XII

CHAQUE MATIN, APRÈS L’OFFICE DE PRIME et la messe quotidienne, Gondemar disposait d’un peu de temps qu’il employait à flâner dans la commanderie. Il s’imprégnait de cette vie quotidienne qu’il aimait comparer à une ruche bourdonnante même si, en ce matin froid et brumeux, les activités humaines semblaient à l’état de veille. Il avait très mal dormi, mais l’air vif qui lui piquait le nez et s’insinuait partout en lui, lui fouettait les sens et l’esprit.

Ce matin, sa déambulation dans la commanderie n’était destinée qu’à endormir d’éventuels soupçons au sujet d’un rendez-vous qu’il tenait à garder secret. Il contourna le logis, côté nord. La bonne odeur du pain chaud l’avertit que frère Jehan, le cuisinier fournier, était déjà à l’ouvrage. La haute cheminée fumante confirma cet indice olfactif. Elle possédait deux foyers. L’un s’ouvrait à l’intérieur du logis, dans la cuisine qui jouxtait le réfectoire, et était destiné à réchauffer les Templiers et cuire leurs repas ; l’autre donnait sur un petit édifice semi-circulaire, construit en craie et couvert de tuiles, dans lequel on cuisait le pain. Gondemar trouva la porte entrouverte et pénétra dans la petite pièce. L’atmosphère chaleureuse du four lui ouvrit l’appétit. À l’aide d’une longue pelle plate en bois, frère Jehan sortit un gros pain doré et le plaça dans un panier en osier. Il s’épongea le front ruisselant d’un revers de main et salua le novice en lui proposant un morceau de pain bis. Gondemar accepta le présent avec empressement.

— Par saint Loup, attention, c’est brûlant ! lui dit frère Jehan d’une voix chaude et sonore qui répondait à son physique.

— Merci, frère Jehan.

Le jeune chevalier savoura le pain et la mie devant l’œil satisfait du Templier heureux qu’on appréciât le fruit de son labeur.

— Ne parlons pas trop fort, commença prudemment le fournier. Depuis les événements d’hier, un cas de conscience se posait à moi et cette nuit j’ai décidé de te mettre au courant de certaines choses. Ce n’est pas moi qui devrais le faire mais je ne comprends pas qu’on ne l’ait pas encore fait. Toutefois, je n’ai pas le droit de parler, alors pose-moi tes questions, je te répondrai.

Le cœur de Gondemar battait plus vite. Il n’hésita pas longtemps avant de poser sa première question.

— Que s’est-il passé il y a trois ans et quelle est cette histoire de fantôme ?

— Il y a trois ans, on a retrouvé le corps d’un homme dans le bois des fontaines. Il avait reçu un projectile en pleine tête, un silex coupant, qui lui avait fendu le crâne. Une croix rouge avait été peinte sur sa poitrine avec son sang. Des témoins avaient aperçu une forme blanchâtre filer à travers bois et l’on a parlé d’un fantôme dans le bois des fontaines.

— Le fantôme du bois des fontaines ! Et ce serait ce même fantôme qui recommencerait ?

— Il faut croire !

— Cette croix rouge est une allusion directe à l’ordre du Temple.

— C’est ce que tout le monde pense.

— Qui était la victime ?

— C’était un jeune chevalier qui suivait le noviciat à la commanderie avec frère Roland. Il voulait devenir Templier, c’est pour cette raison que je voulais te parler, conclut le frère fournier en baissant la voix.

Gondemar accusa le choc.

— Que faisait-il seul dans ce bois ?

— Il s’était enfui de la commanderie, car il n’avait pas supporté l’attitude de frère Roland qui était trop dur avec lui. Celui-ci l’avait laissé faire en disant que la méditation dans la nature ne pourrait que lui être bénéfique et qu’ensuite, quand il irait mieux, il reviendrait. L’apprentissage est souvent difficile pour les jeunes nobles qui veulent rentrer au Temple. Ils rêvent d’exploits et ne reçoivent que critiques et brimades.

— Je sais.

— Le lendemain, il n’était pas revenu. C’est un paysan qui a retrouvé son corps dans le bois, non loin de l’arbre au pendu, et tout le monde au village a pensé que c’était le fantôme du pendu qui s’était vengé, surtout après que l’on eut vu cette forme blanche dont je t’ai parlé.

— L’arbre au pendu ?

— Oui. Il y a très longtemps un homme a été pendu haut et court à cet arbre, sans procès. On dit qu’il avait volé sur les terres de la maison du Temple et que le commandeur d’alors l’avait fait pendre sur le lieu de son délit. Les gens pensaient que son fantôme voulait se venger de nous et que le novice avait été la victime de cette vengeance.

