XXVI

GONDEMAR CHEMINAIT PÉNIBLEMENT sur la voie des fontaines. Il n’avait aucune envie de revenir à la commanderie. D’un autre côté, il lui tardait de retrouver dame Aelis. Il ne savait pas s’il devait croire le prévôt. Cela faisait trop… beaucoup trop de révélations. Le doute s’était immiscé en lui. Il n’avait plus confiance. Pourtant, il faudrait continuer à faire comme si rien n’avait changé. Peut-être devrait-il quitter la commanderie dès que dame Aelis serait hors de danger ?

Le brouillard était toujours aussi dense. Une ambiance de mort flottait sur les marécages alentour. Ici la nature pourrissait en silence.

Gondemar n’était plus aussi sûr de vouloir s’engager chez les Templiers. La Terre sainte, le rêve d’aventure… maintenant il y avait dame Aelis. Penser à elle suffirait-il à combler son cœur ?

Une croix de chemin surgit de la brume, face au cavalier.

Gondemar sauta de son destrier et s’agenouilla devant la croix de pierre. Il ressentait un profond malaise et avait l’estomac creux. Qu’importe, il prierait et mangerait ensuite. Il avait ce qu’il fallait dans sa sacoche de selle. Et puis la faiblesse du corps n’était pas un obstacle à la rencontre avec Dieu, bien au contraire. Saint Bernard, le père spirituel des Templiers, en avait été un exemple vivant, lui qui nourrissait très peu son corps terrestre afin de laisser s’exprimer son corps spirituel.

L’ascétisme ne tentait pas Gondemar. D’ailleurs, il était interdit aux Templiers qui devaient prendre soin de leur santé pour être efficaces au combat.

Dieu seul a le pouvoir de guider le chemin et d’écarter les embûches.

Gondemar ferma les yeux. La tête lui tournait. Il s’abandonna à la prière.

Soudain une ombre se dressa devant lui.

Mû par un pressentiment, Gondemar ouvrit les yeux.

Ce qu’il aperçut le laissa comme paralysé, incapable de réagir.

Une face blanchâtre et hirsute nimbée de brouillard le dévisageait.

La chose tendit lentement le bras devant elle et un projectile vint se fracasser sur la tempe du novice qui s’écroula, la vue brouillée par la douleur et le sang.

Il sentit la forme s’approcher et frotter son doigt dans le liquide qui coulait de sa tempe. On lui arracha un pan de son surcot pour lui barbouiller quelque chose sur le torse.

Ensuite, la douleur monta en lui jusqu’à devenir insupportable.

Et ce fut la nuit.

*

Sœur Marie entra à toute allure dans la chapelle, se signa, essaya de maîtriser sa respiration, et alla trouver frère Gui qui priait devant l’autel.

— Par Madame Marie, savez-vous où se trouve frère Roland ?

— Non, ma sœur. Je ne l’ai pas vu de l’après-midi. Peut-être est-il sorti ?

— Les sergents de la porterie ne l’ont pas vu quitter la commanderie.

— Peut-être inspecte-t-il la grange ou les étables ? Demandez à frère Thomas, il l’a certainement vu, répondit frère Gui qui trouvait l’intrusion de la religieuse injustifiée.

À ce moment, la porte de la chapelle s’ouvrit sur frère Thomas haletant.

— Frère Roland est introuvable ! Il a disparu !

Les deux Templiers et la sœur se regardèrent, l’air interrogateur.

— Où est-il donc ? J’ai besoin de lui parler, se plaignit sœur Marie.

— Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé ! s’inquiéta frère Gui qui sentait que la chose pouvait être sérieuse.

Frère Thomas se racla la gorge.

— Depuis quelque temps il se passe des faits incompréhensibles ici. Frère Roland se conduit de façon incohérente.

— Que voulez-vous dire ? questionna le chapelain.

— La conduite qu’il a adoptée face aux événements qui nous touchent est inadmissible. Il devrait nous consulter, nous demander conseil. Mais non, il préfère traiter ses affaires seul. Le talemetier, par exemple, je le prends sur le fait et lui, il le relâche après une nuit de cachot. Est-ce concevable ?

Le chapelain surprit le regard de la sœur. Elle savait comme lui que le commandeur se méfiait du clacelier qui guettait la moindre occasion de lui prendre sa place. Le chapelain joignit ses mains.

