IV

 

Tandis que je me mettais l’esprit à la torture à cause du contretemps évidemment très grave qui avait terni notre dernière entrevue, voici ce que je recevais de Marie :

 

Passy, 18 février.

« Mon André, aujourd’hui j’ai été heureuse ! Je suis affolée, épuisée, brisée. Je suis à vous ; je n’ai plus la force d’envisager les séparations. Le temps coule ; est-ce possible ? Je voudrais m’arrêter aujourd’hui pour me souvenir mieux. Que sais-je de demain ? Et cependant j’ai déjà une grande hâte de vous revoir. Je ne peux plus attendre, maintenant. Non, je ne vous ai pas bien vu, pas assez vu encore. Le bonheur a passé comme un éclair ; il glisse dans mes doigts ; je ne le sens plus : je veux le sentir à toutes forces. Chaque fois que je vous quitte, quelque chose de plus que les fois dernières, s’arrache de moi et vous reste, que je veux aller retrouver. Je vous aime ! Je souffre en ce moment que je vous écris ces mots, mon André, je souffre de ne pouvoir vous les dire sur vos yeux ! Ayez pitié de moi pour tout ce que je peux vous dire. »

 

19 février.

« Je vois votre figure à tant de moments divers. Mais celle d’avant-hier me reste trop fort. Quand vous m’avez quittée : cette gravité qui vous prend quelquefois, avec toute cette attitude un peu fatiguée ! Oh ! dites-moi bien que vous ne pensiez qu’à moi en ce moment ; dites que tout le reste vous était aussi égal qu’il l’est à moi-même. Je veux avoir eu tous les instants de cette inoubliable matinée. Il y a, n’est-ce pas, des minutes qui vous frappent et se prolongent en si longues et si interminables songeries qu’il faudrait les souvenirs accumulés de plusieurs années pour en donner l’équivalent, et encore non ! On vit toute une époque à seulement se dire : adieu, mon André !

 

« Je crois qu’un de ces jours je dirai tout à grand-mère qui ne cesse de me parler de vous ; car je passe près d’elle des soirées où mon cœur se gonfle à craquer, et je ne sais comment je ne lui avoue pas : mais je le vois ! je le vois ! Nous avons été ensemble, dehors ; il y avait plein de bourgeons aux églantiers et des pigeons comme à Venise ! Grand-maman, nous nous sommes donnés l’un à l’autre dans le printemps !

« Marie. »

 

*

 

« Tout est plein de vous ici, Marie. La matinée est pareille à celle de la fois dernière. Il y a comme des chansons et des fleurs dans l’air. Oui, malgré tout, j’entends des airs heureux que mélancolise quelque chose d’absent ou d’invisible. Êtes-vous là, réellement et ne pouvez-vous parler ? Ah ! ma chérie ! je crois sentir des rudiments de mots, de tendresses, d’élans qui n’ont pas été achevés ! Ah ! qu’est-ce que cela devient, les beaux mouvements d’amour, les bonds du cœur, les phrases de tendresse murmurées dans la solitude et qui ne parviennent pas à leur adresse ? Sont-ce ces choses qui bourdonnent à mes oreilles en légers bruits si étranges et si émouvants ? Avez-vous eu quelques soupirs que vous ne m’ayez dits ? »

 

Soir.

« Votre image passe et repasse ; je la caresse. Mes yeux continuent leur train sur le livre ouvert, et puis, à un moment, je vous sens tellement, tel moment passé près de vous est si vif que je me ressaisis et me cramponne à cause du vide qui suit aussitôt, du creux que fait votre absence soudaine, et qui me donne un vertige. »

 

11 heures.

« Tous les bruits s’apaisent ; une immense envie de sommeil a l’air de passer sur toutes choses. Je devrais craindre le sommeil qui me sépare de la pensée de vous ; mais j’aime perdre conscience doucement, dans l’idée de vous, et j’ai l’illusion calme et délicieuse de vous voir vous endormir.

