ces restrictions conçues pour la priver de plaisir.
-Est-ce que tes parents aiment bien manger le soir comme ça se fait
chez nous ? Est-ce qu'il y a des restaurants kiints ?
Pas ici dans le tout-autour. Je ne sais pas ce qu'il y a sur notre
planète.
-J'adorerais visiter votre planète. Ça doit être super, comme les
arches mais propre et brillant, avec des gigantesques tours qui
touchent le ciel. Vous êtes si avancés.
Certains de nos mondes sont ainsi, dit Haile avec une hésitation
prudente. Je crois. Je n'ai pas encore commencé l'apprentissage
espèce-histoire-cosmologie.
-Ce n'est pas grave. (Jay acheva sa glace.) Hmm, c'est bon, fit-elle,
la bouche pleine. Je n'ai pas mangé une seule glace sur Lalonde.
Imagine un peu !
Tu devrais ingérer des substances alimentaires équilibrées, lone
Saldana dit que l'abus de sucre est mauvais pour la santé. Exactitude
?
-Elle se trompe complètement. (Jay se leva et jeta le bâtonnet dans
son sac.) Oh, Haile, c'est merveilleux !
Elle se leva vivement et courut vers le bébé kiint. Les bras
tractamorphiques de Haile se retiraient du château de sable,
évoquant un nid de serpents réveillés en sursaut. Elle avait édifié une
tour centrale de deux mètres cinquante de haut, entourée de cinq
pinacles assortis, reliés les uns aux autres par des ponts arqués aux
formes féeriques. Il y avait aussi des tourelles jaillissant de leurs
flancs suivant des angles incongrus, des anneaux de fenêtres faites
de coquillages et un mur d'enceinte entouré de profondes douves.
-C'est le plus beau que tu aies fait.
Jay caressa la crête faciale qui surplombait les évents de la Kiint.
Haile eut un frisson de gratitude et tourna ses yeux violets vers la
fillette.
J'aime, beaucoup.
-On devrait construire quelque chose de ton histoire, proposa
généreusement Jay.
Je n'ai pas de complexité à contribuer, rien que nos dômes, répondit
tristement la Kiint. Notre passé ne m'est pas accessible. Je dois
grandir beaucoup avant d'être prête à l'accepter.
Jay passa ses bras autour du cou de Haile, se pressant contre son
flanc blanc et souple.
-Ce n'est pas grave. Il y a plein de choses que maman et le père
Horst n'ont pas voulu me dire.
Grand regret. Faible patience.
-Dommage. Mais le château a l'air formidable maintenant qu'il est
fini. Si seulement on pouvait fixer des drapeaux dessus. Je verrai ce
que je peux dénicher demain.
Demain, le sable sera sec. Le haut du château s'effritera, et nous
devrons recommencer.
Jay considéra la série de tas de sable informes qui longeait à présent
le rivage. Chacun d'eux était associé à un souvenir de joie et de
bonheur à nul autre pareil.
-Mais enfin, Haile, c'est le but du jeu. C'est encore mieux quand il y a
une marée, on peut vok si on a bâti un château vraiment solide.
Beaucoup d'activités humaines sont essentiellement futiles. Je pense
ne jamais vraiment vous connaître.
-Nous sommes des gens tout simples. Nous apprenons toujours de
nos erreurs, c'est ce que dit maman. Parce qu'elles nous font très
mal.
Grande étrangeté.
-J'ai une idée ; demain, on essaiera de construire une tour tyrathca.
C'est joli et c'est autre chose. Je sais à quoi elles ressemblent, Kelly
m'en a montré. (Elle se planta devant le château, les poings sur les
hanches, et le regarda avec affection.) Dommage qu'on ne puisse
pas construire leur autel pour le Dieu endormi, il ne tiendrait jamais
debout avec du sable.
Question : autel du Dieu endormi ? Autel ? - C'était une sorte de
temple où on ne pouvait pas entrer. Tous les Tyrathcas de Lalonde
étaient assis autour de lui et l'adoraient en chantant des hymnes. Il
avait une forme comme ça, vraiment compliquée. (Elle agita les
mains devant la Kiint, traçant des formes grossières.) Tu vois ?
Manque de perception. Adoration comme vos rituels en faveur de
Jésus le Christ ?
