VI
Comment suis-je parti pour Ferrare ? Qui m’a guidé ? Qui m’a poussé ? Qui m’a fait marcher, agir ? Nulle conscience, nul souvenir ! J’ai suivi son mot impérieux, à la lettre : « Pars, mon cher amour, pour Venise ; arrête-toi à Ferrare, c’est une ville triste et déserte où nous serons bien ! » Étais-je éveillé, endormi ? Je n’ai souvenance que d’un effort extrême et fatigant, à la gare de Florence, pour la voir, la distinguer, voulant absolument qu’elle fût là, qu’elle vît son grand désir accompli. J’en eus une sorte de courbature aux yeux. On partit. Où allais-je, grand Dieu !
Ce fut le soir, à l’heure où le soleil tombant incendiait les murailles de brique du vieux château de Ferrare, et comme j’errais autour des fossés pleins d’eau profonde et verte, qu’une voiture passa portant Marie. Je poussai un cri ; elle me sourit simplement. Elle fit arrêter la voiture ; je montai, pâle comme un mort.
– Me voici ! dit-elle, en me tendant la main.
Je la pressai à lui faire mal. Je ne songeai pas plus qu’autrefois à lui demander comment cette chose extraordinaire se faisait : qu’elle fût là ! Elle ne songeait qu’à me remercier de mon étreinte.
– Ah ! lui dis-je, avec la plus grande sincérité, je jure de mourir pour vous !
Par cette phrase, qui pouvait être banale, j’entendais dire beaucoup. Elle n’en prit qu’un mot, et les yeux perdus dans le vide, elle me dit :
– Mourir ? vivre ? ma foi ! je ne distingue plus !
Elle était à bout de forces, et elle s’affaissa sur mon épaule. On dut la porter à l’hôtel, jusqu’à la chambre que j’avais retenue pour elle.
Alors, je demeurai là, à son chevet, lui faisant respirer des sels et lui frottant les tempes. Par moments je jetais des yeux hébétés autour de moi. Je voulais douter de la réalité. La réalité abrutit. Vraiment on ne la voit point. Toute son intensité naît dans l’instant qu’elle passe à l’état de souvenir. Ce lit d’hôtel ; Marie étendue, inanimée ; moi seul vis-à-vis d’elle ; la porte close ; et au dehors la sensation du monde éteint, du reste de la terre réduit à une poussière de cendres, comme à la suite d’un grand cataclysme, à jamais pour nous anéanti. Je secouai la tête : « Je suis fou ! je rêve ! » Marie semblait sourire dans sa faiblesse. Elle était belle, ainsi transfigurée. Je la reconnus telle qu’elle m’était apparue à la fenêtre, la dernière fois, à Florence. La chair transparente, les yeux agrandis démesurément, le nez aminci comme par la mort ; l’âme pour ainsi dire apparente, extériorisée par quelque ardeur ou quelque effort surhumains. Ah ! n’était-ce pas l’image sublimisée de la Marie des belles heures de mon amour ? pourquoi n’étais-je pas tout enthousiasme et toute joie aux pieds de ce dieu par qui j’avais été ravi et qui aujourd’hui se donnait tout à moi ? Je me penchai sur elle ; je l’adorai. Son souffle me caressait le visage. Je voulais l’absorber en moi ; je voulais me figurer qu’elle-même me venait avec cet air d’une tiédeur légère, et que pénétrée en moi elle allait me communiquer cette vertu de l’extase dont j’éprouvais une sorte de besoin frénétique.
Elle s’éveilla peu à peu et reprit promptement sa vivacité. Son ébranlement nerveux n’était pas apaisé par cette défaillance passagère ; et, effrayée sans doute à l’aspect de cette chambre et de notre solitude, elle demanda aussitôt à sortir. Je croyais qu’elle ne tiendrait pas debout. Je la suppliai de se reposer encore. Mais elle se leva malgré moi et marcha sans hésitation. Elle alla à la fenêtre, ouvrit les volets. La lumière du couchant l’inonda ; elle aperçut la masse flambante du château, et aux fenêtres des maisons la multitude des petites jalousies vertes que le ton rouge de la brique avivait. C’était un miroitement lumineux d’une extrême intensité. Elle cligna des yeux, eut un mouvement de retrait. Puis le contraste soudain de cette bruyance lumineuse et des silhouettes nouvelles de cette ville d’exil, de notre silence dans cette pauvre chambre, peut-être aussi l’angoisse étrange, la sorte d’effarouchement timide que me cause à moi tout pays inconnu, la suffoquèrent tout à coup et elle se jeta dans mes bras toute sanglotante.
Pendant qu’elle pleurait, elle se mit à me dire, sans autre à propos, comment elle était partie de Florence. Dès le matin, elle avait fui, sans rien emporter. Sa mère dormait ; la femme de chambre n’était pas levée ; heureusement la porte de la rue était ouverte, et en sortant elle n’avait rencontré personne. Elle avait couru à la gare, ne sachant qu’inexactement l’heure du train. Deux heures à attendre. Elle s’était réfugiée à Santa-Maria-Novella, l’église la plus proche. Là elle s’était dissimulée au fond de la chapelle Rucellaï, aux pieds de la grande Vierge de Cimabue. Elle retournait au train quand, du porche de l’église, elle avait vu l’omnibus d’hôtel traverser la place et m’avait reconnu. Alors une joie folle après la longue attente matinale et l’incertitude de mon départ ; elle avait voulu courir, se précipiter vers moi, partir avec moi, comme deux époux pour un voyage de noces. Mais une peur la clouait aussitôt sur place. Si elle était vue à la gare avec moi, tout était perdu. D’ailleurs la grande sécurité que lui causait mon départ certain lui suffisait pour le moment. Elle eût attendu vingt-quatre heures à Santa-Maria-Novella ; elle attendrait bien le second train qui part dans l’après-midi. Alors, elle avait acheté un gâteau à une bonne femme qui se tenait à l’entrée de l’église, et elle était retournée, dans son petit coin noir, sous la grande Vierge de Cimabue. Vingt fois elle avait tremblé lorsque des visiteurs entraient dans la chapelle ; le sacristain était venu rôder autour d’elle et lui avait, à la fin, adressé quelques questions qu’elle n’avait pas comprises ; elle lui avait donné une lire ; il l’avait saluée profondément, lui avait apporté un petit coussin. Enfin l’heure du départ : de nouvelles transes ; le hall de la gare en plein jour ; elle allait droit au guichet sans regarder ni à droite ni à gauche, s’abandonnant au destin. Peut-être quelqu’un l’avait-il vue, elle n’en savait absolument rien. Au guichet, quelle épreuve ! Elle demande un billet pour Venise et elle s’aperçoit qu’elle n’a pas assez d’argent. Elle n’avait oublié que cela ! Elle n’avait jamais pris un billet elle-même. L’employé parlait à peine le français. – « Et pour Ferrare ? » Elle avait juste assez. Si quelqu’un l’avait vue, on saurait donc qu’elle avait prononcé le nom de Ferrare. Cela lui causait un tourment qui durait encore. Je l’embrassais au récit de chaque douleur nouvelle ; elle me tenait le cou enserré de ses bras ; chacune de ses épreuves, à mesure qu’elle les avouait, se tournait en félicité. Une réaction se produisait peu à peu dans la paix qui nous environnait, et le sentiment de notre liberté toute neuve nous grisait et nous intimidait. Elle manifesta encore une fois le désir de sortir ; je vis qu’à présent elle en avait la force, et nous fûmes dehors.
