XXX

GONDEMAR, LE GARDE BLESSÉ ET SON ESCORTE arrivèrent à la commanderie peu avant midi. À peine descendu de cheval, le novice se dirigea sans un mot vers la chapelle à la recherche de frère Gui. Le servant du chapelain lui indiqua que celui-ci priait dans la crypte. Gondemar décida de l’attendre.

Il s’agenouilla devant la petite statue de Marie-Madeleine, se signa et ferma les yeux. Il voulait confier son désarroi au Seigneur qui pourrait l’alléger du poids de son fardeau. Mais Gondemar ne parvenait pas à prier. Une succession d’images accaparaient son esprit et l’empêchaient de se concentrer. Il voyait des personnes défiler les unes après les autres en faisant toutes le même geste : le signe de croix… in nomine patri et filii…

Au bout d’un moment, Gondemar ouvrit les yeux et leva la tête vers la statue de la sainte : elle lui souriait. Il joignit les mains, referma les paupières, calma sa respiration et tenta de faire le vide en lui afin de se laisser pénétrer par la prière.

Toujours le même geste : le signe de croix, une croix rouge, sanguinolente.

Gondemar ouvrit à nouveau les yeux. Il se sentait fiévreux malgré le froid et l’humidité des lieux.

Que signifiait cette vision qui l’empêchait de prier ?

Il sentit une présence dans son dos, se retourna et leva la tête. L’homme qui se tenait derrière lui, enveloppé dans son manteau noir frappé de la croix rouge, lui portait un regard bienveillant.

— Tu parais soucieux, Gondemar, lui dit doucement frère Gui d’une voix bien timbrée qui résonnait dans la chapelle.

Le novice se leva, lui conta le meurtre de Perrin près du bois des fontaines et l’agression du garde qu’il avait ramené sans toute sa tête à la commanderie.

— Sœur Marie le soignera selon les recommandations de frère Thomas jusqu’à ce que frère Roland puisse l’interroger. Il sera d’une aide précieuse pour l’enquête, déclara le chapelain.

Gondemar se rembrunit.

— L’affaire est encore plus grave ! Frère Roland…

Gondemar ne put terminer sa phrase.

— Que lui est-il arrivé ? s’alarma le chapelain.

— Le prévôt a arrêté frère Roland. Il l’accuse des meurtres. Il est convaincu qu’il est le tueur du bois des fontaines !

Gondemar rapporta à frère Gui les événements de la matinée sans omettre aucun détail. Il lui parla de la nuit où il avait surpris frère Roland dessiner des croix sanglantes sur une peau et de l’agression dont il avait été victime en revenant du village, non loin du bois. Frère Gui l’écouta avec attention sans respirer. Quand il eut terminé, le chapelain paraissait avoir vieilli de dix ans. Il resta un moment sans voix, les yeux écarquillés et le souffle court. Ce fut ce moment que choisit frère Thomas pour faire son entrée. Gondemar comprit tout de suite que le rusé clacelier avait écouté leur conversation derrière la petite porte entrouverte. Celui-ci ne tenta même pas de faire croire le contraire quand il prit la parole.

— Je savais que notre commandeur avait commis beaucoup de péchés mais jamais je n’aurais pu imaginer pareille chose ! s’exclama-t-il.

— Frère Thomas, vous ne pensez pas que les accusations du prévôt soient fondées ? s’indigna frère Gui.

Le clacelier fixa intensément le novice puis revint au chapelain qu’il toisa :

— Si messire Geoffroy Farsi s’est permis un tel acte, c’est qu’il doit avoir de bonnes raisons ! Dieu tout-puissant, c’est une infamie pour nous tous et pour notre Ordre en général.

Frère Thomas avait vite compris le parti qu’il pouvait tirer de la situation. Il se para d’un masque d’affliction qui dissimulait mal le fond de sa pensée. Il n’attendait que cette occasion pour se présenter comme l’homme providentiel, celui qui sauverait la réputation de la commanderie de Payns et peut-être même de l’Ordre tout entier.

Face à cette figure de martyr, frère Gui présentait tous les signes d’une extrême lassitude. Cette épreuve laisserait des traces. La satisfaction si faiblement dissimulée de frère Thomas irritait Gondemar et ne fit qu’accroître le malaise qu’il avait toujours ressenti en sa présence. Celui-ci se mua bientôt en un profond dégoût.

Gondemar se sentait mal. Était-ce la faim qui le tiraillait ainsi, sans qu’il ne l’ait ressentie auparavant ? Ses jambes se dérobaient sous lui et une voix intérieure lui soufflait : le signe de croix, le signe de croix

*

La nuit avait été agitée pour Gondemar.

