XXXII

GONDEMAR SORTIT DE LA SALLE CAPITULAIRE avec la mission de préparer en toute hâte les montures afin de partir pour le château. Il accompagnerait frère Gui, frère Guillaume et les deux écuyers qui les escorteraient. Mais, auparavant, il devait retrouver dame Aelis qui l’attendait à la chapelle. Il gagna donc rapidement le porche. Tout se bousculait dans sa tête : l’innocence de frère Roland, la mise en cause d’un tueur qu’il fallait à tout prix démasquer et dame Aelis qui l’attendait là, derrière la grande porte. Il ouvrit l’huis doucement. Il ne fallait pas éveiller les soupçons, frère Gui ne comprendrait pas.

Il aperçut la mince silhouette et son cœur se remit à cogner très fort dans sa poitrine. Il ne parvenait pas à adopter une attitude raisonnable. Il était planté maladroitement devant l’objet de ses rêves et priait de toutes ses forces pour que la damoiselle ne devinât pas son trouble. Le capuchon qu’elle avait rabattu faisait disparaître son visage dans l’ombre. Seul, l’éclat de son regard parvenait à franchir cette barrière de néant. Relevant légèrement la tête, la jeune femme décocha le plus innocemment du monde une volée de traits incendiaires qui pulvérisaient les défenses déjà chancelantes du pauvre novice. Elle n’avait aucune volonté de séduire et elle n’en était que plus redoutable pour le futur chevalier du Temple. Une aura quasi luminescente irradiait de tout son être. Le charme puissant de la sincérité – bien plus irrésistible encore que sa beauté pure et étincelante – émanait d’elle. Ce n’était pas une tentation du Malin destinée à faire dévier Gondemar de sa vocation. C’était un rai de lumière intense qui lui faisait entrevoir l’évidence absolue d’un sentiment incandescent. Ce sentiment dévastateur, aveuglant, mystique, Gondemar ne l’éprouvait pas en vain. Non, l’objet de sa dévotion se tenait bel et bien devant lui, vivante, radieuse.

Un élan irraisonné saisit le jeune homme qui se jeta à ses pieds, vaincu.

— Depuis que je vous ai vue, je ne pense plus qu’à vous. Je vous offre ma vie, acceptez-moi comme votre serf.

Les grands yeux de dame Aelis plongeant dans le trouble béant de Gondemar lui infligèrent le coup de grâce. Il se perdait dans la magie de ce regard sans pouvoir rien y faire. Aelis paraissait terriblement gênée.

— Je reçois votre hommage, mon ami, mais il est excessif. Relevez-vous, je vous prie. Je crois que vos frères jugeraient inconvenant de voir l’un des leurs genou à terre devant une dame. N’est-ce pas défendu par votre règle, messire ?

— Je ne suis pas chevalier du Temple !

— Mais vous allez le devenir.

— Justement, douce dame, j’ai pris une grave décision.

Le visage de la jeune femme s’assombrit.

— Je ne serai jamais chevalier du Temple…

— Ne dites pas cela ! Vous ne rêvez que de partir outremer. Vous ne pouvez renier votre destin. Je connais le genre d’homme que vous êtes. Dieu vous a confié une mission. Rien ne doit vous en détourner.

— En prononçant mes vœux, je vous perdrais à jamais.

La jeune femme ne répondit pas, esquissa un pas en arrière et son visage disparut dans l’ombre. Gondemar aurait juré qu’Aelis était troublée par ses propos. Ses défenses faiblissaient. Il était temps de pousser plus en avant.

— Douce dame, vous êtes mon unique raison de vivre ; dès que frère Roland sera sorti d’affaire, je quitterai la maison du Temple et, si vous y consentez, vous viendrez avec moi, Aelis. Pour vous, je…

— C’est impossible, doux chevalier, le coupa-t-elle, revenant brusquement dans la faible lumière. Je ne mérite pas un tel sacrifice.

