Mardi matin, 10 heures.
« Tu ne sais pas ce que c’est que de t’attendre quand tu dois être sur le point d’arriver ! Ce n’est plus la douce patience de la veille qui repose comme un rêve jusqu’au matin. C’est de la fièvre, c’est un temps entrecoupé de tout petits morceaux brûlants, ennemis les uns des autres, l’actuel furieux contre le précédent auquel il reproche de l’avoir engendré, et furieux contre celui qui vient, que, malgré lui, il engendre, et qui lui rendra sa haine. Ils se succèdent avec étonnement, avec stupéfaction, puis avec colère, avec rage. Ils se mettent au défi ; ils gagent entre eux qu’il y en aura encore après, encore, encore des moments d’attente ; ils veulent qu’il y en ait ; ils pulluleraient à l’infini ; ils souhaitent d’être de plus en plus amers, et s’il y avait certitude que cette attente ne finira pas, il y aurait une certaine satisfaction, comme on en a certainement à tuer quelqu’un ou à se faire sauter la cervelle dans un moment de fureur noire. Et moi, qui suis fait de ces pauvres moments-là, ma bien-aimée chérie, je souffre abominablement ! Qu’avez-vous ce matin ? Que vous est-il arrivé ? Vous verrai-je ? Êtes-vous là tout près ? Allez-vous frapper à ma porte ? Ne vous verrai-je pas, plus, plus jamais ? Tout ce griffonnage est entrecoupé de sursauts à la fenêtre, bien que pourtant je ne vous attende plus du tout... Vous savez que c’est toujours faux quand on dit : Je ne vous attends plus, parce qu’il est trop tard. On attend toujours. »
Elle ne vint pas ce matin-là, ni les jours suivants. Je passai des heures affreuses ; je crus que tout était perdu. L’hôtel de l’avenue Henri-Martin était clos. Ils étaient tous partis ; ils m’avaient emmené ma Marie. Je ne parvenais pas à m’expliquer cette fuite précipitée, et telle que Marie n’avait pas eu le temps de me prévenir d’un mot ? Je n’étais plus qu’un véritable débris, qu’un néant. J’avais tout donné de ce qui était moi ! tout. Il ne me restait que ce rudiment de conscience : avoir tout donné, m’être transporté dans un être qui s’était enfin gorgé de moi, et c’était fini ! Je m’étonnais que des gens fissent encore le signe de me reconnaître dans la rue. Je ne voulais plus sortir : il me semblait que je me promenais avec un masque, que je trompais ces gens. « C’est lui ! » disaient-ils en passant. Mais non ! ce n’était pas moi !
Un des premiers jours de mai, je me traînai à l’ouverture du Salon, dans la rage de me convaincre, en n’y trouvant pas Marie, qu’ils ne me l’avaient pas ramenée pour un jour qu’ils ne manquaient point d’ordinaire. Je ne jouissais plus que de la colère, d’une haine sourde contre tout. Je pus m’en donner à cœur joie ! Ils ne me l’avaient pas ramenée !
Je vis de loin ma cousine de la Julière en compagnie de plusieurs femmes qui avaient été mes amies. Je n’avais plus jamais pensé ni à l’une ni aux autres ! Quoi ! j’avais des parents et des amis ? Les femmes vous voient de fort loin : dès qu’elles m’aperçurent, elles se hâtèrent de tourner la tête. Je me souvins que je n’avais plus ni amis ni parents. Tout ce monde, avec ses façons, ses caquetages, recommençait de m’étonner comme, lorsque, étant tout jeune, je vins de province à Paris. Une personne de mœurs légères, qui ne m’avait vu de dix mois, s’avisa de me sauter quasiment au cou sous le prétexte qu’elle me trouvait embelli par ma mine maladive. Je fus pris sur-le-champ de je ne sais quelle gaieté fébrile. Je la priai de déjeuner avec moi. Nous nous installâmes. Je fus grisé promptement. Elle eut le goût de revoir mon appartement qui était condamné depuis un temps si long. Je le lui fis voir. Mais arrivés là, et dès qu’elle fit le geste d’enlever son chapeau, je fus atteint d’une peur folle, d’une terreur d’enfant nerveux ; je me contraignis pour ne pas trépigner ; je lui eusse enfoncé son épingle à chapeau dans le visage. Je lui dis : « Non ! non ! Ne restons pas ici, je vous en supplie, sortons, sortons vite ; il fait beau et j’ai horreur de cet appartement ! » « Allons-nous-en donc ! » dit-elle, froidement. En remettant son chapeau devant la glace, elle se pencha vers un foulard de l’Inde, de soie dorée, qui couvrait un cadre de bois. « Donnez-moi ce foulard ! » dit-elle. Et, l’enlevant d’une main preste, elle découvrit la figure du Jean-Baptiste dont l’ironie me perça le cœur. N’avais-je pas failli, dans un moment d’oubli, après quelques semaines d’absence, trahir mon amour ?
