VII

GONDEMAR, FIGÉ, CONTEMPLAIT LA SCÈNE.

Il se revoyait enfant, entrant dans la chambre de ses parents au milieu des cris et des lamentations. Il n’avait que six ou sept ans. Son père, silencieux, les yeux baissés, était penché au chevet de sa mère qu’il avait trouvée, étranglée, en revenant de la chasse.

Le silence même de son père lui avait fait sentir l’ampleur du drame, mais il n’avait pas compris tout de suite qu’il ne verrait plus jamais sa mère sourire. On l’avait emportée, on l’avait cousue dans un linceul et on avait descendu sa dépouille au fond d’une cavité creusée dans la terre noire et humide, sous les dalles du chœur de la chapelle familiale.

L’agression avait eu lieu sans témoin et, malgré les interrogatoires et les pendaisons, le crime n’avait jamais été élucidé. Son père avait alors sombré dans une langueur morbide.

Gondemar avait grandi malgré cette déchirure. Il avait rejoint la cour de son oncle maternel, s’était adonné avec fougue à sa condition de chevalier. Il avait partagé les jeux virils de ses condisciples, avait été grisé par les victoires, meurtri par les coups. Il avait connu des filles dans les tavernes ou parmi le petit peuple qui suivait inlassablement les déplacements des groupes de guerriers.

Il avait côtoyé des croisés auréolés de gloire, qui lui avaient décrit les merveilles d’outre-mer. Au gré de ses rencontres, un projet de vie avait éclos dans son esprit toujours prompt à s’enflammer : partir en Orient, traverser les mers et courir délivrer Jérusalem, la patrie du Christ.

Mais il y avait cette jeune femme, là, étendue à terre. Sœur Marie était à son chevet avec dame Ermesende. Mais à quoi bon ?

Elle portait ces traces hideuses autour du cou.

Le cauchemar recommençait

— Dieu soit loué, elle revient à la vie ! s’écria sœur Marie.

— Merci, Seigneur ! renchérit frère Roland.

Avec l’aide d’Ermesende, la sœur avait retourné dame Aelis qui commençait maintenant à respirer avec plus de régularité. Ses paupières étaient toujours fermées.

Les hommes étaient soulagés par cette bonne nouvelle. Ils paraissaient tourner en rond à force d’inspecter les lieux pour la troisième fois, à la lumière d’une lampe à huile que Garin avait apportée en toute hâte. Mais, en même temps, les circonstances exceptionnelles de cette agression les laissaient perplexes et leur donnaient un sentiment d’impuissance. La chambre n’était pas grande. On avait défait les lits, fouillé en dessous, ouvert les coffres sans découvrir rien ni personne. Il n’y avait pas de cheminée en cette chambre et les ouvertures, portes et fenêtres, étaient closes. Seuls apparaissaient les dégâts occasionnés par Garin et frère Roland qui avaient défoncé le mur de torchis à côté de la porte. Il fallait se rendre à l’évidence : l’assassin s’était volatilisé.

Garin rompit à nouveau le silence pesant qui s’abattait dans la pièce.

— C’est un prodige ! cria-t-il. C’est l’œuvre du Diable !

— Paix là, Garin, intervint Gondemar qui cherchait à montrer à frère Roland qu’il savait garder son sang-froid. Frère commandeur, enchaîna le novice, peut-être serait-il bon de fouiller la commanderie de fond en comble. Le portail étant clos, l’agresseur de dame Aelis ne peut qu’être encore en nos murs. Demandez de vérifier partout la présence d’un intrus : dans les caves, les granges, l’écurie, les cuisines, partout. Ainsi, aurons-nous une chance, grâce à Dieu, de mettre la main sur…

— Le Diable ! C’est le Diable, reprit Garin d’une voix éteinte.

Frère Roland, dont le calme étonnait Gondemar, ignora la réplique et s’adressa directement au novice.

— Ton raisonnement, Gondemar, serait juste si les choses s’étaient passées normalement. Mais nous venons de fouiller toute la chambre restée close de dame Aelis. Cela aurait dû nous permettre de retrouver son agresseur. Or, si nous ne l’avons pas découvert dans cette chambre comment pourrions-nous le trouver dans la commanderie ? Ton raisonnement n’est pas applicable ici. Il nous faut écouter le Seigneur. Lui seul nous indiquera le chemin à suivre pour trouver la clef de cette affaire.

Gondemar était sceptique. Il croyait naturellement en Dieu, mais sa vie ne lui avait fait côtoyer jusqu’à maintenant que des manifestations divines quotidiennes. Le lever du soleil, la pluie, le vent… Il doutait que la prière puisse résoudre cette énigme qui se présentait à eux.

