III
Quand je revins à moi, il paraît que j’étais sauvé ; mais on avait été fortement inquiet autour de moi. Le temps était gris et délicat. J’avais une fenêtre d’où l’on embrassait à vol d’oiseau tout le bois de Boulogne : au loin les coteaux de Meudon et de Sèvres et la petite trouée sur Saint-Germain étaient noyés dans une brume bleue, tendre et ténue comme la paume d’une main féminine. Le Mont-Valérien perçait seul ces vapeurs, et la grande masse des arbres nus que leur bois colorait de tons divers, semblait une nappe de nuages houleuse dont la moire mobile caressait, attirait et étourdissait. Je fus obligé de m’asseoir. Je n’étais pas encore très vaillant.
Je fis prendre chez moi mon courrier, avec la permission du médecin. Ce devaient être des journaux et des revues ou des lettres indifférentes qui ne pouvaient pas me casser la tête.
J’ouvris en titubant une enveloppe de papier teinté. Cela était daté du 1er janvier. J’étais tombé malade la veille.
Passy. 1er janvier.
« Venez et demandez. »
Il y avait une autre enveloppe pareille, du 8 janvier.
« Je vous attends et vous supplie. »
« Marie. »
Enfin une troisième avait été distribuée le matin, et voilà ce qu’elle contenait :
« Si vous êtes vivant, vous aurez pitié. Vous ne pouvez me tenir rigueur de la réponse que je vous ai donnée dans l’escalier, puisque je n’étais pas libre de vous en donner une autre. Maintenant je le suis. Ce mot est-il une « autre réponse » ? Que pourrais-je y ajouter ? Mais, vous savez cela depuis quinze jours et vous n’avez pas paru. Vous êtes parti !... Quelle impatience ! n’ai-je pas agi assez vite ? Ah ! si vous êtes quelque part où ceci ne vous atteindra pas ! Ô mon ami !... Je pleure jour et nuit. On croit que c’est à cause de ce que j’ai fait, ou plutôt défait ; mais personne ne sait pourquoi j’ai fait ou défait cela. Et j’en suis même étonnée, parce qu’il me semble que ça saute aux yeux. Je suis perdue.
« Marie. »
– Ma cousine ! ma cousine !
La chère femme accourt tout essoufflée :
– Venez que je vous embrasse !... Non ! lisez tout de suite !
Elle commence par ouvrir les yeux ; elle sourit et toute sa figure exprime le contentement et la surprise joyeuse, en même temps toutefois que la confirmation de quelque chose dont elle eut eu comme un soupçon. Puis elle se chiffonne, et cela je l’attendais, parce que ma bonne parente est effarouchée de ce que Marie ose m’écrire.
– Mais, ma cousine bien-aimée, si cette petite ne m’avait pas écrit cela, je ne l’eusse appris jamais et j’emportais et j’allais répandre d’elle une opinion bien fâcheuse, et j’en ai failli mourir, paraît-il. Trouvez-vous si décent de laisser étouffer des sentiments dans l’ombre qui, mis en lumière, donneront à la vie sa beauté ?
– Mais je ne dis pas cela, mon cher ami ; voyons ! vous allez me chercher noise quand je ne suis au contraire qu’émue... Je ne sais pas ce que j’ai, ce que j’éprouve, voyons ! tout cela est si soudain, ce revirement, cette nouvelle figure que je vous vois... enfin, laissez-moi respirer...
– Pas longtemps, dites ? Vous voyez bien que vous n’avez pas le temps !
– Comment cela ?
– Mais, ma petite cousine, dis-je en l’embrassant, parce que vous voyez que cela presse, et que malgré que j’aie un bien grand plaisir à vous voir près de moi, rien n’égale la satisfaction que j’aurais à vous savoir avenue Henri-Martin... Hein ! suis-je aimable ?
– Avenue Henri-Martin ?...
– Demander pour votre cousin la main de Mlle Vitelier.
– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! mais laissez-moi respirer un peu, au moins... Mais, je n’avais jamais envisagé cela de si près. La dernière fois que vous m’avez fait l’honneur de me consulter, il s’agissait, s’il vous en souvient, de pressentir seulement l’opinion de cette enfant... Mais aujourd’hui, songez un peu, avez-vous jamais pensé à la fortune de cette jeune fille ?
– Elle est riche, je sais, mais je demanderai qu’on me fasse la grâce d’une petite dot de rien du tout, de quoi aller à Venise une fois l’an et y changer de foulards.
– Grand fou ! et vous, savez-vous seulement ce que vous avez ?
– Une douzaine de mille livres... ne manquez pas, ma bonne cousine, d’énumérer ma fortune en livres, j’y tiens ; cela vous a un son passé qui va à mes goûts réactionnaires. Toutefois, je vous permets d’escompter mon bel avenir : auditeur au Conseil d’État ; belles relations, etc.
– Mais ! misérable enfant ! il ne s’agit pas de plaisanter quand on veut prendre femme !...
– Mais, ma chère cousine, je vous ferai observer que c’est vous qui, pour le moment, me semblez manquer de gravité en tenant compte de tout, hormis le cœur de cette jeune fille et le mien. C’est une chose dont les personnes raisonnables jouent avec une insouciance d’enfants... Nous ne mourrons pas, privés d’une grande fortune ; et, privés l’un de l’autre...
– Mais les parents ne vous donneront pas cette jeune fille !
– Oh !... Elle se donne bien, elle !...
– Permettez-moi de vous dire que cela peut être le fait d’une nature excellente, mais qui manque un peu de prudence, et dont... comment dirai-je ?... la spontanéité... serait pour... je ne dis pas m’inquiéter...
– Ma cousine !
Je dus avoir le visage si brusquement convulsé, la voix si altérée et si mauvaise que ma cousine ne sut plus si elle devait être plus effrayée de mon état ou de ce qu’elle avait dit. Elle avait insulté Marie. Elle sanglota et s’enfuit. J’étais furieux ; je m’oubliais tout à fait ; j’eusse frappé quelqu’un et faillis briser tout. Je cherchai mes vêtements, m’habillai à la hâte. Je tremblais de fièvre ; mes jambes flageolaient ; il me semblait que j’avançais à la façon des petits oiseaux qui sautillent. Je descendis je ne sais comment. En bas, ma cousine en me voyant poussa un cri. Je lui répondis par un ricanement.
– Grand Dieu ! où allez-vous ? fit-elle.
– Ha ! ha ! ha ! ha !...