*
14 avril.
« Mon André, je vous griffonne deux mots au crayon, et dans le creux de ma main, en ayant l’air de prendre note de mon linge et de mes robes qu’on empile en ce moment-ci dans les malles. Un départ inopiné, décidé en l’espace de deux heures. J’ai le cœur serré ; je ne peux me retenir de pleurer devant tout le monde qui me traite de petite sotte. Je songe que vous m’attendez, mon cher amour, que vous vous apprêtez à me voir toute cette matinée. Le soleil est radieux et les marronniers sont verts, et je ne suis pas dans vos bras. Pourquoi suis-je là à faire des malles pour m’en aller d’un autre côté que le vôtre ? Pourquoi n’est-ce pas vers vous que je cours ? Ah ! je ne sais ce que je fais ; je ne sais même pas où je vais, mais je suis dans une grande colère ; j’ai idée de je ne sais quelle machination tramée contre moi, contre ma liberté, contre la ferme décision que j’ai prise de n’être jamais à monsieur A... Ah ! non ! non ! Ça ne vous fait pas rire, dites, qu’il y ait encore quelqu’un à penser à cette affaire-là ?...
« Jamais je ne pourrai vous mettre ce billet à la poste. Si vous le recevez, si je puis profiter d’un hasard, ne vous alarmez pas trop, cette absence ne sera pas de plus de trois semaines ; ou sinon, je ne réponds plus de moi, je pars, je vais vous trouver n’importe où. Je suis à toi, à toi uniquement et à jamais.
« Je suis folle d’ennui... »
15 avril.
« C’est fait ! nous voilà installés à la campagne, et vous ne le savez pas, mon André, et vous m’attendez peut-être encore là-bas à votre fenêtre en regardant le pavé de la place où je ne passerai pas et que je préfère à tous ces vallons, à ces arbres et à ces ruisseaux qui sont ici. Je n’ai pas pu sortir et jeter mon petit papier à la boîte, et ici jamais je ne pourrai, oh ! non, ici tout a des dessous, il me semble, et je ne sais pourquoi, je crains à tout instant de tomber dans un piège. Savez-vous où je suis ? Ah ! peu importe l’endroit ! Je suis chez le père de monsieur A... Mon Dieu ! heureusement que vous n’apprendrez cela que lorsque je serai déjà sous vos yeux et que vous verrez aux miens combien j’en ai souffert. Vous n’avez pas voulu m’enlever, André. Eh bien, lui, il l’a fait ! Ne plaisantons pas, je n’ai guère envie de rire. Voilà comment tout cela est venu.
« Monsieur A... sur la physionomie de qui on ne voit jamais rien – ce n’est pas comme vous, mon ami, – et qui vous surprend quelquefois tout à coup par quelque idée à quoi l’on était à cent lieues de s’attendre, poussa soudain l’autre soir, et si fort, l’idée de partir à la campagne par ce beau temps et chez son père qui est un vieil ami de papa, que le temps d’un repas suffit à bâcler l’équipée. Je fis une moue qui n’échappa à personne ; mais on n’a pas coutume de prendre l’avis des enfants. Au fond, j’étais atterrée ; jamais rien ne me fut si sensible ; j’ignorais ce que c’était que m’éloigner de vous. Je prétextai de demeurer ici à garder grand-maman ; mais grand-maman qui ne peut penser à ce qu’elle ignore, et qui était très invitée, dit qu’elle irait plutôt, elle aussi, à la campagne que de me contraindre à demeurer là. Nous sommes tous partis. Monsieur A..., qui est très réservé vis-à-vis de moi depuis que je l’ai mis à l’écart, s’est ingénié à m’affirmer que je ne m’ennuierais pas à la campagne, et il faut lui rendre cette justice qu’il s’emploie et emploie tout son monde à m’être agréable avec une extrême discrétion, ce qui m’est on ne peut plus désagréable, car je suis obligée de le reconnaître et de lui en avoir gré alors que je voudrais être grossièrement assommée par lui et par tous les siens et ne décolère pas au fond d’avoir été amenée ici.