Une voiture, carrosse, guimbarde étrange, un immense véhicule pouvant contenir six personnes, garni d’une étoffe jaune fanée, fripée, enfin magnifiquement ridicule s’offrit à nous et nous mena dans la ville. Le soleil adouci, mais non tombé encore, mettait à toutes les choses des tons de tendre délicatesse et caressait la ville avec une douceur que je ne me souviens point avoir jamais remarquée ailleurs. Ferrare est une ville verte et rose, trop grande et vide, coupée de rues larges à perspective infinie ou à lentes courbes pareilles aux flexuosités d’une rivière qui serpente librement dans la plaine. Les maisons sont closes, les palais sont morts, de rares personnes interrompent la monotonie de ces allées de nécropole. Notre premier souci fut d’aller jusqu’au palais de Schiffanoja, dont le joli nom qui veut dire « chasse-ennui » chante à l’imagination de tout nouveau venu à Ferrare.
Quand nous eûmes atteint une rue étroite et longue, bordée de murs nus et de campaniles branlants, où de l’herbe poussait entre les pavés et les dalles, et où l’on nous dit que Schiffanoja se trouvait, nous descendîmes de notre char grotesque et dîmes au cocher d’aller nous attendre du côté des remparts. Alors nous nous trouvâmes tout seuls dans cette ruelle provinciale, en compagnie des souvenirs bruyants et confus de la Ferrare ancienne en contraste avec la sérénité actuelle de ses cendres, et savourant le goût âpre de notre tumulte présent, à nous, que nous venions ensevelir ici dans cet universel et incomparable apaisement. Schiffanoja : rien qu’une muraille et une porte, avec une corniche sculptée soutenue par des pilastres en demi-relief. Nous n’osâmes frapper à la porte à cause de l’heure avancée ; à vrai dire, d’ailleurs, nous ne pensions pas que quelque chose ici pût s’ouvrir, que quelqu’un vécut derrière ces grands murs clos, et nous marchions avec des précautions sur des touffes d’herbes menues, de peur d’éveiller le silence que répandait la fin du jour sur toutes ces choses à jamais finies. Nous allâmes ainsi jusqu’aux remparts qui sont plantés d’arbres, et de là, sans apercevoir un être vivant, nous fûmes longtemps à regarder autour de Schiffanoja qu’un dernier rayon baignait de lueurs roses, la longue rue herbeuse, les campaniles croulants et les cyprès plantés dans de tristes jardins abandonnés.
– N’est-ce pas là, me dit Marie, l’endroit qui convient à merveille à notre retraite, ô mon André ? Pouvons-nous être plus loin de toutes les choses du monde, que nous avons fuies, sinon dans ce beau cimetière vert et rose, vieux lui-même, où l’on ne meurt plus, et où l’on dirait que la mort ailleurs si brutale, a eu le temps de se former à la politesse et met de si tendres parures à l’aspect de tous ces débris ?
J’ai connu des coins de province silencieux qui m’ont impressionné tout enfant d’une manière ineffaçable. À douze ans, dans une petite ville de Touraine, passant derrière une vieille église, durant la grande chaleur du jour, je reçus pour la première fois l’émotion qui vient du mutisme complet de toutes les choses environnantes, et je pressai le pas, ayant éprouvé une sorte d’angoisse à cette sensation inconnue Les quartiers désolés de Ferrare me rappelèrent cette minute ancienne, et, comme il arrive toutes les fois que nous accolons deux instants divers de la vie, ma mélancolie s’accrut, et Marie se haussa pour m’embrasser, comme elle avait eu souvent, me dit-elle, l’envie de le faire toutes les fois qu’elle me voyait aux tempes un certain frisson qui me fait pâlir et me bouleverse la physionomie.
– Tu as mal, dit-elle, allons-nous-en !
Nous reprîmes au hasard notre promenade dans la ville, sans penser trop à ce que nous voyions. C’était le jour de nos noces ! Ce soir Marie dormirait dans mes bras !
Sur les hauts murs, des vignes-vierges, des touffes de lierre pendaient nonchalamment, et, au delà, on apercevait des cyprès et des pins faisant songer à de grands jardins sombres et froids où de petites princesses de songes feraient d’inutiles efforts pour réentendre au bord des vasques taries le bruit ancien d’un jet d’eau. Comme nous passions devant une de ces magnifiques portes aux pures sculptures de la renaissance, les battants furent ouverts par hasard et en dedans, par quelqu’un qui ne parut pas, et nous aperçûmes un jardin épais entouré d’un portique à colonnettes élégantes et que l’ombre du soir embellissait. Les fenêtres de ce palais, comme presque toutes, étaient grillées sur la rue ; les persiennes vertes fermées ; et une tentation nous prit d’entrer là et d’y vivre à l’abri de tout, un amour éternel et silencieux.
– Entrons ! entrons ! allons voir !...
Nous descendîmes de voiture ; mais à peine avions nous pénétré sous le porche, que Marie sentit un grand froid aux épaules et rebroussa chemin.
– Non ! non ! dit-elle, j’ai peur...
L’heure avançait. Par une des longues avenues droites et semblant sans fin, nous vîmes le soleil disparaître. La lumière discrète du crépuscule, exquise sur les tons passés de cette ville, nous retint quelque temps encore. Je ne sais quelle crainte ou quelle pudeur instinctive nous éloignait de l’hôtel. Nous suivîmes, par plaisir, des jeunes filles Ferraraises, au corsage rose, avec une résille de dentelle épinglée sur l’arrière de la coiffure. Elles marchaient, lentes et presque sans parler, peuplant à elles seules une rue qui allait se perdre à l’horizon dans la nuit tombante. Elles s’éclipsèrent tout à coup, sans que nous pussions savoir où elles avaient pénétré. Après elles, nous ne vîmes plus rien qu’un moine aux pieds nus, et derrière une haute fenêtre grillagée, une figure de femme admirable, plongée sans doute dans quelqu’un de ces rêves que l’on ne peut avoir qu’ici, qui ne nous vit même pas passer et la regarder, tournée du côté du mince croissant de la lune qui commençait de s’élever dans le ciel verdissant.
Nous revînmes très émus et frissonnants de notre promenade. Marie me dit en se serrant contre moi :
– André, on dirait, n’est-ce pas, que nous nous sommes fait mourir tous les deux ensemble et que nous nous éveillons en même temps de l’autre côté de la mort, bien heureux d’être unis, mais inaccoutumés encore à l’endroit nouveau ?...
Étendus dans le carrosse qui roulait mollement sur les dalles, nous fîmes tous nos efforts pour étouffer dans des baisers notre trouble et nos désirs confus.
Il nous fallut errer encore avant de rentrer, autour du château de Ferrare immense et effrayant dans la nuit. Ses hautes tours et ses corps compacts de murailles que nous avions vus flambants au coucher du soleil, prenaient une apparence fantastique par l’énormité de leur masse d’ombre. Nous nous penchions au bord des fossés profonds et, dans la nuit muette, le petit bruit de la chute d’un plâtras ou d’une pierre nous révélait la présence de l’eau lourde et dormante. Toute cette apparence romantique s’accommodait trop à l’étrangeté de notre situation. Marie me serrait le bras et avait peur. « Rentrons ! » disait-elle ; et tout à coup elle ne voulait plus.