Elle s’avança en appelant son mari, les domestiques, quelqu’un. Je la repoussai avec brutalité. J’avais atteint la porte de la rue ; en m’apercevant avec mon chapeau, mon pardessus, le concierge avait ouvert ; la porte bâillait. Un domestique arriva ; ma cousine lui demanda de m’empêcher de sortir. J’étais déjà dehors.
– Jean ! Jean ! dit-elle à l’homme, courez derrière monsieur, il ne tiendra pas debout...
Je sentis l’homme à mes trousses. J’étais fou, et il me parut que je retrouvais des instincts et des gestes d’enfant. Je croyais fuir quelqu’un qui voulait me battre et je me trouvais des jambes de sept ans ; j’avais conscience d’être grotesque en faisant aller mes talons très haut comme les bambins. Je me précipitai dans un fiacre et y tombai comme une masse.
– Cocher ! avenue Henri-Martin !
La voiture roula ; le domestique dut m’abandonner.
Toutes sortes de choses m’échappent concernant ma démarche avenue Henri-Martin. Je n’ai pas souvenir de la manière dont j’entrai, dont je demandai M. et Mme Vitellier qui, précisément, se trouvaient ensemble à la maison. Je me rappelle seulement que j’eus plaisir à constater que Marie ne paraissait pas, et je pensai que tout le monde était préparé, attendait cette visite officielle. Je ne sais ce que je dis. Je ne revois clairement que les figures de ces deux personnages quand résonna dans ma bouche le nom de Marie que je leur demandais. Oh ! comment prononçai-je ce nom ! Marie eût été fille des pierres de la muraille qu’à la façon dont je dis : « Mademoiselle Marie », ces pierres me l’auraient jetée dans les bras. Ces deux personnages jouèrent la surprise, d’abord, et ensuite la dignité et la réserve. Je ne m’en étonnai pas autrement. Ils me demandèrent quelques heures de réflexion sous le prétexte de consulter leur chère enfant. Je recevrais une prompte réponse, espéraient-ils. Je me retirai sur ces solennités conformes à l’esprit des plus distingués de mes contemporains.
Je me fis conduire chez moi, où parviendrait la réponse. D’ailleurs, je ne voulais plus revoir ma cousine. Elle avait insulté Marie. Pourquoi ? Ah ! n’était-ce pas la haine naturelle, irrémédiable du médiocre pour l’héroïque, de la femme sacrifiée à des conventions qui l’ont retenue de vivre et qu’elle prend pour la vie, contre celle qui veut vivre contre tout ? Hélas ! que dis-je ? et, moi-même, n’avais-je pas commis le même crime vis-à-vis de cet être adorable ; n’avais-je pas passé des journées et des nuits de fièvre à l’injurier devant celle qui veillait maternellement à mon chevet ? N’avais-je pas moi-même introduit ce doute dans un cerveau mal prévenu envers celle qui semblait m’avoir empoisonné ? Ah ! mais c’étaient des injures d’amour ! Est-ce qu’une femme s’y devrait tromper ?
J’étais donc séparé, par quelque chose d’ineffaçable, d’une femme qui me tenait lieu de mère et venait de me révéler tout à coup que j’exécrais son jugement, sa pensée, son âme en somme, de telle sorte que je me demandais de quelle nature pouvait bien être le lien qui nous unissait. C’est dans cet état que j’attendais le prononcé de ma sentence par un tribunal de fantoches sans cœur ni sens ! Ainsi, me disais-je, tous les êtres dont nous dépendons et que nous croyons aimer nous sont aussi étrangers que s’ils étaient descendus d’une autre planète, et nous demeurons à l’aise et sourions parmi des figures qui nous devraient faire peur par leur étrangeté. Ils sont en hostilité perpétuelle contre nous ; nous n’y prenons garde que dans des cas tout à fait extraordinaires : une âme enfin a paru où vous vous mirez avec délices ; c’est alors que vous voyez le mouvement entendu de leur tourbe, leurs grimaces et leurs poings menaçants !
Je grelottais pendant qu’on m’allumait du feu. Mes pauvres bibelots, mes livres abandonnés me regardaient et semblaient me prendre en pitié. J’attendais. J’attendais.
Ce fut une lettre très décente et de termes fort mesurés, fort convenables à ménager l’amour-propre d’un galant homme épris, qui m’apporta ma sentence. À partir de ce moment-là je compris que le malheureux qui entend le résultat de la délibération du jury soit si souvent impassible. La catastrophe abasourdit ; sous le coup, l’on n’est que stupide. Après seulement l’homme avec son merveilleux outillage de douleur se réveille.
Je recommandai que l’on ne reçût personne. Je savais que ma cousine était venue, après son domestique et son mari. Je n’avais pas voulu les voir. Je n’étais pas tombé encore dans la période d’attendrissement ; ma haine, ma colère se soutenaient.
– Monsieur, me dit mon concierge, cette dame est revenue.
– C’est bien.
– Monsieur, il est venu une autre dame, à la tombée de la nuit...
– Je n’y suis pour personne, entendez-vous ?
– Monsieur, j’ai dit aussi à cette dame que monsieur n’y était pas.
– C’est bien.
– C’est, monsieur, c’est que... cette dame a eu l’air bien contrarié...
– Elle n’est jamais venue ici ?
– Oh ! non, monsieur !
– « Oh ! non, monsieur ! »... qu’est-ce que ça a d’extraordinaire ? Elle aurait pu venir... Vous n’avez pas demandé une carte, un mot ?...
– Oh ! monsieur, j’ai bien vu que cette dame n’était pas quelqu’un à donner son nom...
– Comment était-elle ?
– Monsieur, je n’ai pas bien vu sa figure...
– Allez-vous-en ! allez-vous-en ! C’est bien.
Et pendant que cet homme descendait, je lui criai tout à coup :
– Vous ne ferez exception que pour cette personne, si elle revient !
J’étais fou ! je me tâtais la tête et me regardais dans tous mes miroirs pour tâcher de prendre conscience de mon identité à cause de l’idée insensée qui m’était venue. Je ne pouvais pas croire que je fusse sain et que je crusse cette chose possible.
Comme le jour baissait, un coup de timbre me secoua violemment. Il y eut quelque hésitation dans l’antichambre, le temps me parut abominablement long. Enfin la portière se souleva. Nous étouffâmes deux cris :
– Vous !
– Moi !
Je ne sais pas ce qui se passa tout de suite. Elle était essoufflée ; je ne tenais pas debout. Je crois que je lui dis de s’asseoir ; mais elle ne voulait pas ; elle voulait repartir aussitôt. Et puis il y eut certainement un silence que je n’ai pas mesuré. Il était plein et délicieux ; il me sembla que j’y buvais à une fontaine de Jouvence et je ressuscitais miraculeusement.