« J’entends de très loin les sifflets longs et comme éperdus des trains du soir et me voilà parti dans je ne sais quelles songeries d’autrefois, de moments isolés dans la campagne où j’ai passé des mois et des années si tristes, l’été, et que l’on entendait à des lieues, quand le vent portait, ces trains qui allaient aux villes, à Paris que j’ignorais, ces trains qui devaient me porter vers vous. Je me souviens bien qu’on n’aurait pas pris le train, eût-on été à même ; mais le rêve de partir, n’importe où, on ne savait où, vous remuait, vous tiraillait d’une sorte d’angoisse qui me revient souvent le soir... »

 

*

 

Elle vint me surprendre un matin. J’avais rabattu mes persiennes contre la chaleur du printemps qui semblait cette année-là se parer pour nous, et mes vases étaient garnis des premières fleurs de la saison nouvelle. Quand elle arriva dans cette pénombre et dans ces parfums délicats, vêtue de frais, sous sa voilette claire et son chapeau de paille blanc, nous nous tînmes tous les deux un moment inertes avant de nous embrasser ; l’instant était si délicieux qu’il mettait une lenteur à nous pénétrer et nous le suspendions malgré nous.

Enfin nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre. Nos étonnements étaient toujours les mêmes et il y avait, dans l’immensité de notre plaisir, de la naïveté d’enfant. Toutes sortes de puérilités me venaient aux lèvres, que je n’osais dire ; et elle s’interrompait, elle aussi, par une sorte de crainte qui ne vient qu’au moment où les mots se formulent, qui étonne et fait rire.

– Bienheureux rire, ma chère chérie ! comme il soulage et signifie de choses, n’est-il pas vrai ?

– Oui, oui, dit-elle, c’est ça ; tout ce qui est le meilleur se dit par le rire ou bien par les larmes...

Le fait est que nous passions de l’un aux autres sans avoir le temps d’y prendre garde.

Il nous arriva ainsi d’employer la courte demi-heure tantôt à rire et tantôt à pleurer, sans nous dire un mot qui vaille. Nous ne nous sommes jamais qu’effleuré les lèvres et touché que le bout des doigts.

C’était un massacre de ternir des moments pareils ; mais pendant que j’adorais les yeux purs de Marie, je fus fouetté par cette idée qui ne m’avait donné qu’un faible répit : quelqu’un, dans l’instant présent, a de cette figure une image souillée ! Je ne pus contenir un mouvement, et aussitôt elle me toucha la main :

– Mon ami, dit-elle, je vous supplie de ne pas me cacher ce qui vous passe de mauvais !

– Marie, je pense que quelqu’un vous peut insulter, et ma grimace vient de ce que je suis là, calme et heureux, durant que cet outrage se commet !

– Que voulez-vous dire ?

– Ne me comprenez-vous pas ?

Elle ne put dissimuler un assez vif soubresaut de pensée qui fut visible dans ses yeux :

– Ah ! dit-elle, j’espérais qu’il ne serait jamais question de cela...

– Comment me jugez-vous donc ?

– Je vous juge au-dessus de ces misères, et je comptais que vous fouliez aux pieds ce sur quoi vous voyez que je fais de même. Quand je viens ici, je ne pense pas que je vais chez un homme – non ! ça, vous voyez, rien que de le dire me met un peu mal à l’aise, – quand je viens chez vous, il me semble, à toutes les fois, que je suis morte, que l’on m’a couchée et habillée tout autrement que pour ce monde-ci, et qu’enfin je me réveille dans un autre monde où je ne retrouve rien qui me fasse souvenir de l’ancien... Oh ! ne me démolissez pas cette idée ; je m’y tiens, et Dieu merci ! vous êtes bien fait pour me la soutenir... Si, si, ne niez pas, de grâce, je vous veux ainsi !... Vous pensez donc bien que je ne vois rien de commun entre vous et ce qui peut se passer par ailleurs.

– N’avez-vous pas ouï dire, petite élue, petite bienheureuse, qu’il est coutume à l’entrée du Paradis d’être interrogé sur quelques circonstances de la vie d’en bas ? Vous admettez donc que la curiosité soit un sentiment divin, et vous me laisserez en user...

– Non !

– Si !

