XXIV

FRÈRE ROLAND, ASSIS À SON PUPITRE, ne parvenait pas à écrire. Il y avait maintenant plus de dix ans qu’il travaillait à la rédaction d’une chronique qui serait l’œuvre de sa vie. À Jérusalem, il avait eu accès à des documents détruits depuis et, maintenant qu’il vivait retiré des combats templiers, il estimait devoir rédiger la véritable geste du Temple. Il avait côtoyé tant de gens, connu tant de secrets que, sentant sa fin de vie approcher, frère Roland s’était mis à la tâche.

Les chroniqueurs des croisades, empêtrés dans le contexte politique, en proie aux différentes pressions, avaient parfois déformé la vérité et l’ordre du Temple, peu soucieux de gloire, en avait souvent fait les frais. Frère Roland voulait surtout évoquer la figure du fondateur de l’ordre dont il se sentait, en tant que commandeur de Payns, garant de la mémoire. Il avait rencontré à Acre et Jérusalem des hommes qui avaient connu Hugues de Payns et les premiers Templiers. Ils lui avaient raconté les premiers temps, la police des routes de pèlerinage, les vastes opérations de recrutement en Occident, le concile de Troyes, le désastreux siège de Damas, les contacts avec la sagesse orientale, les exploits retentissants aux côtés des rois de Jérusalem. La suite, frère Roland l’avait vécue lui-même. Hattin, la prise de Jérusalem par Saladin… Il raconterait tout…

Pour l’heure, il avait déjà noirci des centaines de pages de mauvais papier de coton qu’il faudrait recopier sur des parchemins si la hiérarchie y consentait. Sinon son labeur pourrirait à jamais et les générations futures ne sauraient pas la véritable histoire. Elles ne connaîtraient pas le renoncement d’Hugues de Payns, qui avait laissé femme et enfants, terres et château pour offrir sa vie au Seigneur en créant l’ordre des pauvres chevaliers du Christ. Il avait entrainé dans sa ferveur un nombre impressionnant de combattants. Un comte de Champagne avait même renoncé à sa couronne et sa fortune pour suivre son exemple et celui du Christ. Dieu sait si ce projet, déjà bien avancé, tenait à cœur à frère Roland.

Mais aujourd’hui, après tous ces événements, avec toutes ces questions restées en suspens et toutes les difficultés qui faisaient pendre une épée de Damoclès au-dessus de sa tête, frère Roland ne parvenait pas à écrire.

Il fut tiré de ses pensées par un bruit de pas, au-dehors. Puis on frappa à sa porte. Il alla ouvrir et trouva dame Ermesende, le visage rougi et ruisselant de larmes. Elle voulait lui parler.

— Messire commandeur, commença-t-elle quand frère Roland l’eut fait asseoir, je sais qui a tué maître Leutbald. C’est Aelis, elle l’a avoué elle-même et j’ai vérifié, c’est bien elle, elle a fait disparaître les preuves. Il faut la punir pour ce qu’elle a fait. C’est affreux. C’est une folle, il faut la punir.

Dame Ermesende concentrait son attention sur ses genoux en parlant au commandeur. Sa voix était tremblante et secouée de spasmes.

— Calmez-vous, dame Ermesende, je vous en conjure et reprenez votre propos. Je n’ai pas bien saisi ce que vous avez tenté de m’expliquer.

— Par la douce Vierge, Aelis a tué maître Leutbald dans la loge mobile. C’est la vérité vraie.

— Vous m’avez dit que maître Leutbald avait disparu dans le brouillard avec son cheval. Je ne comprends plus.

— Je ne savais pas ce que je sais aujourd’hui.

— Vous m’avez donc menti, dame Ermesende !

— Par tous les Saints, pardonnez-moi, messire commandeur, pardonnez-moi. Je n’avais plus mes esprits, avec ce qui venait de se produire.

— Et maintenant, vous sentez-vous bien ?

— Par tous les Saints, ce n’est pas la question, je vous affirme qu’Aelis a tué maître Leutbald. Il faut la punir…

— Dites-moi ce qui vous fait croire cela et j’en jugerai.