– Marie !
Mais dès que le souffle lui revint, les larmes lui montèrent aux yeux. Je n’osais lui prendre la main ; je la regardais et nous eussions pu demeurer longtemps ainsi.
Elle avait soulevé sa voilette pour essuyer ses yeux ; elle la rabattait et était obligée constamment de la relever.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! fit-elle en pleurant.
Puis ayant enfin prononcé un mot, elle se ressaisit tout à coup par cette grande force de volonté qu’elle a, et elle me dit d’une voix qui s’affermissait :
– Ce que je fais est inouï, mon ami ; mais je suis à vous. J’ai déjà pris pour vous quelques partis assez graves et celui de vous écrire m’a coûté plus que celui-ci. Vous m’avez révélé en moi une vie que j’ignorais tout à fait : celle du cœur et de l’esprit ; c’est l’âme, ça, n’est-ce pas ? Eh bien ! mon âme est à vous, car je vous dois autant il me semble qu’à ceux qui m’ont nourrie et vêtue. Je ne cesse de les aimer, mais pas au point de leur sacrifier mon âme. Croyez que je le leur ai dit, comme je vous le dis, mais ils ne m’ont pas comprise et m’ont dit que je n’étais qu’une enfant et reviendrais sur ces billevesées. Ainsi l’âme est billevesées, mais l’argent ne l’est point. C’est bien extraordinaire. Enfin nous éclaircirons peut-être tout cela ; mais je vous répète que je veux vivre par vous ; je veux vous voir et vous écouter. Je ne reconnais qu’à vous le droit de s’y opposer. Me trouvez-vous étrange ? me blâmez-vous ? vous opposez-vous ?...
– Marie, tout ce que je vous pourrais dire est visible sur la figure que ces événements m’ont faite, et vous le voyez... Il est visible à l’aspect abandonné de toutes ces choses que vous apercevez, qui étaient ma vie, qui m’ont fait mon âme et lui ont permis, dites-vous, d’éveiller la vôtre, et que je délaisse cependant, et trahis, pour vous !
– Oh ! je ne veux pas que vous les abandonniez : vous viendriez à me haïr...
– Je vous aime, Marie !
Elle fut debout, tout à coup ; elle me tendit une main loyale ; nous nous serrâmes la main en silence, et nous sentions bien que nous nous jurions quelque chose de grave. Il y avait vis-à-vis de nous l’image incomparable du saint Jean-Baptiste, de Vinci ; son geste montrait le ciel, l’éternité ; et son sourire, sa grande ironie nous impressionna davantage que n’eussent fait toutes les pompes d’une église ; nous nous surprîmes à le regarder ensemble et nous sentîmes trembler...
– Est-il ami ? fit Marie qui s’intimidait devant la puissance de cette figure.
– Comme le ciel, la mer et le monde qui nous porte, par quoi nous sommes ravis, terrorisés et mis à mort tour à tour... L’amitié est un beau fruit dont le noyau contient la haine : une piqûre à la surface, et le venin perle et se répand. Toutes choses sont ainsi mélangées. La guerre est continue...
– Ne dites pas cela ! fit-elle en retirant sa main ; vous me faites mal. Suis-je aussi moi formée de ce mélange, dites ? Oh ! ne me rappelez pas ce sourire de Léonard, il est trop clairvoyant, et rien ne fait peur davantage !
Mais ma figure changea aussitôt ; je cessais de penser et ne voyais plus que « ma petite Sainte-Marie-des-Fleurs » enfin à moi, par un don spontané d’elle-même.
Je lus dans ses yeux un remerciement. Puis elle s’échappa. Je dus courir après elle dans l’antichambre ; et elle rit :
– Je suis contente, ah ! je suis contente ! dit-elle...
– Mais, où vous reverrai-je ?
– Partout où vous me direz de me trouver.
– Mais vous ne pouvez pas !
– Je pourrai. Ne suis-je pas venue ici ?
Dans le brouhaha des choses essentielles que je devais lui dire et qui n’avaient point été prononcées, j’avais relégué cette question : « Comment avez-vous pu venir ? »
– Ah ! voyez ! dis-je, je n’ai même pas le temps de m’informer de la peine que vous avez dû prendre... Vous avez dû faire des prodiges ?...
– Bon ! bon ! cela n’est rien ! Me croyez-vous gauche et empruntée ? Je vous expliquerai cela une autre fois... Vous ne me dites rien pour grand-maman ? Elle me parle de vous ; nous parlons de vous tous les jours.
Nous nous dîmes, à la porte, toutes sortes de choses dans un décousu désespérant, et rien de ce que nous voulions nous dire. Je voulais surtout porter sa main à mes lèvres. Je ne le fis pas. De ma vie je n’avais été si timide. Le pire fut pour moi de lui fixer un rendez-vous. Je me jugeais stupide : quoi de vulgaire à ce que des amoureux cherchent à se rencontrer ? Mais les analogies ont quelque chose de terrible pour nos jugements : je vis, dès ce moment que j’aurais souvent à souffrir par là. Elle me dit elle-même :
– Je reviendrai.
Je fus honteux de la sottise de mes hésitations. Je la regardai descendre, prompte et légère, les marches de l’escalier. Elle me fit quelques petits signes pleins de tendresse et de grâce. J’avais sur elle des yeux fixes. Elle dut prendre cela pour de la passion. Je l’aimais en effet à la folie, mais j’étais alors simplement hébété.
*
J’attendais Marie depuis trois jours. Ces journées solitaires écoulées dans l’unique préoccupation de sa venue possible avaient exaspéré tous mes sentiments. Je ne pouvais plus lire ; le travail me semblait une occupation surhumaine, et je m’étais surpris à feuilleter des gravures sans voir rien de ce qui me passait sous les yeux. Alors j’allais à la fenêtre, regardais la neige dont la place était couverte. Elle va traverser cela, était ma seule pensée. Car elle ne voudra pas descendre de voiture à ma porte. Manie, subtilité, raison de femme. Enfin, elle aura ses bottines toutes maculées et je les lui ferai étendre devant le feu pendant que nous causerons et que je respirerai sa présence. Alors, nous serons très heureux.