-Euh... je crois. Sauf que leur Dieu n'est pas notre Dieu. Le leur dort
quelque part, très loin dans l'espace ; le nôtre est partout. C'est ce
que dit le père Horst.
Question : il y a deux Dieux ?
-Je ne sais pas, dit Jay, regrettant amèrement d'avoir abordé le
sujet. Les humains ont plusieurs Dieux, de toute façon. La religion,
c'est un truc bizarre, en particulier quand on commence à y réfléchir.
Au début, on est censé y croire dur comme fer. Puis, quand on vieillit,
ça devient de la théologie.
Question : théologie ?
-La religion pour les grands. Écoute, vous n'avez pas de Dieu?
Je questionnerai mes parents.
-Bien ; ils t'expliqueront tout ça beaucoup mieux que moi. Allez, on
va se débarrasser de tout ce sable, comme ça tu pourras me porter
et on va courir sur la plage.
Grande joie.
L'aéro à propulsion ionique de la Flotte royale filait au-dessus de la
côte occidentale de Mortonridge, son nez luisant pointé droit sur le
soleil levant. Dix kilomètres plus au sud, le nuage rouge formait une
masse solide qui barrait l'horizon. Ralph Hiltch le jugea plus épais
que dans son souvenir. Aucune des montagnes formant la chaîne
centrale de la péninsule n'en émergeait ; il les avait toutes
englouties.
Sa surface était aussi calme que celle d'un lac caressé par l'aurore.
Ce n'était qu'en s'approchant de sa bordure, le long de la ligne de
démarcation, qu'on apercevait les premiers signes d'agitation, la
frontière proprement dite étant la proie d'une véritable tempête, le
nuage se dissociant en courants tourmentés. Ralph avait la sinistre
impression que le nuage luttait pour se défaire de ses chaînes. Peut-
être captait-il les émotions des possédés qui l'avaient créé ? Dans la
situation qui était la leur, on n'était jamais sûr de l'authenticité de ses
propres sentiments.
Il crut voir un noud de brume tournoyer le long de la bordure, tache
vermillon au sein de la masse écarlate, suivant son aéro à la trace.
Mais lorsqu'il orienta les capteurs pour se braquer sur lui, il ne
distingua que des motifs aléatoires. Une illusion d'optique banale
quoique impressionnante.
Le pilote augmenta son champ ionique, réduisant la vitesse et
l'altitude de l'aéro. La ligne grise de la M6 était visible droit devant,
tranchant dans le vif le paysage vierge. Le colonel Palmer avait établi
son avant-poste à deux kilomètres de la ligne de démarcation.
Plusieurs douzaines de véhicules militaires étaient rangés sur la
bande d'arrêt d'urgence, et on en voyait deux ou trois filer sur le
carbobéton en direction de la bande rectiligne de végétation
calcinée.
Un possédé arrivant à la lisière du nuage rouge ne verrait qu'une
garnison standard, mise en place avec l'efficacité cou-tumière du
royaume. Le nouveau camp en formation vingt-cinq kilomètres plus
au nord lui demeurerait invisible ; il s'agissait d'une cité en silicone
programmable qui poussait suivant des lignes strictes sur les
interminables vallonnements de la péninsule. L'état-major, toujours
aussi littéral, l'avait baptisée Fort En-Avant. Plus de cinq cents
bâtiments en silicone programmable avaient déjà été activés,
baraquements à un étage, entrepôts, cantines, magasins et
dépendances diverses ; pour l'instant, cependant, ils n'étaient
occupés que par les trois cents ingénieurs du corps des marines
chargés d'assembler le camp. Leurs méca-noïdes avaient creusé le
sol autour de chaque bâtiment pour y enfouir conduits et
canalisations, câbles d'alimentation et de transfert de données. On
déroulait sur la terre fraîchement remuée des bidons de composite à
micro-mailles pour tracer des routes qui ne se transformeraient pas
en bourbiers. À huit kilomètres de là, cinq gigantesques pompes
filtrantes avaient été installées sur la berge d'une rivière pour
alimenter en eau cette ville-champignon.
Les mécanoïdes s'affairaient déjà à creuser les fondations d'autres
bâtiments, ce qui permettait d'estimer la taille du Fort En-Avant
quand il serait achevé. De longues files de camions sillonnaient la M6
pour livrer le matériel en provenance du spatioport le plus proche,
situé à cinquante kilomètres de là. Leurs allées et venues
prendraient fin dès que le spatioport du Fort En-Avant deviendrait
opérationnel. Les ingénieurs aplanissaient de longs rubans de terre
pour y placer trois pistes préfabriquées. Les hangars et la tour de
contrôle avaient été activés deux jours plus tôt, afin que les
techniciens puissent y installer leurs systèmes et les intégrer.
