kilomètres. On ne sait pas dans quel état était l'astronef à son

arrivée. Si on ne reçoit pas de réponse, augmente la zone de

balayage jusqu'à la lune la plus éloignée.

-À tes ordres, capitaine.

-Combien restait-il de personnes à bord de votre antiquité, doc ?

s'enquit Joshua.

Alkad se détacha à regret des images qui affluaient dans ses

naneuroniques. Ainsi, c'était là l'étoile représentée par ce ridicule

code alphanumérique qui lui avait servi de talisman pendant trente

ans. Jamais elle n'avait cessé de croire qu'il l'attendait ici ; un million

de fois elle avait répété leurs retrouvailles, mots doux et regards

aimants. Mais à présent qu'elle était sur les lieux, qu'elle voyait de

ses yeux cet astre couleur ambre pâle, le doute la mordait comme du

givre. Le destin et la faiblesse humaine avaient réduit en pièces tous

les autres aspects de leur plan. Le sort de celui-ci serait-il différent ?

Un voyage infralu-minique de deux années-lumière et demie.

Comment l'avait qualifié le jeune capitaine ? Impossible.

-Neuf, murmura-t-elle. Ils devraient être neuf. Est-ce que ça pose un

problème ?

-Non. Le Lady Mac pourra les accueillir.

-Bien.

-Avez-vous pensé à ce que vous allez leur dire ?

-Pardon ?

-Bon Dieu, doc, leur planète natale a été rayée des cartes stellaires,

vous ne pouvez pas utiliser l'Alchimiste pour la venger, les morts

sont en train de conquérir l'univers et vos amis vont devoir passer le

restant de leurs jours enfermés dans Tranquillité. Vous avez eu

trente ans pour vous habituer au génocide et quinze jours pour

encaisser les possédés. Pour eux, on est toujours en l'an de grâce

2581 et ils sont toujours en mission de combat. Vous croyez qu'ils

vont accepter les nouvelles avec sérénité ?

-Ô sainte Marie !

Encore un problème, et avant même de savoir s'ils avaient survécu.

-L'antenne est prête, dit Sarha.

-Merci, fit Joshua. Très bien, doc, vous pouvez transmettre votre

code à l'ordinateur de bord. Ensuite, commencez à réfléchir à une

formule d'accueil. Et réfléchissez bien, parce que je n'ai pas

l'intention d'aborder un astronef armé d'antimatière qui ne serait pas

ravi de me voir.

Le Lady Mac émit un mince faisceau de micro-ondes porteur du

signal de Mzu. Sarha surveilla sa progression comme il parcourait la

bande orbitale appropriée. Il n'y eut aucune réponse immédiate - ce

qui ne la surprit guère. Elle effectua deux nouveaux balayages, puis

orienta l'antenne pour couvrir une nouvelle bande orbitale.

Il fallut cinq heures pour établir un contact. La tension qui avait

régné sur la passerelle pendant la première demi-heure s'était

depuis longtemps dissipée. Ashly, Monica et Voi préparaient des

sachets de nourriture à la cuisine lorsqu'une petite étoile verte

apparut sur l'affichage que l'ordinateur de bord transmettait aux

naneuroniques de Sarha. Des programmes d'analyse et de

discrimination se mirent en ligne, filtrant les parasites provenant de

la géante gazeuse pour se concentrer sur le signal. Deux récepteurs

auxiliaires émergèrent de la coque du Lady Macbeth, déployant des

antennes multibandes à spectre large pour compléter l'antenne

principale.

-Il y a bien quelqu'un dans les parages, dit Sarha. Signal faible mais

régulier. Code de transpondeur aux normes du MAC, mais pas de

numéro matricule. L'astronef parcourt une orbite elliptique de

quatre-vingt-onze mille kilomètres de périgée et cent soixante-dix

mille d'apogée à quatre degrés d'inclinaison. En ce moment, il se

trouve à quatre-vingt-quinze mille kilomètres de l'atmosphère.

Soudain, elle entendit un hoquet étrangement étouffé et délaissa

l'affichage pour se tourner vers la passerelle.

Toujours allongée sur sa couchette, Alkad M/u semblait tétanisée.

Ses naneuroniques s'affairaient à censurer son langage corporel à

coups de commandes neurales. Mais Sarha distingua au-dessus de

ses yeux rougis une pellicule liquide qui allait en s'épaississant.

Lorsqu'elle battit des cils, des gouttelettes s'envolèrent autour d'elle.

Joshua siffla.

-Impressionnant, doc. Vos vieux camarades ont des couilles, je

l'admets.

-Ils sont vivants ! s'écria Alkad. Ô sainte Marie, ils sont vivants.

-Disons que le Frelon est arrivé à bon port, la tempéra sèchement

Joshua. Attendons d'avoir des faits pour formuler d'autres

conclusions. Tout ce qu'on a pour l'instant, c'est une balise. Que doit-

il se passer ensuite, le capitaine sort de tau-zéro ?

-Oui.

-Bien. Sarha, continue de surveiller le Frelon. Beaulieu, Liol, on

repasse en conditions de vol, s'il vous plaît. Dahybi, charge les nouds

ergostructurants, je veux être prêt à sauter si les choses tournent

mal.

Il entreprit de calculer un vecteur qui les conduirait à proximité du

Frelon.

Les trois fusiopropulseurs du Lady Mac s'activèrent, l'amenant à une

accélération de trois g. Il décrivit une parabole aplatie au-dessus de

la géante gazeuse, se dirigeant vers sa pénombre.

-Changement de signal, annonça Sarha. Il est plus fort à présent,

mais c'est toujours une émission multidirectionnelle, ils ne se sont

pas pointés sur nous. On reçoit un message AV.

-Très bien, doc, lança Joshua. À vous de jouer. Soyez convaincante.

Ils se trouvaient à quatre cent cinquante mille kilomètres du Frelon,

ce qui entraînait un délai de réponse malaisé. Plaquée à sa

couchette, Alkad ne pouvait bouger que ses yeux, qui se braquaient

sur un holoécran placé au-dessus d'elle. Lentement, l'image couleur

magenta s'éclaircit, lui montrant la passerelle du Frelon. Elle

semblait avoir été pillée par une équipe de récupérateurs : on avait

forcé les consoles, pour récupérer une partie des circuits des piles

électroniques, on avait démonté les panneaux muraux, exposant une

machinerie à moitié démantelée. Comme pour ajouter à ce désordre,

toutes les surfaces étaient festonnées de givre. Au fil des ans,

sachets d'emballage, attaches, petits outils, vêtements et autres

détritus s'étaient amassés dans les coins, évoquant à présent des

chrysalides artificielles figées en pleine métamorphose. Des ombres

aux

étranges

formes

anguleuses

découpaient

l'espace

du

compartiment, complétant cette impression d'anarchie gothique. On

n'y trouvait qu'une seule source lumineuse, une petite torche de

secours portée par un individu en combinaison IRIS.

-Ici le capitaine Kyle Prager. D'après l'ordinateur de bord, nous

avons capté votre signal codé d'activation. J'espère que c'est vous,

Alkad. Est-ce que vous me recevez ? Il me reste très peu de capteurs

en état de marche. En fait, quasiment plus rien ne marche dans cette

épave.

-Je vous reçois, Kyle, répondit Alkad. Et c'est bien moi. Je suis

revenue, comme je vous l'avais promis.

-Sainte Marie, c'est vraiment vous ? Je ne reçois qu'une image

médiocre, vous avez... changé.

-J'ai vieilli, Kyle. J'ai beaucoup vieilli.

-De trente ans à peine, sauf si la relativité est plus bizarre qu'on le

pensait.

-Kyle, s'il vous plaît, est-ce que Peter est là ? Est-ce qu'il s'en est tiré

?

-Il est là et il va bien.

-Marie toute-puissante. Vous en êtes sûr ?

-Oui. Je viens de contrôler sa nacelle tau-zéro. Nous sommes six à

avoir survécu.

-Seulement six ? Que s'est-il passé ?

-Nous avons perdu Tane Ogilie il y a deux ou trois ans, quand il est

sorti pour travailler sur le propulseur. Il fallait le réparer avant de

pouvoir décélérer pour procéder à l'injection orbitale ; les systèmes

avaient pas mal souffert durant ces vingt-huit ans. L'ennui, c'est que

l'unité à antimatière était fortement radioactive. Même son armure ne

l'a pas empêché de recevoir une dose létale.

-Ô sainte Marie, je suis navré. Et les deux autres ?

-Comme je vous l'ai dit, les systèmes se sont dégradés. Le tau-zéro

vous maintient dans une stase parfaite, mais ses composants

finissent par s'user. Ces deux malheureux se sont réveillés au cours

du voyage, nous ne l'avons constaté qu'en émergeant à notre tour

pour entamer la décélération. Ils s'étaient suicidés.

-Je vois, dit-elle d'une voix tremblante.

-Que s'est-il passé, Alkad ? Vous n'êtes pas en uniforme garissan, à

ce que je vois.

-Les Omutans sont passés à l'acte, Kyle. Comme nous le redoutions.

Ces enfoirés nous ont attaqués.

-C'était grave ?

-Irréparable. Six superbombes.

Joshua se débrancha du circuit de communication pour se

consacrer à des tâches de routine. Il y avait en ce monde certaines

choses qu'il ne tenait pas à voir : les réactions d'un homme

apprenant que sa planète natale avait péri, par exemple.

Les capteurs du Lady Mac recueillaient de nouvelles informations sur

le Frelon, ce qui permettait à l'ordinateur de bord d'affiner la

localisation initiale effectuée par Sarha. Les violentes émissions

magnétiques et électromagnétiques de la géante gazeuse ne leur

facilitaient pas la tâche. Même à l'altitude qui était la leur, l'espace

était un épais potage ionique, parcouru de courants énergétiques qui

affectaient les performances des capteurs.

Joshua modifia leur vecteur de vol à mesure que ces informations lui

parvenaient. Le Lady Mac survolait à présent la face nocturne, et

l'essaim de particules qui entourait son fuselage émettait une légère

lueur rosé caractéristique d'une magnéto-sphère. Les circuits

n'étaient pas à la fête.