– Si l’on m’avait suivie, et si l’on m’attendait à l’hôtel ?...
Et tandis que nous tournions le dos à l’hôtel, elle croyait soudain reconnaître son père s’enfonçant dans l’ombre, du côte de la cathédrale.
– Je l’ai vu, mon chéri, me dit-elle ; je vous jure que je l’ai vu !
– Petite folle ! Vous n’en pouvez plus, mon amour ; allons dîner... Viens !
Elle avait la fièvre et put à peine goûter au repas que l’on nous servit dans sa chambre. Mais une exaltation de tendresse la saisit quand elle nous vit seuls dans la pièce étroite. Tout le reste des choses disparaissait devant cette réalisation d’un rêve qu’elle avait sans doute maintes fois caressé. Son instinct de femme, uniquement, subsistait, avec le goût inné de la famille, de la table, de la douce intimité tranquille. Et je suis sûr qu’elle avait aussi cette hantise de l’imagination des jeunes filles : le voyage de noces. Elle n’osa pas y faire allusion ; mais elle rougit, un instant, et c’était ce mot qui avortait sur les lèvres qu’elle me tendait avec des ardeurs nouvelles. Je fus sur le point de suffoquer à l’idée de tant de joies simples et traditionnelles que je retranchais de sa vie. Je la pris dans mes bras pour qu’elle ne vît pas ma tristesse. Elle ne crut qu’à mon amour et me dit encore une fois ce qu’elle voulait à toutes forces qui fût vrai :
– Je suis heureuse, heureuse !
Elle était penchée sur mon bras, la tête renversée et dans l’attitude du plus complet abandon. Toutes ces secousses avivaient sa beauté, et, malgré la crise violente de ces deux jours, elle n’avait pas perdu le renouveau de santé apparente que lui avait valu l’heureux séjour de Florence. Relevant le front, dans l’intervalle des baisers que je lui donnais avec une sorte de frénésie composée de mes désirs et de mon désespoir, je regardais cette figure extraordinairement expressive et dont le jeu mobile alimentait ma vie depuis une année. Jour par jour, ces masques divers se représentaient à ma mémoire ainsi qu’une affolante guirlande que le vent secouait ; depuis celui qu’elle avait dans la gondole au retour du Lido, quand nos regards se croisèrent, jusqu’à celui, tout à fait irréel qui m’était apparu à sa fenêtre sur l’Arno et m’avait imposé l’accomplissement de la dernière détermination. Elle avait changé presque complètement sous l’influence de nos aventures. Elle avait perdu la figure nette, simple, unie et pour ainsi dire inconsciente de la jeune fille que l’on dirige et pour qui l’on se donne la peine de penser et d’agir. Elle avait gagné toutes les marques d’une vie propre, de l’impulsion personnelle, de la responsabilité. Cela était sensible à un pli léger entre les yeux, à une agilité nouvelle des paupières et à la profondeur du regard, devenue vraiment impressionnante.
Jamais je n’ai eu comme à ce moment-là, l’impression de quelque chose de solennel et de définitif. Voici, là, me disais-je, appuyé, éperdu, sur ton bras, le visage par quoi t’aura été révélée toute la secrète puissance de l’amour ; le mystère est là, dans cette chair amaigrie et dans ces lianes agitées et ténues dont le dessin se modifie sans cesse comme la figure des nuages dans le ciel, et dont tu ne saisis qu’imparfaitement le sens. Cependant il est précis, car en aucun autre visage tu ne trouveras la même direction de la mobilité ; aucun autre n’aura le pouvoir de t’agiter pareillement. Qu’est-ce qu’il y a là ? que tiens-tu là, sur ton bras ? N’est-ce pas quelque idéal emblème que le ciel t’envoya pour t’éclairer sur certains replis du cœur humain ? Ou bien est-ce un objet ordinaire qui se flétrira à tes côtés : ta servante par exemple et celle de tes enfants ?
J’eus un frisson. Elle me dit :
– Qu’as-tu ?
– Je t’aime ! je t’aime ! lui répétai-je.
Le son de ma voix m’effraya. La chère enfant fermait doucement les yeux en se reposant sur l’assurance de mon amour. Comment n’était-elle pas inquiétée par le ton de mes « je t’aime ! je t’aime ! » qui me revenaient à moi comme s’ils eussent été prononcés ici par un étranger. N’étais-je donc pas sincère ? Si, si ! je le croyais absolument. Mais, me disais-je, c’est que j’aurai eu quelque préoccupation en prononçant ces mots, et j’aurai mal pensé à mon amour durant que je l’affirmais ; cette distraction a suffi à modifier la tonalité de ma voix. Je baisai le front, les yeux et les lèvres de Marie avec une exaltation fiévreuse. Il était très apparent que je voulais concentrer toute mon attention sur ceci : je l’aime ! je l’aime. Elle ne pensait qu’à cela ; que ne faisais-je comme elle !
J’étais assis dans un grand fauteuil ; j’avais Marie sur mes genoux. Je coupai le silence par cette autre affirmation dont j’avais sans doute aussi besoin :
– Je t’ai ! ma Marie, je t’ai !
Et je la serrais fortement, en signifiant ma possession. Elle ouvrit les yeux ; elle eut un imperceptible mouvement d’effarouchement, mais aussitôt fondu dans un doux sourire de confiance ; elle referma les yeux : elle était bien à moi.
La réalité m’anéantissait. Je voulais m’exalter par le résultat inouï des événements, et je n’aboutissais qu’à m’extérioriser de moi-même et à me contempler à distance, là, avec le fardeau adorable que je portais dans les bras. Avoir Marie, après tant d’heures de désir et d’absence ! Avoir cet être dont la seule vue m’avait tant de fois mis sur le point de défaillir et que j’avais cru intangible, comme un ciel ! Les souvenirs, confus et pressés de tant de mois d’affolement, venaient heurter leur troupe affamée contre cet instant qui les devait combler. J’en sentais le heurt violent, le choc décisif, et je me méprisais pour considérer tout ceci et ne pas m’abandonner simplement, à l’exemple de cette jeune fille en qui la tragédie, en vérité, devait avoir un autre retentissement !
Un de mes doigts, passé par l’ouverture de sa manche caressait la peau extrêmement douce du bras frais. C’est à cet instant seulement, que je conçus l’image nette de la possession physique, imminente...
Tout homme qui n’a pas aimé me trouverait imbécile. Mais je défie un être délicat accoutumé de longtemps à savourer ce frisson étrange que donne le cœur épris, frisson qui n’a aucun analogue dans les émotions humaines, de ne pas éprouver la sorte d’hébétement atterré que j’eus à ce moment. Ce n’est pas à dire que je n’aie ressenti dès auparavant le désir de l’absorption complète de la femme que j’adorais. C’était un désir sourd, l’œuvre souterraine et sûre de la nature ; mais jamais, jamais je n’y avais pensé. Il y a, dans l’exaltation sentimentale qui fut la mienne, un fait qui vous donne cette sensation d’être comblé, que l’on croit le propre de la possession physique, c’est la présence. Voir l’aimée, l’entendre, ou lui presser le bout des doigts, contiennent pour l’homme que le cœur domine, plus de volupté que toutes les ivresses de la chair.