— Mais le silex qui lui a fendu le crâne avait bien été lancé par un homme ?

— Le corps qui a lancé la pierre avait très bien pu être pénétré par le spectre du pendu. La chose s’est déjà vue ! On me l’a racontée.

— A-t-on retrouvé l’homme en question ?

— À l’époque, le prévôt avait arrêté un braconnier qui chassait le gibier du seigneur de Payns avec sa fronde. L’homme a été soumis à la question, torturé et il a avoué le crime. Le prévôt l’a fait pendre au gibet, devant l’église. Mais tout le monde savait que ce n’était pas lui le coupable, car on a revu à nouveau le fantôme rôder dans le bois des fontaines après son supplice. On l’a vu blanc ou verdâtre et il semblait flotter au-dessus du sol. C’est lui qui a tué le marchand de Troyes et qui s’est introduit dans son corps défunt pour agresser sa dame à la commanderie. Il peut recommencer tant que le cadavre du marchand ne sera pas enterré.

— Pourquoi tracerait-il une croix rouge sur la poitrine de ses victimes ?

— Parce qu’il voue une haine sans bornes aux Templiers qui sont la cause de son trépas et il revient se venger par l’intermédiaire du cadavre du marchand.

Le discours du fournier laissait Gondemar perplexe. Il avait du mal à croire à ces histoires, même si la mésaventure de dame Aelis semblait aller dans le même sens.

L’histoire du novice assassiné le troublait plus encore. Elle expliquait la mise en garde du vieux frère Arnaud qui l’avait enjoint de partir. Une question lui brûlait les lèvres.

— Pourquoi m’avez-vous dit tout cela ?

— Je veux te mettre en garde. Je ne veux pas que tu subisses le même sort que notre dernier novice. Fais très attention !

— De qui dois-je me méfier ?

— De tout et de tous. Sois sur tes gardes.

Un instant, Gondemar revit le fantôme de son cauchemar se matérialiser devant lui sous les traits de frère Roland. Frère Jehan le secoua énergiquement et il reprit ses esprits.

— Par saint Flavit, ce n’est pas le moment de faire un malaise, reprends-toi !

La fatigue, la chaleur et l’émotion s’étaient conjuguées pour faire perdre conscience au jeune chevalier.

— L’air vif de dehors te fera du bien.

Gondemar remercia le frère fournier pour les informations qu’il lui avait données.

— Reste sur tes gardes, souffla une dernière fois le Templier bienveillant alors que Gondemar sortait de la petite pièce surchauffée.

Tandis qu’il se retournait pour refermer la petite porte, offrant son dos à la morsure du froid et à l’humidité, il perçut une présence dans son dos et se retourna vivement.

Un homme qu’il ne connaissait pas l’observait discrètement et, tout en réajustant sa ceinture, se mit en marche pour disparaître au coin du mur du logis. Gondemar s’avança à son tour jusqu’à l’angle du bâtiment et observa la silhouette qui s’éloignait d’un pas rapide en direction de l’entrée de la commanderie pour s’évanouir dans le brouillard.

Que faisait cet homme ici ?

Gondemar avait remarqué qu’il portait un lourd manteau trempé d’humidité qui descendait jusqu’en bas des genoux. Il était chaussé de bottes, coiffé d’un camail, d’un heaume conique qui dissimulait son visage et, chose étrange, il portait l’épée au côté dextre, ce qui signifiait qu’il était gaucher !

Le curé du village disait que les gauchers étaient des créatures du Diable. Gondemar ne voulait pas accorder foi à de telles sottises, mais il savait ce genre d’homme redoutable au combat car, tenant son arme de la main senestre, il faussait les règles et devait à coup sûr piéger son adversaire.

Gondemar n’avait jamais rencontré de gaucher, mais il avait reconnu au premier coup d’œil la démarche assurée d’un homme de guerre.

Il s’agissait certainement d’un soldat du château et peut-être même d’un homme du prévôt qui pouvait avoir été mis au courant du meurtre. Il avait dû chercher un endroit discret pour soulager une envie pressante.

Gondemar rebroussa chemin, repassa devant le four et contourna le logis par le côté du levant. Là, entre l’enceinte et le mur du logis, face au potager et au jardin des simples, se trouvait un champ clos, à l’abri du tumulte de la vie quotidienne de la commanderie, dans lequel Gondemar rejoignait tous les jours frère Roland qui lui dispensait son enseignement.