Beaulieu et Liol télétransmettaient sans cesse des instructions

conçues pour réguler le flot et maintenir les systèmes en

fonctionnement. Lorsqu'il examina les performances de Liol, Joshua

les trouva irréprochables. Il ferait un excellent membre d'équipage.

Peut-être pourrais-je lui proposer de remplacer Melvyn, sauf que son

ego ne lui permettrait jamais d'accepter. Il y a sûrement un moyen de

régler notre différend.

Il revint sur le circuit de communication. Après avoir encaissé le

choc, Kyle Prager avait mal réagi en apprenant que Mzu avait passé

un accord avec lone et les services secrets.

-Je ne peux le confier à personne d'autre, vous le savez bien, dit le

capitaine. Vous n'auriez jamais dû les conduire ici, quel que soit le

marché que vous avez passé avec eux.

-Vous auriez préféré que je vous laisse pourrir ? répliqua Alkad. Je

ne pouvais pas faire ça. Pas en sachant que Peter était avec vous.

-Pourquoi ? Tout était prévu. Nous aurions détruit l'Alchimiste et

lancé un appel à l'aide aux Forces spatiales de la Confédération.

Vous le savez parfaitement. Quant à cette ridicule histoire de

revenants...

-Sainte Marie. Nous pouvons à peine capter votre signal et je savais

où vous trouver. Dans quel état auriez-vous été cinq ans plus tard ?

Et puis, peut-être n'y aura-t-il plus de Confédération dans cinq ans,

voire dans cinq mois.

-Tout plutôt que de courir le risque que d'autres apprennent à

construire un Alchimiste.

-Ce n'est pas moi qui le leur enseignerai.

-Bien sûr que non, mais la tentation va être forte à présent que son

existence est connue.

-Elle est connue depuis trente ans, et la technologie nécessaire est

toujours protégée. Cette mission de sauvetage a pour seul but de

veiller à ce qu'elle le reste.

-Vous m'en demandez trop, Alkad. Je suis désolé, mais la réponse

est non. Si vous essayez de nous arraisonner, je débrancherai les

chambres de confinement. Il nous reste suffisamment d'antimatière.

-Non ! hurla Alkad. Peter est à bord.

-Alors, restez à l'écart.

-

Capitaine Prager, ici le capitaine Calvert. J'aimerais vous

soumettre une solution toute simple.

-Je vous écoute, répondit Prager.

-Larguez l'Alchimiste sur la géante gazeuse. Ensuite, on viendra

vous récupérer. Je peux vous assurer que je ne m'approcherai pas

du Frelon en sachant qu'une telle menace pèse sur moi.

-J'aimerais pouvoir accepter votre proposition, capitaine, mais il

nous faudra un certain temps pour préparer le porteur de

l'Alchimiste. Puis pour l'alimenter en antimatière. Et même si ça

marche, il est toujours possible que vous l'interceptiez.

-Vous vous trimbalez une sacrée dose de paranoïa, capitaine.

-Elle m'a permis de survivre pendant trente ans.

-Bon, écoutez-moi. Si nous étions des possédés, ou si nous voulions

tout simplement acquérir la technologie de l'Alchimiste, nous

n'aurions pas eu besoin de venir ici. Nous tenons déjà le doc. Vous

êtes un militaire, vous savez qu'il y a toujours un moyen d'arracher

des informations à un donneur récalcitrant. Et nous n' aurions

sûrement pas inventé une histoire aussi dingue que celle des

possédés pour brouiller les cartes. Mais nous ne sommes pas des

possédés, nous ne vous sommes pas hostiles, et nous avons dit la

vérité. Alors je vais vous proposer une autre solution. Si vous doutez

encore de notre volonté de mettre un terme à la menace de

l'Alchimiste, adoptez donc la méthode kamikaze.

-Non ! s'écria Alkad.

-Silence, doc. Mais avant cela, capitaine, mettez ce Peter Adul dans

un vidoscaphe, jetez-le dans l'espace et laissez-nous le récupérer.

S'il sait comment construire un Alchimiste, il ne doit pas mourir. Les

possédés mettraient aussitôt la main sur lui. Votre devoir vous

commande également d'éviter toute fuite. Une fois que nous l'aurons

à notre bord, je vous exploserai moi-même si c'est nécessaire.

-Vous le feriez, n'est-ce pas ? demanda Prager.

-Seigneur, oui. Après ce que j'ai dû endurer pour capturer le doc, ce

sera un vrai plaisir d'en finir avec cette histoire.

-C'est peut-être un effet de la mauvaise réception, mais vous me

paraissez très jeune, capitaine Calvert.

-Probablement, comparé à la majorité des capitaines d'astronef.

Mais n'oubliez pas que je représente votre seule option. Soit vous

mourez, soit vous montez à mon bord.

-Kyle, supplia Alkad. Pour l'amour de Marie !

-Très bien, capitaine Calvert, vous pouvez arraisonner le Frelon et

embarquer mon équipage. Ensuite, l'astronef sera sabordé avec

l'Alchimiste à son bord.

Joshua entendit quelqu'un pousser un soupir sur la passerelle.

-Merci, capitaine.

-

Quel ingrat, cet enfoiré ! s'exclama Liol. N'oublie pas de lui

présenter une facture de sauvetage salée, Joshua.

-Eh bien, voilà qui règle la question, gloussa Ashly. Tu es bel et bien

un Calvert, Liol.

Le Frelon était dans un triste état. Cela devint de plus en plus évident

lors de l'ultime phase d'approche du Lady Mac, tandis qu'il se

préparait à l'aborder à partir d'une orbite légèrement plus basse. Les

deux vaisseaux se trouvaient à présent au coeur de la pénombre,

mais le gigantesque croissant orange et blanc dont ils s'éloignaient

les nimbait encore d'une splendide aura coronale. Cela permit aux

capteurs optiques du Lady Mac de fournir une image détaillée à dix

kilomètres de distance.

La quasi-totalité des plaques avait disparu du quart inférieur du

fuselage de l'astronef, ne laissant qu'une simple structure de pétales

argentés autour de ses tubes de propulsion. L'armature antistress

hexagonale était nettement visible, enveloppant des éléments de

machinerie noirs et chrome terni. Certaines unités étaient de toute

évidence des pièces rapportées, et elles saillaient au centre de

l'hexagone, où on les avait insérées à la hâte pour remplacer ou

renforcer les composants d'origine. Entre la section centrale et

l'avant, le fuselage était relativement intact. Cependant, il ne restait

qu'une petite quantité de mousse protectrice, qui se réduisait à une

série de taches noirâtres. La sili-cone monovalente noire était

labourée de longues cicatrices argentées, traces de multiples

impacts de particules. Plusieurs centaines de petits cratères

marquaient les points du fuselage où les générateurs de valence

avaient souffert de surcharge. La vapeur et les débris avaient été

absorbés par le module ou le réservoir placés à ces endroits. Aucune

des fragiles grappes de capteurs n'avait survécu. Seuls deux

échangeurs thermiques étaient déployés, et ils étaient salement

cabossés ; à l'un d'eux manquait une grosse tranche, comme s'il

avait été mordu.

-J'enregistre une forte émission magnétique, dit Beaulieu alors

qu'ils parcouraient le dernier kilomètre. Mais l'activité thermique et

électrique du bâtiment est minimale. Exception faite d'un générateur

de fusion auxiliaire et de trois chambres de confinement, le Frelon

est pour ainsi dire inerte.

-Les tuyères sont également inactives, ajouta Liol. Ils sont soumis à

une légère rotation. Une révolution toutes les huit minutes dix-neuf

secondes.

Joshua examina le retour radar et calcula un vecteur qui l'amènerait

face au sas du vieux vaisseau blessé.

-Je peux vous aborder et vous stabiliser, télétransmit-il au capitaine

Prager.

-Ça ne servirait pas à grand-chose, répondit celui-ci. Notre sas est

criblé d'impacts de particules ; et ça m'étonnerait que ses attaches

soient fonctionnelles. Si vous vous immobilisez, nous gagnerons

votre bord en vidoscaphe.

-Entendu.

-Capitaine, lança Beaulieu. Je capte deux fusiopropulseurs sur un

vecteur d'approche.

-Seigneur !

Il accéda aux capteurs. La moitié de l'image était occupée par un

océan spectral couleur abricot illuminé par les gigantesques aurores

boréales flottant sereinement au-dessus de lui. Le ciel nocturne qui

le surmontait abritait un splendide firmament où les seuls éléments

mobiles étaient les petites lunes parcourant leurs orbites immuables.

Des icônes rouges encadraient deux étoiles parmi les plus brillantes,

juste en dehors du plan de l'écliptique. Lorsque Joshua passa en

mode infrarouge, elles devinrent étincelantes. Des vecteurs

pourpres se fixèrent à elles, projetant des trajectoires menant droit

sur lui.

-Distance d'environ deux cent mille kilomètres. (La voix synthétique

de Beaulieu semblait exprimer une indifférence absolue.) Je pense

pouvoir confirmer la signature de leurs propulseurs ; ce sont

apparemment nos vieux amis, l'Urschel et le Raimo. Leurs sillages de

plasma présentent des instabilités similaires. S'il ne s'agit pas d'eux,

ce sont quand même des possédés.

-Surprise, grommela Ashly d'une voix morose.

Alkad jeta autour d'elle des regards frénétiques, cherchant à capter

l'attention d'un astro. Ils étaient tous tournés vers Joshua qui était

allongé sur sa couche, les yeux clos, plongé dans une concentration

qui lui barrait le front de plusieurs plis.

-Qu'est-ce que vous attendez ? demanda-t-elle. Faites embarquer

les survivants et filons d'ici. Ces astronefs sont trop loin pour nous

menacer.

Sarha agita la main en signe d'agacement.

-Oui, pour le moment, dit-elle à voix basse. Mais ça ne va pas durer.