— Aelis, je…

— C’est impossible, vous dis-je ! le coupa-t-elle à nouveau.

Sa voix mal assurée tremblait légèrement. Elle regardait Gondemar et celui-ci pouvait admirer son visage bien distinctement. Des larmes coulaient sur ses joues. Elle lui prit les mains avec douceur. Gondemar n’y comprenait plus rien.

— Je me retire au couvent, continua-t-elle.

— Rien ne vous y oblige. Venez avec moi !

Elle prit ses mains dans les siennes et rassembla tout son courage

— Ma décision est irrévocable.

Gondemar sentit une angoisse sourde monter en lui. Aelis retira insensiblement ses mains.

— Vous êtes le meilleur chevalier que je connaisse. Il vous faut accomplir votre destin sans faiblir…

— Mon destin m’appelle auprès de vous.

— Non. Et puis il y a autre chose, reprit-elle d’une voix faible.

Gondemar sentit sa respiration se bloquer dans le haut de sa poitrine.

— Mon cœur appartient à un autre homme.

La vie de Gondemar s’arrêta net. Il sentit son sang se vider et des fourmillements envahir les extrémités de son corps. La tête lui tournait. Il était au bord du malaise. Il crispa les mâchoires, serra les poings et détourna les yeux qui trahissaient son désespoir.

Dame Aelis était meurtrie. Elle était consciente du mal qu’elle lui faisait mais elle ne pouvait l’éviter.

— Pardonnez-moi, doux chevalier, pardonnez-moi.

Gondemar déglutit.

— Vous n’avez rien à vous faire pardonner. Je vous ai ouvert mon cœur et vous m’avez ouvert le vôtre. Nous sommes donc quittes, conclut-il en inclinant la tête.

— Beau doux chevalier, je suis au désespoir, reprit-elle. Il n’y a que vous qui puissiez…

— Demandez-moi ce que vous voulez.

— Je n’ai pas le droit de vous infliger un tel supplice.

— Ordonnez, j’obéirai.

— L’homme que je…

Elle marqua un silence en baissant la tête. Elle savait que Gondemar avait compris de qui elle parlait et continua tout bas.

— Il est en danger. Vous seul pouvez le sauver. J’ai confiance en vous.

Gondemar déglutit à nouveau péniblement.

— Qui est cet homme ?

— Il se nomme Vincent. Il est meunier à la Moline. Il a suivi le convoi qui m’a menée jusqu’ici. Il savait comment se comportait mon parrain à mon égard et voulait l’empêcher de me conduire au couvent. C’est lui qui est intervenu quand mon parrain… a tenté de me violenter. Quand je l’ai frappé, Leutbald a basculé hors du chariot et Vincent était là…

— C’est lui qui l’a tué ?

— J’ai entendu des coups, des cris… Par la Sainte Vierge, c’était affreux. Quand les autres sont arrivés, Vincent et Leutbald avaient disparu. Peut-être Vincent est-il mort ? souffla-t-elle avec un regard perdu d’angoisse.

— Je ne pense pas. S’il avait été tué, on l’aurait retrouvé, répondit Gondemar qui s’en voulait d’espérer maintenant la mort de son rival.

— Alors qu’est-il devenu ? Si les hommes du prévôt le trouvent, ils le feront pendre.

— Douce amie, je dois me rendre au château ; j’en profiterai pour interroger quelques personnes qui m’aideront à retrouver sa trace.

Gondemar avait toujours le souffle court et les mâchoires contractées, mais il se forçait à soutenir le regard de la jeune femme sans faiblir. Il sauverait cet homme quoi qu’il lui en coûte, si c’était encore possible.

La Boivin avait repéré un individu qui se cachait au moulin. Peut-être s’agissait-il de lui ? Gondemar ne pouvait rien dire à Aelis car si c’était lui, le meurtrier de Leutbald, il serait pendu sans que personne ne pût rien y faire.