Ainsi, bien que j’allasse à la fenêtre plus de cent fois par jour pour voir arriver Marie, je fus totalement démonté quand je l’aperçus. Elle arrivait par le même chemin que je l’avais vu prendre pour s’en aller, l’autre jour. Je la savais superstitieuse : elle suivait, à la façon d’un toutou, sa piste dernière qui lui avait été favorable. J’aurais dû sourire et me dire, tout simplement, que j’allais voir une petite femme bien délicieuse. Mais non ! la grande bêtise de l’homme épris m’envahit de nouveau. « D’où vient-elle ?... Où ne va-t-elle pas, puisqu’elle peut venir ici ?... »
Elle entra, avec son beau parfum de fraîcheur pure. Je vis tout de suite sous la voilette ses yeux francs et limpides, sa lèvre entrouverte, souriante : tout un printemps dans le triste hiver. Ah ! j’aurais dû lui sauter au cou, sans plus de façons ; elle ne l’eût pas trouvé extraordinaire puisqu’elle m’aimait ! Et ne semblait-elle pas s’étonner que je ne le fisse pas quand toute sa simplicité m’interrogeait :
– Eh bien ! mon ami, vous avez l’air chagrin ?... Je vous gêne ?... Je me retire ! ajouta-t-elle en riant, pleine de foi.
– Marie ! Vous me verrez souvent ainsi, je vous supplie de ne pas vous en alarmer...
– Ah ! très bien ! je sais ! la neige, n’est-ce pas ? c’est comme la pluie, à Venise ? Nous sommes grincheux...
– Il n’y a plus de neige quand vous êtes là. Marie, vous ressemblez à un printemps, « Sainte-Marie-des-Fleurs » !
– Regardez un peu la figure printanière que je fais, dit-elle, en s’asseyant auprès du feu, et me montrant ses bottines et le bas de sa robe. Elle était crottée comme un barbet.
Je pensai qu’elle avait fait des courses, seule. Son indépendance épouvantait ma faiblesse. Elle vit tout de suite sur mes traits que quelque chose de très désagréable passait en moi.
– Allons, bon ! Qu’est-ce qui vous prend ?
– Mais rien ! mais rien ! Je vois seulement que vous vous êtes donné beaucoup de mal pour venir...
– Du mal ?... On ne peut pas appeler ainsi ce qu’on fait parce qu’on le veut bien. Mettons que j’aie exécuté quelques sauts d’obstacles par exemple..., mais le terme vous déplaît ?
– Voilà, dit-elle, en commençant de me raconter très naïvement ses péripéties...
Je la regardais en silence ; malgré moi je revoyais défiler le cortège des héroïnes d’amour ; et leur exemple, qui eût dû me porter à exalter cette enfant, envenimait la petitesse de notre jugement contemporain sur les choses de l’amour. En effet, nous allons nous échauffer au théâtre sur les actes inouïs qu’un beau sentiment inspire ; mais tout ce qui sort du commun nous déplaît dans la vie.
– ... Depuis deux jours, je combine les moyens de passer la demi-heure qui s’écoule en ce moment, poursuivait-elle. Mais pour ne pas perdre de temps, j’ai combiné à la fois, pour d’autres demi-heures. Si je vous expliquais ça, vous ne m’écouteriez jamais, c’est très compliqué. Songez qu’il a fallu que je veuille apprendre l’anglais, ce à quoi je n’ai point le goût ; que je persuade à ma gouvernante que le cours d’anglais n’était qu’un prétexte à aller chez ma petite amie que vous connaissez, plus souvent qu’on ne me le permet à la maison ; troisièmement, il a fallu que, laissant la gouvernante chez la petite amie, j’arrive à convaincre celle-ci de la nécessité où je suis de faire en secret une visite de charité chez de très pauvres gens que maman ne me laisserait point aller voir ; et quatrièmement, comme je ne veux pas mentir, il m’a fallu trouver ces très pauvres gens. Je les ai : ils sont à proximité, si l’on peut dire, de la maison de ma petite amie et de la vôtre, car elle habite au Palais-Royal et mes pauvres dans une ruelle mauvaise près de l’école des Beaux-Arts. Je viens de chez eux à l’instant ; cela sentait très mauvais ? Est-ce que je sens mauvais ?...
Je tombai à ses genoux. Elle essaya encore quelques phrases légères sur l’appréciation de ce que sa conduite avait de singulier. Mais son cœur était gros ; l’énervement venu à la suite des nombreux efforts qu’elle avait faits, cessait de la soutenir ; sa voix chevrota ; quand ses larmes montèrent, je pleurais déjà, la tête sur ses genoux. Nous pleurâmes ensemble, et je l’embrassai de tout mon cœur.
Ces larmes furent une bénédiction divine. Elles nous sauvèrent sans doute de bien des folies et elles me guérirent totalement de mes idées fâcheuses. Je sentis tomber toute la défroque des jugements mesquins et conventionnels dont j’étais précédemment costumé à l’égal des plus ridicules personnes de mon temps. Notre cas m’apparut admirable et je sentis que nous faisions, Marie et moi, une belle exception au-dessus des petites comédies amoureuses qui ont, à l’ordinaire, le privilège d’attendrir. Nous étions retranchés du monde et en révolte contre ses usages ; nous touchions un instant la nature dépouillée de tous ses artifices.
C’est un blasphème contre la mémoire pieuse de moments si excellents, que de s’y étendre davantage. Aucune langue ne saurait exprimer le feu secret qui vous y consume et vous y donne l’étrange et douce sensation de s’émietter en fines cendres, de toucher d’une manière bienheureuse notre fin dernière, si elle est de retourner nous mêler, impersonnels, à la poussière universelle.
Nous ne fîmes absolument que pleurer et nous nous quittâmes avec l’idée qu’à aucun moment de notre vie nous n’avions été si heureux.
*
« Bonsoir, ce soir, ma Fée ; je rentre et ne peux m’en aller dormir sans vous avoir dit quelque chose par ce bout de feuillet. Je suis en proie à une obsession bien charmante : la présence de votre personne. Ce n’est pas tout à fait nouveau ? Si ; auparavant, votre pensée plutôt m’obsédait. Votre personne a remplacé votre pensée, ou plutôt s’y est jointe si intimement, que je vous vois, vous sens là, et de telle sorte qu’un halluciné ne ferait pas mieux. Je vous confesserai même que j’ai tenté de vous échapper ce soir en allant au théâtre, fait extraordinaire. Je n’y ai vu que vous. Et, revenant en voiture, j’ai éprouvé tout à coup si violemment votre présence, j’ai eu une bouffée de vous si véritable que mon cœur a failli s’en disloquer et que j’ai eu de l’inquiétude.
