que je suis, et qui n’a jamais cherché ni midi à quatorze heures, ni autre chose que sa tranquillité ; eh bien !... je vais aujourd’hui dynamiter mon hôtel !... » Je sentis se lever au fond de moi je ne sais quel petit ricanement fort sot que la grande sincérité de cette femme arrêta. Elle n’exagérait rien. J’étais sans doute la seule personne au monde que la nature de son trouble et l’héroïsme incontestable de sa décision ne pouvait émouvoir ; et c’était pour moi qu’elle se trouvait en si grande confusion et qu’elle allait mettre le feu aux poudres. Je crois, à la réflexion, que mon mouvement d’hilarité ne vint même pas d’elle, mais du contraste qui éclata tout-à-coup entre sa grande préoccupation et ce qui faisait le fond de la mienne. L’étincelle de ce contact m’éclaira vivement sur moi-même. Je ne suis pas trop fier de ce que je vis.
Malgré l’intérêt immense que devait avoir pour moi l’aveu de la détermination de Mme Vitellier ; malgré que je reconnusse toute la nécessité de cette détermination et que j’eusse dû dès auparavant y réfléchir abondamment et en mesurer la portée, cette affaire me parut intimement à cent lieues de mes réels soucis. Je ne pensais qu’aux minutieuses et dernières péripéties de ma passion pour Marie. Voir clair dans la manœuvre prompte et habile du petit étui de cuir et dans la psychologie de ma propre contenance vis-à-vis de cet événement, me semblait mériter toute l’attention du monde ; et dans le moment que je m’époumonnais à l’importante découverte d’une minute de la vie de sa fille, cette femme venait me parler de remuer ciel et terre, parce qu’il s’agissait précisément d’épouser sa fille ! Décidément les personnes qui s’intéressent à régulariser les passions, en ignorent jusqu’aux premiers mouvements !
Toutefois, quand le sourire affleura ma lèvre, c’était déjà contre moi-même qu’il était dirigé, et je me moquai de ma puérilité. Certainement, me dis-je, en me redressant et me serrant les flancs pour me donner du corps, voici l’heure d’être sérieux, ainsi que dit cette dame ; tenons-nous, que diable ! et formons-nous la représentation de la nouvelle arrivant à l’avenue Henri-Martin, demain soir, je suppose, dans la soirée. M. Vitellier ayant dîné au cercle, monte alerte et la lèvre fraîche, l’avenue des Champs-Élysées. Si tout va bien, il n’est pas impossible que M. Arrigand lui donne le bras et ne vienne jusqu’à l’hôtel fumer un cigare. – Mon cher Arrigand, des nouvelles de ma femme. – Ah ! comment vont ces dames ? – ... Mais pas mal !... pas mal... ma fille est même pâmée dans les bras de M. André X...
Je revis la figure du banquier, ce soir d’automne dernier, quand je lui demandai la main de sa fille, alors qu’il avait autour de lui encore tout le rempart légal et que, d’un signe de doigt, il pouvait m’écarter de sa vue. Je me rappelai exactement la coloration de sa joue, la vibration de sa narine. Cet homme-là, me dis-je, va être frappé d’une attaque d’apoplexie !
– M’écoutez-vous, monsieur André ? me dit Mme Vitellier.
Le ton suppliant qu’elle employa, et cette attention inusitée de m’appeler par mon petit nom, m’attendrirent tout en m’attristant. Elle m’appelait à son secours, et elle en avait tous les droits ; cependant, ce petit nom, cette familiarité équivalait à une sorte de prise de possession de moi. Elle me faisait sentir pour la première fois sa maternité.
Je fus honteux de comprendre si peu le rôle où j’étais fatalement entraîné. Je me rendis compte tout à coup de la nécessité où j’étais de le remplir convenablement et sur-le-champ, remettant à plus tard d’en examiner mieux les différents aspects. Je crois même que je fus filial, empressé, touchant même. Je me sentais tout auréolé de bonté. Je me croyais sincère. Je fis grand bien à la pauvre Mme Vitellier. Mais Marie que je regardai à la dérobée ne paraissait nullement atteinte par ce flot soudain, et sa lèvre avait je ne sais quel petit pli d’ironie, très apparent dans la tristesse de son visage.