– Non ! je vous en prie, dit-elle en se levant.

– Je le veux !

Je l’avais saisie un peu brutalement par la main et l’avais forcée à se rasseoir. Je voyais à sa répugnance à parler qu’il avait dû se passer quelque chose.

– Monsieur Arrigand, dit-elle, est venu à la maison, comme à l’ordinaire. Je ne vous dirai pas que j’étais tranquille absolument, bien que résolue à me moquer de tout ce qui pourrait arriver et qui me semble bien petit pour nous atteindre. J’avais avant de le voir des battements de cœur terribles ; on me crut même malade ; on me dit de me reposer ; je fus bien obligée de le faire, je ne tenais plus debout. Mais il y eut quelque chose de plus fort, ce fut mon désir d’en finir avec cette entrevue. Tout cela est bien bizarre, n’est-ce pas, André, quand on pense que j’étais si tranquille en le croisant à votre bras, et je recommencerais bien encore, et nous recommencerons ! Mais là-bas, chez moi, en face de Maman, quand je suis redescendue sur la terre, mon cher ami, je ne suis plus qu’une patraque... Enfin j’entrai au salon. Eh bien ! je vous jure sur notre amour, André, que M. Arrigand n’a pas laissé paraître un mouvement des cils, indiquant qu’il pût avoir de moi une autre pensée que l’ordinaire. J’avais ramassé tout mon courage, allez ! je voulais avoir le cœur net ; je l’ai poussé par tous les moyens les plus biaisés, les plus imprévus. Il est très fort, je sais, mais il n’a pas de finesse et il n’eût pu faire autrement que de se découvrir. Il ne s’est pas découvert. Maintenant, je crois qu’il ne nous a pas vus.

– Ce n’est pas possible, Marie, vous m’avez dit qu’il nous regardait...

– J’ai cru qu’il nous regardait.

– Il nous a vus !

– Je crois à présent qu’il ne nous a pas vus ! Soyez donc tranquillisé... Vous ne l’êtes pas ?

– Je désirais avec rage qu’il nous eût vus !

– André ! Et votre Marie outragée dans la pensée de quelqu’un ?...

– Si nous nous exposons à cette extrémité, mieux vaut qu’elle nous atteigne tôt que tard... et il y a une réparation éclatante qui me sourit...

Quand je m’entendis prononcer ces mots, qui étaient sincères, la misérable antinomie des élans naturels et du jugement social m’apparut si profonde et si triste, mais si violemment choquante que je fus pris d’un ricanement amer qui me secoua de petits soubresauts secs et atroces.

– Qu’avez-vous ? me dit Marie.

– Hélas ! ma chérie, vous voyez par mes grimaces le choc singulier que produit la rencontre de ceux de nos sentiments qui sont les meilleurs : l’amour et l’honneur. Et la résonance en a une tonalité si effroyable et si fausse, que je ne peux me retenir de faire la figure que j’aurais dans une foire de banlieue en face du charivari des musiques et des hurlements des pitres !

Oui, j’ai prononcé une phrase décente et qui ne vous a point choquée et qui ne le pouvait faire, par suite de la grande accoutumance où nous sommes d’envisager quelques monstruosités de la manière la plus dégagée. Ne pouvant me défaire de ce sentiment de l’honneur, je me suis écrié que je le sauvais en vous déshonorant tout à fait ! Effectivement, le monde si scrupuleux vis-à-vis de cette bulle fragile admet qu’elle comporte des réparations !

– Mon ami, je crois que vous placez très mal votre point d’honneur et le mien qui vous tourmente aussi. Je ne suis pas bien habile philosophe, mais je ne peux pas du tout, en vérité, mettre mon honneur entre les mains de toutes les personnes que j’ai vues de trop près dans les visites et les réunions d’où je ne suis presque pas sortie jusqu’ici que pour venir chez vous. Vous, vous avez eu bien raison de vivre dans vos livres surtout, mais cela vous occasionne des désagréments quand vous vous trouvez en contact avec une opinion qui vient gâcher tout l’épanouissement de votre jeunesse réfléchie. Mettez donc votre point sensible dans votre conscience, tout uniment, c’est ce que je fais pour moi, autrement je ne serais pas ici.