« Est-il vrai que vous contenez l’Univers ? Illusion merveilleuse : tenir tout, le monde, le ciel, en un petit être fragile que l’on entoure de ses mains ! se dire qu’au dehors tout est vain, puisque tout est là. Oh ! merci, ma Marie, des délices que vous me donnez ! Je baise, à n’en plus finir, vos chères petites mains. »
23 janvier.
« Il tombe une neige légère pareille à de petits effilochements de ouate papillonnants. Je rentre tout blanc. On dirait que l’on est dans un autre monde. Personne ne fait de bruit en marchant. Je voudrais être en un pays que je ne vois pas bien, mais qui serait ainsi fait et où je serais en train de courir à côté de vous ou après vous dans tout ce blanc moelleux. Vous pousseriez des petits cris, et nous dirions des bêtises... Vous tomberiez sans vous faire grand mal, et je vous aimerais énormément en vous donnant la main pour vous relever. »
« Vous me paralysez. Je passe des jours d’entière inertie, à faire le signe d’aspirer le parfum qui me viendrait de vous si vous étiez là, à tendre la main vers votre main... Je vous aime, il me semble, au delà du possible. Mais je ne reçois rien de vous.
« Votre ami. »
27 janvier, Passy.
« Mon ami, décidément, je ne peux pas vous écrire ; je brûle tous les jours les feuillets que j’ai écrits la veille. Je ne sais plus vous parler. Non, non, je ne peux trouver aucun terme. Ceux qui me viennent sont en deçà de ce que je voudrais dire ou bien au-delà de ce que je peux dire.
« Bien sûr que vous allez me trouver folle ; mais, c’est vrai, n’est-ce pas ? que nous nous ressemblons physiquement ? Ne trouvez-vous pas ? Moi, j’aime beaucoup penser cela. J’aime qu’il y ait un peu de moi sur votre figure, un peu de vous sur la mienne, et quand je me regarde dans la glace, je vous vois au fond de mes yeux. Et je me sens ravie de vous avoir tant en moi. – Je vous dis sans plus de façons que je vous ressemble : vous allez trouver que je ne suis guère modeste ? Tant pis, monsieur, si ça ne vous flatte pas !
« Marie-des-Fleurs. »
*
Les jours où elle était venue, tout, chez moi, restait imprégné de sa présence ; je croyais voir autour de moi toutes les choses reconnaissantes du passage de cet être adoré qui se divinisait de jour en jour. Une grande et belle folie nous prenait, mes chères choses et moi. Nous sentions l’exaltation ; le monde était transfiguré ; c’était là un petit coin où le miracle n’eût point étonné. N’y était-il pas ? Où donc aimait-on comme chez moi ?
C’était une si grande émotion quand elle arrivait que nous ne savions que dire ni l’un ni l’autre. Nous passions quelques secondes à nous regarder ; nous avions l’air tout ébahis, et nos yeux se demandaient : « Est-ce possible ? »
Il y avait un mouvement naturel et que tout nous portait à accomplir, c’était d’ouvrir nos bras et de nous y précipiter. Mais, nous ne le faisions pas. Tous les élans de la tendresse physique inconsciente étaient arrêtés par l’extraordinaire volupté de nous voir côte à côte et de sentir que nous ne pouvions pas parler, et de nous surprendre des larmes montantes à cause de notre amour. Oh ! je fais appel à tous les amants : j’ai goûté toutes sortes d’ivresses ; mais je n’ai rien éprouvé qui approchât de la seule présence de cette jeune fille dans ma chambre, muette, abritée de mes caresses, et me donnant seulement son beau regard humide où il était visible qu’elle se vouait à mon adoration.
Il nous arriva, dans ces moments, de couper le silence par des paroles tout à fait étrangères à notre pensée, par les mots les plus banals, craignant de parler de ce qui nous émouvait tant. Le contraste avivait le goût de notre entretien silencieux. Je me levai plusieurs fois, la poitrine gonflée d’un tel bonheur que j’en croyais étouffer. Je marchais tout à coup, me sentant plus fort, plus grand, et je poussais par instants de petites exclamations qui eussent paru bien ridicules à un témoin étranger. Elle, au contraire, était affaissée par ces minutes bienheureuses ; elle était assise dans un vaste fauteuil garni de rouge, au coin du feu ; elle pâlissait et toute sa petite figure se chiffonnait et prenait une expression de ferveur si ardente que je ne me tenais plus et tombais à ses genoux.
À un de ces moments, elle se pencha, me prit la tête dans ses mains et me l’approcha de sa bouche. Elle prononça pour la première fois mon nom :
– André ! dit-elle.
Je lui témoignai, des yeux, le plaisir que j’avais de m’entendre nommer par elle. Mais elle rougissait. Les vanités d’un amant sont bien sottes sans doute, mais je ne pus me défendre d’un mouvement de joie à m’apercevoir qu’elle était accoutumée de prononcer mon nom en elle-même et qu’elle avait été surprise tout à l’heure de l’entendre résonner tout haut sur ses lèvres.
Je ne sais combien de temps nous demeurâmes embrassés, sans un mouvement et sans un mot. Je crus que j’allais mourir, mais non par cette défaillance qui est le propre de l’extase sensuelle ; au contraire, par un éclat de la conscience découvrant la source la plus sublime du ravissement humain : l’amour, qui dépasse la chair.
Elle se sauva tout à coup.
Passy, une heure après vous avoir quitté.
« Vous avez fait de mon cœur un tabernacle ; quelque chose de divin est descendu en moi. Quel homme êtes-vous, André ? Oh ! laissez-moi dire votre nom, à présent, je l’aime. Oui, qui êtes-vous ? Est-ce que ce que vous donnez se donne d’ordinaire ? L’ai-je vu, lu, soupçonné quelque part ? Tout ne me paraît plus que mystère, qu’incompréhensible. Comment se fait-il que je me sois en allée, que quelque chose de si inouï ait une fin. Comment se fait-il aussi que je sois si fière d’avoir éprouvé une telle joie, alors que tous les amoureux se cachent, à ce qu’il paraît ?
« J’ai l’âme grisée, débordante de vous, mon André, mon rêve ! Je suis à vous, toute ; je suis chez vous, avec vous ; je ne vous quitte pas.
« Marie-des-Fleurs. »
10 février.
« Je trouve votre mot, Marie, votre mot inattendu, inespéré, cher écho d’hier, notre plus belle journée. Non, ma chérie, ce n’est pas moi qui suis extraordinaire, mais le lien que nous avons conçu l’un et l’autre !