« Il ne m’importune point ; ne me fait pas la cour. Je vous ai dit qu’il était très fort : serait-ce une façon de me la faire que de ne le point montrer du tout ? Si je le savais, je lui dirais quelque impertinence ! Cependant je suis son hôte, et il est d’un tact irréprochable. Je voudrais bien savoir pourquoi il nous a amenés ici.
« Je vous dis bonsoir, mon cher bien-aimé. Je me suis mise un instant à la fenêtre qui donne sur le parc. La nuit est si calme, si pure, et si belle que j’en ai eu comme mal au cœur tout d’un coup, à cause, sans doute, de tout ce qu’il y a d’amer et de triste en moi et parce que tu es loin. Je t’aime ! J’ai fermé vite ma fenêtre, et je m’endormirai en toi. »
18 avril.
« Il y a ici un chien qui ne me quitte pas. C’est un bon gros animal qui n’est pas plus distingué que cela, mais qui a l’œil d’une bonté, d’une douceur qui me font je ne sais quel bien. Il m’a connue dès en arrivant, et, comme je fais un peu la sauvage avec tout le monde, je vais avec lui en promenade. J’emporte un album et « nous » allons prendre des croquis. Je m’assois sur un talus et il vient dormir, le museau sur mes genoux. Le moindre bruit de pas le réveille, et d’un bond, le voici à quatre pas de moi, aboyant comme un furieux et ne voulant pas qu’on approche. Il passe de braves gens qui se garent, je leur souris de loin, et ils sont bien étonnés de voir une demoiselle qui a l’air si peu méchant se faire garder si terriblement. Ce chien a nom Buffalo ; ce n’est point bien joli, mais il faut que vous l’aimiez tout de même.
« Je suis restée longtemps ce matin, sur un petit tertre couvert de mousse sèche, à l’ombre d’un bouquet de chênes, près d’un carré de terre rouge où poussent des choux, des carottes et de grandes asperges minces dont le feuillage est si fin. Cet endroit est situé un peu haut ; la vue s’étend très loin, et l’on suit une petite rivière de rien du tout qui serpente dans les prairies, bordée d’un cordon de peupliers qui se perdent au loin, au loin, où ils deviennent tout clairs et confondus, pareils un peu à un ruban fané. Je vous ai tant désiré, mon André, sur ce petit tertre et en regardant ces peupliers et cette rivière qui s’en allait, que j’ai fini par rouler tout de mon long sur la mousse en me cachant les yeux de mon mouchoir pour pleurer à mon aise. Buffalo s’est réveillé brusquement, et il est venu me souffler dans le cou en me chatouillant si fort que j’en ai ri, et je me suis retournée toute mécontente et j’ai grondé Buffalo en lui disant : Mon pauvre chien, tu me vois rire, mais ce n’est pas vrai, je suis bien malheureuse. »
« Le matin, mon cher amour, ces messieurs vont je ne sais où ; maman n’est pas levée et je suis bien libre avec Buffalo. Nous commençons à présent à aller tout naturellement du côté de l’endroit où j’ai si fort pensé à vous. Nous n’avons pas le goût d’aller ailleurs, parce qu’il semble bien qu’il y a là un peu de vous. C’est encore des imaginations de cervelle à l’envers, mais je ne nie pas que ma cervelle soit ainsi, encore que je ne la trouve pas si mal tournée ; et vous ? Mon André, que je t’embrasse !