Ma main errait le long du bras ; le quittait ; remontait au cou, aux alentours du menton d’une excessive finesse, puis revenait au bras et s’infiltrait sous la manche, attirée cependant invinciblement par cette peau fraîche et douce. Dans un moment d’abattement, de désir et d’hésitation mêlés, de temporisation égoïste et lâche, mon bras était tombé, ballant. Ma main rencontra par hasard la cheville mince de Marie et s’y fixa, comme un anneau, la caressant en l’enserrant, avec lenteur. L’image me vint, de toute la jambe que je pouvais ainsi prendre et caresser.
Je demeurai encore inerte et poussai un soupir assez fort. Marie se redressa vivement.
– Qu’est-ce qu’il y a, ma chérie ?
– Chut !... fit-elle.
– Mais quoi ?
– Écoute, écoute !...
Je n’entendais que le bruit des Ferrarais assez nombreux à cette heure dans la rue, et quelques voix confuses à l’intérieur de l’hôtel.
Elle me dit :
– Je perds la tête !
Elle m’embrassa avec une ardeur désespérée ; je sentis ses lèvres froides.
– Oh ! lui dis-je, petite folle, en effet, voilà un baiser comme tu m’en donnerais si nous nous séparions pour toujours... Ce n’est pas le cas !
Elle me fixa avec des yeux hasards :
– André ! André ! dit-elle ; nous sommes perdus !
En ce moment, on frappa discrètement à la porte.
– N’y va pas ! n’y va pas ! dit-elle en se cramponnant tout entière à moi.
– Mais, ma chérie, c’est un domestique... laisse-moi !
– Va ! soupira-t-elle en tombant dans le fauteuil, quasi anéantie.
J’allai à la porte où l’on continuait de frapper un peu plus fort.
– Qui est là ?
– Monsieur, me dit la voix du cameriere, c’est un Monsieur qui tient à vous parler.
Je pensai instantanément que Marie avait reconnu la voix de son père. J’eus, un moment, le désir de la prendre dans mes bras et de me présenter ainsi à ce monsieur en lui disant : « Monsieur, arrachez-la-moi donc ! » Je haussai les épaules à l’idée de mon extravagance. Que pouvais-je contre le père de cette enfant qui avait le droit de requérir toute la force légale ? Le mieux était de l’affronter tout de suite.
Le domestique m’avait parlé en italien que Marie comprenait difficilement. Je lui dis que ce n’était rien, que le maître d’hôtel me demandait pour quelque formalité.
Je descendis et me trouvai en présence de M. Arrigand.
La colère me monta immédiatement. Ah ! pensai-je, je ne m’attendais pas à celui-ci, et j’aurais bien fait de ne pas me déranger.
– Monsieur, lui dis-je, sur un ton impertinent, je n’ai pas l’honneur de vous connaître.
– C’est exact, Monsieur, me dit-il, et je pourrais remédier à cet inconvénient en priant M. Vitellier qui m’attend ici, en voiture, de me présenter à vous... Sachez-moi donc gré de ne l’avoir point fait, ce qui vous évitera sa violence...
– Mais Monsieur, dis-je, la violence n’est point pour m’épouvanter !
– Trêve de coquetterie, Monsieur ; je viens de la part de M. Vitellier chercher ici Mlle Marie sa fille, qui est entre vos mains, si je ne me trompe, depuis l’arrivée à Ferrare du train de 5 h. 40.
– Vos renseignements sont d’une précision mathématique à laquelle ma nature est insensible, Monsieur ; je vous en ferai grâce dans la suite de cet entretien qui sera court, je l’espère. Je ne remettrai pas entre vos mains Mlle Marie Vitellier qui est entre les miennes de par toutes les forces de sa volonté.
– Mlle Vitellier est mineure, vous ne l’ignorez pas, Monsieur, et la loi ne tient pas compte de ses volontés.
– L’amour qui me lie à Mlle Vitellier ne tient pas compte de la loi.
– Il faut le regretter, Monsieur, car il eût été préférable de sauver Mlle Vitellier autrement que par l’emploi de la force légale, à laquelle il nous faudra bien recourir et qui ne va pas sans scandale...
– Hélas ! Monsieur, vous faites résonner là des mots qui n’ont plus guère de sens pour des malheureux en révolte contre tout l’ordre social ; nous nous honorons de ce qui vous scandalise, et nous faisons un devoir de transgresser vos codes.
– Libre à vous de vous inspirer dans vos relations sentimentales de l’exemple des peuples qui vont tout nus sous le soleil. Voyagez donc, Monsieur, et menez des idylles dans les pays non défrichés ; mais laissez l’honneur à nos jeunes filles...
– Ha ! ha ! ha ! fis-je, d’un rire méprisant, l’honneur !...
On entendit un roulement de voiture sous le porche de l’hôtel ; M. Arrigand regarda à sa montre et me dit flegmatiquement :
– Monsieur, l’honneur qui excite votre hilarité, est, je l’espère, satisfait à l’heure qu’il est : M. Vitellier emmène Mlle Marie, sa fille, dans la voiture qui s’éloigne en ce moment-ci.
Je bondis.
– Vous m’avez joué, m’écriai-je, en m’avançant brutalement sur lui, et je le souffletai.
Il ne broncha pas, caressa du doigt une de ses cartes qui dépassait un peu l’ouverture de la poche de son veston, et me la tendit après y avoir griffonné une adresse.
– Monsieur, me dit-il, il se peut que je vous tue demain, et il faut que j’y compte un peu pour ne point le faire sur-le-champ, ce à quoi votre voie de fait inconsidérée me donne quelque droit. Dans tous les cas, je ne voudrais pas que vous fussiez séparé de moi à jamais sans avoir appris quel homme je suis ; en deux mots, sachez-le :
Je veux épouser Mlle Vitellier. La volonté de son père, homme d’un grand sens, est sur ce point égale à la mienne. Un seul obstacle : non pas vous, Monsieur, mais le goût romanesque si naturel à une jeune fille et qui, de longtemps, m’apparut chez Mlle Vitellier comme réclamant impérieusement d’être comblé. J’étais parfaitement incapable de remplir cet office élégant et... éphémère, et je remarquai sans déplaisir, Monsieur, votre ingérence dans la famille, puis dans la vie sentimentale de Mlle Vitellier. Oh ! je ne fis à peu près rien pour la découvrir ; tout sautait aux yeux ; je n’en perdis pas une particularité, et ma discrétion fut égale à l’intérêt direct que j’avais à ce que cette affaire demeurât silencieuse. Je la couvai de tous mes soins. Je ne vous cacherai pas que mon désir était qu’elle prît la tournure la plus vive et la plus prompte. Plus grande et plus profonde était votre puissance séductrice, plus sûre était ma garantie : le goût de Mlle Vitellier eût pu se disperser sur une demi-douzaine de jolis cœurs avant d’en arriver au temps de la raison et du mariage ; que dis-je, il eût pu continuer à se répandre après... J’eus la chance qu’elle rencontra un ami de qualité si singulière que tous les autres caprices étaient évidemment et à jamais éclipsés par la passion qu’il inspirait ; ainsi j’obtins la certitude que la femme de qui je ne pouvais espérer l’amour mais voulais acquérir l’amitié et la fidélité conjugales, garderait, sa vie durant, et passé l’heure des belles fusées, un culte pieux et discret au disparu,... me sachant gré, d’autre part, de l’avoir tirée des mille tristesses et des nécessités avilissantes de la vie romanesque – qui dure le temps d’un printemps – pour lui fournir à l’encontre l’existence calme, régulière et opulente qui convient à l’âge mûr et qu’exigeait son éducation. Vous brûliez ; son cœur se consumait ; ces intensités comblaient mes vœux. La violence, le coup de tête n’étaient pas pour me déplaire ; car j’avais hâte d’un dénouement. Je le désirai éloigné de Paris. Je vous tendis le piège, vous y tombâtes... et tout va bien.