« Je reviens du cercle où je fais de rares apparitions. Je déteste tous les hommes. Ils me racontent leurs félicités qui sont médiocres ou grossières, ou leurs déboires qui me semblent bien mesquins. Je rentre et je vous trouve dans un mot délicieux de tendresse qui m’enchante. Je remonte en ma tour d’ivoire avec votre seule pensée. Et quand je l’ai goûtée bien, quand je me suis pénétré de votre tendresse, je prends entre les lèvres une feuille de la rose que vous m’avez laissée, je m’enfonce dans le fauteuil, votre niche rouge, ô Marie-des-Fleurs ! Je ferme les yeux, – mes mains malgré moi se contractent, et, intérieurement je vous sens ; je vous adore. Et je me crois baisé par votre petit fleur à la bouche, ma bien-aimée !
« Quel trésor j’ai en moi ! Tout ce que j’ai de vous ! En marchant dans la rue, par instants surtout, je sens que je vous porte.
« Avez-vous éprouvé de ces moments où l’on sent que l’on voudrait ardemment quelque chose d’infiniment bon, qui devrait vous combler la poitrine et que l’on happerait, ainsi, goulûment, avec ivresse ; et il semble, tant la faim est grande, que cela devrait être quelque chose d’énorme, de vague, qu’on ne se peut point figurer. Maintenant je sais ce qu’est cela, je n’ai plus faim de quelque chose d’indéterminé : c’est vous que j’aspire ainsi. »
Passy, 15 février.
« Première soirée douce. J’ouvre ma fenêtre en pensant à notre bonheur. L’avenue est déserte, les arbres tout nus ; il y a une drôle de lune clignotante à travers de grosses houppes de nuages. J’aperçois de loin un couple de pauvres gens, l’un tout contre l’autre et se tenant la main. Deux fois, ils s’embrassent avant de disparaître, et dans le moment qu’ils tournent au coin de la rue, j’entends sur un balcon une espèce de voix de perroquet qui dit : « Ce n’est pas vrai ! ce n’est pas vrai ! »
« J’ai refermé la fenêtre tout inquiète et mal à l’aise. Dites-moi encore que je suis folle ; mais on n’est pas maître de ces choses-là.
« Ah ! mon André, que j’ai besoin de pleurer ! Il y a des jours que je ne vous ai vu ; est-ce la cause ? J’ai beau penser à vous, à nous ; je me sens malheureuse ce soir... »
16 février.
« Quand je vous quitte, mon cher bien-aimé, et que je me retrouve seule ! Et pire, quand je suis de retour à la maison ! Avez-vous pensé à l’état de quelqu’un qui descendrait du paradis pour venir habiter une maison bourgeoise ? Quel changement de température ! et l’effort, après, pour se ressaisir ! Tout va bien, tant que je ne me suis pas ressaisie. Hélas ! et j’appelle me ressaisir, redevenir celle d’ici, cesser d’être celle de là-bas, de ma « niche rouge », de ma petite chapelle où je suis la madone de mon dieu ! Je suis en paix quand je me mets à lire vos feuillets, ou quand je vais chez grand-maman penser à vous. Je meurs d’envie de tout lui dire ! c’est elle qui nous bénit. Ah ! j’aurais à ce propos bien des choses à vous raconter... Mais je veux vous parler de ces cahots qu’il faut bien que j’adore puisque la secousse vient de vous, mais qui me démolissent. Si vous me voyez souvent patraque, et avec des airs chancelants, ne m’en tenez pas rigueur, mon André, c’est que je n’ai pas repris mon équilibre... Oh ! oui, certes ! je ne crains pas de le redire, je suis fière de vous aimer et d’être aimée de vous, et, forte de ce beau sentiment, je devrais me rire de tout le reste. Ah ! mon ami, ce reste c’est mon père et ma mère, qui m’aiment, à leur façon sans doute, mais que je ne puis aimer que d’une façon, celle d’une fille. Et je suis en révolte contre eux, révolte noire, sourde et agissante. N’est-ce pas affreux ? Je ne veux plus rien vous dire ce soir ; je sais bien que tout est petit vis-à-vis de la beauté de ma vie en vous ;... ayez pitié de moi ! »
3 heures.
« Du gris partout ; gris dans le ciel, gris dans mes yeux ; ah ! mon André, du gris plein l’âme... Pourquoi vous parler de ces misères ? mais c’est plus fort que moi ; mon André, mon André, il me semble que je suis perdue.
« Figurez-vous que j’ai voulu reprendre « mes pinceaux » pour avoir l’air de faire quelque chose. Alors j’ai pensé à ce que vous nous aviez dit « le premier jour » en face du Véronèse de Saint-Sébastien ? Oh ! vous souvenez-vous ? Je n’ai plus vu que vous ; j’ai tout lâché. Et nos « commencements » là-bas me sont revenus ; je me suis mise à songer. C’est délicieux, mon bien-aimé ! Et puis, j’ai été prise d’une angoisse violente : vous savez, quand on veut, on veut absolument se reporter à un moment en arrière. J’ai voulu réentendre ces chants du Grand-Canal, le soir ; je me suis mise au piano. Rappelez-vous ce soir où nous tînmes la gondole si longtemps immobile, vers la pointe de la Douane de mer et où une femme chanta. Je vous regardais : vous fûtes transfiguré. Je ne m’en rendais pas compte ; mais je crois bien que de ce moment je fus toute à vous. Je vais vous dire : je crois que c’est la grande beauté de votre émotion contenue, silencieuse et éclatante malgré vous par vos yeux qui se cachaient, oui c’est cela qui me fut une révélation. J’avais rencontré quelques hommes émus ; mais c’étaient des bavards et ils gâchaient tout. Mon ami, je n’ai pu tenir à ce piano ; quelque chose de trop fort est passé par tout moi : l’instant, l’instant même où cette femme chanta, avec la lumière tremblotante sur l’eau ; vos yeux, le mouvement léger du gondolier, nos figures, et le goût de l’heure que nous passions ! J’ai cru que j’allais tomber ou que je devenais folle ; j’ai été m’étendre sur un divan, et il y a de bien singulières coïncidences qui vous persuaderont, à les seulement rapporter, que j’ai perdu la raison ; des voix inconnues criaient à cet instant dans l’avenue : André, André ! Je me suis levée d’un bond, et j’ai couru à la fenêtre : cet André était un enfant qui se hissait sur les grilles de la Muette au risque de tomber dans le fossé... Tout cela est absurde ; mais je vous aime trop. »
17 février.