Et nous sommes trop près de la géante gazeuse pour effectuer un

saut. Nous devons nous en éloigner de cent trente mille kilomètres

supplémentaires. En d'autres termes, nous devons aller là où ils se

trouvent. Donc, nous ne pouvons pas foncer ; on se retrouverait à

leur portée.

-Alors... que faire ?

Sarha désigna Joshua de l'index.

-Il va nous le dire. S'il existe un vecteur susceptible de nous tirer

d'affaire, Joshua le trouvera.

Alkad fut surprise par le respect qu'exprimait l'astro d'ordinaire si

colérique. Puis elle constata que tous les membres de l'équipage

attendaient la décision de leur capitaine comme si celui-ci avait été

un gourou. Cela la mit très mal à l'aise.

Joshua ouvrit les yeux.

-Nous avons un problème, annonça-t-il d'un air grave. Leur altitude

leur donne un avantage tactique trop important. Je ne trouve pas de

vecteur. (Petit rictus de regret.) Et, cette fois-ci, il n'y a même pas de

point de Lagrange pour nous aider. De toute façon, je ne risquerais

pas un coup pareil, cette géante gazeuse est trop grosse et nous

sommes trop près d'elle.

-

Manoeuvre de fronde, suggéra Liol. On plonge sur la géante

gazeuse et on saute une fois de l'autre côté.

-C'est-à-dire à trois cent mille kilomètres d'ici. Les performances du

Lady Mac sont sans doute supérieures à celles des vaisseaux de

l'Organisation, mais rappelle-toi qu'ils ont des guêpes de combat

propulsées à l'antimatière. Quarante-cinq g d'accélération ; jamais

on ne s'en sortirait.

-Seigneur.

-Beaulieu, établis une liaison com avec eux, reprit Joshua. S'ils

répondent, demande-leur ce qu'ils veulent. Je suis sûr que nous le

savons déjà, mais nous aurons au moins une confirmation.

-Oui, capitaine.

-Doc, comment on s'y prend pour les frapper avec l'Alchimiste ?

-Vous ne pouvez pas faire ça.

-

Bon Dieu, doc, ce n'est pas le moment de sortir vos grands

principes. Vous ne comprenez pas ? Nous n'avons aucune autre

issue. Aucune. Cette arme est le seul avantage qu'il nous reste. Si

nous ne les tuons pas, ils vous auront, Peter et vous.

-

Ce n'est pas une question de principe, capitaine. Il est

physiquement impossible de déployer l'Alchimiste contre des

astronefs.

-Seigneur.

Il n'arrivait pas à y croire. Mais le doc avait l'air sincèrement terrifié.

Son intuition le convainquit qu'elle disait vrai. Le programme de

navigation continuait de sortir des vecteurs. En bonne machine qu'il

était, il persistait à leur chercher une issue de secours en dépit des

probabilités. Les vecteurs se succédaient en une incessante litanie

subliminale, tels des éclairs pourpres se déchaînant à l'intérieur de

son crâne. Manoeuvres désespérées, frondes lunaires, points de

Lagrange. Prie, bon sang, prie ! Ça ne faisait aucune différence. Les

frégates de l'Organisation l'avaient bel et bien coincé. Son seul

espoir était l'Alchimiste, cette machine de l'Apocalypse, une

superbombe pour tuer deux insectes.

Je suis arrivé si près de son vaisseau porteur que je le vois de mes

propres yeux. Je ne peux pas perdre maintenant, l'enjeu est trop

élevé.

-Très bien, doc, je veux savoir ce que fait votre Alchimiste et

comment il le fait. (Il claqua des doigts en direction de Monica et de

Samuel.) Vous deux, je resterai pour toujours à Tranquillité si nous

survivons, mais je dois savoir.

-

Bon Dieu, Calvert, je resterai avec vous s'il le faut, rétorqua

Monica. Mais sortez-nous d'ici.

-Joshua, dit Sarha. Tu ne peux pas faire ça.

-Donne-moi une solution de rechange. Liol votera pour elle. Comme

ça, il sera capitaine.

-Je ne suis qu'un membre d'équipage, Josh. Cet astronef est le tien.

-C'est maintenant qu'il le dit. Transmettez-moi le dossier, doc. Vite,

s'il vous plaît.

Son esprit traita les informations à mesure de l'arrivée des fichiers.

Théorie, application, construction, déploiement, paramètres de

fonctionnement. Le tout impeccablement trié et indexé. L'art et la

manière d'assassiner une étoile ; d'assassiner une galaxie, en fait, à

condition d'avoir la puissance requise ; ou encore... Joshua revint

aussitôt aux critères de fonctionnement. Injecta ses propres chiffres

dans les équations simples et glaçantes de Mzu.

-Seigneur, doc, ce n'était pas une rumeur. Vous êtes vraiment une

femme dangereuse, hein ?

-Vous avez trouvé ? lui demanda Monica.

Elle aurait voulu lui hurler sa question au visage, l'arracher à son

horripilante complaisance. Joshua lui lança une oillade.

-Absolument. Écoutez, si on a laissé des plumes dans cette fonderie

d'ironbergs, c'est parce que ce n'était pas mon territoire. Ici, dans

l'espace, nous allons gagner.

-Est-ce qu'il parle sérieusement ? demanda Monica à la cantonade.

-Oh, oui, fit Sarha. Si quelqu'un ose s'en prendre au Lady

Mac, il se brisera sur son ego.

High York posait à Louise un difficile problème d'interprétation. La

colonne AV du salon du Jamrana en projeta l'image dans son nerf

optique durant toute la phase d'approche. Il n'y avait pas de couleur

et l'espace était si noir qu'elle ne distinguait même pas les étoiles.

L'astéroïde, fort différent du cylindre ciselé de Phobos, n'était qu'une

masse aux contours irréguliers que les capteurs du spationef

semblaient incapables de rendre avec netteté. Des artefacts

métalliques jaillissaient de sa surface vérolée suivant tous les angles

possibles, la faisant douter de l'échelle de l'ensemble. Si celle-ci était

telle qu'elle l'estimait, alors les artefacts en question étaient encore

plus grands que le plus grand navire ayant jamais vogué sur les mers

de Norfolk.

Fletcher était dans le salon avec elle. À en juger par ses rares

commentaires,

ces

images

lui

étaient

encore

moins

compréhensibles.

Geneviève, bien entendu, était cloîtrée dans sa cabine avec son bloc-

processeur. Elle avait trouvé une âme soeur en la personne d'un des

plus jeunes cousins de Pieri ; ils s'enfermaient pendant des heures

pour vibrer aux exploits des Gilets verts de Trafalgar ou résoudre

des puzzles topologiques en cinq dimensions. Louise désapprouvait

la nouvelle lubie de sa petite sour, mais, d'un autre côté, celle-ci la

dispensait de s'occuper d'elle durant le voyage.

Le spatioport discoïdal de High York traversa l'image, éclipsant

l'astéroïde proprement dit. Un geignement suraigu fit vibrer les

cloisons du salon, et le Jamrana dériva vers l'avant. Et toujours

aucune vue de la Terre. Louise était amèrement déçue. Pieri

s'empresserait de pointer un capteur sur la planète si elle le lui

demandait, elle en était sûre ; mais, pour le moment, toute la famille

Bushay se consacrait à la procédure d'accostage.

Louise demanda à son bloc-processeur un état de la manœuvre

d'approche et étudia l'affichage de l'écran pendant qu'il accédait à

l'ordinateur de bord.

-Plus que quatre minutes, dit-elle.

À condition qu'elle ait lu correctement les chiffres et le graphique.

Elle avait passé une bonne partie du trajet à explorer les

programmes éducatifs du bloc, jusqu'à maîtriser raisonnablement

ses modes d'affichage et d'opération. Elle n'avait donc besoin de

personne pour gérer ses packages médicaux et surveiller l'état de

santé du bébé. Cela lui remontait un peu le moral. Dans la

Confédération, l'existence était souvent centrée sur l'usage

quotidien de l'électronique.

-Pourquoi êtes-vous si nerveuse, milady ? demanda Fletcher. Notre

voyage approche de son terme. Avec l'aide de Nôtre-Seigneur, nous

avons encore une fois triomphé des circonstances les plus hostiles.

Nous sommes revenus sur cette bonne Terre, le berceau de

l'humanité. Bien que je redoute le sort qui est le mien, je ne peux

m'empêcher de me réjouir de ces retrouvailles.

-Je ne suis pas nerveuse, protesta-t-elle sans conviction.

-Allons, milady.

-D'accord. Ce n'est pas parce qu'on arrive à destination ;

je suis vraiment ravie que nous y ayons réussi. C'est peut-être

stupide de ma part, mais je suis rassurée à l'idée de me retrouver sur

la Terre. C'est une vieille et puissante planète, et s'il y a un lieu où

l'on est partout en sécurité, c'est bien celui-ci. Et là est précisément

le problème. Endron m'a dit quelque chose à son propos qui ne cesse

de me tracasser.

-Vous savez que je vous aiderai si je le puis.

-Non. Là, vous ne pourrez rien faire pour moi. Justement. Endron

m'a dit que nous ne sortirions jamais du spatioport de High York ; que

nous y serions soumis aux inspections et aux examens les plus

stricts. Cela ne ressemblera pas à notre arrivée sur Phobos. Et tout

ce que m'a dit Pieri n'a fait que confirmer cette impression. Je suis

navrée, Fletcher, mais je ne pense pas que nous allons nous en sortir

cette fois-ci.

-Et pourtant, il le faut, murmura-t-il. Ce démon de Dexter ne doit pas

triompher. S'il s'avère que c'est nécessaire, je me soumettrai aux

souverains de la Terre pour pouvoir les mettre en garde.

-Oh, non, Fletcher, vous ne pouvez pas faire ça. Je ne veux pas

qu'on vous fasse du mal.

-Et cependant, vous doutez de moi, lady Louise. Je vois votre coeur

déchiré par la souffrance. Cela me cause une grande peine.

