XIX

DAME ERMESENDE, AIDÉE PAR SŒUR MARIE et sa servante, avait préparé le corps de maître Leutbald. On avait lavé son visage et ses mains. On l’avait déshabillé, revêtu d’un drap ajusté qui le recouvrait entièrement et qu’on avait ensuite solidement cousu pour en faire un suaire. Maître Leutbald était fortuné, il aurait droit à un cercueil ; c’est pourquoi trois bouviers robustes, désoccupés en cette fin d’automne, étaient venus prêter main-forte à Robin qui, en plus de sa fonction de berger, faisait office de huchier1 lorsqu’on avait besoin de lui. Les quatre hommes placèrent donc le corps du riche bourgeois dans le coffre de bois après que sœur Marie eut récité les prières d’usage et Robin en cloua soigneusement le couvercle.

Alors que dame Ermesende s’en retournait au logis des hôtes, sœur Marie et sa servante s’approchèrent du second cadavre présent dans la chapelle. Le corps de Thévenin le bouvier serait cousu dans son suaire et enterré tel quel, face contre terre, comme les frères du Temple.

Le logis des hôtes était silencieux, mais pas vraiment paisible. Il y régnait une ambiance lourde et oppressante. Dame Ermesende et dame Aelis s’occupaient à broder devant la cheminée lorsque le commandeur et Gondemar entrèrent dans la grande salle.

Voyant l’expression grave de frère Roland, dame Aelis pâlit et baissa les yeux sur son ouvrage.

Au moment précis où il était entré, Gondemar avait été assailli par un sentiment troublant qu’il ne parvenait pas à définir. Imperceptiblement, il devint étranger à ce qu’il se passait dans la pièce. Malgré tous ses efforts, il ne pouvait empêcher sa conscience de glisser vers un abîme d’autant plus inquiétant qu’il lui paraissait doux et voluptueux. Le futur chevalier du Temple, qui voulait plus que tout au monde se dévouer corps et âme au service du Christ, voyait ses convictions s’ébranler dangereusement car, même s’il n’osait se l’avouer, à ce moment précis, il ne désirait plus qu’une seule chose au monde : se jeter aux pieds de cette jeune femme, lui offrir son âme et devenir son chevalier prêt à mourir pour elle. Il l’avait aperçue pour la première fois la veille, mais il lui semblait la connaître depuis toujours.

Ce que ressentait Gondemar était-il en contradiction avec la règle du Temple qui interdisait aux chevaliers tout commerce avec une femme, fût-elle sœur ou mère ? Pourtant, la vie quotidienne obligeait les frères du Temple à enfreindre ce précepte. Peut-être devrait-il s’en ouvrir au commandeur et lui demander son avis ?

— Qu’en penses-tu ?

La question de frère Roland tira violemment Gondemar de sa rêverie. Il lui fallait reprendre ses esprits de toute urgence.

— Te sens-tu bien, Gondemar ?

— Oui, frère Roland.

Dame Aelis leva les yeux vers le jeune novice qui devina son regard tout en se refusant à le croiser, de peur de s’y perdre tout à fait. Gondemar crut céder à la panique. Il devait parvenir à réfléchir de toute urgence. Il analysa la situation. Frère Roland tenait en main l’aumônière retrouvée près du cadavre du potager. Cela devait signifier qu’il avait dû demander à dame Ermesende si l’objet appartenait bien au bourgeois. Qu’avait-elle répondu ? Perdu dans ses pensées, Gondemar n’avait pas suivi la conversation mais, considérant l’expression de l’opulente matrone, il semblait qu’elle avait reconnu l’objet. Quand frère Roland entraîna Gondemar vers l’extérieur, l’humidité de l’air lui rendit sa lucidité.

— Que t’arrive-t-il ?

— Rien, frère Roland.

— Tu avais l’air absent, comme perdu dans tes songes. Tu peux me parler si tu le veux. Tu sais que je peux tout entendre.

Gondemar était étonné par la puissance de clairvoyance du commandeur. Il ne pouvait pas dévoiler son trouble face à la jeune dame sans que son destin dans l’ordre du Temple n’en fût dès lors gravement compromis.

— Cette affaire occupe donc à ce point tes pensées, Gondemar ?