« Nous avons donc été aujourd’hui encore sur le petit tertre. Oh ! ces matinées sont folles tant elles sont belles ! C’est frais, mon chéri bien-aimé, frais comme tu sais, notre matin du Luxembourg, d’agitée mais d’adorable mémoire. Seulement, toi, où es-tu ? Je voudrais tant que tu sentes cet air doux sur ta figure, et entendre ta voix me dire que tu « goûtes » ! Tu goûtes, toi ! tu es le seul qui goûte ; tu n’as pas besoin de le dire, le timbre de ta voix parle et ceux qui l’entendent en sont tout émus. Oh ! je t’aime, je t’aime !
« Dès que je fus installée, je pensai à toi. J’ai bien toujours mon album, mes crayons, mais je ne fais rien. Tout de suite l’idée que tu ne sais pas où je suis, que tu me cherches, que tu souffres, mon amour, m’empoigne et c’est fini. Mais jamais, d’ici, je ne pourrai te faire parvenir quelque chose. Nous sommes à trois lieues de la poste ; nous ne pouvons pas faire ce chemin-là avec Buffalo, et il ne faut pas songer à d’autres moyens. André, figure-toi que je pensais à beaucoup de choses de ce genre, bien chaudes dans le fond du cœur et bien tristes et j’étais à demi étendue sur mon tertre, et je m’étais mise à te parler tout bas, ce qui est bien enfantin, n’est-ce pas ? mais tant pis ! quand M. A... monta de mon côté par un sentier à travers champs et allant à la ferme dont je t’ai parlé des choux, des carottes et des asperges. C’est drôle, je le voyais bien venir et ça ne me dérangeait en rien ; j’étais avec toi et il me semblait que je ne pouvais pas te quitter pour personne. Ça me rappelait justement notre rencontre du Luxembourg et ça ne m’impressionnait pas davantage. Tu me diras qu’aujourd’hui je ne courais pas grand danger et que je pouvais bien me permettre de jouir paisiblement de ta compagnie vis-à-vis de ce monsieur. Je regardais en face de moi, assez fixement, mais je le voyais qui approchait. Il me semblait qu’il était bien apparent que je t’aimais, que n’importe qui s’en fût aperçu à ce moment-là, et c’est le seul vrai plaisir que je me sois donné depuis que je suis ici. Je continuai d’être avec toi, avec mes yeux. Il vint si près qu’il ne pouvait faire autrement que de remarquer ma songerie et le genre particulier qu’elle avait et qu’un homme doit bien reconnaître. Je vis qu’il hésitait à me troubler ; il retint son pas et déjà il se retournait avec précaution. À ce moment, Buffalo partit et sans aboyer lui alla lécher les mains. Je pensai que c’était suffisant ; je poussai un petit « ah » ! et fis un gros mensonge en lui disant que je ne l’avais point aperçu. Il mentit de même, mais c’était de la politesse, et il me parla comme s’il ne s’était point avisé le moins du monde que j’étais là, à demi-couchée et rêvant d’une manière bien opiniâtre pour une jeune fille. Il ne me fit aucune question, aucune allusion indiscrète ; il ne me parle jamais que de choses générales, et de sa part, c’est très bien.
« Je ne doute pas qu’il ne sache à présent que j’aime quelqu’un, et il a trop de logique dans l’esprit pour ne pas conclure que c’est toi, après ce qu’il a entendu dire de notre rencontre à Venise, de tes visites ici, et de l’interruption de tes visites. Alors, avoue, mon amour, qu’il faut avoir bien du toupet pour ne pas cesser d’avoir des vues sur moi ; car il n’a pas cessé, j’en suis assurée maintenant ; il procède habilement, voilà tout. Mais cela prouve qu’il ne m’a point reconnue à ton bras, quoique ce soit la chose la plus étonnante. »
20 avril.