— Que voulez-vous, frère Roland cultive le goût du secret. Il n’ouvre son cœur et le fond de sa pensée que lorsqu’il est sûr de lui. C’est quelquefois difficile à vivre pour nous qui le côtoyons.

— Sœur Marie, reprit le clacelier en s’agitant frénétiquement, pensez-vous que dame Aelis fût pour quelque chose dans la mort de maître Leutbald ?

La sœur hésitait à prendre part à la conversation. Son naturel et sa condition la poussaient à la discrétion. Pourtant, elle ne pouvait pas ne pas répondre.

— Par ma foi, elle s’en accuse, mais cette jeune personne n’est pas une criminelle. Elle est en proie à un sérieux trouble et je lui ai conseillé de se retirer du monde un temps afin de méditer et de retrouver sa sérénité.

— Et vous, frère Gui, qu’en pensez-vous ?

— Je ne pense pas que la jeune dame ait tué quiconque. Ni maître Leutbald ni ce pauvre Thévenin. Ce sont là meurtres d’homme… ou du Malin, ajouta-t-il d’une voix presque inaudible.

— Non, frère Gui, pas vous ! Le Diable a certainement inspiré ces meurtres, mais ceux-ci ont été commis par la main d’un homme. Cette histoire de fantôme du bois des fontaines n’est qu’un leurre ! Elle n’est qu’une nappe de brouillard supplémentaire qui sert à couvrir tous ces crimes. Messire Anseric, le neveu de frère Roland et maître Leutbald ont été tués par le même homme, et ce n’était pas un fantôme. Quant au meurtre de Thévenin, le coupable est Philippot le boiteux, comme je le dis depuis le début.

— Et la croix ? demanda frère Gui.

— La croix sanglante tracée sur le corps de Thévenin ? N’importe quel criminel en aurait eu l’idée après le meurtre de maître Leutbald. C’était le meilleur moyen de faire endosser son acte à celui qui avait tué le bourgeois. Ce Philippot est diabolique ; ne doutez pas un seul instant que c’est à cause de ses péchés que Dieu l’a fait boiteux.

Pourtant, l’aumônière de maître Leutbald, retrouvée sur place, infirmait cette théorie. Mais frère Gui savait que rien ni personne n’infléchirait le jugement du clacelier. Inutile d’insister…

— Trois meurtres, deux meurtriers, déclara frère Thomas, il est temps que cela cesse… Il faut prendre les choses en main.

— Je crois savoir que frère Roland a chargé le chevalier Gondemar de surveiller ce Philippot, insista le chapelain.

— Par saint Georges ! Frère Roland relâche Philippot et le fait suivre par un jeune novice sans expérience alors qu’il aurait pu le garder ici en prison et lui faire avouer son crime. Ne trouvez-vous pas cela étrange ? En vérité, frère Roland a dépêché Gondemar sur les traces du talemetier afin de donner le change pour que personne ne pût lui reprocher d’avoir relâché un criminel. La question que je me pose est la suivante : pourquoi semble-t-il que frère Roland veuille faire porter la responsabilité du meurtre de maître Leutbald sur les frêles épaules de cette pauvre damoiselle ?

— Qui vous a dit cela ? s’affola sœur Marie.

— Dame Aelis elle-même. Elle est terrifiée. Vous devriez la réconforter et lui dire que nous sommes convaincus de son innocence, dit frère Thomas.

— Frère Roland a certainement ses raisons, temporisa le chapelain. Je ne peux pas lui retirer ma confiance sur de simples doutes.

— Qui vous demande de lui retirer votre confiance ? susurra frère Thomas qui se voyait contraint à lâcher un peu de lest, car il prenait conscience que le chapelain ne se laisserait pas convaincre par ses arguments.

— Restons à l’écoute du Seigneur. Lui seul nous montrera le chemin, continua frère Thomas. Par Notre-Dame, j’ai longuement prié moi-même et il m’est apparu qu’à force de dispersions, nous ne soyons jamais en mesure de le découvrir.

— Frère Roland ne ménage pas ses efforts pour retrouver le coupable, dit le chapelain.

— Mais toutes les actions de frère Roland vont-elles bien dans le sens de la vérité ?