— L’autre jour, pendant le voyage, Leutbald est venu me trouver alors que je conduisais le chariot depuis ma mule. Il m’a demandé de rejoindre les hommes d’armes qui chevauchaient devant. J’ai fait ce qu’il m’a dit. Il est alors entré dans le chariot rejoindre Aelis.

— Vous avez continué le chemin avec les hommes d’armes ?

— Par ma foi, oui, c’étaient les ordres, il n’y avait point à discuter. Mais on l’a fait le plus lentement possible, car il ne fallait pas les perdre dans le brouillard.

— Que s’est-il passé exactement ?

— On a entendu des cris, mais c’était habituel.

— Comment cela ?

— Leutbald et Aelis se disputaient souvent. Elle a un caractère difficile, celle-ci… au bout d’un moment le calme est revenu, alors j’ai appelé. Personne ne m’a répondu. Je suis donc revenue en arrière avec les gardes. Leutbald avait disparu avec son cheval comme je vous l’ai dit. J’ai retrouvé Aelis qui sanglotait dans les coussins. J’ai remarqué qu’elle avait du sang sur les doigts, mais j’ai pensé qu’elle s’était blessée dans la dispute. Je lui ai demandé où il était, mais elle restait muette. C’est elle qui l’a tué, j’en suis sûre. Le sang qu’elle avait sur les doigts, c’était le sang de Leutbald, mon pauvre Leutbald. Je le sais maintenant. Elle l’a frappé avec son miroir, un grand et lourd miroir à main en argent poli qui a disparu de ses affaires comme par enchantement sans qu’elle puisse s’en expliquer. Or, si elle n’avait pas frappé Leutbald avec, pourquoi s’en serait-elle débarrassée ? Je suis certaine que c’est elle qui l’a tué. C’est pourquoi je suis venue aussitôt vous trouver.

Frère Roland avait écouté la vieille gouvernante avec attention. Cette histoire de miroir l’intriguait mais ne remettait pas en cause sa théorie. En un sens, elle la soutenait.

— Qui était maître Leutbald pour vous au juste ? lança-t-il.

— Leutbald était comme mon fils, répondit Ermesende en s’étranglant dans ses sanglots. Tout petit, je l’ai nourri, je l’ai élevé. Il était tout pour moi. Et elle…

La voix de frère Roland se fit plus douce.

— Était-il aimable avec vous ?

— Par tous les Saints ! Je vous ai déjà dit qu’il avait un fort caractère, mais il ne m’aurait jamais fait de mal.

— A-t-il fait du mal à d’autres personnes ? Frappait-il dame Aelis, par exemple ?

— Je vous ai dit qu’ils se disputaient souvent.

— Mais la frappait-il ? insista frère Roland.

— Non point !

— Pour quelles raisons se disputaient-ils ?

— Par tous les Saints ! Je n’en sais rien, moi.

— Savez-vous pourquoi maître Leutbald maltraitait dame Aelis ?

Devant le ton sans appel du commandeur, Ermesende fondit en larmes.

— Il l’aimait, mais elle ne voulait pas de lui !

— Il était son parrain, il n’avait pas le droit. Vous n’avez pas essayé de le raisonner, vous, sa nourrice ?

— Il ne lui a jamais fait de mal, balbutia dame Ermesende après un long silence.

— Moi, je crois que maître Leutbald a tenté d’étrangler dame Aelis et qu’elle a été contrainte de se défendre.

— Le pauvre était déjà mort, comment aurait-il pu ?

— Non, l’agression dont je vous parle s’est produite dans la loge mobile. Ce n’est qu’après que dame Aelis a revécu cette attaque, dans son sommeil.

— Par tous les Saints ! Tout ceci n’est que fable ! Elle ment ! Je vous dis qu’elle a tué Leutbald.

Devant l’obstination de la vieille gouvernante, frère Roland préféra clore l’entretien. Après lui avoir demandé de retrouver son calme et lui avoir assuré qu’il résoudrait l’affaire et découvrirait l’assassin de maître Leutbald, frère Roland reconduisit Ermesende à la porte du logis des Templiers.