– Qu’avez-vous ? lui dis-je, en lui serrant la main, tandis que sa mère montait en voiture.
Elle avait presque les larmes aux yeux et le petit pli d’ironie qu’elle voulait garder s’effaça sous mes yeux dans la contraction qu’elle fit pour le retenir.
– Ah ! mon pauvre ami ! prononça-t-elle, où vous ai-je entraîné ?
Elle sauta dans la voiture d’un mouvement de fillette.
– À tantôt !
– À tantôt !... Venez-nous prendre pour Fiesole, casa Santidio ?
– Casa Santidio !
À peine seul, je sentis le poids d’un accablement tel que je n’en éprouvai jamais. À vrai dire, c’était la première fois que l’on me faisait toucher d’un peu près les choses du mariage. Quand je les avais abordées, l’automne dernier, elles étaient en réalité voilées par un désir frénétique. C’était la condition pour continuer de voir Marie ; voir Marie était tout ; la condition disparaissait. J’eus un instant, en voyant filer la voiture, le souvenir cuisant de ma cousine de la Julière m’énumérant des chiffres de dot dans la petite chambre de Passy où j’étais convalescent ; la minute amère où je brisai avec cette bonne parente ; toutes mes relations rompues par ma passion bien-aimée ; ma vie depuis un an, dans le cloître d’amour que j’avais construit autour de Marie et de moi, seuls au monde ! tout le banal univers disparu ; l’extraordinaire vie de volupté menée dans ma retraite !... « Mon pauvre ami, où vous ai-je entraîné ? »
Midi.
« Ta tête adorée à la fenêtre, ma chère chérie ! ta tête tout inclinée d’inquiétude et de mélancolie ! Ah ! saurais-je jamais te dire ce que je ressens de te voir ainsi, et toute troublée encore d’une matinée si émouvante ! Quoi qu’il arrive, je pressens en moi la marque éternelle de la vision que j’ai de toi en ce moment-ci. Comme toutes les fois que je te vois, je ne puis me garantir d’un certain effroi, qui est de sentir écouler une minute essentielle de ma vie. As-tu senti, toi, dis, as-tu senti de ces instants courir, où l’on se dit : « Goûte ! goûte ! cela passe, hélas ! cela est passé ! » Cette petite forme qui est là-bas accoudée, qui d’un moment à l’autre peut disparaître, que je ne verrai plus peut-être jamais là, c’est la forme sous laquelle me devait apparaître l’enchantement de la terre. Oh ! si tu savais comme j’ai dans les yeux et dans le cœur la ligne que forment les cheveux que ta main a noués, celle de ton front et de ton visage penché sur la vieille Florence... Et voici ! on t’a appelée, te voilà disparue ! chère image ! ô ma bien-aimée !
« Ne trouves-tu pas que quelque chose semble nous être descendu du cerveau dans le cœur ? Et c’est pourquoi tu as pu me trouver ce matin si puéril et si sot, si méchant même, n’est-ce pas ? oui, mais meilleur. M’as-tu compris ? Non ? Je l’espère presque, car il y aurait chance que tu fusses dans le même état que moi ; nous commencerions à devenir très aveugles et très bêtes, nous nous ferions beaucoup de peine et nous pourrions être très heureux.
« Pourtant, si tu étais ainsi, tu ne m’aurais pas fait ton triste adieu de ce matin : « Mon pauvre ami, où vous ai-je entraîné ? » Où donc suis-je entraîné ? À toi, vers toi. Je ne pense pas à autre chose. C’est peut-être de quoi tu me blâmes ? Mais alors, c’est que tu as gardé ta pensée, ton jugement, ton intelligence ! Tu n’es pas aussi bête que moi ! Alors tu ne m’aimes point !
« Je vais te voir, dans un instant je serai à côté de toi, je toucherai ta main... J’ai peur de te voir, une peur d’enfant, une peur du bonheur aussi, et encore, encore aussi une peur d’amant. J’ai peur de me précipiter sur ta bouche. Ah ! je t’aime, vois-tu, je t’aime toute ; je brûle d’un baiser imaginaire, fantastique de tout toi ! Je veux que nous montions ce soir là-haut, sur ces collines parfumées, et t’entendre me dire des choses qui me brûlent, qui me consument lentement, qui me tuent. Je suis bête, bête, comme tu vois... »