Le seul œil de frère Roland brillait d’intelligence. Il avait parfaitement senti le trouble du novice. Celui-ci devait, à tout prix, détourner l’attention.

— Je me demande si Thévenin le bouvier n’a pas été témoin des agissements du tueur. Celui-ci aurait pu s’en rendre compte et décider de l’éliminer. Dans l’action, il aurait pu perdre l’aumônière. Ainsi tout s’expliquerait.

— En effet, l’hypothèse se tient. Et elle serait plutôt rassurante, répondit le commandeur, avec un air étrange qui ne manqua pas de laisser Gondemar dubitatif.

— Il me semble que Philippot le boiteux, avec son air fourbe, pourrait bien être le criminel que j’ai poursuivi dans le bois des fontaines, continua Gondemar. Il ment naturellement, sans difficulté, et, malgré ses manières rustres, il me paraît suffisamment habile pour déjouer les pièges qu’on peut lui tendre. Je crois que sa boiterie n’est qu’une feinte destinée à lui garantir l’impunité.

Observant l’air intéressé du commandeur, Gondemar se sentit encouragé à poursuivre :

— Philippot dispose d’une mule et d’une pratique qui lui fournit prétexte à arpenter les chemins et, si on l’a trouvé sans aucune trace de farine sur le visage, c’est sans doute qu’il avait eu tout le temps de la faire disparaître avant de venir à la commanderie. D’autre part, si vous le faites dormir cette nuit en prison, c’est peut-être parce que vous le pensez coupable. Dans ce cas, sa promesse de libération n’est qu’une feinte destinée à lui faire penser que vous avez cru ses fables.

— J’admire ta perspicacité, Gondemar. Tu raisonnes bien. Mais as-tu réfléchi à une autre possibilité ? As-tu songé que les deux hommes de main de maître Leutbald pourraient être les meurtriers de leur patron ?

— C’est ce que vous pensiez au début, mais maintenant…

— Ils pouvaient facilement blesser leur maître, lui voler son aumônière et nous lancer sur une fausse piste en parlant du fantôme. Ce sont eux qui nous ont certifié que l’objet ne contenait rien mais qui sait ? Peut-être renfermait-elle de l’or ou tout autre chose ? Quelque chose dont ils auraient voulu s’accaparer et qui aurait donné son mobile au meurtre ?

— Et dame Ermesende ?

— Peut-être est-elle leur complice ? Ainsi pourrait s’expliquer son attitude peu clémente envers dame Aelis.

Frère Roland regarda le novice fixement. Gondemar était mal à l’aise. Il ne comprenait pas ce que l’intensité de ce regard signifiait, mais il eut pourtant l’impression qu’une lueur d’ironie fugace passait à travers son œil.

— Je pense que dame Aelis détient des informations capitales, souffla frère Roland, en ponctuant sa phrase d’un regard pénétrant. Je ferai sortir Philippot du cachot demain matin et je veux que tu le suives discrètement à son insu. Je veux que tu me rapportes ses faits et gestes précisément, sans rien omettre. Il peut nous apprendre des choses intéressantes.

— Votre confiance m’honore, frère Roland. Je saurai m’en montrer digne.

— J’y compte bien ! Gondemar, une seule chose est sûre dans cette affaire : Philippot n’a pas tué Thévenin. Le corps du bouvier était déjà froid quand on l’a retrouvé, ce qui signifie qu’il était mort depuis plusieurs heures.

La stupéfaction se lisait sur le visage de Gondemar.

— Dans ce cas, qui a tué Thévenin ?

— Les questions sont encore trop nombreuses pour espérer entrevoir les premières lueurs de vérité dans cette histoire, répliqua frère Roland.

Approchant de la chapelle, les deux hommes aperçurent sœur Marie et sa servante qui en sortaient. La sœur du Temple interpella le novice.

— Messire Gondemar, nous avons reprisé votre manteau. Venez donc le prendre à la maison d’hôtes. Il est à votre disposition.

— Merci à vous, ma sœur. Si frère Roland me le permet, je pourrai vous suivre afin de le reprendre.

— Cours-y, Gondemar, et viens ensuite me retrouver dans la salle capitulaire ! Nous avons à travailler.

Le novice emboîta le pas des deux femmes.

1- Menuisier.