21 avril.

« Toute une histoire, dès ce matin chez grand-maman. Elle fait appeler maman et lui explique par toutes sortes de gestes et de signes cabalistiques sur le papier, comme elle en peut faire, la pauvre chère vieille, avec sa main tremblante, que c’est tout de même bien imprudent d’aller ainsi à l’encontre de mes sentiments. Je vous ai dit que l’on ne peut faire allusion à mes sentiments sans provoquer des sourires, parce que je ne suis pas d’âge, paraît-il, à en avoir de sérieux. Maman sourit : mais grand-maman se fâcha. « Vous ne voyez donc pas, dit-elle, que le « cœur de cette petite déborde ?... » Maman demanda : « Pour qui donc ? » Grand-maman qui faisait des yeux terribles, écrivit votre nom. J’ai ramassé et je conserve le bout de papier. « Mais, dit maman, elle ne l’a pas vu depuis bientôt six mois !... » Grand-maman qui a été amoureuse dans son temps, leva les épaules si haut, si haut, que cela ne lui était certainement jamais arrivé. Maman eut l’air de tomber des nues.

« C’est une bien bonne femme que maman, je vous assure ; seulement il lui faut des choses extraordinaires pour lui ouvrir les yeux. Quand elle a vu à ma figure, et comme je me jetais dans ses bras, qu’elle n’avait pas besoin de me demander si ce que grand-maman avait dit était vrai, elle a été très touchée ; elle m’a embrassée bien tendrement, et ça m’a fait du bien. »

 

« Maman, qui n’aime pas les scènes, m’avait renvoyée tout de suite après cette petite effusion et j’ai passé la matinée à regarder, de ma fenêtre, la pluie tomber sur les arbres du parc. Je ne fus jamais si hébétée que pendant les deux grandes heures qui s’écoulèrent. Vous savez, mon ami, que je ne perds pas trop la tête, d’ordinaire, lorsque je sens que les choses qui me tiennent à cœur sont encore en mon pouvoir et que, même au risque de me casser quelque chose, je puis agir sur elles, à moi seule et sans m’empêtrer dans les jambes de quelqu’un. Mais, avez-vous senti le trouble qui vous vient, d’éprouver que d’autres sont tout à coup mêlés dans vos affaires et qu’il faudra désormais procéder de concert ? Est-ce un soulagement ? une déception ? Pourtant, mon André, je ne pouvais que souhaiter cette intervention nouvelle. Je la désirais, l’appelais de tous mes vœux. Et me voilà abattue comme si tout m’échappait ; je n’ai plus de ressort ; j’étais tendue par mon secret, et en l’avouant quelque chose s’est brisé. Si on ne m’aide pas, me voilà dans un bel état ! Que sortira-t-il de tout ceci ? Mon pauvre amour bien-aimé, je suis pour le moment molle comme un chiffon. J’attends... qui ? quoi ? Je n’en sais rien. Est-ce le temps aussi, cette pluie sur les feuilles luisantes des lilas, cette pluie à grosses gouttes qui retombe des grands arbres continuellement, même après l’averse et quand un rayon de soleil vous fait croire que le beau temps est revenu. Vous ne savez pas combien ces petits toc, toc, toc sont navrants ; combien on est agacé du mouvement infatigable de chaque pauvre feuille qui les reçoit, se ploie, s’égoutte, se redresse et recommence. Et tout ça sent quelque chose qui fait mal sans être pourtant désagréable. Il y a, dans les arbres, des petits cris d’oiseaux effarés. Et puis enfin, quelque chose que je ne saurais vous dire et qui est sans doute ridicule, c’est que la campagne sous la pluie paraît être un désert lointain, lointain... Il me semble à présent que le soleil de ces derniers jours m’emportait un peu vers vous, et m’apportait aussi de vous un peu, comme si ses rayons charroyaient aisément les âmes. Le temps sombre, la pluie : tout est interrompu ; plus de ces voyages aériens comme en faisaient les fées et qui ont peut-être bien un peu de vrai, à moins que je ne sois folle tout à fait !

« Ah ! mon cher amour, ne riez pas de la misère de mon cœur ! »

 

Le soir.

« Je vous écris dans mon lit, et au crayon, mon cher bien-aimé, car ça ne va pas très bien. J’avais même peur qu’on ne me laissât pas seule un instant ; enfin j’ai éloigné la femme de chambre et je suis avec vous, là, André. Voilà tout ce qui s’est passé :