-Je ne doute pas de vous, Fletcher. C'est juste que... Si nous ne

pouvons pas passer, Quinn Dexter ne le pourra pas non plus. Cela

voudrait dire que vous avez fait tout ce voyage pour rien. Je n'aime

pas cette hypothèse.

-Dexter est bien plus fort que moi, milady. J'ai gardé un amer

souvenir de notre affrontement. Il est aussi plus rusé et plus

impitoyable. S'il y a un défaut dans la cuirasse des vaillants chefs de

port de la Terre, il le trouvera.

-Juste Ciel, j'espère bien que non. L'idée que Quinn Dexter puisse

sévir impunément sur Terre est trop horrible.

-En effet, milady.

Il lui étreignit la main pour souligner sa détermination. Cela ne lui

arrivait que rarement, et il évitait le plus souvent tout contact

physique. Comme s'il redoutait de contaminer les autres.

-C'est pour cela que vous devez me faire le serment de poursuivre

ma tâche si jamais je venais à faillir. Le monde doit être avisé des

intentions diaboliques de Quinn Dexter. Et, si possible, vous devez

aussi trouver cette Banneth qu'il évoque avec tant d'animosité.

Avertissez-la de sa présence, soulignez le danger qui la menace.

-Je m'y efforcerai, Fletcher. Je vous le promets. Fletcher était prêt à

sacrifier sa raison et sa nouvelle vie pour sauver autrui. En

comparaison, son propre désir de retrouver Joshua paraissait bien

futile.

-Soyez prudent lorsque nous débarquerons, conseilla-t-elle.

-J'ai foi en Nôtre-Seigneur, milady. Et s'ils me capturent...

-Non!

-Ah, qui joue au matamore à présent ? Si je me souviens bien, c'est

vous qui m'avez averti des pièges qui m'attendent.

-Je sais.

-Pardonnez-moi, milady. J'ai peur une nouvelle fois d'avoir

manqué de tact.

-Ne vous inquiétez pas pour moi, Fletcher. Ce n'est pas moi que l'on

mettra en tau-zéro.

-

Oui, milady, cette perspective est de celles que je trouve

terrifiantes, je le confesse. Je sais au fond de mon coeur que je ne

supporterai pas très longtemps d'être confiné dans de telles

ténèbres.

-Je vous en ferai sortir, promit-elle. S'ils vous mettent en tau-zéro, je

débrancherai la machine ou quelque chose comme ça. J'engagerai

des avocats. (Elle tapota la poche de poitrine de sa combi, y sentant

les contours du crédisque de la Banque jovienne.) J'ai de l'argent.

-Espérons que cela sera suffisant, milady.

Elle lui adressa un sourire qu'elle espérait radieux, mettant un terme

à leur conversation. Advienne que pourra.

Le Jamrana fut secoué par une violente vibration, qui fit trembler

divers objets dans le salon. On entendit un bruit métallique dans le

puits de l'échelle centrale lorsque les attaches d'amarrage du

spatioport se mirent en place.

-C'est drôle, dit Louise.

Sur l'écran de son bloc-processeur, l'affichage subissait un

changement radical.

-Quelque chose de grave, milady ?

-Je ne pense pas. Mais c'est bizarre. Si je lis correctement, le

capitaine a donné au spatioport un accès total à l'ordinateur de bord.

Ils font tourner des programmes de diagnostic perfectionnés pour

contrôler tout ce qui se trouve dans le spationef.

-Est-ce dangereux ?

-Je n'en suis pas sûre.

Louise se raidit et jeta autour d'elle des regards empruntés. Elle

s'éclaircit la gorge.

-Ils accèdent aussi aux caméras internes. On nous observe.

-Ah!

-Venez, Fletcher. Nous devons nous préparer à débarquer.

-Oui, madame.

Il avait sans broncher repris son rôle de fidèle serviteur. Louise

espéra que les caméras ne repéreraient pas le sourire furtif qui lui

échappa lorsqu'elle s'éloigna du pont.

La cabine de Geneviève grouillait de cubes lumineux hauts de quatre

pouces, chacun d'une couleur différente. Des petites créatures y

étaient emprisonnées comme dans des cages de verre teinté. La

projection se figea comme Louise activait la porte, et la bande

sonore à base de rock symphonique s'estompa.

-Gen ! Tu étais censée faire tes bagages. Nous sommes arrivés, tu

sais.

Sa petite soeur la fixa à travers la matrice transparente, les yeux

rouges et le teint brouillé.

-Je viens juste de désarmer huit guerriers trogolois du contre-

programme, tu sais. Jamais je n'étais arrivée à ce niveau.

-Bravo. Maintenant, fais tes bagages. Tu continueras ta partie plus

tard.

Le visage de la fillette se figea dans une grimace rebelle.

-Ce n'est pas juste ! On s'en va tout le temps à peine arrivés quelque

part !

-C'est parce que nous sommes en voyage, petite sotte. Dans quinze

jours, nous serons arrivées à Tranquillité, et tu pourras te faire

pousser des racines aux pieds et des feuilles aux oreilles si ça te

chante.

-Pourquoi on ne reste pas à bord de ce vaisseau ? Les possédés ne

nous attraperont jamais si on continue de voyager.

-Parce qu'on ne peut pas voyager éternellement.

-Je ne vois...

-Gen, fais ce qu'on te dit. Éteins cet appareil et fais tes bagages.

Tout de suite !

-Tu n'es pas mère.

Louise lui lança un regard méchant. Le masque de Geneviève

s'effrita, et elle éclata en sanglots.

-Oh, Gen !

Louise traversa l'étroit espace et prit la fillette dans ses bras. Elle

ordonna au bloc-processeur de se désactiver, et les cubes

étincelants s'évanouirent dans des nuées d'étincelles.

-Je veux rentrer à la maison, bredouilla Geneviève. Je veux aller à

Cricklade, pas à Tranquillité.

-Je suis navrée, la consola Louise. Je ne me suis pas beaucoup

occupée de toi pendant ce voyage, hein ?

-Tu avais d'autres soucis en tête.

-Quand as-tu dormi pour la dernière fois ?

-La nuit dernière.

-Hum.

Louise plaça son index sous le menton de sa soeur pour lui relever la

tête et examina les cernes sous ses yeux.

-Je ne dors pas bien en zéro-g, avoua Geneviève. Je n'arrête pas de

penser que je vais tomber et j'ai un bouchon dans la gorge. C'est

horrible.

-À High York, nous allons descendre dans un hôtel au dernier niveau

de la biosphère. Comme ça, nous dormirons toutes les deux dans un

vrai lit. Qu'est-ce que tu en dis ?

-Ça ira mieux, je suppose.

-Voilà. Imagine un peu si Mrs Charlsworth pouvait nous voir. Deux

filles de propriétaires fonciers voyageant sans chaperon, sur le point

de visiter la Terre et ses arches si décadentes.

Geneviève s'efforça de sourire.

-Elle en serait maboul !

-Sans aucun doute.

-Louise, comment je vais faire pour ramener ce bloc chez nous ? Je

n'ai pas envie de l'abandonner.

Louise examina attentivement l'unité si inoffensive d'apparence.

-Nous avons échappé aux possédés et traversé la moitié de la

galaxie. Tu ne penses quand même pas que nous aurons du mal à

introduire ce gadget à Cricklade, non ?

-Non. (Geneviève s'anima.) Tout le monde sera jaloux de nous quand

on reviendra. Il me tarde de voir la tête que fera Jane Walker quand

je lui dirai qu'on est allées sur Terre. Elle qui se vante toujours de ses

vacances exotiques sur l'île de Melton.

Louise embrassa sa soeur sur le front et l'étreignit.

-Fais tes bagages. Je te retrouve au sas dans cinq minutes. Restait

un moment difficile à passer. Toute la famille Bushay s'était

rassemblée près du sas, en haut du module de vie, pour leur dire au

revoir. Pieri, visiblement navré, s'efforçait de dissimuler ses

sentiments à ses parents et au reste de sa nombreuse famille. Il

réussit à déposer un baiser platonique sur la joue de Louise,

l'étreignant un peu plus longtemps qu'il n'était nécessaire.

-Je pourrai quand même vous servir de guide ? marmonna-t-il.

-Je l'espère. (Elle lui rendit son sourire.) Cela dépend du temps que

je passerai ici, n'est-ce pas ?

Il hocha la tête en rougissant.

Louise s'engagea dans le sas, passant son sac de voyage pardessus

son épaule. Un homme flottait juste derrière l'écoutille à l'autre bout,

vêtu d'une tunique vert pâle à la manche frappée de lettres blanches.

Il lui adressa un sourire poli.

-Vous êtes sans doute les Kavanagh ?

-Oui, fit Louise.

-Excellent. Brent Roi, Services des douanes de High York. Il y a

quelques formalités à remplir, j'en ai peur. Nous n'avons plus de

visiteurs étrangers au système depuis le début de la quarantaine. Ce

qui signifie que mes assistants passent le plus clair de leur temps à

se tourner les pouces. Il y a un mois, on ne vous aurait même pas

remarquées dans la foule. (Il se fendit d'un large sourire au bénéfice

de Geneviève.) Quel gros sac vous avez là. Vous ne seriez pas une

contrebandière, par hasard ?

-Non !

Il lui fit un clin d'oil.

-Bien. Par ici, je vous prie.

Il descendit le corridor en passant d'une prise-crampon à l'autre.

Louise le suivit, Geneviève sur les talons. Elle entendit un

bourdonnement derrière elle. L'écoutille menant au Jamrana se

refermait.

Plus moyen de revenir en arrière désormais. Comme si j'avais jamais

eu le choix.

Au moins le douanier semblait-il amical. Peut-être s'était-elle fait trop

de souci.

Le compartiment où la conduisit Brent Roi n'était qu'une section plus

large du corridor, un cylindre de dix mètres de long et de huit de

large. Il était vierge de tout équipement, exception faite de cinq

enfilades de prises-crampons rayonnant depuis son entrée.