– Je ne peux pas ! Je ne peux absolument pas faire abstraction de cette opinion, si mesquine qu’elle puisse être. Je ne le peux pas, au moins pour ce qui vous concerne !...

– Alors, vous me donnez bien de l’inquiétude ! Je vais commencer de m’estimer moins, et si je veux faire cas de ma personne, je ne vous verrai plus !

– Non ! non ! Marie, je ne dis pas cela ! Comprenez donc que je suis sûr, que nous sommes sûrs, nous autres, de la valeur de nos relations. Mais tous ces gens sont en droit de supposer ; cet homme enfin, dont l’esprit est positif et va au plus simple, au plus probable, évidemment, peut supposer que notre révolte a moins de beauté. L’analogie gouverne tous les raisonnements du monde, et c’est le principe le plus fertile en erreurs ; eh bien ! il y a beaucoup de petites révoltes pareilles à l’apparence de la nôtre, et qui ne sont pas bien fameuses...

– Est-ce vrai ! Mais je n’en sais rien, moi, mon ami !... Pour moi, tant pis ! Je vais tout droit à ce qui me paraît le meilleur. Je ne vois rien au-dessus de vous. Je suis à vous.

– Merci, ma chère aimée ! C’est moi, voyez-vous, qui ne suis pas digne du sacrifice que vous me faites...

– Mais, je ne fais point de sacrifice : il y a seulement des choses qui m’avaient paru importantes et qui me paraissent à présent sans valeur vis-à-vis d’autres choses qui sont nées et que je ne soupçonnais pas. Celles-ci sont toutes seules devant moi ; les autres sont tombées...

– Hélas ! Marie, rien ne tombe si complètement ; je le sais et je voudrais bien ne pas le savoir, ce qui me permettrait de goûter plus délicieusement avec vous le moment où on oublie !... Pauvre chère adorée ! vous oubliez ici, à cause de la secousse qu’il vous faut pour y venir ; mais je sens bien que vous êtes encore reprise là-bas, quand vous n’êtes pas près de grand-mère... Avouez que vous êtes encore quelquefois « patraque » et je comprends, allez ! tout ce que ce mot contient de misère sous son apparence anodine ! Je suis sûr que vous êtes souvent très malheureuse par moi !...

– Non ! pas depuis que je me suis persuadée de la petitesse de tout ce qui n’est pas vous, votre manière de comprendre et d’aimer. Tout le reste m’apparaît de la plus grande vulgarité ; je n’y fais pas attention. D’ailleurs je n’ai plus le temps de me laisser reprendre par ailleurs, je suis continuellement en vous, avec vous. On me dit que j’ai l’air d’une folle, que j’ai l’air souvent de parler à quelqu’un. Savez-vous comment on m’appelle ! Bernadette de Lourdes ! J’ai des visions ! Je vous vois !

– Pauvre chérie !

– Adieu, adieu ! l’heure est passée ! adieu !

Et voilà qu’elle a déjà gagné l’escalier où elle sait bien que nous allons nous éterniser. Nous nous disons adieu ; elle descend ; puis elle remonte ; je descends quelques marches avec elle ; j’essaie de remonter ; mais je ne peux me séparer d’elle encore : nous revoici ensemble un ou deux étages plus bas ; des bruits derrière les portes nous font frémir ; nous rions ; enfin c’est fini et nous nous penchons, nous éloignant chacun de notre côté, dans cette cage d’escalier, où désormais, quand je suis seul, montant ou descendant, je me penche, cherchant ses yeux !

 

Je rentrais alors chez moi. Mon premier mouvement était de courir à la fenêtre et d’entrouvrir les persiennes pour la voir encore. Sur la place ensoleillée, sa toilette de printemps, sa jolie grâce émue, le détour de sa tête vers ma fenêtre et son parfum demeuré là, ce grand amour fuyant, cette image adorée que je ne verrais plus d’ici des jours et des semaines peut-être ; enfin l’angoisse du lendemain qui attendait cette enfant, du réveil de ce rêve ; tout cela m’emplissait le cœur et l’esprit comme un dégorgement soudain de sources multiples et bouillonnantes qui formaient dans l’anse étroite de mon âme un remous trop violent ; la tête me tournait, je tombais sur le divan où Marie s’était assise et je bénissais le trouble qui m’empêchait d’envisager l’avenir...