« Tout le monde a dit bien des bêtises, ce soir, mon André, en écoutant les rossignols du parc ; excepté M. A. qui ne donne pas plus d’attention à ces choses-là que si elles n’existaient point du tout. Figurez-vous, après le dîner, la nuit venue, une grande terrasse à balustrade qui surplombe d’assez haut le parc. Il y a autour de la maison des acacias qui sont en fleurs depuis quelques jours et qui embaument. Dans le parc, ce sont des arbres tout à fait vieux pour la plupart et de dimensions colossales, et il y a de larges allées qui s’enfoncent tout droit là-dessous et qui sont de l’effet le plus bizarre, au clair de lune. Tout cela est beau et sent extrêmement bon, les marronniers, les cytises et les lilas étant fleuris. On va s’asseoir sur cette terrasse. Pour moi je vous dirai que cela a quelque chose qui m’écrase ou m’étouffe, qui est tout de suite trop fort à supporter. J’ai peur que vous ne m’accusiez de dire aussi, moi, des bêtises, mais je vous assure que cela me produit cet effet-là. Il est vrai que tout cela est mêlé de la pensée de vous et je me perds dans les raisons de ce que je sens. Les rossignols s’appellent et se répondent de très loin ; et il y en a qui ont des cris, de vrais cris qui éclatent tout à coup dans le milieu d’une phrase douce et jolie comme une parole amoureuse. Ça vous soulève le cœur, ces appels de loin. Je me souviens d’un mot que vous m’avez écrit, un jour, et qui m’avait fait je ne sais quel mal « heureux » si l’on peut dire, mais c’est ainsi qu’il faudrait appeler presque tout ce qui vient de vous. Vous souvenez-vous ? vous demandiez mélancoliquement ce que deviennent les élans d’amour et les belles pensées qui ne parviennent pas, ou bien qui n’ont pas été formulés, et « les appels des amants qui meurent dans la distance !... » Ah ! mon amour ! est-ce ici le cas ? Quand le rossignol a modulé sa phrase qui se termine par une note puissante qui s’en va par-dessus les arbres implorer l’autre rossignol lointain, on se demande si l’autre est là encore, s’il va entendre, s’il va répondre ; il y a quelquefois un assez long intervalle, on est tout suspendu. Enfin cela vient ; est-ce du fond du parc ? est-ce du bois qui est hors les murs ? c’est si loin, si loin ! Ça fait un bien inouï ! Voilà-t-il pas que je me suis mise à sangloter, mais là, en plein, à gros bouillons, sans pouvoir me contenir, sans penser à me cacher. C’était trop plein ; ça débordait. Je suis bête, mon ami, n’est-ce pas ? On me l’a assez dit : ne me le dites pas, vous ! Mon Dieu ! ce que j’ai pleuré ; non vous ne vous faites pas idée ; c’était un déluge ; un bonheur ; je voulais pleurer davantage ! Mon André ! mon André !
« Ça a été une scène ! comme vous pouvez l’imaginer. Maman s’est fâchée tout rouge ; m’a secoué le bras ; m’a dit de m’en aller me cacher bien vite et que c’était honteux à mon âge de pleurnicher comme une enfant et sans raison. Papa m’a dit encore une fois que j’étais une petite sotte ; on finira par le savoir, je pense. Le père de M. A., qui est un bien brave homme, faisait tout le possible pour s’informer de ce que j’avais. Il n’y avait que M. A. qui ne disait rien et grand-maman dans son fauteuil, qui levait les bras au ciel comme si elle avait vu un grand malheur.
« Je suis montée vite dans ma chambre, assez honteuse tout de même, quoique tout cela soit bien involontaire. Quand je fus un peu calmée, je revins m’accouder à la fenêtre qui donne au-dessus de la terrasse. Tout le monde y était encore, et sans bien comprendre ce qu’on disait, j’ai entendu que l’on parlait de moi, car on prononçait les mots de « romanesque » et de « sentimentalité » dont on avait l’air de se moquer suffisamment. Il n’y eut que M. A. à ne pas plaisanter et il dit que « cela était naturel et suivait un cours régulier ». Cet homme-là m’exaspère plus que ceux qui peuvent se moquer de moi ; mais il me fait peur. J’ai idée qu’il doit voir si net, si clair en toutes choses, que je suis gênée devant lui. Enfin, n’est-ce pas qu’après avoir été témoin de ma grande songerie de l’autre matin et de la scène de ce soir, il sait bien que j’ai le cœur un peu malade ? et il sait bien que ce n’est pas lui qui me cause cette indisposition ? Et il dit froidement que cela est tout naturel, et il compte m’épouser, oui, oui, je suis sûr qu’il y compte ; il a arrangé ça comme des intérêts ou une prime à toucher dans un laps de temps... C’est épouvantable !
« Je suis brisée, rompue ; je vous dis adieu, mon amour, ah ! comme j’aurais besoin de te voir ! »