Dès qu'il eut passé l'ouverture, Brent Roi plia les jambes et se

propulsa d'un coup de reins. Lorsque Louise le suivit, il avait déjà

rejoint les hommes alignés contre la paroi. Elle regarda autour d'elle,

le coeur battant d'appréhension. Douze silhouettes l'entouraient,

accrochées aux prises-crampons, le visage dissimulé par un casque

à visière d'argent. Chacune tenait une sorte de fusil. Leurs canons se

braquèrent sur Fletcher dès qu'il eut franchi le seuil.

-C'est ça, la douane ? demanda-t-elle d'une voix blanche.

La petite main de Geneviève se referma autour de sa cheville.

-Louise !

Elle grimpa le long du corps de sa soeur comme du lierre mouvant.

Les deux filles s'accrochèrent l'une à l'autre, terrorisées.

-Ces jeunes dames ne sont pas possédées, déclara calmement

Fletcher. Je vous prie de ne pas les mettre en danger. Je ne vous

résisterai pas.

-Tu n'as pas intérêt, espèce d'enflure, gronda Brent Roi.

Ashly enclencha les tuyères du VSM. Trop fort, trop longtemps. Il

jura. Il avait inversé la dérive plutôt que de la stopper. La tension

nerveuse menaçait de le submerger. Des erreurs comme celle-ci

pouvaient leur coûter plus que la vie. Il télétransmit une nouvelle

série d'instructions à l'ordinateur de l'appareil, et les tuyères

s'activèrent à nouveau, plus doucement cette fois-ci.

Le VSM s'immobilisa trois mètres au-dessus de la rampe de

lancement. Cette partie du fuselage du Frelon était aussi abîmée,

aussi scarifiée que le reste. Mais elle était intacte.

-Aucune pénétration de particules, transmit-il. La rampe n'a pas l'air

endommagée.

-Bien, ouvre-la, répondit Joshua.

Ashly s'affairait déjà à déployer trois des waldos du VSM. Il enfonça

une pince dans la prise de fixation ayant jadis supporté une grappe

de capteurs et en écarta les segments pour ancrer le VSM. Au bout

du deuxième waldo apparut une thermolame à l'éclat jaune safran.

Ashly l'utilisa pour découper le fuselage au bord de l'écoutille, puis

commença à scier.

Le Frelon et le VSM se mirent soudain à trembler. L'ordinateur lui

transmit une série de mises en garde : son point d'ancrage avait

légèrement bougé.

-Joshua, encore un coup comme ça et tu me catapultes dans

l'espace.

-Désolé. C'est fini, on a réussi à l'arrimer.

Ashly accéda à la petite batterie de capteurs du VSM. Le Lady Mac

s'était amarré à l'arrière du Frelon, ses attaches de poupe étaient

fixées aux verrous correspondants du vaisseau de guerre. Un fin

piston d'argent jaillit de son anneau de couplages ombilicaux,

tâtonnant à la recherche d'une prise sur la coque du Frelon.

Des silhouettes en vidoscaphe, propulsées par des modules de

manœuvre, flottaient en direction d'un disque de lumière - le sas

grand ouvert du Lady Macbeth. Une rampe de lancement venait de

s'ouvrir sur le flanc de celui-ci. Il en émergeait le bout d'une guêpe de

combat, un cylindre noir cannelé hérissé d'antennes et de capteurs.

Beaulieu s'activait sur lui, son corps luisant parcouru de reflets rosé

saumon qui ondoyaient à chacun de ses mouvements. Elle avait

ancré ses pieds dans la grille contenant le réservoir et les

générateurs du drone. L'une des trappes à charges secondaires était

déjà ouverte ; la cosmonik s'affairait à en extraire une grappe de

nacelles de contre-mesures électroniques.

Le waldo du VSM acheva de scier le pourtour de l'écoutille du Frelon.

Ashly saisit celle-ci avec le waldo de manipulation et la dégagea. Il en

jaillit un nuage de poussière et de flocons de matériau composite qui

s'estompa très vite. Les feux du VSM s'orientèrent, lui révélant

l'intérieur d'un cylindre aux parois blanches où se nichait un missile

conique et profilé dont la surface argentée était plus étincelante

qu'un miroir.

-Est-ce que c'est le bon ? demanda-t-il en transmettant une image

rétinienne.

-Oui, c'est le porteur de l'Alchimiste, répondit Mzu.

-Aucun de ses processeurs ne répond. Température : cent vingt

kelvins.

-Ça n'a pas affecté l'Alchimiste.

Ashly ne fit aucun commentaire, espérant que l'assurance de la

physicienne était aussi justifiée que celle de Joshua. Il tendit l'un des

waldos manipulateurs vers le tube de lancement et le referma autour

de la pointe du véhicule porteur. Les clés triangulaires trouvèrent les

attaches et les tournèrent. Il rétracta le waldo avec prudence, tirant

le nez conique vers lui. Il était relié à la base par des joints de circuit

thermique qui lui résistèrent ; trente ans d'exposition au vide glacial

les avaient pétrifiés. Ashly augmenta la tension sur le waldo, et ils se

brisèrent avec une vibration que l'absorbeur d'inertie parvint à peine

à compenser.

-Ça y est ? demanda-t-il lorsque le nez du cône fut dégagé.

-Ça y est, confirma Mzu.

L'Alchimiste consistait en un globe d'un mètre cinquante de

diamètre, dont la surface unie était d'un gris parfaitement neutre. Il

était maintenu en place par cinq pattes d'araignée en carbo-tanium

qui l'enserraient fermement grâce aux coussinets ajustables placés

sur toute leur longueur.

-

Vous devriez pouvoir détacher l'ensemble du mécanisme de

maintien, précisa Mzu. Tranchez les câbles d'alimentation et de

transfert de données si nécessaire ; ils ne nous servent plus à rien.

-D'accord.

Il avança le waldo à proximité de l'Alchimiste et examina le

mécanisme de maintien grâce à ses petits capteurs.

-Ça devrait aller vite, ce sont des rivets standard. Je peux les

découper.

-Ne traîne pas, s'il te plaît, Ashly, télétransmit Joshua. Les astronefs

de l'Organisation ne sont plus qu'à vingt-quatre minutes.

-Pigé. Il me faudra trois minutes pour livrer ce truc à Beau-lieu. (Il

déplaça le premier de ses outils de manipulation.) Docteur ?

-Oui.

-Pourquoi s'embêter à utiliser un véhicule porteur spécialisé si on

peut déployer l'Alchimiste dans une guêpe de combat ordinaire ?

-Ce véhicule porteur est conçu pour lancer l'Alchimiste dans une

étoile. C'est une cible plutôt large, je vous l'accorde, mais un

astronef ne peut pas l'approcher de trop près. Le porteur doit être

protégé de la chaleur et des radiations de l'étoile, et assez rapide

pour ne pas être intercepté par une guêpe de combat en cas de

détection. Il est capable d'une accélération de soixante-trois g.

Ashly aurait bien aimé procéder à une vérification. Mais vu leur

situation actuelle, l'ignorance et la foi leur facilitaient grandement la

vie.

Monica suivit Alkad dans le compartiment de préparation aux SEV

mais eut la délicatesse de garder ses distances. Elle était

accompagnée de deux agents secrets prêts à inspecter les astros du

Frelon pour vérifier qu'ils n'introduisaient rien de menaçant à bord du

Lady Macbeth.

Alkad ne prêtait pas vraiment attention à leur présence, car sa vie

était depuis si longtemps placée sous observation que cette nouvelle

intrusion était dénuée de sens. Même en cet instant des plus

précieux.

Elle s'ancra à une pelote-crampon devant l'écoutille du sas,

attendant la suite des événements en feignant la patience. En

examinant ses propres sentiments, elle y trouva l'anticipation teintée

d'angoisse qui était de mise, mais qui se révéla un tantinet moins

intense qu'elle ne l'aurait cru. Trente ans. Peut-on vraiment rester

amoureux aussi longtemps ? Ou bien ai-je tout simplement entretenu

l'idéal de l'amour ? Une petite illusion d'humanité dans une

personnalité qui, de façon méthodique et délibérée, s'est

débarrassée de toute autre forme de faiblesse émotionnelle.

Le souvenir du bon vieux temps était bien là. Ainsi que celui des

idéaux partagés. Sans parler des moments d'affection, d'adoration et

d'intimité. Mais l'amour ne nécessitait-il pas la présence de l'être

aimé pour se maintenir et se renouveler en permanence ? Et si Peter

était devenu un simple concept utile à la cause, une raison

supplémentaire pour moi de conserver ma détermination ?

Ces doutes la poussaient à fuir ce moment. Quoi qu'il en soit, j'ai plus

de soixante ans et il n'en a que trente-cinq. Une main se leva vers son

visage pour remettre un peu d'ordre dans ses cheveux. Idiote. Si elle

s'était vraiment souciée de son apparence, elle serait passée à

l'action depuis belle lurette. Packages cosmétiques, implants

hormonaux, thérapie génique. Sauf que Peter l'aurait détestée pour

avoir eu recours à de tels mensonges. Alkad ordonna à sa main

rebelle de s'abaisser. Les voyants du processeur de contrôle du sas

passèrent du rouge au vert, et l'écoutille circulaire s'ouvrit.

Peter Adul fut le premier à entrer, les autres lui ayant fait cette

politesse. La couche de silicone de sa combinaison IRIS s'était

retirée de sa tête, si bien qu'elle vit tout de suite les traits qu'elle se

rappelait si bien. Il la fixa du regard, un sourire apeuré aux lèvres.

-Des cheveux blancs, dit-il doucement. J'avais imaginé plein de

choses, mais pas ça.

-Ce n'est pas si grave. J'ai imaginé bien pire pour toi.

-Mais il ne m'est rien arrivé. Et nous sommes là. Et tu es venue à

notre secours. Au bout de trente ans, tu es vraiment venue.

-Évidemment, dit-elle, indignée.

Peter eut un sourire malicieux. Elle éclata de rire et se précipita dans

ses bras.