Je me réveillai un jour en face de la figure du Jean-Baptiste, de Vinci, et ma première pensée fut de retourner cette image. Elle avait incommodé Marie, la première fois qu’elle l’avait vue. J’avais ri de l’enfantillage de Marie ; mais aujourd’hui, j’avais plus peur qu’elle de ce sourire et de l’éclat de cette clairvoyance. Amants ! ne gardez pas chez vous ce témoin ; vous aimez à vous garantir de la lumière de midi ; mais vous n’éteindrez pas ce sourire-là !

Je passai des jours dans un aveuglement complet aux choses du monde, aux considérations du présent, aux menaces de l’avenir, absorbé tout entier par la pensée de mon amour auprès de quoi tout était vain. Mes papiers étaient jaunis, ma plume rouillée, mon encrier tari, ma pensée morte. J’avais renoncé à me présenter aux concours du Conseil d’État, ce qui avait été le but de toutes mes études depuis des années. Mes professeurs comme mes amis avaient cessé de s’occuper de moi. L’année suivante je devais être atteint par la limite d’âge et c’était ma vie compromise.

Le propre de mon état était d’ignorer totalement la possibilité d’un lendemain. Marie et moi, nous allions partout, à découvert, comme nous l’avions fait au Jardin du Luxembourg. Elle avait trouvé pour sortir, pendant toute une saison où sa mère fut souffrante, des prétextes d’une ingéniosité stupéfiante. Nous fuyions aux environs de Paris, surtout à Versailles dont le parc nous abrita souvent. Il n’y avait presque pas de jour où nous ne nous donnions rendez-vous ! rendez-vous comme des amants, nous moquant désormais des mots comme des assimilations les plus odieuses. Cependant nous n’étions pas amants ; nous avions à peine songé à l’être. Nous nous aimions trop !

Ma main tremble au seul rappel de cette volupté. Le monde n’existait plus, ou, du moins, il n’en subsistait que la petite excitation aiguillonnante et affolante. Nous passions comme dans une féerie, un rêve. Rien ne nous a troublés ; jamais nous n’avons vu une personne de nos connaissances nous barrer le passage de ses yeux étonnés ; nous avons passé comme des soldats heureux à travers cette sorte de mitraille ennemie. Un dieu était avec nous. Notre amour rayonnait sur nos visages ; nous nous sommes quelquefois embrassés dans la rue, comme les pauvres.

 

Avril.

« Nous voilà séparés pour plusieurs jours, ma bien-aimée ! C’est possible ! Il y a au monde des forces qui nous peuvent séparer ! Cela m’étonne ; je n’y suis plus fait ; n’ai-je pas vécu, dis, de longs jours avec toi ! Toi, mon cher toi ! mon amour !... Je continue d’errer ; je retourne où nous avons été ensemble. Je te porte ; je te promène partout où je vais. Croiras-tu que je suis passé tout près de toi ce matin ? J’ai été m’asseoir dans ce petit square Lamartine près de la statue du poète que tu aperçois de chez toi ; tu aurais pu me voir. Qu’est-ce que je faisais là ? C’est toi qui me le demandes ? Je t’aimais. Pourquoi là ? C’est absurde ; mais nous avons l’âme remplie d’absurdités pareilles. Je t’avouerai que l’autre jour, quand je suis allé t’attendre dans l’île, j’étais passé là et m’y étais arrêté longtemps à attendre l’heure que j’avais un peu devancée ; et je m’étais dit que je reviendrais t’aimer là. Il n’y a personne : il y a quelques arbres verts et les autres ont des bourgeons tout en train d’éclater ; dans huit jours les marronniers seront en fleurs. De temps en temps, des cavaliers et des amazones passent sur l’avenue. Enfin il y a le cher grand homme qui rêve et dont l’ombre est douce aux amants.