Dame Ermesende, bien qu’un temps soulagée par la survie de sa maîtresse, comprenait maintenant avec horreur l’impossibilité des faits qui se présentaient à ses yeux et à son esprit. Elle aussi pensait que ce ne pouvait être que l’œuvre du Malin et ne comprenait pas la réaction de frère Roland.

— Frère commandeur, dame Aelis essaie de nous parler, intervint la sœur.

Les personnes présentes dans la chambre s’avancèrent près de la jeune femme qui retrouvait péniblement ses esprits et qui articulait maintenant quelques mots.

— Je dormais. Que s’est-il passé ?

Elle posa sa main sur sa tempe douloureuse.

— Vous avez été agressée, lui répondit la sœur.

— Quelqu’un a tenté de vous étrangler et vous vous êtes débattue, précisa frère Roland. Qui était-ce ?

— Je dormais, et un être blanchâtre, lumineux, une face immonde, s’est penché sur moi pour me saisir à la gorge. Il voulait me tuer, mais il souriait, il jubilait. Il était heureux de me tuer. C’est horrible !!

Elle sanglota.

— Vous êtes en sécurité désormais, lui dit frère Roland qui savait qu’elle ne leur apprendrait rien de plus.

Il perçut le sentiment d’épouvante qui passa dans le regard de Gondemar. Quant à Garin, son immense carcasse tremblait comme une feuille morte. Il fallait reprendre les choses en main. Il demanda d’emmener sans tarder la blessée dans l’autre chambre. Il voulait rester seul sur les lieux du prodige. Il voulait comprendre ce qui s’était produit ici.

Gondemar et Garin chargèrent la blessée sur une planche, puis l’évacuèrent avec ordre de rester à son chevet pendant que la sœur lui prodiguerait des soins.

L’observation des lieux n’avait plus rien à apprendre au commandeur.

Il s’agenouilla et commença à prier.

*

— Non, parrain, non, pas vous… pas ça !

Frère Roland fut tiré de sa méditation par un cri venant de l’autre côté de la maison d’hôtes. C’était encore dame Aelis.

Il se releva prestement et se précipita vers la seconde chambre. Ermesende, la sœur, Garin et Gondemar surveillaient le repos de la jeune femme lorsqu’elle s’était brusquement exprimée avec nervosité dans son sommeil. Ils n’avaient pas osé intervenir et la jeune femme s’était rendormie.

— La jeune dame est très agitée, elle vient de faire un cauchemar, expliqua la sœur.

Le commandeur remarqua l’expression bouleversée d’Ermesende. Tout à l’heure, après l’agression, elle n’avait pas ce regard. Il fallait qu’elle explique ce qu’elle savait. Frère Roland s’adressa donc à elle.

— Qu’a dit exactement dame Aelis ?

— Par la Sainte Vierge ! Des propos incohérents, je n’ai rien compris…

Frère Roland était sûr que la femme mentait.

— Elle a parlé de son parrain avec un air terrorisé, expliqua la sœur. Comme si, mon Dieu, c’était lui son assassin.

Frère Roland s’adressa à nouveau à Ermesende.

— Qui est le parrain de dame Aelis ?

— Par tous les saints, je ne le sais point !

— Si, vous le savez. C’est pourquoi vous êtes inquiète. Qui est le parrain de dame Aelis, puisqu’il semble s’être mal conduit avec elle ?

— Il est peut-être son agresseur, renchérit Gondemar qui remarqua aussitôt le regard noir de frère Roland et se tut immédiatement.

Il venait de s’attirer les foudres du commandeur pour la seconde fois aujourd’hui.

— Il faut me dire qui il est, dame Aelis, reprit avec insistance ce dernier.

Les autres retenaient leur souffle.

Il insista encore :

— Même si nous ne nous expliquons pas encore comment il a pu disparaître d’ici, il nous faut connaître son identité.

— Le parrain de dame Aelis ne peut en aucun cas être son agresseur, dit Ermesende d’une voix blanche et le regard fixe. Il est mort et repose dans la chapelle.

Un vent de panique souffla dans la chambre.

Frère Roland avait le tournis. Leutbald, maître Leutbald, était donc le parrain d’Aelis ! Il avait fait croire qu’ils étaient mariés, mais il avait été tué par le fantôme. Mort, il était revenu tenter d’étrangler sa filleule sous la forme d’un spectre blanchâtre qu’elle avait pourtant reconnu.

Gondemar, qui avait dû tenir le même raisonnement que son maître, sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête. Garin se remit à trembler. Cette histoire allait tous les rendre fous. Il fallait vérifier si le corps de Leutbald n’avait pas bougé. S’il était toujours allongé dans son cercueil.