Lorsque
le
cuirassé
de Ralph
avait
émergé
au-dessus
d'Ombey, il avait aperçu neuf astronefs-cargos de la classe Aquilae
en formation d'attente autour d'une station portuaire en orbite basse,
ainsi que leur escorte composée de quinze frégates. Il ne restait que
vingt-cinq Aquilae en service actif ; ces astronefs, capables de
transporter une cargaison de dix-sept mille tonnes, étaient les plus
gros jamais construits, fort coûteux à mettre en oeuvre et à
entretenir. La Flotte royale avait décidé de les remplacer peu à peu
par des modèles plus petits inspirés des appareils civils.
Ils étaient porteurs de spatiojets à ailes en delta modèle CK 500-090
Thunderbird, le seul type d'appareil susceptible de transporter leurs
nacelles de quatre cents tonnes. Encore une flotte condamnée à
disparaître ; ces spatiojets avaient constitué la première
marchandise livrée par les Aquilae. La plupart des Thunderbird
avaient passé les quinze dernières années à prendre la poussière
dans les hangars de la Flotte royale à Kulu. À présent, on les
réactivait aussi vite que les équipes de maintenance pouvaient en
remplacer les composants en stock de plus en plus limité.
Le déploiement des faucons était encore plus impressionnant que
celui des vaisseaux de la Flotte royale. Jusqu'ici, il en était arrivé
près de quatre-vingts, et chaque heure qui s'écoulait en voyait
émerger de nouveaux, les soutes pleines de nacelles (heureusement,
celles-ci pouvaient être acheminées par des aéros civils). On n'avait
jamais vu autant d'astronefs bioteks en orbite autour d'une planète
du royaume.
En les voyant tourner autour des stations portuaires, Ralph avait
ressenti le même émerveillement malaisé que lors de son séjour à
Azara. C'était lui qui avait déclenché tout cela, créant une dynamique
qui avait englouti des systèmes stellaires entiers. Impossible
d'arrêter le mouvement. Il ne pouvait que le conduire à sa
conclusion.
L'aéro à propulsion ionique atterrit près de l'avant-poste du colonel
Palmer. Celle-ci l'attendait en personne au pied de l'échelle de
coupée, accompagnée d'un petit comité de réception où il reconnut
Dean Folan et Will Danza, qui lui adressaient un large sourire.
Le colonel Palmer lui serra la main, puis inspecta son uniforme
flambant neuf.
-Bienvenue, Ralph, ou devrais-je dire : mon général ? Lui-même ne
s'était pas encore habitué à cet uniforme, une splendide tunique bleu
nuit à l'épaulette ornée de trois étoiles rubis.
-
Je n'en sais trop rien. J'ai été bombardé général et officier
commandant de la campagne de libération de Mortonridge. Sous les
ordres directs du roi, bien entendu. La chose a été officialisée il y a
trois jours à la cour du palais Apollon. Ma fonction précise est celle
d'officier responsable de la coordination stratégique.
-C'est-à-dire grand patron de la libération ?
-Ouais, fit-il, légèrement surpris. Du moins sur le terrain.
-Je ne vous envie pas cette promotion. (Elle indiqua la direction du
nord.) Vous aviez promis de revenir avec des renforts, et vous ne
plaisantiez pas.
-Rassurez-vous, ça va bientôt empirer. Nous attendons un million de
sergents bioteks et Dieu sait combien de soldats humains pour les
soutenir. Certains mercenaires se sont même portés volontaires.
-Vous les avez enrôlés ?
-Aucune idée. Je suis prêt à utiliser tout ce que je trouverai.
-Bien, alors quels sont vos ordres, mon général ?
Il s'esclaffa.
-Continuez de bien bosser, c'est tout. Est-ce que les possédés ont
tenté une sortie ?
Le visage sévère, elle se retourna pour faire face à la muraille
écarlate.
-Non. Ils restent de l'autre côté de la ligne de démarcation. On les
aperçoit souvent. Nous pensons qu'ils gardent l’oeil sur nous. Mais
seules mes patrouilles leur sont visibles. (Elle désigna le nord du
pouce.) Ils ne savent rien de ce qui se prépare là-bas.