« En relisant mes feuillets bien maussades de ces derniers jours, mon aimé, et que je ne vous enverrai peut-être pas, je m’aperçois que j’ai commencé de vous parler de l’affaire de grand-maman, et je vous vois d’ici ayant un commencement d’histoire sans la suite ou le dénouement ! Quelle figure feriez-vous ? Ah ! mon André, ne vous fâchez pas si je vous taquine parce que vous êtes intéressé un peu vivement à ce qui me concerne – surtout quand vous y êtes mêlé, vilain égoïste !
« Voilà l’affaire de grand-maman.
« D’abord je ne vous ai jamais parlé de ce qui avait pu se passer à la maison depuis le fameux malheureux jour. Jamais nous n’aurons le temps, dans nos courtes entrevues, de nous entretenir de cela, et il faut bien pourtant que vous sachiez un peu. Ah ! je n’aime guère vous raconter des histoires, sauf celles de mon cœur, mais il est dans tout ça.
« Je vous fais grâce de la scène où j’annonçai à papa et à maman que je priais M. Arrigand de me rendre ma parole.
« Quand je vis le calme rétabli, j’en conclus, bien à tort, hélas ! qu’ils avaient compris que c’était pour vous que j’avais fait cela et que vous en valiez la peine. Je me hâtai de vous avertir, mon pauvre cher bien-aimé. Ah ! comme je leur sautai au cou dès que vous fûtes retiré et qu’ils me firent appeler en comparution solennelle. Je pensais qu’on ne dirait rien, qu’on se comprenait, qu’on allait s’embrasser et que tout était fait. Dieu de Dieu ! quelle déconvenue !
Il y eut encore une autre scène ; et elle vint de ce que je m’aperçus qu’on avait négligé d’avertir M. Arrigand de ma détermination. Je l’en avertis moi-même. Il parut très affecté. Tout le monde s’en aperçut ; mes parents se précipitèrent, et de beaucoup de conciliabules il résulta que l’on décidait que je n’étais qu’une enfant, que mes caprices étaient négligeables, enfin qu’il y avait lieu de revenir comme par le passé et de compter sur mon revirement. Mon André, on y compte, et moi je suis à vous.
« J’arrive à grand-maman, à qui M. Arrigand ne plaît pas, et qui vous aime. Vous savez qu’elle a gardé toute son intelligence, malgré sa paralysie. Elle parle par les yeux, comme vous l’avez pu voir, et au besoin elle écrit encore des lettres longues comme ça et tout de travers ; enfin elle lit. Vous pensez que, ne vous voyant plus, elle s’informa de vous. Elle vous crut en voyage ; elle me montrait du doigt une carte de l’Italie qu’elle a dans sa chambre – vous ai-je dit que grand-maman est née à Venise ? – et appuyant ses doigts sur sa bouche, elle faisait le signe de baisers envolés du côté de son cher pays qui est celui de votre prédilection. On était plus galant de son temps et dans son pays, sans doute, qu’on ne l’est aujourd’hui et chez nous ; je n’ai pas compris tout d’abord ; mais elle m’a tracé votre nom et elle continuait ses signes de tendresses disparues, si bien qu’elle m’a fait pleurer assez vite, et je lui dis qu’elle ne vous verrait plus. Presque tous les jours nous avons recommencé ; mais les jours où je vais vous voir et suis toute radieuse, elle me regarde dans les yeux si avant que j’ai peur qu’elle ne devine, et je m’échappe sans lui dire adieu.
« Elle ne cesse de plaider pour nous à toute occasion, et elle prie constamment. Savez-vous que grand-maman est une façon de sainte et qu’elle eût, à ce qu’on dit, toutes sortes de vertus ? Qui sait ce que nous lui devrons peut-être ?
« Arrive que pourra, je m’échapperai demain sans dire adieu à grand-maman. »
« À vous, votre
« Marie-des-Fleurs. »
18 février.
« Le soleil, ma chérie, la matinée tiède, la lumière à flots partout ! Et vos feuillets qui m’arrivent, et je vous attends ! J’imagine que sans le rayon de printemps qui m’affole, vos petits mots en grisaille m’eussent tourmenté outre mesure, car ils contiennent des choses bien inquiétantes : mais je ne veux voir que ce qu’ils renferment de bon, de chaud, d’adorable, et de beaux espoirs. Ah ! cette lumière après le triste hiver que j’ai à peine vu pourtant, tant je n’ai vu que vous. Je suis fou ! fou ! ma bien aimée, de cette chaleur du soleil, de cette grande belle clarté ! J’ouvre tous mes rideaux et les fenêtres aussi ! un bon air doux pénètre qui semble faire pâlir mon feu maigre, et vous allez venir là dedans ; dans une minute vous serez là. Ah ! mon Dieu ! je vous remercie !... »
*
Nous ne fûmes jamais si gênés l’un vis-à-vis de l’autre que dans cette atmosphère trop heureuse, et, nous étant embrassés, nous nous séparâmes vite, comme si nous avions découvert en nous tout à coup des ennemis cachés. Je ne savais ce qu’elle en pensait, mais je connaissais bien l’ennemi qui nous guettait : si nous faiblissions, nous étions perdus.
– Vous ne savez pas ce que je voudrais ? dit-elle, presque aussitôt.
– En tout cas, je sais que vous l’aurez...
– Ce n’est pas si sûr... Je voudrais aller dehors, au grand jour, avec vous, à votre bras, voir des gens passer et sourire, parce qu’il est bien visible, n’est-ce pas, que nous nous aimons...
– Marie, y pensez-vous ? Mais le pire de notre situation, ma chérie, c’est que je puis vous obtenir en vous compromettant, et c’est cela que vous me proposez...
– Pardonnez-moi, je n’ai jamais pensé à cela...
– Ah ! vous êtes admirable, et cependant il n’est que trop vrai que vous vous compromettez toutes les fois que vous venez ici, et vous en prenez toute la charge ; et moi non plus, je n’avais pas pensé à cela ! Nous avons à penser à bien d’autres choses, et ne pouvons-nous pas en effet fouler aux pieds toutes ces mesquineries ! Voulez-vous que nous sortions ?