« Après le déjeuner, maman me dit : « Marie, mets tes galoches ! » Ces galoches sont des semelles de bois qu’une simple traverse de cuir retient sur le pied et que l’on distribue ici aux invités les jours de pluie pour aller se promener durant les éclaircies. Maman mit aussi ses galoches, et, munies chacune d’un grand parapluie, nous voilà parties sous les arbres qui s’égouttent. Nous sommes longtemps à ne rien nous dire ; nous arrivons à la grille, au bout du parc, sans avoir seulement ouvert la bouche. Ah ! voilà les moments où je ne suis plus brave du tout : c’est quand je sens que l’on va se dire des choses très graves dont on ne prévoit pas trop le sens et que l’on a l’air de tourner sa langue afin de ne pas se compromettre, et qu’on n’en finit pas ! Je grelottais ; je me sentais toute blanche. Maman ne fut pas longue à le remarquer. Elle haussa les épaules et dit : « Mon Dieu ! mon Dieu ! est-il possible de se mettre dans des états pareils ! » Et comme elle a toujours sur soi des foulards pour moi, elle m’en couvrit jusqu’aux oreilles, de sorte que je me trouvai faite à peu près comme à Venise, les galoches à part. Mais je vis que ce petit prétexte de gronderie soulageait maman en lui fournissant une entrée en matières. Nous avions quitté le parc depuis plusieurs minutes et nous allions sur une route bordée d’amandiers. Maman insista sur « les états où je me mettais ».

– « Enfin, dit-elle, depuis le temps que ça dure, tu ne pouvais pas me parler ?...

– « Mais maman !...

– « Mais maman ! Mais maman ! » il est bien l’heure de dire cela à présent !... Si vous n’aviez pas gardé pour vous vos secrets, mademoiselle, ou pour votre grand-maman qui n’en peut mais, la pauvre femme ! nous aurions pu éviter les désagréments de vos explosions en face d’étrangers !...

– « Mais maman ! ne vous ai-je pas tout dit quand vous m’avez interdit de vous reparler jamais de ce sujet ? Quant à grand-maman, ce n’est pas moi qui...

– « Et qui donc alors ?...

– « Elle a tout deviné !

« Je me suis bien repentie d’avoir dit cela à maman, ce qui avait l’air de lui reprocher de n’avoir pas vu aussi clair dans mon cœur que l’a fait grand-maman. J’allais me jeter à son cou, lui demander pardon, quand je m’aperçus qu’elle se piquait d’une autre sorte que celle que j’avais craint. Elle me dit qu’elle voyait clair depuis longtemps, aussi bien que grand-maman ; qu’elle espérait, toutefois, en combattant mes desseins par la froideur, me les faire abandonner ; qu’enfin cette tactique ayant mal réussi, il fallait songer à une autre... Elle sourit en prononçant ces mots et me regardant à la dérobée. Mon cœur battait fort, je crus comprendre que l’autre tactique était de me laisser vous ouvrir les bras. Je ne sais pourquoi je voulus regarder la route à ce moment-là : il y avait un petit bouquet de pins à droite, et sur la gauche la brouette du cantonnier avec des outils, son panier, son gilet à manches. Je me dis : « C’est devant cela que mon sort va se décider. » Maman vit bien que je changeais de couleur et de visage. Je ne sais si elle avait préparé d’avance ce qu’elle me dit, ou bien si elle l’improvisa tout à coup à cause de l’état où j’étais.

– « Puisque c’est ainsi, dit-elle, que ton monsieur André se mette dans les affaires et fasse comme M. Arrigand : quand il aura fait une fortune capable d’assurer ta sécurité, ton père ne dira peut-être pas non.

« Mon ami, vous savez qu’il y a des occasions où l’on dit vulgairement que les bras vous tombent. Eh bien ! je me demande comment les miens me sont encore attachés. Mais il ne faut pas en vouloir à maman qui a dit cette chose le plus naturellement du monde, et elle eût cru bien sincèrement avoir sacrifié sa fille si elle eût parlé autrement. Je mis mon essoufflement sur le compte de la route qui montait un peu et je dis à maman que je ne pouvais pas aller plus loin. Nous revenions sur nos pas, mais je ne me sentis pas plus capable de descendre que de monter.

« Je sentais par tout moi un froid, comme cela ne m’est encore jamais arrivé. Je vis passer votre chère figure, mon amour, et il me semble que je vous prononçai : adieu ! Après, je n’eus plus qu’une idée : arriver jusqu’à la brouette du cantonnier qui était à une dizaine de pas. Là, je tombai comme un malheureux paquet.

« Je ne perdis pas connaissance ; ce n’était qu’une grande faiblesse ; j’étais simplement anéantie ; je ne pouvais ni faire un geste, ni dire un mot. Je vis ma pauvre maman qui se démenait, appelait au secours, levait des bras désespérés. Des gens sortirent d’une ferme qui n’était pas très éloignée et j’entendis ouvrir et refermer la grille du parc, derrière moi, par quelqu’un qui accourut : c’était Monsieur A. Il est toujours muni de tout. Il avait je ne sais quel sel qu’il me fit respirer. C’était un fait exprès que je fusse secourue par lui quand je me sentais mourir par vous, mon cher amour. Il m’installa dans le fond de la brouette et, prenant les deux bras, il me voitura doucement à la maison, de son air tranquille, jamais étonné. Je ne fis pas d’opposition ; je n’éprouvais même aucune rage de cette aventure : j’étais inerte tout à fait. Papa fumait son cigare sur la terrasse ; il aperçut notre équipage et, croyant que c’était un jeu, se mit à rire bruyamment.