Joshua accéda aux capteurs externes du VSM pour observer Ashly

et Beaulieu, qui s'efforçaient d'intégrer l'Alchimiste à la guêpe de

combat. À l'aide d'un waldo, Ashly insérait délicatement l'appareil

dans la chambre à charges secondaires que la cosmonik avait

dégagée. L'Alchimiste y rentrerait sans problème, mais on ne pouvait

pas en dire autant de ses pattes de maintien. Beaulieu avait déjà

découpé deux ou trois attaches de carbotanium qui ripaient contre

les parois de la chambre. Décidément, l'opération dans son

ensemble relevait du bricolage. Mais l'Alchimiste n'avait pas besoin

d'un berceau sophistiqué pour fonctionner.

Les schémas des systèmes du Lady Mac étaient superposés à

l'image des capteurs, ce qui lui permettait d'avoir un aperçu plus que

sommaire de la situation à bord de l'astronef. Liol et Sarha

préparaient celui-ci à un vol à forte accélération, désactivant tous les

équipements secondaires redondants, vidant de leurs fluides les

conduits les plus vulnérables pour les transférer dans les réservoirs,

portant les tokamaks à leur capacité maximale afin que les

générateurs de valence moléculaire puissent compter sur leur pleine

puissance. Dahybi faisait tourner des programmes de diagnostic sur

tous les appareils tau-zéro du bord.

Normalement, la tension nerveuse aurait dû lui transformer le

cerveau en nid de psychoses. Mais il était trop occupé pour

s'inquiéter, la plus vieille excuse du monde. Sans parler de son

arrogance innée. Ça peut marcher. Après tout, son idée était à peine

plus dingue que celle du point de Lagrange.

Malheureusement, je ne pourrai jamais me vanter de ce coup-là chez

Harvey.

Ce qui lui occasionnait encore plus de souci que la manœuvre

proprement dite. Je ne peux pas passer le restant de mes jours à

Tranquillité. Je n'aurais jamais dû faire cette promesse aux agents

secrets.

Il vit Ashly extraire le waldo de la guêpe de combat, l'Alchimiste

ayant été mis en place. Beaulieu amena un tuyau au-dessus de la

chambre à charges secondaires. Il en jaillit un jet effrangé de

mousse granuleuse couleur topaze qui engloutit l'engin. Il s'agissait

d'un dérivé d'époxy à solidification rapide, utilisé en astre-ingénierie

pour les réparations rapides et temporaires. La cosmonik manipulait

son tuyau avec assurance, veillant à ce que la mousse forme une

gangue autour de l'Alchimiste, qui se retrouverait ainsi cimenté à la

guêpe de combat.

-Ashly, amène le VSM devant le sas principal et transporte-toi à

bord en vidoscaphe, télétransmit Joshua.

-Et le VSM ?

-

Je le laisse ici. Il n'a jamais été conçu pour supporter les

accélérations que nous allons subir. Ça le rend donc dangereux, en

particulier si l'on pense à tout le comburant volatil contenu dans ses

réservoirs.

-C'est toi le capitaine. Et le spatiojet ?

-Je sais. Regagne le bord ; il ne nous reste plus que seize minutes

avant l'arrivée des vaisseaux de l'Organisation.

-Bien reçu, capitaine.

-Liol.

-Oui, capitaine ?

-Largue le spatiojet, s'il te plaît. Beaulieu, comment ça se passe ?

-Très bien, capitaine. L'Alchimiste est sécurisé. La résine est en

train de se solidifier, ce sera fini dans cinquante secondes.

-Excellent travail. Regagne le bord.

Joshua demanda à l'ordinateur de bord de lui ouvrir un canal

sécurisé vers la guêpe de combat. Le drone se mit en ligne, et il

entama sa séquence de lancement. Une fois que ses processeurs

internes furent opérationnels, il chargea le vecteur de vol qu'il avait

formaté.

-Doc, l'heure est venue de voir si vous êtes vraiment à la hauteur.

-Compris, capitaine.

Elle accéda au processeur gérant la chambre de la guêpe de combat

où se trouvait l'Alchimiste et télétransmit à celui-ci un long code

d'activation. Une confirmation lui parvint en retour. Dans l'esprit de

Joshua apparut un affichage qui intégra bientôt de nouvelles icônes :

des séries de sinistres informations en feuilles parallèles d'une

longueur démesurée. Bientôt complétée par des grilles intriquées de

pourpre et de jaune qui étincelaient comme du plasma stellaire.

Changement de perspective, et les feuilles devinrent des sphères

concentriques, s'illuminant à partir de leur centre géométrique.

L'information et l'énergie se structurant selon un motif bien précis.

-Ça marche, télétransmit Alkad.

i

-Jésus-Christ.

Le joyau neurovirtuel étincelait au centre de son cerveau, d'une

complexité défiant toute compréhension humaine. Le fait qu'un objet

aussi élaboré, aussi splendide, soit porteur d'un tel potentiel de

destruction relevait d'une ironie proprement scandaleuse.

-Très bien, doc, réglez-le sur neutronium. Je le lance dans vingt

secondes - top chrono.

Le spatiojet du Lady Mac s'était élevé au-dessus de son hangar

tandis que grappes de capteurs et échangeurs thermiques se

rétractaient dans sa coque. Ashly lui jeta un dernier regard comme il

pénétrait dans le sas. L'anneau d'accostage fixé autour de son nez

conique venait de se désengager, le laissant dériver librement,

lorsque la silhouette étincelante de Beaulieu occulta l'écoutille

derrière le pilote, et c'en fut fini de l'appareil.

Dommage, songea-t-il, c'était une machine splendide.

Dès que l'écoutille se fut refermée, la chambre cylindrique s'emplit

d'air à une vitesse précipitée. L'ordinateur de bord leur indiqua leur

statut. Joshua activait déjà les tuyères pour les aligner sur leur

nouveau vecteur de vol. Les rampes de lancement des guêpes de

combat s'ouvraient en ce moment même.

Ashly et Beaulieu se précipitèrent vers la passerelle. Les ponts qu'ils

traversèrent étaient déserts. Ils aperçurent dans certaines cabines

des nacelles tau-zéro activées.

La guêpe de combat porteuse de l'Alchimiste acheva sa séquence

d'ignition et fila dans l'espace. Des cris d'encouragement provenant

de la passerelle résonnèrent dans les corridors vides de l'astronef.

Puis dix nouvelles guêpes se lancèrent à la poursuite de la première.

La salve fondait sur la géante gazeuse à vingt-cinq g d'accélération.

Ashly franchit l'écoutille de la passerelle sur les talons de Beaulieu.

-À vos postes, s'il vous plaît, dit Joshua.

Il activa les trois tubes à fusion du Lady Mac, laissant à Ashly une

fraction de seconde pour se jeter sur sa couchette anti-g avant de

ployer sous la gravité. Son filet de protection se referma sur lui.

-Signal en provenance des vaisseaux de l'Organisation, annonça

Sarha. Ils savent qui nous sommes, Joshua, ils te demandent

nommément.

Joshua accéda au circuit de communication. L'image fournie par ses

naneuroniques était brouillée et secouée. Elle lui montrait la

passerelle d'une frégate, dont les occupants étaient allongés sur

leurs couchettes. L'un d'eux était vêtu d'un costume croisé à larges

revers, couleur chocolat avec de fines rayures gris argenté, et un

feutre noir était posé sur la console près de lui. Joshua s'interrogea

durant quelques secondes : la frégate décélérait à sept g, ce

chapeau aurait dû être aplati comme une crêpe.

-Capitaine Calvert ?

-Lui-même.

-Je m'appelle Oscar Kearn, et Al m'a désigné comme chef de cette

mission.

-Joshua, transmit Liol. Les frégates ont changé de direction. Elles

se lancent à nos trousses.

-Bien reçu.

Il augmenta l'accélération du Lady Mac, la faisant passer à sept g.

Ashly poussa un grognement avant d'activer le champ tau-zéro de sa

couchette. Une coque noire se referma autour de lui, mettant un

terme à sa douleur. Alkad Mzu et Peter Adul l'imitèrent.

-Enchanté de faire votre connaissance, Oscar.

Joshua dut télétransmettre sa réplique, la gravité l'empêchant de

remuer ses mâchoires.

-Mes hommes, ils me disent que vous venez de lancer quelque

chose vers la grosse planète. J'espère que vous n'avez pas fait une

boulette, mon vieux, je l'espère sincèrement. Est-ce que vous avez

lancé ce que je pense ?

-Absolument. L'Alchimiste n'est plus là pour personne.

-Espèce de connard ! Vous avez éliminé un tiers de vos choix.

Maintenant, écoutez-moi bien, fiston : si vous coupez les moteurs de

votre vaisseau et me livrez Mzu, il ne sera fait de mal à personne.

C'est votre deuxième choix.

-Sans déconner ? Laissez-moi deviner le troisième.

-Ne faites pas le malin, fiston. Rappelez-vous, quand on se sera

débarrassés de vous et de votre astronef minable, seule la Mzu aura

droit à un nouveau corps. Pour vous, ce sera l'au-delà pendant toute

l'éternité. Et croyez-en quelqu'un qui est passé par là, rien ne vaut

qu'on se sacrifie pour ça. Rien. Donc, vous me la livrez sans

barguigner et je ne dirai pas au boss que vous avez balancé votre

Alchimiste.

-Allez vous faire foutre, monsieur Kearn.

-Rappelez donc cet Alchimiste, fiston. Je sais que vous contrôlez la

guêpe de combat par radio. Rappelez-le où je dis à mes hommes

d'ouvrir le feu.

-Si vous détruisez le Lady Mac, vous pouvez dire adieu à ce fameux

Alchimiste, vous le savez ? Réfléchissez-y, je vous laisse assez de

temps.

Joshua coupa la liaison.

-Combien de temps on va supporter cette putain d'accélération ?

télétransmit Monica.

-Ces sept g ? répliqua Joshua. C'est fini. Il poussa jusqu'à dix g.