Les méthodes du commandeur déstabilisaient le jeune chevalier, pourtant rompu aux exercices physiques. Frère Roland n’employait pas les mots des instructeurs que Gondemar avait connus dans le château de son oncle, pendant sa formation. Ici, il entendait le même discours chaque matin depuis deux mois sans bien en saisir le sens. Les termes étaient différents, mais les idées sous-jacentes restaient les mêmes. Frère Roland parlait de faire entrer en résonance son corps et son esprit, le second devant bien entendu toujours dominer le premier. Il disait qu’on ne pouvait marcher sur les pas du Seigneur sans réussir à unifier la part matérielle et la part spirituelle que chacun portait en soi.

Le commandeur était peu loquace, c’est pourquoi on l’écoutait avec attention lorsqu’il s’exprimait. Il était dur et intransigeant mais dirigeait la maison du Temple avec bon sens et savait tempérer les ardeurs ou les états d’âme des uns et des autres.

Il ne tenait pas le discours d’un mystique illuminé, mais le long chemin qu’il avait suivi lui avait apporté des connaissances primordiales qu’il s’évertuait à enseigner à Gondemar sans que celui-ci ne parvienne toujours à les comprendre.

Après le discours, venait le temps de l’entraînement. Le jeune chevalier connaissait ses qualités. Et ses pairs avaient déjà célébré quelques-uns de ses exploits, que ce soit à la chasse ou aux tournois auxquels il avait participé dans la mesnie de son oncle. Mais frère Roland ne tenait aucunement compte des faits d’armes que Gondemar avait pu accomplir dans sa vie passée. Il prétendait qu’il devait faire table rase du passé, en expliquant qu’une cruche pleine ne pouvait en aucun cas recevoir de bon vin sans avoir été vidée auparavant. Il enchaînait inévitablement sur la nécessaire humilité qui seule pouvait permettre de progresser dans la bonne voie.

Même s’il le révoltait souvent, Gondemar savait que cet entraînement si particulier lui était néanmoins bénéfique. Il en ressortait avec les idées plus claires et une énergie renouvelée.

Un jour, il avait assisté à un prodige.

Frère Roland, pourtant peu démonstratif, lui avait demandé de lui cacher son seul œil valide sous un foulard et de l’attaquer à l’épée par-derrière, sans retenir ses coups. Gondemar, trouvant cette attitude indigne de sa condition, avait eu du mal à contenter le commandeur. Il avait essuyé quelques remontrances avant de s’exécuter de mauvaise grâce, mais avec fougue. Frère Roland avait réagi, plus vite que l’éclair. En un battement de cil, armé d’un seul bâton, et en aveugle, il l’avait désarmé promptement et l’avait réduit à l’impuissance. Gondemar s’était relevé mais la colère et l’humiliation avaient vite laissé place à un vif étonnement. Comment frère Roland avait-il réalisé ce prodige ? Comment un homme de cet âge pouvait-il être encore aussi souple et rapide qu’un chat ? C’était comme s’il avait été doté d’yeux dans le dos. Un vrai miracle. Le commandeur avait apprécié l’air médusé de Gondemar et lui avait expliqué qu’il pouvait lui enseigner des exploits plus extraordinaires encore s’il n’était pas trop impatient et s’il s’appliquait à travailler dans le sens qu’il lui indiquait. Il lui avait expliqué également que pour l’instant il n’était pas prêt à tout voir et tout entendre. Il devait progresser encore pour être digne de bénéficier des subtilités de son initiation.

Gondemar repensait aux rumeurs qui couraient à l’encontre du Temple dans les milieux chevaleresques. On parlait de secrets bien gardés et inaccessibles aux non-initiés. Certains parlaient aussi de pratiques coupables, hérétiques… Mais il ne voulait pas accorder de crédit à de telles rumeurs. Bientôt, peut-être, saurait-il ce qu’il fallait en penser…

Gondemar songeait à tout cela, partagé entre admiration et révolte. Ce matin, l’entraînement lui manquait et, finalement, l’absence de son maître lui pesait.

Pourtant, se remémorant les événements de la veille et de la nuit passée, il se laissa gagner par une rage sourde qui montait en lui et qu’il ne voulait pas refréner. Ce maître méritait-il son admiration ? Pourquoi lui avait-il caché le meurtre du novice, il y a trois ans, son prédécesseur à la commanderie ? Gondemar ne savait pas que penser de lui. Il s’empara d’un grand bâton resté sur son terrain d’entraînement et cogna de toutes ses forces sur le mannequin de paille et d’osier qui lui servait habituellement de cible. Sa fureur s’estompa à mesure qu’il frappait. Quand il fut tout à fait calmé, il respira profondément et reposa le bâton. Un jour nouveau commençait.