— Mettez-vous en doute l’honnêteté de frère Roland ? s’offusqua frère Gui.

Frère Thomas, qui manœuvrait depuis le début de l’entretien à amener ses deux interlocuteurs à adopter son avis, craignit à ce moment d’avoir été trop loin. Il devait revenir en arrière, quitte à user d’un peu d’hypocrisie, pour ne pas courir le risque de perdre l’appui de la sœur et surtout du chapelain qui lui serait indispensable au moment où il dévoilerait ses ambitions.

— Par le sang du Christ ! lança le clacelier.

— Ne jurez point, malheureux ! cria le chapelain que l’attitude de son frère avait outré.

— Pardonnez-moi, frère Gui. Vous ne m’y reprendrez plus ! Jamais ne m’a effleuré l’idée de mettre en doute l’honnêteté de notre bien-aimé commandeur ! Mais je pense qu’il devrait unir ses efforts à ceux de messire Geoffroy, le prévôt. À eux deux, la vérité jaillirait plus vite. Peut-être devrait-il aussi nous demander davantage conseil ?

Face au silence lourd de reproches du chapelain et de la sœur du Temple, le clacelier conclut mystérieusement :

— Plaise à Dieu que la série soit close maintenant et que ceux qui devaient mourir aient désormais rejoint le Seigneur !

Sœur Marie et frère Gui se regardèrent sans comprendre.

*

Quelqu’un secouait le bras de Gondemar avec vigueur :

— Messire, messire, vous m’entendez ? Ouvrez les yeux !

Gondemar s’éveilla avec un mal de tête atroce et un creux béant à l’estomac. Il gisait sur le côté, au pied de la croix de pierre, et la veuve Boivin lui essuyait le visage.

— Par tous les diables de l’Enfer ! Vous avez une sale entaille à la tête, mais j’ai ce qu’il faut.

Elle se retourna et brandit une immonde bandelette crasseuse enduite d’une substance nauséabonde qu’elle appliqua sur le front de Gondemar. Malgré l’odeur fétide de la mixture, le novice ressentit un apaisement quasi instantané. Cette vieille femme était la providence… Il se redressa un peu.

— Merci, la Boivin, merci. Vous m’avez sauvé. Quelle heure est-il ?

— L’église vient de sonner none. Que vous est-il arrivé ?

Gondemar ne voulait pas affoler la vieille femme.

— Rien ! Une branche peut-être…

— Vous êtes tout pâle, il faut manger quelque chose.

— J’ai ce qu’il faut dans mon sac de selle, répliqua Gondemar en désignant son cheval qui avait tiré de toutes ses forces sur la bride, sans réussir à se détacher du petit arbre auquel il était lié.

La sorcière des marais fouilla dans la sacoche et en tira un fromage de brebis enroulé dans un linge, un morceau de pain gris confectionné par frère Jehan et un couteau. Elle coupa deux larges tranches qu’elle tartina avant de les tendre à Gondemar. Puis elle fouilla dans sa besace.

— Voici aussi des noix que j’ai ramassées. Prenez-en, elles vous referont une santé.

Le jeune homme mangea avec appétit.

— Comment m’avez-vous retrouvé ? lui demanda-t-il.

— Par hasard, je hante ces bois tous les jours que Dieu fait. Vous avez parlé au prévôt, ajouta-t-elle. Par les entrailles du Sauveur, méfiez-vous de lui, cet homme est mauvais comme la peste. Le père a fait exécuter mon homme et le fils ne vaut pas mieux. Il n’aime pas les Templiers.

— Je ne suis pas encore chevalier du Temple, trancha Gondemar avant de se relever avec peine.

Puis, devant la Boivin, qui, médusée, n’osait pas répliquer, Gondemar dénoua les rênes de Galaad et le monta prestement.

— Merci encore, la Boivin, lui lança-t-il avant de s’éloigner au trot.

Il arriverait trop tard pour l’enterrement de maître Leutbald, mais devait tout de même se hâter.

Il se retourna.

La vieille femme avait disparu dans le brouillard.

C’était le moment de vérifier et d’en avoir le cœur net.

Il stoppa alors sa monture et sauta dans un fourré. Gondemar retira son surcot et écarta les pans de sa chemise pour examiner son torse.

Il portait une marque brune grossière sur le cœur : une croix sanglante !