-Bien. Évidemment, le secret ne durera pas éternellement ; mais
plus tard ils le découvriront, mieux ça vaudra.
-Des gamins sont arrivés la semaine dernière. C'est ce qui s'est
passé de plus intéressant depuis votre départ.
-Des gamins ?
-Une dénommée Stéphanie Ash a transporté soixante-treize enfants
non possédés jusqu'à la ligne de démarcation. Ça a foutu une sacrée
trouille au peloton de garde, je peux vous le dire. Apparemment, elle
les avait recueillis dans toute la péninsule. Nous les avons évacués
vers un campement provisoire. Je pense que les experts de votre
amie Jannike Dermot les interrogent sur les conditions qui régnent
là-bas.
-Voilà un rapport auquel j'aimerais accéder.
Il se tourna vers le nuage rouge. Le noud d'ombre qu'il avait cru
apercevoir était revenu. Cette fois-ci, il se manifestait sous la forme
d'une ellipse flottant au-dessus de la M6. Pas besoin d'avoir
beaucoup d'imagination pour se croire espionné.
-Je pense que je vais regarder ça de plus près avant de prendre
mon commandement au Fort En-Avant, annonça-t-il.
Will et Dean l'accompagnèrent à bord de la jeep qui le conduisit à la
barricade. Il était ravi de les revoir. Ils avaient été attachés à la
brigade de Palmer comme chargés de liaison avec l'ASE et
consultants auprès des diverses équipes techniques que Roche
Skark avait dépêchées près de la ligne de démarcation. Tous deux
étaient impatients d'avoir des détails sur son audience avec le roi. Ils
prirent un air contrarié lorsqu'il refusa de leur transmettre les
fichiers visuels montrant le prince Edward jouant dans le palais
Apollon, mais ceux-ci étaient confidentiels. Ainsi se forge la mystique
du royaume, songea Ralph, amusé à l'idée que lui-même y
contribuait.
Les marines en poste à la barricade se fendirent d'un salut
impeccable. Toujours flanqué du colonel, Ralph s'efforça de se
montrer le plus cordial possible. Alors qu'il était intimidé par le nuage
rouge, les soldats lui semblaient indifférents. Flottant à trois cents
mètres d'altitude, il ressemblait à une compression de courants
violents, un mille-feuille écarlate semblant s'étendre jusqu'aux
confins de l'espace. Les réverbérations sonores de son grouillement
interne étaient diaboliquement accordées aux harmoniques des os
humains. Des millions de tonnes d'eau contaminée, suspendues dans
l'air comme par magie, prêtes à se transformer en une cataracte
d'apocalypse. Il se demanda avec quelle facilité les possédés
pouvaient la libérer. Et s'il avait sous-estime leur puissance ? Ce
n'était pas tant l'échelle de ce nuage qui l'inquiétait que son intention.
-Mon général, s'écria soudain un marine. Présence hostile visible à
trois cents mètres.
Dean et Will se placèrent vivement devant Ralph, leurs fusils Gauss
pointés vers l'autre côté de la ligne de démarcation.
-
Je pense que vous avez suffisamment inspecté le front pour
aujourd'hui, déclara le colonel Palmer. Regagnez donc l'arrière,
Ralph, s'il vous plaît.
-Un instant.
Ralph regarda entre les deux hommes de la division G66 et découvrit
une silhouette s'avançant sur la M6. Une femme vêtue d'un bel
uniforme en cuir, dont le visage bariolé de rouge par l'aura du nuage
évoquait celui d'une guerrière. Il savait exactement de qui il
s'agissait ; il aurait même été déçu de ne pas la voir.
-Elle ne représente aucune menace. Du moins pas encore.
Il se glissa entre Will et Dean pour se planter face à elle, en plein
milieu de la chaussée.
Annette Ekelund fit halte de l'autre côté de la barricade. Elle attrapa
un téléphone mobile dans sa poche, en déploya l'antenne et composa
un numéro.
Le bloc de communication de Ralph lui annonça l'ouverture d'un
canal. Il le fit basculer sur audio.
-Bonjour, Ralph. Je savais que vous reviendriez, vous êtes du genre
à insister. Et je vois que vous avez amené des amis avec vous.
-En effet.