Monica ne put même pas gémir ; sa gorge s'effondrait sous son

propre poids. C'était ridicule, ses poumons n'arrivaient pas à inhaler

correctement, elle avait des implants musculaires en TA dans les

membres, pas dans le torse. Si elle persistait à vouloir tenir, elle allait

finir asphyxiée. Impossible de continuer à garder l’oeil sur Mzu. Elle

devait se fier à Calvert et à son équipage.

-

Bonne chance, transmit-elle. Rendez-vous de l'autre côté.

L'ordinateur de bord apprit à Joshua qu'elle avait activé le champ

tau-zéro de sa couchette. Outre lui-même, il ne restait plus que trois

personnes à ne pas s'être réfugiées dans la stase : Beaulieu, Dahybi

et, bien entendu, Liol.

-Au rapport, s'il vous plaît, leur transmit-il.

Les systèmes et la structure du Lady Mac tenaient le coup. Mais

Joshua savait son astronef capable de supporter une telle

accélération - la véritable épreuve viendrait plus tard.

Soixante-dix mille kilomètres derrière eux, les deux frégates de

l'Organisation étaient passées à huit g d'accélération, la limite de ce

que pouvaient supporter leurs propulseurs affectés par la présence

des possédés. Leurs équipages s'empressaient de fournir rapports

et analyses à Oscar Kearn, cherchant à déterminer à quel moment le

Lady Macbeth serait hors de portée d'interception de leurs guêpes

de combat.

Devant les trois astronefs, la salve de onze guêpes de combat fondait

sur la géante gazeuse. Il était impossible à n'importe quel capteur de

déterminer laquelle était porteuse de l'Alchimiste, ce qui prévenait

virtuellement toute interception.

Le statu quo prévalut durant un quart d'heure, puis Oscar Kearn

reconnut à contrecoeur que Calvert et Mzu ne comptaient ni se

rendre ni lui livrer l'appareil. Il ordonna à YUrschel et au Raimo de

lancer leurs guêpes de combat sur le Lady Macbeth.

-

Inutile, gronda Joshua lorsque les capteurs du Lady Mac lui

montrèrent un pic soudain dans la signature infrarouge des frégates.

Tu ne peux pas créer une rupture dans ce morceau de réel, mon

vieux.

L'Alchimiste n'était plus qu'à quatre-vingt-dix secondes des couches

supérieures de l'atmosphère de la géante gazeuse. Ses programmes

de gestion se mirent à orchestrer les fluctuations énergétiques

complexes qui parcouraient ses nouds, initiant la séquence

sélectionnée par Mzu. Ceci fait, l'activation prit moins de deux

picosecondes. Sur le plan visuel, cet événement n'eut rien de

spectaculaire ; la surface de l'Alchimiste vira au noir absolu. Les

transformations physiques causant cette altération étaient un peu

plus complexes.

-Ce que j'ai fait, avait télétransmis Mzu lorsque Joshua s'était enquis

du fonctionnement de l'engin, c'est trouver un moyen de combiner un

champ tau-zéro et la technique de compression énergétique utilisée

par un noud ergostructurant. Dans ce cas précis, l'effet est figé

lorsque la densité énergétique approche de l'infini. Au lieu que le

noud soit expulsé hors de l'univers, il se forme autour de lui une

courbure spatio-temporelle massive et permanente.

-Une courbure spatio-temporelle ?

-De la gravité.

Quand elle atteint le maximum de sa puissance, la gravité peut faire

ployer la lumière elle-même, attirant les photons individuels avec la

même ténacité que jadis la pomme de Newton. Dans la nature, la

seule masse suffisamment dense pour produire une telle gravité se

forme au coeur d'une implosion stellaire. Une singularité dont la

gravité empêche la matière comme l'énergie de s'échapper.

Réglé à la puissance maximale, l'Alchimiste pouvait devenir une telle

entité cosmologique ; sa surface serait dissimulée par un horizon des

événements où toute chose tomberait, d'où aucune ne reviendrait.

Une fois à l'intérieur de cet horizon des événements, l'énergie

électromagnétique comme les atomes seraient attirés par la surface

du coeur et comprimés jusqu'à atteindre une densité phénoménale. Il

s'agit là d'un effet cumulatif et exponentiel. Plus le trou noir avale de

la masse, plus il devient lourd et puissant, accroissant sa surface et

augmentant en conséquence son taux d'absorption.

Si l'Alchimiste était lancé sur une étoile, tous les grammes de matière

de celle-ci finiraient par tomber sous l'invincible barrière érigée par

la gravité. Telle était la solution humaine imaginée par Alkad Mzu. Le

soleil d'Omuta n'aurait jamais explosé, n'aurait jamais fait déferler

sur la planète une vague de chaleur et de radiations. Au lieu de cela,

il se serait effondré sur lui-même pour devenir une petite sphère

noire, privant éternellement l'univers de tous les ergs produits par

son coeur en fusion. Omuta se serait retrouvée en orbite autour

d'une carcasse non irradiante, et sa chaleur se serait lentement

dissipée dans une nuit désormais permanente. Son atmosphère elle-

même se serait condensée et transformée en neige.

Mais il existait un second réglage, nettement plus agressif.

Paradoxalement, il produisait un champ gravifique plus faible.

L'Alchimiste vira au noir comme le tau-zéro l'engloutissait.

Cependant, la gravité qu'il produisit n'était pas assez forte pour

produire une singularité au sein d'un horizon des événements.

Il était toutefois capable de triompher des forces internes qui dictent

la structure d'un atome. La guêpe de combat se transforma aussitôt

en plasma pour l'engloutir. Tous les électrons et tous les protons

présents dans son enveloppe furent broyés, produisant une émission

massive de rayons gamma. Cette émission s'estompa bien vite,

laissant l'Alchimiste drapé dans un linceul de neutrons superfluides

d'une épaisseur uniforme d'un angs-trôm.

Lorsqu'il heurta les couches supérieures de l'atmosphère, une lueur

incandescente inonda les nuages sur une superficie de plusieurs

centaines de kilomètres carrés. Quelques secondes plus tard, les

couches inférieures viraient au rosé fluorescent tandis que des

ombres se mettaient à nager parmi les cyclones déchiquetés,

pareilles à des poissons grands comme des montagnes. Puis la

lumière s'évanouit.

L'Alchimiste avait atteint les couches semi-solides de l'intérieur de la

géante gazeuse et les défonçait presque sans rencontrer de

résistance. De la matière soumise à une pression titanesque

s'écrasait contre l'engin, qui l'avalait avec avidité. Chaque atome

était emprisonné dans une gangue de neutrons qui se massaient

autour de son noyau. L'Alchimiste fut bientôt vêtu d'un manteau de

neutronium à l'état pur, dont la densité était grandement supérieure

à celle d'un noyau atomique.

À mesure que les particules étaient comprimées par l'extraordinaire

champ gravifique de l'appareil, elles libéraient de colossales

quantités d'énergie, une réaction bien plus puissante que la simple

fusion. Le matériau semi-solide qui entourait l'Alchimiste fut porté à

une température qui détruisit toute liaison atomique. Une vaste

cavité d'instabilité nucléaire entra en expansion autour de lui à

mesure qu'il s'enfonçait dans la géante gazeuse. Les courants de

convection ordinaires étaient incapables d'évacuer la chaleur au

rythme où elle était produite, si bien que cet abcès énergétique ne

pouvait que gonfler. Quelque chose devait céder.

Les capteurs du Lady Mac détectèrent les premiers gonflements

alors que l'astronef était encore à sept minutes de son périgée. Une

tumeur nuageuse pareille à un dôme parfaitement lisse, d'un

diamètre de trois mille kilomètres, qui enflait au sein des nuages et

brillait comme du magma gazeux. Contrairement aux taches

ordinaires qui infestaient les géantes gazeuses, elle n'était pas

agitée de spirales, son seul but étant de faire monter dans

l'atmosphère des masses planétaires d'hydrogène surchauffé à

l'extrême. Les cyclones et les ouragans qui avaient tourmenté la

haute atmosphère pendant des siècles furent balayés par ce monstre

thermique en quête de libération. Son apex s'étala sur plus de mille

kilomètres au-dessus de la tropopause, projetant une pernicieuse

lueur cuivrée sur un bon tiers de la face

nocturne.

En son centre, l'éclat était devenu carrément aveuglant. Une flèche

de lumière blanche solide transperça le sommet du dôme, jaillissant

dans l'espace.

-Seigneur Dieu, télétransmit Liol. Qu'est-ce que c'était ?

La détonation ?

-Absolument pas, lui répondit Joshua. Ce n'est que le début. A partir

de maintenant, ça va devenir vraiment méchant.

Le Lady Mac était déjà bien éloigné de la fontaine de plasma et filait

au-dessus de la géante gazeuse en direction du cercle terminateur.

Ses circuits thermiques lancèrent néanmoins une alarme de niveau

trois lorsque les radiations émises par le plasma déferlèrent sur sa

coque. Les échangeurs cryogéniques de secours lâchèrent des

centaines de litres de fluide enflammé pour réduire la température.

Frappés par les pulsations EM du courant de plasma, les

processeurs se crashaient à un rythme inquiétant ; même

l'équipement électronique de qualité militaire était défaillant. Par-

dessus le marché, des courants électriques se mirent à parcourir

l'armature antistress du fuselage lorsque les lignes de flux

planétaires commencèrent à frémir.

Dahybi s'était réfugié dans le tau-zéro, et Joshua et Liol se

retrouvèrent seuls à télétransmettre des instructions à l'ordinateur

de bord, à mettre en ligne les programmes de secours, à isoler les

fuites, à stabiliser les sursauts d'énergie. Ils travaillaient ensemble à

la perfection et réussirent à garder les systèmes en ligne ; chacun

savait intuitivement ce qui était nécessaire à l'autre.

-

Il arrive quelque chose de bizarre à la magnétosphère de la

planète,

rapporta

Beaulieu.

Les capteurs

enregistrent des

oscillations extraordinaire dans les lignes de flux.

-Aucune importance, répliqua Joshua. Concentre-toi sur la stabilité

de nos systèmes primaires. Plus que quatre minutes et on sera de

l'autre côté de la planète.

