XXII

DANS L’ÉTABLE AUX AGNEAUX, quand Gondemar reprit conscience, une douleur diffuse irradiait sous son crâne. Il ouvrit les yeux. L’ombre était penchée sur lui et lui souriait à travers ses larmes.

Elle avait pleuré mais semblait soulagée de le voir émerger de sa léthargie.

— Messire, pardonnez-moi !

Le cœur de Gondemar s’emballa à nouveau lorsqu’il vit, au mépris de toute logique, que ce n’était pas un monstre froid qui s’adressait à lui mais une charmante jeune femme.

Quand il reconnut dame Aelis, il ne put articuler aucun mot. Sa gorge s’était nouée et son esprit semblait flotter loin au-dessus de son corps. Il ne comprenait rien. Lui, victime d’une embuscade, il se retrouvait allongé sur un lit de paille avec la douce Aelis à son chevet. On était passé du pire des cauchemars à une situation qu’il n’aurait même pas osé imaginer en rêve.

— Par Notre-Dame, messire, je suis au désespoir !

Gondemar ne pouvait en croire ses oreilles.

— Je vous attendais et je me suis assoupie. Je pensais que vous emprunteriez l’échelle, comme moi. Mais vous êtes passé de l’autre côté ; aussi, quand j’ai entendu ce bruit, j’ai cru à une nouvelle agression et j’ai été saisie d’effroi. Je vous ai asséné un tel coup ! Mon Dieu ! J’aurais pu vous tuer !

Le novice restait silencieux, incapable de parler.

Elle marqua un temps d’arrêt avant de poursuivre :

— Auriez-vous la bonté de me remettre le parchemin dont je me suis servie pour vous donner ce rendez-vous, messire ? Il m’est précieux.

Gondemar la regardait sans être capable d’articuler le moindre mot. Il ne sentait pas la bosse qui enflait sous son cuir chevelu et qui aurait dû le faire souffrir. Il s’exécuta, lui remettant le précieux document.

— Je vous remercie, messire. Je sais que ce rendez-vous est très inconvenant mais vous êtes ma seule chance de salut. Je suis au désespoir ! Il n’y a que vous en ces murs à qui je puis faire confiance. Le frère commandeur me fait peur. Je me défie de lui et vous conjure de ne rien lui dire de cette rencontre. Je sais que vous n’êtes pas comme les autres, ici…

Gondemar avait l’impression d’assister en spectateur à un rêve éveillé.

Il parvint tout de même à se redresser quelque peu, puis s’assit à côté de la jeune femme dont il sentait le parfum, un effluve frais et léger.

La belle lui demandait aide et assistance, comme la Marie-Madeleine de ses songes… Elle pouvait disposer de sa vie, il la lui offrirait sur l’heure.

— Je vous suis infiniment reconnaissant de me faire l’honneur de m’accorder votre confiance, lui dit-il doucement.

— Maître Leutbald était un méchant homme. Cupide, cruel, menteur…

— N’était-il pas votre parrain ? souffla Gondemar.

— Pour mon plus grand malheur ! Quand mon père a été mourant, il a commis l’erreur de me confier à lui car je n’avais plus de famille. Mon père ne doutait pas de sa loyauté, il avait tort. En grandissant, il a commencé à s’intéresser de plus en plus à moi. Il venait me voir souvent. Ses manières étaient malsaines. Je ne m’en suis rendu compte que plus tard. Il se faisait doux comme le miel et ne manquait pas une occasion de tenter de m’approcher. Peu à peu, sa présence m’était devenue odieuse sans que je comprisse vraiment pourquoi. Il ne s’était encore rien produit de fâcheux et sa gentillesse intéressée pouvait encore, à ce moment, passer pour la tendresse bienveillante d’un père. D’autant plus que dame Ermesende ne tarissait pas d’éloges sur son infinie bonté qui lui dictait maints sacrifices pour assurer mon éducation. Je crois qu’elle ne voyait rien, ou ne voulait rien voir.