Les visions de l’après-midi avaient envahi son sommeil : des personnes faisant le signe de croix… Les unes après les autres… Pourquoi ces images le hantaient-elles ?

C’était comme si quelque chose en lui voulait s’exprimer… Était-ce le Seigneur qui lui parlait ainsi ?

Gondemar eut tout à coup l’intime conviction que ces visions lui apportaient un élément essentiel en réponse à toutes ses questions. Il devait réussir à déchiffrer ce message intérieur.

Depuis la veille, frère Thomas avait pris en main la destinée de la maison du Temple en attendant l’élection d’un nouveau commandeur. Il espérait secrètement que le choix de ses frères et de la hiérarchie inclinerait en sa faveur. Il remplissait avec zèle la tâche qu’il s’était assignée. Sa première décision avait été de veiller personnellement sur le repos du garde blessé. Il voulait restaurer l’honneur de l’Ordre, bafoué par ce misérable qui avait été commandeur de la maison. L’estime du prévôt lui importait plus que tout. Il s’attacherait à faire tout son possible en matière médicale pour que ce malheureux recouvre sa lucidité. Frère Thomas en gardait l’espoir. Il avait été témoin à Jérusalem d’un cas semblable. Le quidam avait retrouvé la parole au bout d’un mois.

Le garde parlait peu et, quand il ouvrait la bouche, ne tenait que des propos incohérents. Sa blessure à la tempe n’était plus qu’une légère bosse offrant tout un panel de nuances colorées, du bleu au marron. On l’avait installé dans une chambre isolée au bout de la maison des hôtes. Sœur Marie veillait sur lui quand frère Thomas s’absentait. Celui-ci avait également ordonné à Anseau de monter une garde discrète afin d’assurer la protection du malade même s’il pensait que celui-ci ne risquait plus rien. On n’était jamais trop prudent !

Au château, le coupable était derrière les barreaux mais, malgré la volonté de frère Thomas, frère Gui avait insisté et réussi à imposer au conseil de la maison qu’on ne révélât pas tout de suite la captivité et l’éventuelle culpabilité de frère Roland. Il souhaitait préserver la cohésion de la mesnie du Temple. Il avait également fait promettre à frère Thomas de ne pas prévenir leur hiérarchie. Le chapelain se refusait à accepter les faits tels qu’on les présentait. Pour lui, il était impossible, rigoureusement impossible, que frère Roland fût coupable des crimes dont on l’accusait. Et, au pire, il se sentait coupable lui-même de n’avoir pas été en mesure de constater que frère Roland, si c’était le cas, avait perdu la raison. Car si tout était vrai, s’il était bien l’auteur de ces actes abominables, c’était juste qu’il était devenu fou. Il n’y avait pas d’autre possibilité. Le chapelain était désemparé. Il songeait à aller trouver le prévôt pour lui demander des explications, mais il lui fallait obtenir l’aval du conseil de la commanderie. Or, en l’absence du commandeur, le conseil ne comptait que trois membres : le chapelain, le clacelier et la sœur. Et cette dernière, bouleversée par la tournure qu’avaient prise les événements, n’avait pu trancher. Il faudrait donc attendre.

Frère Gui ruminait ses noires pensées quand il songea à Gondemar dont la détresse lui faisait mal. En l’absence de frère Roland, il se sentait responsable du jeune novice qui avait enduré tant d’épreuves. Comment s’en sortirait-il ? Il devait l’aider à trouver son chemin au milieu de ces embûches. Frère Gui avait entendu Gondemar en confession le matin et il lui avait confié une partie de son fardeau. Il lui avait parlé de ses visions, de ses doutes sur son noviciat et de sa confiance perdue en frère Roland… Frère Gui savait que frère Thomas saisirait la moindre occasion pour chasser Gondemar puisqu’il acceptait mal sa présence en ces murs. Mais il savait aussi qu’il ne pourrait rien faire avant d’être nommé commandeur.

Enfouissant machinalement sa main dans les plis de son manteau, frère Gui sentit l’objet fin mais pesant qu’il gardait toujours au fond de sa poche : la clé ouvrant la huche de frère Roland… Il en aurait besoin pour aller y chercher les grands livres saints que le commandeur gardait au fond de sa chambre. Frère Gui avait refusé de la confier à frère Thomas qui la lui avait pourtant expressément demandée. Car frère Thomas, au titre de clacelier, gardait toutes les clefs, celles du lardier où l’on entreposait les viandes sèches et fumées, conservées dans des jarres emplies de sel ou de graisse, celles de la prison et du coffre au trésor. Ne lui manquait que celle qu’il convoitait le plus. La présence de cette clef dans la poche de frère Gui était la garantie de la confiance que frère Roland lui portait.