-Pourquoi ne venez-vous pas vous joindre à la fête avec eux?
-Le moment n'est pas encore venu.
-Je dois vous avouer que je suis plutôt déçue ; ce n'est pas ce dont
nous étions convenus à Exnall, n'est-ce pas ? Et dire que j'ai traité
avec une princesse Saldana. Mon Dieu, on ne peut plus se fier à
personne de nos jours.
-Une promesse arrachée sous la contrainte n'a aucune valeur
légale. Je suis sûr que vous avez suffisamment d'avocats dans votre
camp pour vous le confirmer.
-Je pensais vous l'avoir déjà expliqué, Ralph. Nous ne pouvons pas
perdre, pas contre les vivants.
-Je ne vous crois pas. Nous devons vous vaincre, quel qu'en soit le
coût. Si nous vous permettons de gagner, ce sera la fin de l'espèce
humaine. Nous méritons de durer, je le crois sincèrement.
-
Toujours aussi braqué sur vos idéaux, à ce que je vois. Pas
étonnant que vous ayez choisi une profession qui vous permette de
servir loyalement. C'est dans votre caractère. Félicitations, Ralph,
vous vous êtes trouvé, tout le monde n'a pas cette chance. Dans un
autre univers, un univers moins tordu que celui-ci, je vous envierais.
-Merci.
-Ça me rappelle une déclaration perverse de mon époque, Ralph ;
mais elle est toujours d'actualité aujourd'hui, car elle a été
prononcée par un militaire dogmatique lors d'une guerre inutile.
Nous avons dû détruire le village afin de le sauver. À votre avis,
quelles vont être les conséquences de votre croisade sur
Mortonridge et son peuple ?
-Je ferai ce que je dois faire.
-Mais nous serons encore là, Ralph, nous serons toujours là. Les
plus grands esprits de la galaxie se sont attaqués à ce problème.
Prêtres et scientifiques en quête de réponses positives et de
philosophies insipides. Ils ont déjà consacré des millions... que dis-
je, des milliards d'heures de travail au dilemme représenté par les
pauvres âmes revenantes que nous sommes. Sans trouver aucune
réponse. Aucune ! Tout ce que vous avez pu faire, c'est monter cette
pathétique campagne, cette démonstration de violence, dans l'espoir
de capturer quelques-uns d'entre nous pour les fourrer en tau-zéro.
-Il n'y a pas encore de solution globale. Mais il y en aura une.
-C'est impossible. Nous sommes infiniment plus nombreux que vous.
Simple question d'arithmétique, Ralph.
-Laton affirme que c'est possible. Elle gloussa.
-Et vous le croyez ?
-Les Edénistes pensent qu'il disait la vérité.
-Ah, oui, les plus intéressants de vos nouveaux amis. Ils pourraient
très bien survivre à cette crise qui verrait la chute des Adamistes,
vous en avez conscience. Il est dans leur intérêt que cette diversion
soit efficace. De nouvelles planètes adamistes vont tomber pendant
que vous concentrerez vos efforts ici.
-Et les Kiints ? Elle marqua une pause.
-Que voulez-vous dire ?
-Ils ont survécu à leur rencontre avec l'au-delà. Ils disent qu'il y a
une solution.
-Laquelle ?
Il raffermit son étreinte sur son bloc de communication.
-Elle ne s'applique pas à nous. Chaque espèce doit trouver son
propre chemin. Le nôtre existe, quelque part. On le trouvera. J'ai une
grande foi en l'ingéniosité humaine.
-Pas moi, Ralph. J'ai foi en notre nature malade, qui nous pousse à
la haine et à l'envie, à l'avarice et à l'égoïsme, au mensonge. Ce que
vous oubliez, c'est que j'ai été exposée pendant six siècles aux
émotions crues qui nous gouvernent. J'ai été condamnée à les subir,
Ralph. Je sais exactement ce que nous sommes au fond de nous, et
ce n'est pas beau à voir, pas beau du tout.
-Allez raconter ça à Stéphanie Ash. Vous ne parlez pas au nom de
tous les possédés, ni même au nom de leur majorité.
Elle changea d'attitude, cessant de s'accouder à la barricade pour se
redresser d'un air plein de défi.
-
Vous allez perdre, Ralph, d'une façon ou d'une autre. Vous,
personnellement. On ne peut pas lutter contre l'entropie.