À demain, monsieur !...
Je tournai le dos et m’enfuis, tout à coup exténué par le cynisme de cet homme. La rapidité des événements et le dévoilement soudain de l’extraordinaire machination tramée autour de notre amour ; enfin la sensation brusque, effarante, de notre amour fini, brisé par un coup de théâtre, m’affolaient littéralement. Je montai l’escalier avec précipitation et je tombai comme une masse dans le fauteuil où Marie m’avait donné son dernier baiser.
La chambre était encore parfumée d’elle ; on avait ramassé à la hâte les objets qui lui appartenaient ; il ne restait à terre que des fleurs que nous avions achetées dans notre promenade, et je ramassai un petit miroir d’ivoire avec son chiffre en argent.
J’avais laissé la porte ouverte. Le garçon de l’hôtel entra avec un air de condoléances et des petits yeux noirs qui brillaient du plaisir d’avoir vu une scène dramatique.
– Mon ami, lui dis-je, m’oubliant tout à fait, je vous supplie de me dire ce qu’il y a eu... comment s’est-elle laissé emmener ?
– Elle ne s’est pas laissé emmener, Monsieur... Quand ils sont arrivés, un gros monsieur rouge avec un homme de la police, Monsieur, elle est tombée là, dans le fauteuil où est monsieur, blanche comme sa robe, et bien jolie, bien sûr, et elle n’a plus bougé ; ils l’ont descendue dans leurs bras comme un petit enfant, Monsieur...
– C’est bien ! c’est bien ! va-t’en, c’est tout ce que je voulais savoir...
*
Je ne sais si je fus heureux, en arrivant à Venise, de rencontrer un ami dans l’hôtel où je descendis. Je ne voulais pas parler de mes affaires, et le moyen, grand Dieu ! de l’entretenir d’autre chose ? Je lui demandai de me rendre le service d’être mon témoin ; il connaissait assez intimement un administrateur de l’Académie des Beaux-Arts qui voulut bien le seconder. Ces messieurs ignorant tout de notre querelle se mirent en rapport avec les témoins de mon adversaire pour discuter les conditions de la rencontre.
Mon souci fut de savoir si Marie était à Venise, ou bien si on l’avait dirigée sur Paris. J’allai moi-même à l’hôtel où habitait M. Arrigand et j’appris qu’il y était descendu en même temps qu’une jeune fille malade accompagnée de ses parents. Je sus qu’elle était alitée. Si Dieu voulait que je fusse tué le lendemain, je ne la verrais donc plus.
Nous partîmes en gondole pour le Lido, de grand matin. L’air était frais et toute la lagune d’un bleu de lait. On nous aligna dans un chemin, au pied du talus qui sert de jetée contre la mer. Nous ne la voyions pas, mais on la sentait de l’autre côté du rempart et sa large plainte caressante, si pleine de souvenirs pour moi, me fit frissonner par deux fois durant que l’on comptait les pas.
Mon adversaire tira le premier ; la balle m’atteignit en pleine poitrine ; je tombai et ne vis plus rien.
Je revins à moi dans une petite chambre d’auberge. Mon ami était près de moi et il sourit quand il me vit ouvrir les paupières. Mais il avait la figure fatiguée et ternie et je m’aperçus tout de suite de la contrainte qu’il s’imposait en prenant un air de gaieté.
– Ça ne va donc pas ? lui dis-je, lui demandant ainsi de mes nouvelles.
Il m’apprit doucement comment la balle avait été extraite après que l’on m’eût transporté au plus près dans cette auberge du Lido ; il me dit les inquiétudes que l’on avait eues malgré l’heureuse issue de cette opération. – Je sus depuis que l’on m’avait si bien cru perdu que l’on avait expédié les lettres que j’avais laissées dans ma chambre d’hôtel pour le cas où je ne reviendrais pas. – Depuis douze jours j’étais là : mon ami ne m’avait pas quitté. Je pus lui prendre la main.
– Et elle, elle ? lui dis-je, à brûle-pourpoint.
– Oui, oui, dit-il, elle va mieux, elle aussi...
Je m’étonnai tout à coup qu’il m’eût pu répondre :
– Comment ! lui dis-je, tu sais donc ?...
– Oui, oui, fit-il, mais ne t’inquiète pas, je suis seul à connaître...
Il voulut éviter mes questions et s’expliqua de lui-même :
– Une cousine à toi est venue, dit-il, Mme de la Julière ; elle est ici...
– Ah !
– Tu comprends, dans l’inquiétude des premiers moments, étant allé à l’hôtel chercher ton linge, tes bibelots, j’ai reconnu à la suscription de tes lettres que Mme de la Julière était la seule personne de ta famille que tu prévenais en cas d’accident ; je savais d’ailleurs par toi-même que c’était à peu près la seule parente qui te restât ; j’ai copié l’adresse et lui ai écrit. Deux jours après elle était là, tu la verras ; cette femme-là est un ange...
– Oui, oui, et alors... et elle, elle ? insistai-je.
– Attends donc ! Mme de la Julière a tout compris, bien entendu. On a su que ton adversaire était encore à Venise, puisqu’il faisait prendre régulièrement de tes nouvelles ; ta cousine est fine, elle a été aux informations alentour de ce monsieur et on a su qu’...elle aussi était là avec son père, sa mère, sa grand-mère...
– Sa grand-mère ? fis-je en sursautant.
– Oui, oui ; il y a même d’autres parents qui sont venus, car elle a été fort mal...
– Mais cette grand-mère est à demi paralysée !...
– Il paraît qu’elle s’est fait apporter comme un paquet par des domestiques ; tout le monde a cru à une apparition quand elle est arrivée ; elle voulait embrasser sa petite-fille.
– Mais enfin, sa petite-fille a donc été si malade ?
– Très malade.
– Comment ? de quoi ? pour quoi ?
– Ah !...
– Je suppose au moins qu’elle n’a jamais connu ma rencontre avec M. Arrigand ?
– Certainement non, car, d’abord M. Arrigand, d’après ce que j’ai entendu dire de ses projets sur Mlle Vitellier, n’avait pas intérêt à ébruiter le fait d’une rencontre avec toi, et deuxièmement elle n’a pas pu l’apprendre parce qu’elle n’était pas en état d’entendre quoi que ce soit lorsque l’affaire a eu lieu...
– Je ne comprends pas !...
– Mon cher ami, Mlle Vitellier s’était tiré un coup de revolver dans la tempe, durant la nuit qui précéda ton duel.
– Ah ! fis-je, je comprends pourquoi Arrigand m’a blessé !
– Comment cela ?...