Le chapelain devait savoir. C’était impératif. Se pourrait-il que cette huche renfermât des indices sur l’affaire ?

Frère Gui était convaincu que frère Thomas, lui aussi, voulait savoir… Ce dernier avait d’ailleurs pris possession, le matin même, de la chambre du commandeur. La huche se trouvait au pied du lit. Mais elle était fermée. Et la seule clef qui pouvait l’ouvrir se trouvait dans la poche de frère Gui. Néanmoins, il serait impossible au chapelain de s’introduire dans la chambre sans que frère Thomas ne le sache et ne s’arrange pour assister à l’ouverture de la huche. Il était sûr que frère Thomas guettait le moment où il se rendrait dans la chambre pour aller chercher les livres liturgiques. Frère Gui devait se montrer plus rusé que le fin clacelier. Il décida de confier la clef à Gondemar, la seule personne qui pourrait se rendre au coffre en toute discrétion. Pendant le chapitre, par exemple…

Même si la plupart de ses membres ne s’en rendaient pas encore compte, la commanderie ressemblait de plus en plus à un troupeau sans berger dont les chiens se disputaient discrètement le commandement.

En fin de matinée, on avait procédé à l’inhumation du corps du bouvier Thévenin, cousu dans un linceul, et on avait prétexté un empêchement de dernière minute pour expliquer l’absence de frère Roland aux obsèques ainsi qu’au chapitre.

À la maison des hôtes, dame Ermesende préparait ses bagages et ceux de dame Aelis. La matrone était pressée de partir et ne comprenait pas qu’on ne lui en eût pas encore donné l’autorisation. La présence de la jeune femme à ses côtés lui était de plus en plus insupportable. Il lui tardait de la conduire, avec les deux hommes d’armes, au couvent du Paraclet.

*

Gondemar sortit la clef de sa poche et entra dans la chambre du commandeur. Il avait été étonné par la remise de ce précieux sésame et la prière d’aller quérir en toute discrétion les livres liturgiques. Il n’avait pas posé de questions à frère Gui et s’apprêtait maintenant à ouvrir la huche si convoitée. Il prêta l’oreille : tout était calme. À cette heure, le dortoir était désert.

Il introduisit la clef dans la serrure et la fit pivoter sans difficulté avant de lever le couvercle. La malle contenait son épée, dont il s’empara comme l’en avait autorisé frère Gui, mais ce n’était pas tout. Il y avait aussi le mobilier précieux de la chapelle : une nappe d’autel, un chandelier et les gros livres liturgiques bien empilés.

Une boîte de bois attira l’attention de Gondemar.

Elle mesurait environ quatre pouces au carré, d’une épaisseur d’un pouce : l’écritoire de frère Roland. La plaque du dessus s’articulait autour d’une charnière et se fermait au moyen d’une ferrure.

Gondemar se saisit de l’objet avec précaution. Il avait l’impression de commettre un sacrilège. Il le posa devant lui, sur le sol, et souleva avec prudence la plaque de face sur laquelle on plaçait les feuilles pour écrire. L’écritoire contenait des dizaines de folios manuscrits empaquetés dans un épais parchemin : la chronique de frère Roland…

Gondemar la feuilleta rapidement. Il la confierait au chapelain après l’avoir parcourue.

Il se rendit compte que le parchemin qui enserrait les feuillets de mauvais papier était, en fait, plié en quatre.

Il l’ouvrit.

Trois croix sanglantes y avaient été peintes. Elles étaient l’œuvre de frère Roland…

Horrifié, le novice replaça nerveusement les feuillets dans l’écritoire, replia le parchemin et le plaça dans la poche intérieure de son manteau, puis il quitta la chambre, certain d’avoir fait une découverte capitale.

Dans la salle du chapitre, la réunion se prolongeait. On avait sans doute soulevé quelques questions embarrassantes. Gondemar voulut profiter de ce temps pour examiner l’affreux document. Il le remettrait ensuite au chapelain dans le silence de la chapelle.

Il décida de se rendre dans l’étable aux brebis.