« De là je suis retourné en pèlerinage dans notre île. Pas un chat, tout comme lors de notre matin. Je me suis promené dans le petit bois, je me suis assis, je me suis couché au bord de l’eau : j’ai suivi les canards et les cygnes. Je t’ai aimée. Je t’ai aimée ! ah ! de cette tendresse, tu sais, qui fait que l’on s’étonne de ne voir pas tout fondre autour de soi, même les pierres. »

 

10 avril.

« Vraiment ! je goûte à présent, je m’enivre sans réticences. Ce je ne sais quoi qui vous retient un temps, qui vous empêche de vous livrer tout à fait a disparu dans l’envolée qui m’emporte. Ah ! faut-il que je t’aime, pour t’aimer de cette manière. Oui, Marie il y a quelque chose de magnifique entre nous ! As-tu senti, dis, cette divine lumière qui nous entoure quand nous allons nous séparer et que nos yeux s’attachent ? Nous dont l’amour s’affirme par les yeux ! Ah comprends-tu ? C’est d’aimer autre chose plus encore que nous-mêmes, que nous sommes fous, que nous sommes transfigurés ! C’est d’aimer l’amour incomparable que nous nous sommes fait avec ce que nos êtres peuvent contenir de beau, de sublime et je ne crains pas de dire, d’éternel. Tout passera, mais la qualité de notre amour aura fondé un culte au dedans de nous, contre quoi rien d’humain ne prévaudra jamais. Oh ! je voudrais que tu fusses bien persuadée, ma chère âme, de la vérité de ce que je te dis là, dont tu ne te rends peut-être pas bien compte ; je voudrais te savoir à genoux devant cette chose inqualifiable, faite des parcelles de divin germées en nous, et qui plane, auréolée, au-dessus de nos têtes. C’est ainsi que j’accepte tes hommages et tes mots d’adoration et tes belles prières ! Adorons notre amour ! Préférons-nous à nous-mêmes cet amour. Il me semble, par moments, que tu pourrais être jalouse de mon amour pour notre amour... Comprends-tu ? »

 

Lundi soir, 11 heures.

« Soirée délicieuse encore, celle-ci, soirée qui précède ta venue. Je t’attends demain ! T’attendre !... Et je cherche à me reporter aux autres soirées ; je me demande comment j’ai fait, les soirs où je ne t’attendais pas ; comment je ferai aussi demain soir ! Il faut bien que ces soirs-là je m’absente de moi-même ou m’hallucine de ta présence, sans quoi je ne vivrais pas ! je serais trop malade de ton éloignement. Je ne sais comment la vie se passe ; mais il y a des moments, en vérité, qui font douter que l’on vive aux moments qui ne leur ressemblent pas.

« Je t’attends, mon amour. Voici : la nuit va s’en aller doucement, le jour viendra et je m’approcherai de cette fenêtre où me monte en ce moment la caresse de l’ensommeillement de la ville ; et tu seras là ; je t’apercevrai, ma grâce, mon printemps, des fleurs à la main, ton chapeau, ta robe, tes yeux et ton âme en fleurs, passer sur cette place réveillée et venir à moi ! Je veux te sentir d’avance ; tu sais que mon cœur bat comme à une petite fille malade, et que je te vois ; oh ! je te jure que je vois chacun de tes mouvements dans l’escalier ! j’entends le frou frou menu de ta robe, ta robe claire. Ah ! je ne sais pourquoi tes robes claires me font défaillir. Tu me fais presque peur ; je me dis que je n’oserai jamais toucher cette fraîcheur, appuyer ma main contre ta taille ou ton épaule et t’embrasser. Ah ! je t’embrasse !... chère chose délicate et frêle !... Non ! non ! c’est curieux ; la réalité vous donne des forces, vous permet de résister, en vous éparpillant l’attention sans doute, à des impressions et des secousses si violentes ou bien si terriblement ténues, que la seule imagination ne vous fait pas tolérables... Ah ! ma chérie, ma bien-aimée ! Nous nous aimons si bien ! si beau ! »