– Arrigand est un homme d’une adresse et d’un sang-froid incroyables, qui ne fait que ce qu’il veut et qui fait tout ce qu’il veut. À te parler franc, je n’avais pas d’appréhension excessive sur l’issue de cette rencontre parce que je pensais qu’Arrigand ne voulait pas qu’il y eût du sang, et surtout de mon sang, entre Mlle Vitellier et lui.
Mais cette matinée-là, il croyait Mlle Vitellier perdue et il a voulu me tuer... Mais peu importe, elle n’est pas perdue, dis-moi, elle est sauvée à présent ?...
– On le croit.
– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
Je retombai sur mes oreillers et me mis à pleurer, pleurer comme je n’ai souvenance de l’avoir fait jamais.
Après quoi, je revins continuellement sur cette tentative de suicide, je voulais avoir tous les détails possibles.
– Mais elle n’avait pas de revolver ; je ne lui ai jamais connu d’armes ?
– Ha ! ha ! sais-tu de quoi elle s’est servie, la pauvre petite ! ah ! mon ami, d’un revolver énorme, de calibre autorisé, que son père portait en voyage et avait laissé sur la cheminée. Elle l’avait vu, le soir, à ce qu’il paraît ; sa chambre communiquait avec celle de ses parents ; elle s’est relevée la nuit ; sa mère à demi éveillée l’a sentie qui venait l’embrasser en pleurant et lui demandant pardon. Mme Vitellier l’a serrée dans ses bras et lui a dit qu’elle lui pardonnait. Alors, dans l’obscurité, elle a été jusqu’à la cheminée. Il paraît qu’elle serait restée encore assez longtemps dans sa chambre avec la fenêtre ouverte sur le quai des Esclavons... Sans doute elle regardait Venise, la lagune, la belle nuit d’été. Elle avait dit à sa mère qu’elle ne pouvait dormir à cause des gens qui chantaient au loin, dans les barques. Sa mère lui cria : « Ferme la fenêtre et couche-toi ! » Elle ferma la fenêtre et on l’entendit sortir de sa chambre par la porte du corridor et courir... Elle a couru tout le long du corridor ; c’est en courant – peut-être pour s’étourdir – qu’elle s’est tiré la balle dans la tempe droite. C’est un miracle qu’elle ne soit pas morte.
– Assez ! assez ! lui dis-je ; je sentais la fièvre me reprendre ; je délirai encore pendant toute une nuit. Je ne voyais plus que cette chère petite tête adorée, perforée par une balle énorme, et sa bouche entrouverte après, sa bouche bien aimée, ouverte comme dans la mort... Son sang ! Ma Marie ! mon âme, mon cher amour ! Et puis son angoisse, ce regard à la fenêtre, cet adieu aux endroits où notre amour s’était formé, et puis cette course, mon Dieu ! cette course de petite désespérée dans le corridor, et le grand bruit tout à coup !... Le supplice de mon cauchemar venait de vouloir savoir si la tête chérie, en tombant, avait porté contre le sol ; Marie était grande ; si sa tête, déjà ouverte par la balle énorme, avait porté, cela avait dû être affreux ; comment ne s’était-elle pas brisée en éclatant en morceaux, comme un globe de cristal ou de porcelaine ?...
L’agitation qui s’en suivit prolongea ma convalescence. Je fus plus de trois semaines encore dans la petite chambre de mon auberge du Lido avant qu’on n’osât me transporter à Venise où les soins eussent été plus aisés et les médecins plus proches.
Je demeurais dans un état de prostration tel que mon entourage fut persuadé qu’au cas où j’échapperais aux suites de mon accident, mon cerveau garderait de tout cela une tare ineffaçable. Je vis ma pauvre bonne cousine avec qui je me réconciliai de tout cœur. Elle quittait Venise le matin et passait la journée entière près de moi ou dans mes environs. Par elle, je fus presque quotidiennement au courant de la santé de Marie. Avec une habileté et des finesses qu’une femme, seule, pouvait exercer, elle allait tous les jours à l’hôtel et ne laissait rien échapper de ce qui pouvait avoir de l’intérêt pour moi. Alors, tous les deux à la fenêtre, quelquefois avec mon ami qui ne me quittait guère non plus, nous regardions la lagune avec Venise dans Le lointain, que l’on distinguait très nettement à certaines heures du jour. Nos regards se portaient vers ce quai des Esclavons où ma Marie, ignorant ma présence et mon mauvais état, croyait sans doute être seule à expier là-bas la faute d’avoir aimé. Ils me parlaient d’elle, sachant qu’aucun autre sujet ne me pouvait retenir. Dénués d’ironie autant l’un que l’autre et complètement gagnés par le côté tragique de notre aventure amoureuse, ils m’écoutaient avec complaisance, et j’éprouvais la grande consolation de confesser mes plaisirs et mes souffrances. Je n’avais jamais eu de confident ; je ne comptais guère survivre de beaucoup à tous ces événements et ma nature affaiblie ne retenait plus ses épanchements.
Cette fenêtre donnait sur l’embarcadère du Lido. Des centaines de gondoles, à toute heure du jour et la nuit même, y venaient déposer des promeneurs et des amants. C’était là même qu’un soir de septembre de l’année précédente j’avais vu tomber le soleil magnifique et sanglant qui cuivrait la chair des bateliers et répandait sur la lagune une si furieuse orgie de couleurs que tous les témoins, sur le rivage, en avaient été immobilisés un quart d’heure durant. C’était là que ce même soir j’avais vu s’embarquer Marie le cou emprisonné de foulards ; et un peu plus loin nos regards s’étaient croisés dans le moment où la lagune verdissait... Des frissons me passaient à chaque évocation de ces souvenirs ; ma cousine et mon ami me faisaient taire ; mais ils ne pouvaient pas interrompre ma pensée.
Chaque soir le soleil, en face de nous, nous redonnait ce spectacle extraordinaire ; d’autres personnes pareillement émotionnées peuplaient le rivage du Lido, et des gondoles pareilles s’en allaient une à une sur l’eau resplendissante, vers la ville de marbre qui, deux fois par jour, au couchant comme à l’aurore, prend le ton véritable et la transparence d’une chair de femme.
Mon idée fixe était de faire savoir à Marie que j’étais là, à quelques mille mètres d’elle. Pour moi, la savoir si près adoucissait mon malheur. Peut-être éprouverait-elle aussi un soulagement à apprendre ma présence.
Mes deux chers compagnons n’osaient me contredire ; mais je sentais qu’à chaque allusion que je faisais à ce désir, ils le jugeaient insensé. Pourtant je crus surprendre que Mme de la Julière avait eu la pensée qu’un rapprochement entre la famille Vitellier et moi serait possible à la suite de la particulière violence des événements. Elle ne me l’avait pas dit, mais elle en avait eu l’espérance. Pourquoi cela n’avait-il pas tenu dans son cerveau de femme ordonnée et prudente ? Je m’imaginai qu’elle avait fait la réflexion que l’un ou l’autre de nous, sinon tous les deux, Marie et moi, n’en avait pas pour trois semaines à vivre ; dès lors c’était pitié que de nous vouloir unir. Ceci me tourmenta vivement parce que j’en tirai la conséquence que Marie était peut-être plus mal qu’on ne me l’avouait. En effet, il était bien évident que l’on devait m’atténuer la vérité. Vivait-elle seulement ? ne me trompait-on pas tout à fait ? n’y avait-il plus rien, plus personne là-bas dans cette maison du quai des Esclavons que je couvais de mon regard tout le long du jour ? Mon cœur sautait à cette pensée ; je pâlissais, je me sentais m’en aller...