L’endroit devait être désert à cette heure et la proximité de l’écurie lui donnerait au besoin un prétexte convenable. Quoi qu’il en soit, réfléchit-il, il n’y avait rien de suspect, pour le novice qu’il était, de marcher dans la cour de la commanderie en cette fin de matinée. Il devait simplement se déplacer sans précipitation pour ne pas susciter de questions.

En poussant la porte de l’étable, Gondemar se sentit le cœur lourd. Il ne pouvait s’empêcher de penser à sa rencontre avec dame Aelis. Ce lieu lui donnait l’impression d’accomplir une sorte de pèlerinage. Venir ici le rapprochait de sa belle. Il devait à tout prix trouver le moyen de la revoir, vite… Les derniers événements l’en avaient éloigné mais elle habitait chacune de ses pensées.

Ces jours derniers, l’existence de Gondemar avait quitté le chemin rectiligne qu’il s’était fixé pour bifurquer à angle droit. Il ne pouvait refréner le besoin impérieux de la revoir.

Il parvint au bas de l’échelle qu’il grimpa rapidement pour se trouver sur le plancher recouvert de paille, au-dessus des bêtes. Aujourd’hui, à cette heure, malgré le brouillard persistant, la lumière était suffisante. Il déplia le parchemin avec précaution et le posa à plat. En fait de parchemin, ce n’était qu’une peau d’agneau grossièrement tannée aux contours irréguliers, mesurant environ un pied sur deux. Trois croix aux branches égales avaient été tracées avec du sang, à ce qu’il semblait. Du sang qui avait viré au brun…

Gondemar regarda le parchemin grossier de très près. Il ne recelait rien d’autre que les trois croix. Frère Roland les avait peintes avec deux de ses doigts. On voyait sur chacune la marque des doigts et leurs traînées. Les pigments colorés étaient nettement concentrés à l’endroit de la pose puis se diluaient de plus en plus au fur et à mesure que la matière colorée, présente sur les doigts, s’était déposée sur le support.

Que signifiaient ces croix ?

Des modèles à reproduire sur les corps des victimes ?

Pourquoi s’exercer à tracer des croix ? Ce geste était simple et tellement habituel…

Gondemar repensa à ses visions répétées de la veille… à son rêve… le signe de croix

Saisi d’une intuition soudaine, il fit tourner le parchemin sur la paille afin de le disposer à l’endroit. Selon toute logique, les croix avaient été tracées de haut en bas pour la branche verticale ; il fallait donc qu’il examine ces croix dans le bon sens.

Il les observa l’une après l’autre et se laissa peu à peu gagner par un enthousiasme enfantin qui bientôt le submergea. Son cœur s’emballa. Il avait compris !

Mais il y avait mieux ! Beaucoup mieux… Il avait peut-être sous les yeux la preuve de l’innocence de frère Roland.

Le commandeur avait tracé trois croix en commençant par les branches verticales du haut vers le bas puisqu’elles étaient toutes recouvertes, en leurs croisements, par les branches horizontales. Quant à celles-ci, les deux premières couraient de senestre à dextre alors que la troisième allait dans le sens contraire. Gondemar comprit : frère Roland avait voulu lui-même reproduire les croix observées sur les victimes et en tirer un enseignement. Les deux premières avaient été tracées selon l’usage, alors que la troisième avait été peinte à l’envers comme l’aurait fait un païen ignorant le signe de croix. Il y avait fort à parier que frère Roland avait découvert que le tueur était un mécréant, ou bien un hérétique voulant blasphémer la croix du Christ. Il y avait encore une autre possibilité : les croix peintes à l’envers prouvaient peut-être que le fantôme du bois des fontaines était un gaucher, une créature du Diable…

Les trois croix témoignaient, non pas de la folie de frère Roland, mais de sa quête de vérité. Elles constituaient la preuve de son innocence. Encore fallait-il vérifier quelque chose de toute urgence. Gondemar délaça fiévreusement son col et l’écarta afin d’observer la croix qu’il portait toujours sur le torse. Il ne pouvait pas l’apercevoir suffisamment. Il fallait qu’il se dévêtît de son manteau puis de son bliaud et de sa chemise, ce qu’il fit en un clin d’œil. Alors, penchant la tête sur sa poitrine, il put enfin observer sa croix : elle était sensiblement de même taille que les trois figurant sur le parchemin. Il la suivit de son index, telle qu’elle avait été tracée : du haut vers le bas, puis de senestre à… dextre…

Son agresseur était droitier, comme lui, comme tant de gens, comme frère Roland…

Tout espoir était anéanti ; la preuve de l’innocence de son maître s’envolait en fumée. Des larmes, qu’il ne pouvait retenir, inondèrent son visage.