Une idée lui traversa l’esprit. Était-il balafré ? Était-il gaucher ? Qu’il ait occis un être humain ou plusieurs influerait sur la longueur et la pénibilité du châtiment mais pas sur son issue. S’il avait tué, il était perdu pour dame Aelis. Elle ne le reverrait jamais et peut-être même soupçonnerait-elle Gondemar de l’avoir trahie.

*

Bercé par le bruit continu du déversoir qui alimentait son bief, le moulin semblait endormi sous la lumière blafarde de la lune qui peinait à percer le brouillard. Celui-ci se formait dès la surface de l’eau, montant en nuées de vapeur froide et malfaisante. Une odeur de vase imprégnait les alentours. Le peuple terrifiant des squelettes d’arbres décharnés par l’automne veillait sur les rives de la Seine. Hormis la chute d’eau, tout n’était que silence. Toute vie avait déserté les lieux.

Pourtant, à l’intérieur du logis du meunier, trois hommes et une femme soupaient, profitant de la chaleur lumineuse et crépitante de l’âtre. Philippot, Vincent, son cousin le meunier et la femme de celui-ci mangeaient sans bruit une soupe de fèves au lard. Vincent trempa dans son écuelle une large et épaisse tranche de pain bis pétrie avec la bonne farine provenant de la grande meule qui avait pour lors cessé toute activité en attendant des jours meilleurs.

— Je ne peux pas y retourner, se plaignit Philippot le boiteux, c’est plus guère possible. Avec tout ce qui s’est passé, personne ne me laissera plus l’approcher. Je suis surveillé maintenant !

Vincent saisit la cuillère dans sa main senestre avec humeur, mais se contenta de touiller son potage, les mâchoires crispées, sans rien dire. Une rage froide lui dévorait le cœur.

*

Des silhouettes furtives escaladèrent lestement le haut mur qui ceinturait les bâtiments attenant au moulin et se regroupèrent silencieusement dans la cour. Des ordres brefs, chuchotés, fusèrent dans l’obscurité. La lame lourde et tranchante d’une hache fendit l’air dans un mouvement circulaire. Les hommes étaient décidés à en découdre. Au signal convenu, chacun gagna son poste, prêt pour l’assaut.

*

— Renonce, Vincent, et retourne chez toi. Tu vas attirer le malheur sur toi ! lui lança son cousin.

— Trop tard ! répondit Vincent, fourrageant dans sa barbe avec un rire qui sonnait faux. Je ne reculerai pas. J’irai jusqu’au bout quoi qu’il arrive.

Et, dans un accès de colère, il frappa férocement la table avec sa cuillère.

À ce moment-là, une volée de coups de tonnerre éclata. Puis, dans un fracas infernal, une violente bourrasque envahit la pièce, dévastant tout sur son passage. Les occupants du logis n’eurent pas le temps de réagir. Hébété, Philippot vit son écuelle de soupe se soulever et exploser en vol. Une volée d’éclats du bois de la porte, fracassée à coups de hache, s’abattit sur les convives. Au même instant, des créatures tout droit surgies de la nuit fondirent chacune sur sa proie.

Tout se déroula avec une maîtrise effrayante. Les hommes furent plaqués sur place, les visages écrasés sans ménagement sur le bois de la table. La femme fut traînée au-dehors en hurlant. Vincent tenta de réagir. Un poing s’abattit aussitôt sur sa face, lui faisant éclater l’arcade sourcilière dans une gerbe de sang. Étourdi par la violence du choc, il sentit qu’on lui arrachait la bourse qui pendait à son côté.

— Messire prévôt, je l’ai ! s’écria l’homme qui lui écrasait le dos de tout son poids.

— C’est bien ce que je cherchais ! C’est l’ampoule de pèlerinage de maître Leutbald. Saisissez-le sans faiblir ! Nous tenons un meurtrier et la preuve de son crime, tonna Geoffroy Farsi, la voix gonflée de fierté.