– Mon Dieu, qu’avez-vous ? me dit à un de ces moments Mme de la Julière.
– Ma cousine, jurez-moi qu’elle est vivante !...
Et je me bouchais les yeux en même temps, de peur de m’apercevoir qu’elle était troublée, embarrassée par le serment que je réclamais d’elle.
– Je vous le jure, dit-elle.
Elle m’essuya le front, m’embrassa, et doucement, tendrement, à la façon d’une nourrice qui dit des contes de fées, elle continuait de me parler d’elle...
Mon imagination prenait alors une autre tournure. Marie guérira, me disais-je ; elle va redevenir belle et fraîche comme au matin de printemps où elle vint me trouver parmi les premières fleurs, ou bien comme je l’ai vue, il n’y a que trois semaines, à Florence, sur la terrasse des jardins Boboli... Alors voici revenir la même rengaine : à ce moment je ne me jugeai pas digne d’être pour elle un mari ; je n’étais qu’un rêveur voluptueux ; j’ai savouré la fleur de sa passion ; le jour où je l’ai tenue dans mes bras, où j’allais toucher sa chair, j’ai reculé comme un lâche, de peur de n’éprouver qu’un plaisir d’ordre inférieur à ceux qui me vinrent de son amour contenu.
Quoi ! est-ce parce qu’un peu de plomb nous a traversés l’un et l’autre, que nous aurions acquis subitement la vertu nécessaire à la vie conjugale ? La situation reste identique : j’ai trop aimé mon plaisir pour jouer un rôle social, je ne ferai jamais un mari. D’ailleurs, et quoi que l’on m’en dise, je crois ma santé fortement ébranlée.
Or, voici la suite logique de cet ordre d’idées : il se peut que dans la faiblesse de la convalescence Marie influencée par les sermons habiles que l’on ne manquera pas de lui faire, sous l’inspiration de M. Arrigand, il se peut que Marie écoute ce que l’on nomme – et non tout à fait à tort – « le langage de la raison ». Le langage de la raison vous démontre l’inanité de la vie passionnée. La vie passionnée, en effet, est complètement incompatible avec l’ordonnance de la société ; se livrer à la passion, c’est se retrancher de la société. Accepter les lois de celle-ci c’est renoncer à toutes les joies ardentes de la vie. Mais se retrancher de la société, c’est mourir. Eh ! que pense-t-on de la mort quand on revient de la voir d’un peu près ?...
Je ne pouvais m’empêcher de reconnaître que cet Arrigand était un homme admirable. J’avais toutes les raisons de le haïr, mais sa puissance merveilleuse de concentration et de calcul forçait mon respect. Il ne manquait nullement de tact avec cela, et je savais par des conversations de Marie qu’il avait aussi de la délicatesse. Sa volonté de fer dominait tout ; le jeu complet de ses facultés assouplies obéissait avec une étonnante discipline à l’ordre de cette intelligence. Véritablement, me disais-je, voici un homme armé pour la conduite de la vie ; voici un époux moderne. Si la sensibilité est chez lui moins à fleur de peau ; si le cœur est moins débordant que l’on n’aime à l’imaginer chez celui que l’on destine à faire le bonheur d’une femme, c’est qu’un solide équilibre empêche chez lui le développement excessif d’une qualité aux dépens d’une autre ; mais il n’en résulte pas moins qu’une femme qui envisage froidement et en parfaite connaissance de cause la vie actuelle avec ses exigences, mettra sa main sans hésiter dans la forte paume de cet homme !
Et je me forçais à prononcer tout haut cette conclusion : moi disparu, si Marie est guérie, au moral comme au physique, elle épousera sans répugnance M. Arrigand.
Une logique impitoyable amenait tous mes raisonnements à ce résultat.
Je formais le projet de quitter Venise sans bruit. Marie ignorait certainement que j’y fusse actuellement ; elle n’entendrait plus parler de moi ; mieux, elle pourrait même croire que je l’avais assez pauvrement abandonnée, le soir de Ferrare, entre les mains de ses parents et de M. Arrigand ; elle m’oubliera en me méprisant un peu. Pour moi j’irai au diable !
Une noire mélancolie m’envahit. Je ne faisais aucun progrès dans la convalescence. J’aimais Marie plus éperdument que jamais. Un affreux désespoir me rongeait, me minait chaque jour.
Les jours où la fièvre me laissait, on me levait et m’approchait de la fenêtre. Les bateliers étendus dans le fond des gondoles avaient pris l’habitude de voir la triste figure de ce malade à la fenêtre ; quelques uns me regardaient en souriant ; mais ils hochaient la tête d’un mouvement instinctif dont je saisissais la signification ; d’autres se détournaient dès qu’ils m’apercevaient, par suite de ce dédain et de cette répugnance des hommes très vigoureux et très sains pour l’être condamné que, d’un jugement bref, ils taxent d’inutilité.
Je surveillais avec angoisse les débarquements, dans le secret espoir de voir un jour Marie guérie venir revoir le Lido. Peut-être justement lui ordonnerait-on les bains de mer qui sont ici les plus doux qu’il y ait.
Un jour, j’aperçus un gondolier qui m’avait souvent promené, et même en compagnie de Marie et de sa mère, l’an passé. C’était lui qui m’avait conduit à l’église Saint-Sébastien, par hasard, le jour où ces dames la visitaient, le jour où nous avions échangé nos premières paroles. Il me reconnut, se souleva dans sa gondole comme s’il voulait me parler de loin. Je ne sais pourquoi je lui trouvai une mine lugubre. Je fus pris d’une terreur morbide, comme si cet homme allait m’annoncer quelque chose de terrible ; je croyais déjà entendre sur ses lèvres le mot sonore et délicieux dont il se servait pour désigner Marie : la signorina ! Quoi ! qu’allait-il me dire de la signorina ! Je m’enfuis au fond de ma chambre avec la crainte puérile d’entendre la voix du gondolier. Pourvu qu’il ne vienne point à l’auberge, ne demande pas à me parler, pensais-je, en me jetant sur mon lit. Quand on ouvrit la porte de ma chambre je poussai une sorte de cri rauque dont fut effrayée ma pauvre cousine qui entrait. Elle me prit la main, me regarda un instant, et je vis deux larmes poindre au coin de ses paupières. Je n’osai rien lui demander.
– Nous pensions vous emmener à Venise aujourd’hui, me dit-elle, après quelque hésitation ; le médecin nous y avait autorisés, et une gondole vous attendait... Seulement vous n’êtes pas raisonnable, mon ami, vous voilà dans un état !...
– Une gondole m’attendait, ma cousine, dites-vous ?
– Mais oui, mon ami ; il paraît que le transport ne vous fera pas de mal et nous avons là-bas une meilleure chambre.
– Est-ce que ce n’est pas le gondolier à poils roux avec un œil qui louche un peu, qui devait m’emmener à Venise ?
– Ma foi, je n’en sais rien, je n’ai guère remarqué le gondolier ; mais j’ai choisi sa gondole dont les coussins sont épais et où vous serez à l’aise.