-Je regrette que votre foi soit si mal employée. Pensez à ce que vous
pourriez accomplir si vous décidiez de nous aider.
-Ne vous approchez pas de nous, Ralph. C'est tout ce que j'étais
venue vous dire. Un message tout simple : restez à l'écart.
-Vous savez que c'est impossible.
Annette Ekelund opina sèchement. Elle replia l'antenne de son
mobile et referma celui-ci.
Ralph la regarda s'éloigner sur la M6 avec un chagrin qui le surprit
lui-même. Des ombres apparurent autour d'elle, entourant sa
silhouette avant de l'engloutir en leur sein.
-Grands dieux, murmura le colonel Palmer.
-Voici notre adversaire, commenta Ralph.
-Vous êtes sûr qu'un million de sergents seront suffisants ? Ralph
n'eut pas le temps de répondre. La cacophonie du tonnerre se
transforma soudain en rugissement continu.
Sous leurs yeux ébahis, le nuage rouge se mit à descendre. On aurait
dit que la puissance des possédés venait enfin de s'étioler, laissant
s'effondrer la colossale masse d'eau. Des torrents de vapeur
bariolée se déversaient de la masse nuageuse, se précipitant vers le
sol plus vite que n'aurait pu l'expliquer la seule pesanteur.
Ralph s'éloigna en courant de la barricade, suivi par tous les autres,
ses
tissus
musculaires
brusquement
énergisés
par
ses
naneuroniques. Une terreur animale exhortait sa conscience à vider
son pistolet ITP sur la violente cascade.
Ses naneuroniques reçurent une pléthore de télétransmissions en
provenance du PC de Guyana. Les satellites d'observation en orbite
basse étaient braqués sur eux. Les patrouilles et les capteurs qui
surveillaient la ligne de démarcation étaient unanimes : le front
nuageux se déplaçait.
-
Plates-formes DS en état d'alerte maximum, transmit l'amiral
Farquar. Voulez-vous que nous déclenchions une frappe ? Nous
pouvons découper cette saloperie en tranches.
-Ça s'arrête ! hurla Will.
Ralph risqua un coup d'oeil par-dessus son épaule.
-Attendez, répondit-il à l'amiral.
Cent cinquante mètres derrière lui, le ventre du nuage s'était posé
sur le sol, dont la surface était labourée par des vagues rebondissant
dans toutes les directions. Mais le nuage n' avançait pas. Même le
tonnerre semblait étouffé.
-Ce n'est pas une attaque, je répète : ce n'est pas une attaque,
télétransmit Ralph. On dirait que... bon sang, on dirait qu'ils viennent
de nous claquer la porte au nez. Pouvez-vous confirmer la situation
sur toute la longueur de la ligne de démarcation ?
Il balaya la scène d'un horizon à l'autre, aussi loin que ses rétines
renforcées en étaient capables, constatant que le nuage s'était collé
au sol calciné. Une gigantesque barrière s'incurvant doucement vers
le ciel jusqu'à une altitude d'environ trois mille mètres. Dans un
certain sens, la situation s'était aggravée ; l'absence de toute
ouverture avait quelque chose de définitif.
-Confirmation, transmit l'amiral Farquar. Le nuage s'est effondré sur
toute la longueur de la ligne de démarcation. Ses bordures maritimes
s'abaissent elles aussi.
-Génial, maugréa le colonel Palmer. Et maintenant ?
-C'est une barrière psychologique, rien de plus, répliqua posément
Ralph. Après tout, ce n'est que de l'eau. Cela ne change rien.
Le colonel Palmer inclina lentement la tête en arrière, examinant le
précipice fluorescent sur toute sa hauteur. Elle frissonna.
-Tu parles d'une psychologie.
lone.
Un gémissement chaotique s'échappa de ses lèvres. Affalée sur son
lit, elle glissait doucement dans le sommeil. Dans son état de demi-
conscience, l'oreiller qu'elle serrait contre elle aurait pu être le corps
de Joshua.
Qu'est-ce qu'il y a encore, pour l'amour du Ciel ? Je n'ai même plus le
droit d'avoir des fantasmes ?
Je suis navrée de te déranger, mais il vient de se produire quelque
chose d'intéressant à propos des Kiints.
Elle se redressa lentement, encore un peu contrariée en dépit de la
tendresse dont Tranquillité s'efforçait de faire preuve. La journée
avait été longue, la gestion de l'escadre de Meredith s'étant ajoutée à
ses obligations ordinaires. Et la solitude commençait à lui peser.