« Bonsoir, mon bien-aimé, je ne peux plus écrire : j’attache ce petit papier dans une grande mèche de cheveux que je tiens sur mon cœur à même. Je suis bien exténuée ; mais je t’aime ! »

 

3 mai.

« Mon ami, tu vas avoir de mes nouvelles ! Ah ! mon Dieu ! je ne veux pas penser que depuis si longtemps tu attends, sans savoir seulement dans quelle partie du monde est ta Marie-des-Fleurs. Je ne te dis pas : penses-tu encore à moi ? parce que je suis sûre que tu penses à moi : ce n’est pas de la présomption de ma part, non, mais je le sens, j’en suis certaine comme de mon amour même. Eh bien ! tout le petit paquet que j’ai porté sur moi à mesure que je l’ai grossi de mon griffonnage, tu l’auras demain au plus tard. J’aurais voulu te voir avant ; mais je ne te verrai pas encore tout de suite... Comment ? Pourquoi ?... Parce que ? Attendez un peu, monsieur l’impatient !

« Mon chéri bien-aimé, nous partons d’ici, ce soir ; nous coucherons à Paris où nous ne passerons guère qu’un jour ou deux... Allons ! ne criez pas ! Vous n’êtes pas content ?... Un jour ou deux, disais-je, à faire quelques emplettes et préparer nos malles... Voyons ! pas de grands gestes, ni de mauvaise mine, monsieur le grincheux !... Vous pensez bien que je n’aurai jamais le temps de pousser jusque chez vous ; du moins, je ne serai jamais assez longtemps seule, d’autant plus qu’on ne me lâche pas parce que j’ai tout juste la force d’un de ces petits poulets naissants comme il y en a ici de si gentils. Savez-vous bien que j’ai été malade depuis quatre jours, après mon aventure de la brouette ; que je n’ai pas quitté le lit ; que j’ai eu la fièvre ; que j’ai vu le médecin, celui d’ici et le nôtre qu’on a fait venir de Paris ; et ces messieurs n’ont point fait une fameuse figure en me voyant, si bien que j’ai cru un moment que c’était fini ; et ça m’aurait été bien égal si vous vous fussiez trouvé là. Mais je ne voulais pas mourir ici ! Je me suis cramponnée. Enfin me voilà debout, si on peut dire ! J’ai une figure de papier mâché ; je suis maigre et vilaine : non ! j’aime autant ne pas pouvoir aller vous voir... Je passerai seulement dans vos environs, ça me fera un plaisir, et puis je repartirai... loin de Paris... loin de vous !... comme ça, de gaieté de cœur ! – Combien de temps ? – Longtemps j’espère ! – Où ? – Tout à fait loin ! – Avec qui ? – Avec maman qui me garde de près dès qu’on est en voyage ! – Pas moyen de correspondre ? – Aucun, monsieur !

« Ah ! mon amour ! mon chéri ! mon André ! mon bien-aimé ! Suis-je assez méchante ? Et ne vois-tu pas que je ne peux l’être ainsi, que parce que j’ai l’espoir d’être heureuse, et ne sais-tu pas la seule façon que j’aie d’être heureuse ! Ah ! donne que je t’embrasse... tu as pleuré, oui tu as pleuré, ça se voit ; je ne veux plus quitter tes yeux ; je veux les voir tous les jours ; tous les jours te presser la main, tous les jours t’entendre et me guérir par le son de ta voix ; épier à côté de toi tous tes frissons secrets ; écouter tout ce qui chante en toi, mon amour ! Oui, oui ! Je ne suis pas folle ; je dis bien : je te donne rendez-vous !

« Le médecin, qui est un grand savant, a trouvé que le meilleur remède à mon mal – puisque j’ai un mal – était de changer de climat. Il a ajusté ses belles lunettes ; il a donné une chiquenaude à une grosse sphère qui était là ; je me demandais où ce diable-là allait me faire sauter. Enfin il a conclu que l’Italie m’était favorable par son mérite propre autant que parce que un peu de notre sang, dans la famille, est de là. Maman toute seule m’accompagnera ; papa est en train de « brasser » de si magnifiques affaires avec monsieur A. que je ne doute pas, à notre retour, de les trouver l’un et l’autre dorés jusqu’aux sourcils. Allez, dare-dare ! mon André ! faites vos malles ; vous aussi vous avez des travaux très sérieux à exécuter en Italie ; il faut que vous soyiez à Florence dans huit jours. Filez tout droit ; nous ferons, nous autres, quelques haltes, probablement, à cause de la fatigue. Nous nous rencontrerons un matin au couvent de Saint-Marc. Maman aura un coup violent à vous trouver là, mais je vous réponds que vous serez bien accueilli et qu’il n’y a plus rien que maman ne soit prête à me concéder depuis qu’elle a vu un instant qu’elle pouvait me perdre. Dieu, qui nous bénit, dites-vous, fera le reste.

« Le beau soleil est revenu ; l’air transporte les fées ; mon âme s’en va par dessus les arbres et les chants d’oiseaux jusqu’à toi, mon cher aimé. Ah ! sens-tu, dis, sens-tu que quelqu’un est à toi ?

« Marie-des-Fleurs »