A bord de l'Urschel, Ikela vit la tempête de lumière éclater sur l'un

des écrans de la passerelle.

-Sainte Marie, ça marche, murmura-t-il. Ça marche, bordel.

Une fierté perverse se mêlait en lui à une consternation fataliste. Si

seulement... D'un autre côté, les regrets stériles étaient l'apanage

des damnés.

'

II ignora les ordres hystériques (et totalement inapplicables) lancés

par Oscar Kearn, qui exigeait que l'astronef fasse demi-tour et foute

le camp de cette planète de merde. Cet homme du XXe siècle ne

comprenait strictement rien à la mécanique orbitale. Cela faisait à

présent vingt-deux minutes qu'ils accéléraient sur leur trajectoire, et

ils étaient condamnés à effectuer une manœuvre en fronde. Leur

seul espoir était de maintenir le cap et de prier pour qu'ils aient

atteint leur périgée avant qu'une nouvelle explosion ne ravage

l'atmosphère. C'était exactement ce que tentait le Lady Macbeth.

Excellente tactique, reconnut Dcela à contrecour.

Il ne pensait pas que l'Urschel allait s'en sortir. Même s'il ignorait le

fonctionnement exact de l'Alchimiste, il se doutait qu'il ne se

limiterait pas à une banale explosion.

Empli d'un curieux sentiment de fatalité qui neutralisait regrets et

chagrin, il s'installa confortablement dans sa couchette anti-g et

observa les écrans. Le geyser de plasma s'estompait, le dôme

nuageux s'aplatissait pour se dissiper en un millier de tempêtes à

haute vélocité. Mais sous le bouillonnement de la haute atmosphère

se répandait une nouvelle tache de lumière, incomparablement plus

vaste que la première.

Il sourit de contentement en réalisant qu'il allait avoir une vue

imprenable sur une apocalypse qui s'annonçait éblouissante.

L'Alchimiste ralentissait à mesure qu'il s'éloignait des couches semi-

solides pour plonger vers le véritable coeur de la planète. La densité

de la matière environnante était à présent assez intense pour

affecter sa course. Il engloutissait donc ladite matière en quantité de

plus en plus impressionnante, ce qui accélérait par conséquent le

taux de conversion en neutronium. L'abcès énergétique ainsi

engendré s'étirait derrière lui à la façon de la queue d'une comète.

Plusieurs sections se détachèrent, des tubes longs de plusieurs

dizaines de milliers de kilomètres se transformant en bulles

allongées qui montaient au sein des couches bouleversées de la

structure interne de la planète. Chacune était plus grande que la

précédente.

La deuxième explosion jaillit de la haute atmosphère ; son échelle

démesurée la faisait paraître bizarrement lente. D'immenses

fontaines d'ions cascadèrent de son pourtour comme son centre

entrait en éclosion, évoluant pour devenir des arches écar-lates qui

retombèrent gracieusement vers les nuages bouillonnants. Le puits

central cracha une couronne de feu plus grosse qu'une lune, à la

surface luisante d'un fin réseau d'énergie magnétique condensant le

plasma pour former des arabesques purpurines. Des gaz fantômes

fleurirent tout autour, pétales d'or translucides s'épanouissant pour

palpiter en harmonie avec les lignes de flux planétaires.

Au sein de cette apothéose de lumière apparurent deux minuscules

étincelles, produites par l'antimatière qui explosait à bord des

frégates de l'Organisation.

Le Lady Mac franchit triomphalement le cercle terminateur et entra

dans la lumière du jour, surfant à cent cinquante kilomètres par

seconde au-dessus des ouragans de phosphorescence qui

sillonnaient la troposphère. Une aurore d'un arrogant jaune safran se

leva derrière lui, occultant la lumière naturelle de l'étoile.

-C'est l'heure de partir, transmit Joshua. Vous êtes prêts ?

-Les commandes sont à toi, Josh.

Joshua télétransmit l'ordre approprié à l'ordinateur de bord. Le tau-

zéro engloutit les trois dernières couchettes de la passerelle. Le

propulseur à antimatière du Lady Mac s'enclencha.

L'astronef s'éloigna de la géante gazeuse à quarante-deux g

d'accélération.

L'Alchimiste reposait enfin au centre de la géante gazeuse. Là

régnait une pression comme on n'en avait jamais conçu hors des

modèles mathématiques les plus spéculatifs. Le coeur de la géante

gazeuse était à peine moins dense que le neutronium. Mais cette

infime différence permettait à l'afflux de matière de se poursuivre. La

réaction de conversion continua de plus belle. De l'alchimie pure.

L'énergie jaillissait de l'Alchimiste, incapable de s'échapper. L'abcès

avait à présent une forme sphérique, celle que la nature préfère

entre toutes. Une sphère au centre d'une sphère ; de la matière

soumise à de dangereuses tourmentes, confinée par la pression

d'une symétrie parfaite exercée par une masse d'hydrogène

s'empilant sur une hauteur de soixante-quinze mille kilomètres. Cette

fois-ci, il n'y avait pas de soupape de sûreté comme dans les couches

semi-solides, faibles et asymétriques. Cette fois-ci, la croissance

était inévitable.

Pendant six cents secondes, le Lady Macbeth s'éloigna en accélérant

de la géante gazeuse mortellement blessée. Derrière lui, les abcès

énergétiques de l'Alchimiste jaillissaient en série des nuages de la

face nocturne, volcans éphémères de gaz fla-tulents plus gros que

des mondes. La planète acquit peu à peu une photosphère

tourbillonnante ; une orbe couleur bordeaux enchâssée dans un

étincelant

halo

bleu

azur.

Ses

lunes

d'ébène

voguaient,

indomptables, dans un océan d'éclairs.

Les tubes propulseurs de l'astronef se désactivèrent. Le champ tau-

zéro de Joshua en fit autant, et il se retrouva brusquement en chute

libre. Données et images capteurs envahirent son esprit. Les

convulsions de la planète étaient aussi fascinantes que létales.

Aucune importance, ils étaient à plus de cent quatre-vingt mille

kilomètres de ses tempêtes en voie de désintégration. Assez loin

pour sauter.

Profondément

enfoui

sous

les

nuages

enténébrés,

l'abcès

énergétique central avait enflé de façon intolérable. La pression qu'il

exerçait sur la masse planétaire au sein de laquelle il était confiné

était proche du point d'équilibre. De titanesques fissures s'ouvrirent

en lui.

Un horizon des événements engloutit le fuselage du Lady Macbeth.

À la seconde près, ultime hommage à la précision des équations

élaborées par Mzu trois décennies plus tôt, la géante gazeuse se

transforma en nova.

La singularité apparut cinq cent quatre-vingt mille kilomètres au-

dessus des blizzards de cirrus de Mirchusko, dont le soufre et

l'ammoniac se paraient de nuances de jade. Son horizon des

événements s'évanouit, révélant la silicone terne du fuselage du

Lady Macbeth. Ses antennes omnidirectionnelles émettaient déjà son

code d'identification du MAC. Vu la réception qu'on leur avait

réservée à leur retour de Lalonde, Joshua était résolu à ne pas courir

de risques.

Les grappes de capteurs se déployèrent, leurs éléments passifs

scannant les alentours, et les radars se mirent à puiser. L'ordinateur

de bord télétransmit une alerte de proximité niveau trois.

-Chargez les nouds ergostructurants, ordonna automatiquement

Joshua.

Erreur fatale, il ne s'était pas attendu à débarquer dans une zone

dangereuse. Ça risquait de leur coûter cher.

L'éclairage de la passerelle diminua d'intensité comme Dahybi

lançait une séquence d'alimentation de secours.

-Huit secondes, dit-il.

Un capteur externe transmit une image à Joshua. Il crut tout d'abord

qu'ils étaient la cible de nacelles de contre-mesures électroniques.

L'espace grouillait de petits points blancs. Mais les capteurs

électroniques étaient les seuls à ne pas réagir, l'environnement

électromagnétique était étrangement silencieux. L'ordinateur signala

que sa fonction de détection radar approchait le point de saturation

vu la multiplicité des cibles. Chacun de ces points blancs était

flanqué d'icônes pourpres indiquant sa position et sa trajectoire. Ils

émettaient une lueur rouge et approchaient à grande vitesse.

Ce n'était pas de l'interférence. Le Lady Mac avait émergé près d'une

tempête de particules comme Joshua n'en avait jamais vu. Ces points

n'étaient faits ni de glace ni de roche.

-Seigneur, qu'est-ce que c'est que ça ?

Il télétransmit une série d'instructions à l'ordinateur de bord. Les

capteurs standard se rétractèrent, pour être remplacés par les

capteurs de combat, plus petits et plus robustes. Des programmes

d'analyse et de discrimination passèrent en mode primaire.

Ces débris étaient en majorité métalliques, des détritus fondus à

peine plus gros que des flocons de neige. Ils étaient tous radioactifs.

-Il y a eu une sacrée bataille ici, dit Sarha. Ce sont des résidus de

guêpes de combat. Et il y en a plein. Cet essaim doit avoir quarante

mille kilomètres de diamètre. Il est en train de se dissiper à partir de

son centre.

-Aucune réponse à notre signal d'identification, annonça Beaulieu.

Les balises de Tranquillité ne sont pas en ligne, je ne localise aucune

transmission électromagnétique artificielle. Même pas une balise

d'astronef.

Le centre de l'essaim occupait des coordonnées que Joshua n'avait

pas besoin de vérifier dans ses cellules mémorielles. Le vecteur

orbital de Tranquillité. Les capteurs du Lady Mac ne montraient

qu'une vaste zone vide.

-L'habitat a disparu, dit-il, sonné. Ils l'ont fait sauter. Ô Seigneur,

non. lone. Mon fils. Mon fils !

-Non, Joshua, dit Sarha avec fermeté. L'habitat n'a pas été détruit.

La masse de cet essaim n'est pas assez importante pour incorporer

la sienne.

-Alors où est-il ? Où diable est-il passé ?

-Je ne sais pas. Il n'y en a aucune trace, aucune.