J’entraînai ma cousine à la fenêtre.
– Tenez ! tenez ! lui dis-je, n’est-ce pas celui-là, le grand roux qui me regarde ?
– Oui, oui, en effet ; mais qu’est-ce que cela fait ? que signifie ?...
– Rien du tout, ma cousine ; je le connais, voilà tout ; j’ai cru tout à l’heure qu’il avait à me parler, il m’attendait donc tout simplement ?
– Mais sans doute...
Et ce disant, elle fit signe au gondolier :
– Non ! non ! pas pour aujourd’hui... revenez demain !
Le lendemain, vers quatre heures, en me penchant à la fenêtre, j’aperçus le gondolier déjà prêt. Il me salua, puis s’allongea sur les coussins, en attendant le signal du départ.
C’était une journée magnifique ; la lagune, encore inanimée à cause de la grande chaleur, semblait laisser dormir ses eaux bienheureuses. Tout à l’heure, de tous côtés, les barques et les gondoles allaient surgir et peupler tout cet espace ; quelques-unes déjà pointaient, grosses comme des hirondelles rasant la surface de la mer, hors de la brume qui enveloppait Venise.
C’était samedi. Ma mémoire minutieuse me rappelait que c’était le même jour que j’avais suivi au retour du Lido la gondole de Marie ; nous avions tant de fois entre nous fait allusion à cette circonstance, comme à toutes celles de nos premières rencontres, que les moindres détails m’en étaient présents. Un hasard voulait donc que ce fût le même batelier qui me conduisît aujourd’hui, par un soir pareil à celui où j’avais si vivement éprouvé que j’entrais dans une vie nouvelle ! Ces petites coïncidences sont sans doute d’une grande mièvrerie ; mais elles prennent tant d’importance parfois, et j’en ai remarqué si souvent l’étrange opportunité que je ne puis les négliger. Je n’osai pas en faire la remarque à ma cousine qui se fût encore moquée de moi.
Les préparatifs nous prirent longtemps. Il était plus de six heures quand nous descendîmes. J’allais un peu mieux, mais j’avais des battements de cœur très violents. On dut me soutenir quand j’arrivai au bas de l’escalier. Je ne sais comment ma coquetterie ordinaire m’abandonna lorsque nous traversâmes la foule en ce triste équipage pour gagner la gondole. En tout autre temps, j’eusse préféré rentrer sous terre ; je n’avais alors qu’une idée fixe : l’analogie de cet embarquement avec l’embarquement de l’an passé, et une sensation unique, à savoir, que j’allais raccourcir la distance matérielle qui me séparait de Marie ; ceci était pour moi l’objet d’une sorte d’appréhension en même temps que d’un désir farouche, presque irrésistible, que j’avais senti déjà précédemment, mais non avec la même violence impérieuse. On eût dit que j’étais rivé à elle par quelque lien élastique démesurément tendu et qui reprenait aujourd’hui bon gré mal gré sa consistance normale, et nous attirait, nous attirait infailliblement.
Nous n’attendîmes pas la chute du soleil qu’un grand nombre de personnes, debout sur le rivage, voulaient voir. Tout ce monde se rangea pour laisser passer le malade ; je remarquai que l’endroit que nous traversions était tout imprégné d’un parfum trop fort et dont on semblait s’enivrer en silence ; et en approchant de la gondole, nous fûmes atteints par une nuée de petites marchandes de tubéreuses qui jetaient leurs fleurs sur les coussins et sur nous, pèle mêle et avec un entrain plein de grâce.
Ah ! fis-je en moi-même, en jetant de la monnaie à ces enfants, c’est trop d’ironie de la part de la volupté qui habite ces rives enchantées ; on dirait que je l’ai violée et qu’elle se venge. Et je m’efforçai de sourire du côté de tout ce monde heureux, de ces parfums et des préparatifs de cette superbe fête de la lumière et de la mer que j’avais sans doute trop aimées !
Quelques personnes, et des gondoliers que je ne reconnaissais pas me lancèrent des « a Dio, Signore, a Dio » !
– Adieu !
C’était, à cette heure, une procession ininterrompue de gondoles allant de Venise au Lido et du Lido à Venise en suivant le chenal sinueux que marquent de gros pallis de bois. Quelques-unes étaient embellies de voiles couleur d’écorce d’orange, et beaucoup de gondoliers avaient le joli costume de toile blanche à la longue ceinture et au grand col bleu.
Les tons que le couchant répandait sur la lagune ; tant de beauté dans le ciel et autour de nous ; la vue de Venise toute rose sous les derniers rayons ; l’approche sensible à chaque coup de rame, de cette maison du quai des Esclavons qui contenait la moitié de ma vie, me mettaient l’esprit et les sens dans une confusion intolérable.
Tout à coup, je me dressai sur mes coussins. Je dus prendre la pâleur de la mort. J’avais reconnu Marie.
Elle était, comme moi, étendue sur les coussins de la gondole. Son père et sa mère étaient assis en face d’elle, avec M. Arrigand, de sorte que je ne les voyais guère que de dos. La pauvre Marie n’était plus que le souvenir d’elle-même ; sa figure était décharnée, les orbites de ses grands yeux paraissaient immenses, la poussière d’or de ses cheveux semblait abattue sur les bandeaux tristes et ternes qui lui couvraient le front et qu’on lui avait sans doute descendus sur les joues pour en combler le creux. Elle portait encore la robe blanche qu’elle avait lors de notre rencontre au couvent de Saint-Marc, avec une rose à la ceinture ; son chapeau seulement était remplacé par une résille de dentelle. Je crus comprendre à cette toilette un acte de sa volonté et de son amour. Il était probable que c’était la première sortie qu’elle faisait, et elle avait pensé à cette robe blanche et à cette rose que j’avais aimées.
Nos gondoles glissèrent en silence. Plusieurs autres, un peu pressées par l’approche d’un vaisseau de guerre qui rentrait au port, s’interposèrent. Personne ne nous avait aperçus de la gondole qui portait Marie. Notre batelier donna deux ou trois vigoureux coups de rame, et l’énorme bâtiment de fer dressa entre nous sa muraille.
Je retombai anéanti. Mes amis qui avaient compris ce qui se passait, n’osaient m’adresser la parole. C’était à peu près l’endroit où, l’année précédente, j’avais rencontré le regard de Marie. Là avait commencé pour nous une vie nouvelle. Et, cette fois-ci, revenant tous les deux d’entre les bras de la mort où cette vie nous avait menés, nous passions côte à côte, nous cherchant peut-être, sans nous voir, sans que quelque chose de surnaturel nous avertît que la distance qu’il y avait entre nous, nous eût permis de nous embrasser ! Et ce gros vaisseau, avec sa terrible armure nous coupait, tranchait peut-être à jamais notre lien ! Rapprochements, imaginations de malade !
Comme nous passions devant Saint-Georges-Majeur, les cloches se mirent à tinter dans toutes les églises, car, encore demain, comme l’an passé, c’était fête ! Et quand nous abordâmes, en face de la douane de mer, la même voix de femme qui nous avait causé, à Marie et à moi, notre premier tressaillement, commençait de s’élever sur le Grand-Canal, et peut-être déposait encore dans d’autres cœurs, de nouveaux germes d’amour !...