Gondemar écoutait attentivement les propos de la jeune femme qui poursuivait, fébrile :

— Un soir, il est venu dans ma chambre, je ne sais s’il avait bu, mais son visage bouffi et écarlate m’a terrifiée. Son sourire surtout.

Elle semblait hésiter à évoquer des souvenirs si douloureux.

— Il m’a fait part de sa décision de m’épouser… Je lui ai dit que c’était impossible, qu’il était mon parrain… Il m’a répondu que c’était la volonté de mon père. Qu’il lui avait juré de me protéger et que le mariage était ce qu’il pouvait m’offrir de mieux. Vous entendez ! Il présentait la chose comme un acte de bonté envers moi et la mémoire de mon père. Mais ses yeux… Je me sentais salie quand il me regardait. Naturellement, j’ai refusé. Je lui ai dit que jamais je ne deviendrais son épouse, que je préférerais mourir. Dame Ermesende, elle aussi, a essayé de me convaincre. Je ne sais pourquoi, mais c’est la vérité. Il est revenu plusieurs fois, m’a offert des cadeaux pour me faire changer d’avis. Rien n’y a fait ! Alors, il est devenu méchant. Il a menacé de me faire rentrer au couvent. Je lui ai dit que le couvent ou la mort me seraient plus doux que de le voir devenir mon époux et de supporter sa présence quotidienne. À ce moment, il est entré dans une rage folle et m’a dit que, puisque telle était ma volonté, il me conduirait lui-même au couvent. Telle était la raison de notre voyage. On me conduisait à l’abbaye du Paraclet.

Gondemar était pâle. Il buvait les paroles de la jeune femme. Dame Aelis respira profondément et continua :

— On a rassemblé mes quelques affaires et je suis montée dans la loge. Nous roulions depuis quelques heures quand le convoi s’est arrêté. Mon parrain a écarté la bâche et il est venu vers moi. Il s’était composé un air suppliant pour me demander de changer d’avis. Devant mon refus, il… a essayé de m’embrasser, je me suis écartée, il a tenté à nouveau ; alors, je l’ai frappé au visage avec mon miroir. Il est devenu furieux et, fou de rage, il a tenté de m’étrangler. Les marques que j’ai au cou, c’est lui qui me les a faites.

Elle écarta le voile qu’elle portait autour de la gorge et les montra à Gondemar.

— Je l’ai frappé plus fort et il a basculé à l’extérieur du chariot. Je me suis évanouie et je ne me rappelle pas ce qui s’est passé après. Je ne me suis réveillée qu’arrivée ici. C’est moi qui l’ai tué, c’est moi… je suis coupable. Protégez-moi, messire !

Gondemar était très mal à l’aise. Il était dépositaire d’un secret trop lourd pour lui. Et comment la protéger ?

— Où se trouve le miroir avec lequel vous l’avez frappé ? bredouilla-t-il.

— Dans ma huche, au fond de la loge mobile.

— Y a-t-il du sang dessus ? continua-t-il.

Gondemar, happé par l’histoire que lui contait Aelis, en oubliait la situation dans laquelle il se trouvait.

— Il n’y a aucune trace sur le miroir.

— Pourtant, Leutbald a saigné ?

— Sans doute. Je ne sais plus. J’ai dû l’essuyer.

— Avec quoi ?

— Avec un morceau d’étoffe dont je me suis débarrassée. Mais j’y songe ! C’est affreux. Ce miroir, en blessant mon parrain, a dû laisser des traces. Je suis donc perdue !

— Je vais le retrouver et le faire disparaître. Vous ne serez point inquiétée, ma dame.

— Merci, beau chevalier.

— Dame Ermesende et les gardes ont-ils assisté à tout cela ?

— Non. Ils sont arrivés trop tard.

— Pourquoi n’étaient-ils pas présents dès le début ? Où se trouvaient-ils ?

— Je ne sais pas.

— Pourquoi n’ont-ils pas découvert maître Leutbald en revenant ? Et où était son cheval ?