Nous allâmes au Jardin du Luxembourg, peuplé d’enfants criants et courants. Nous étions fouettés malgré nous par le danger d’être reconnus, que nous voulions mépriser ; nous marchions assez vite, et quelque chose d’analogue au sifflement des balles sous le feu nous frôlait les oreilles. J’eusse, à cette heure, enlevé Marie au bout du monde ; mais ce souci de l’opinion qui l’atteindrait, tenait contre tout mon mépris du jugement commun et toute l’idée que j’avais cependant de la dignité de notre amour. Les femmes n’en pensent pas si long ; Marie fut promptement à l’aise, et elle voulait absolument se pencher à mon bras. Je songeais : elle va m’accuser de manquer de bravoure et je me perds dans son esprit. Je mis mon amour et mon orgueil d’amant au-dessus de tout. De cette façon je pouvais la déshonorer, mais sans risquer de la mécontenter. Il me fallait être lâche vis-à-vis d’elle ou de moi-même ; je choisis de l’être vis-à-vis de moi. Combien grande était ma naïveté de n’avoir pas songé que, me mettant en révolte contre l’une des lois de la société par ma liaison secrète avec une jeune fille, je devais me préparer logiquement à déchirer tous les articles de ces lois ? Marie l’avait fait, elle d’un seul élan. C’est elle qui avait raison ; mais cela lui était bien égal !
Nous tournâmes autour du grand parterre d’églantiers qui est derrière le musée de peinture moderne. Des bourgeons frais et luisants pointaient sur les tigelles menues, et tous ces entrelacs épineux avaient perdu la rigidité de l’hiver et semblaient se tendre, se gonfler comme si de petits muscles étaient poussés. Mais tout cela était clos, se recueillait encore, avait l’air d’attendre. Des colombes venaient se poser sur le groupe de bronze qui occupe le centre du carré d’églantiers, et puis repartaient d’un vol lourd.
Je me laissais caresser par l’heure de cette jeune saison. L’air délicat et tendre, enfantin presque, était comme une nourriture choisie que le ciel servait à notre amour. Par surcroît les colombes nous firent ressouvenir de Venise, et nos prémices inavouées, nos premiers battements de cœur en face de la mer, ou dans les sombres églises voluptueuses, vinrent s’ajouter, pareils à des guirlandes légères, à la grâce adolescente de notre passion.
– Je ne m’en irai plus, dit Marie ; que voulez-vous que je devienne après ces moments-là ?... J’ai tout oublié : emportez-moi !
Sa figure disparaissait presque toute sous le double tour du boa de plumes, et à travers la voilette je ne distinguais que les yeux, le nez et la minutieuse pureté de la chair environnante. La finesse et la limpidité de ce petit coin du monde qui allait de la naissance du nez aux extrémités bistrées des paupières, me causèrent un enchantement.
– Oh ! dit-elle, vous ne m’avez pas encore regardée comme cela !
– Est-ce que je vous fais peur, Marie ?
– Oh ! pourquoi ?
– C’est que j’atteins un moment de félicité qu’aucun homme n’a dépassé, j’en suis sûr. Pourquoi le dépasserais-je ? Alors je suis sur le faîte, comprenez-vous, d’où l’on ne peut que redescendre ou tomber...
– Mon ami, dit-elle, vous n’atteindrez ce faîte que lorsque vous serez en état de ne pas empoisonner vos joies. Pour le moment, je n’ai pas peur, parce que vous ne l’avez pas atteint.
Nous allions pénétrer dans les petites allées tortueuses du jardin anglais. Marie m’avait pris le bras et s’y laissait porter ; elle élevait les yeux vers moi et leur grande paix noyait mes inquiétudes.
– Marie, Marie, je crois cependant que je vais gagner ce faîte ; je ne fais plus que vous aimer.
– Vous faites donc comme moi, dit-elle, en découvrant tout à coup ses lèvres entrouvertes et serrées sur les dents. Elle fermait doucement les yeux, à demi ; j’allais me pencher la baiser, dans un instant d’affolement complet. Elle me dit :
– Quelqu’un nous a vus.
Mon premier mouvement fut de sourire :
– Méchante ! vous voulez voir si mon bonheur peut être troublé maintenant ?
– Je le verrai bien en effet !
– Que voulez-vous dire ?
– Mais, je vous le répète, quelqu’un nous a vus.
– Petite folle !
– Non !
– Qui donc nous a vus ?
– Ce monsieur qui a de la fourrure et arrive maintenant tout près du tertre du jeu de paume. Retournez-vous.
Je vis en effet un homme de taille élevée, enveloppé de fourrures et qui n’était pas loin du jeu de paume. Marie me l’ayant décrit sans se retourner, il fallait bien qu’elle l’eût vu au passage. Je ne pus retenir un léger frisson :
– Et qui est ce monsieur ?
– M. Arrigand.
– Vous a-t-il vue ?
– Je ne sais. Qu’importe ?...
J’avais eu le temps de me préparer à la surprise la plus écrasante qui me pût advenir, grâce à mon penchant à porter tout au pire dès la première alerte. Je me raidis donc, et pas un muscle ne dut révéler mon accablement.
Marie qui me regardait attentivement, sauta de joie :
– À la bonne heure ! fit-elle, je vois que nous ne pensons plus l’un et l’autre qu’à nous aimer.
Elle était véritablement radieuse ; je ne la vis jamais plus jolie ; elle écarta son boa ; elle aspirait l’air tiède, le soleil ; elle me dit tout haut :
– Ah ! je vous aime ! je vous aime ! il n’y a plus rien au monde que vous, moi pour vous aimer, et ce printemps qui vient ! André, mon André !
J’essayai quelque temps de simuler le partage de sa joie, qui me touchait énormément et m’emplissait d’admiration. Cependant la malheureuse évidence s’était présentée instantanément ; mais j’en refoulais l’examen par égard pour cette belle heure bienheureuse où la nature en nous et hors de nous semblait toute triomphante. Quand nous eûmes fait quelques tours fiévreux dans ce jardin anglais, l’heure étant avancée, Marie dut me quitter. Je la menai jusqu’à une voiture. Toute mon âme était bouleversée, et nous ne parlions que de tendres plaisirs et d’enchantements. Je sentis, dans la douleur qui m’envahissait, que mon amour pour Marie s’exaltait en une sorte de culte. Cette enfant avait renié pour moi son honneur et le monde d’un seul bond, et sans presque y prendre garde. Nous descendions, étroitement unis, la vieille rue Férou qui mène à Saint-Sulpice, quand je me sentis pris d’un si grand respect pour ce petit être adorable et simple, voué à moi, que je n’osais plus lui toucher le bras. Un hasard venait de nous river l’un à l’autre par une chaîne nouvelle et définitive, sans doute, et je prévoyais tant d’angoisses et si peu d’amours ordinaires dans notre avenir que je n’eusse pas eu plus de vénération pour une de ces vierges que je vis mener en terre en Italie, le visage découvert, et qui semblent encore sourire dans les fleurs et dans la lumière, au seuil de la nuit.