— Je ne sais pas… Je ne sais pas…

Gondemar ne tenait pas à poursuivre plus avant cet interrogatoire. Il ne voulait pas briser la magie de cet instant d’intimité inespéré. Ce que lui avait appris dame Aelis éclaircissait bien des points dans l’affaire, mais Gondemar se rendait compte également que de nombreuses zones d’ombre s’étaient formées à mesure que la jeune femme croyait s’expliquer.

Son récit n’était pas très cohérent. Si maître Leutbald avait eu la force de monter à cheval après cette chute, pourquoi était-il parti dans le bois ? Et pourquoi l’avait-on retrouvé sous l’arbre au pendu avec une croix sanglante tracée sur la poitrine ?

Trop de questions sans réponses !

Cependant, Gondemar ne pouvait mettre en doute le récit de la jeune femme puisqu’elle s’accusait du crime qu’elle avait revécu en rêve. C’est pour cette raison qu’elle avait crié « parrain ».

Ainsi, le mystère de l’agression de dame Aelis dans la chambre close était résolu : ce n’était qu’un cauchemar. Elle portait les marques de strangulation dès son arrivée à la commanderie et les avait simplement dissimulées sous son voile.

Seulement, si l’on accordait foi au récit de la jeune femme, la mort de maître Leutbald n’en demeurait pas moins inexplicable !

— Je vous ai ouvert mon cœur, messire, dit la jeune femme en se relevant. Protégez-moi ! Dame Ermesende me veut du mal.

Gondemar se redressa également, tout en laissant un genou à terre.

— Je vous fais serment de vous servir jusqu’à la mort, ma douce damoiselle.

La jeune femme parut étonnée par cette déclaration. Mais l’aide du novice ne pouvait que lui être précieuse.

— Je vous remercie. Je place tout ce qui me reste d’espérance en vous. Maintenant, de grâce, partez d’ici et rejoignez les autres sans tarder !

Gondemar n’avait aucune notion du temps passé dans l’étable.

Il ne sentait plus sa douleur à la tête. Il était comme anesthésié. Tout lui semblait léger, facile. Il flottait loin au-dessus des réalités de ce bas monde. Demain, il ne manquerait pas de comprendre qu’un poids considérable venait de s’abattre sur ses épaules.

Il dévala l’échelle avec précaution et, après s’être assuré que personne ne venait, il fit signe à la jeune femme de le rejoindre en bas. Aelis descendit à son tour et accepta le bras du jeune chevalier. Il referma sa main avec douceur sur la sienne. Parvenue sur le sol de la bergerie, Aelis frissonna. La nuit était fraîche et l’on pouvait sentir l’humidité extérieure s’infiltrer entre les planches. Gondemar eut l’impression que la jeune femme allait lui parler, et il s’approcha d’elle. Leurs chaleurs se mêlèrent. S’il en avait eu le pouvoir, il aurait laissé le temps se figer.

Il avait alors la certitude absolue de vivre un moment unique dans sa vie. Non seulement il ressentait un bonheur infini d’être si proche d’elle, mais son ravissement était encore décuplé par le fait qu’il le sentait, au plus profond de lui, partagé. Il lisait dans les yeux de la jeune femme l’amour qu’elle éprouvait pour lui. La magie d’une fusion secrète et silencieuse s’opérait malgré eux. Ils n’y pouvaient rien. Quelque chose était à l’œuvre et les réunissait en une communion sacrée.

Ce fut un bêlement qui rompit le charme.

La jeune femme s’alarma. Il ne fallait pas qu’on les surprenne.

Rapidement et sans un bruit, ils contournèrent l’enclos des moutons et sortirent l’un après l’autre en prenant soin de laisser un laps de temps suffisant pour ne pas éveiller les soupçons.

Penchée derrière la fenêtre de sa chambre, sœur Marie vit dame Aelis regagner la maison d’hôtes.

Gondemar rejoignit discrètement sa cellule de travail. Il retrouva le psautier à sa place. La chandelle qu’il avait laissé brûler pendant son absence avait beaucoup diminué. Il s’était écoulé au moins deux heures depuis son départ. Avec un peu de chance, personne ne se serait aperçu de son absence.