Ça va, fit-elle en se grattant la tête. La grossesse me met dans un
état de nymphomanie latente. Il va falloir que tu supportes ça
pendant encore huit mois. Ensuite, tu auras droit à la dépression
postnatale.
Tu ne manques pas d'amants. Va voir l'un d'eux. Je voudrais que tu te
sentes mieux. Je n'aime pas te voir aussi troublée.
C'est une solution qui me glace. Si ce n'était qu'une question de
plaisir physique, je préférerais avaler un antidote.
À en juger par mes observations, le sexe chez les humains est
souvent glacé. C'est une activité reposant surtout sur des ressorts
égoïstes.
À quatre-vingt-dix pour cent, d'accord. Mais nous le supportons dans
l'espoir de trouver les dix pour cent qui restent.
Et tu penses que Joshua représente ces dix pour cent ?
Joshua est quelque part entre les deux. Si j'ai envie de lui en ce
moment, c'est parce que mes hormones sont en folie.
En règle générale, la production d'hormones n'atteint son sommet
que lors des derniers mois de grossesse.
J'ai toujours été du genre précoce.
Elle lança un ordre mental à la baie vitrée opacifiée, éclairant la
pièce d'une lumière sous-marine. Elle attrapa sa robe de chambre
d'un geste léthargique.
Bien, fin du quart d'heure de lamentations. Voyons ce que mijotent
nos mystérieux Kiints. Et gare à toi si ce n'est pas important.
Lieria a pris le métro pour se rendre au gratte-ciel Saint-Clément.
Et alors ?
C'est la première fois qu'un Kiint accomplit un tel acte. Je dois
considérer cela comme significatif, en particulier dans le contexte
actuel.
Kelly Tirrel n'aimait pas qu'on la dérange quand elle faisait tourner
ses programmes de Temps présent réel. Une activité à laquelle elle
s'adonnait de plus en plus souvent ces jours-ci.
Parmi les programmes illégaux qu'elle s'était procurés figuraient des
bloqueurs sélectifs de souvenirs, dérivés des programmes
thérapeutiques d'effaçage mémoriel, qui s'insinuaient dans les
profondeurs de ses tissus cérébraux pour cautériser son
subconscient. Il aurait été raisonnable de les utiliser sous
surveillance et de s'attaquer à un nombre moins important de
souvenirs pendant une durée nettement moins longue. D'autres
programmes amplifiaient ses réactions émotionnelles aux sti-muli
perçus, accentuant la lenteur et la banalité du monde réel. L'année
précédente, alors qu'elle tournait un documentaire sur ces produits,
un dealer lui avait montré comment créer une interface entre ces
programmes et les senso-environnements du commerce pour
produire le TPR. Ce stim hybride avait la réputation d'entraîner une
assuétude absolue. Impossible de se passer du comble de la
dénégation. Devenez une autre personnalité, vivant dans une autre
réalité, débarrassez-vous de votre passé et de ses inhibitions, laissez
le présent régner en maître. Vivez pendant des heures d'affilée dans
un aujourd'hui idéal.
Dans les domaines où demeurait Kelly, la possession et l'au-delà
étaient des concepts qui n'existaient pas, qui ne pouvaient pas
exister. Quand elle en émergeait, pour manger, pisser ou dormir,
c'était la réalité qui lui semblait irréelle ; impitoyable en comparaison
de l'existence hédoniste qu'elle connaissait de l'autre côté de sa
drogue électronique.
Cette fois-ci, lorsqu'elle sortit du TPR, elle ne reconnut même pas le
signal que recevaient ses naneuroniques. Les souvenirs de ce type
étaient profondément enfouis dans son esprit et ne remontaient à sa
conscience qu'avec la plus grande difficulté (mettant chaque fois un
peu plus longtemps pour le faire). Un moment s'écoula avant qu'elle
comprenne où elle se trouvait, c'est-à-dire dans son appartement
plutôt qu'en enfer. Les lumières étaient éteintes, la fenêtre opacifiée,
son drap mouillé et empestant l'urine, le sol jonché de bols jetables.
Kelly avait désespérément envie de replonger dans son refuge
électronique. Elle perdait le contact avec sa personnalité d'avant et
s'en fichait complètement. La seule chose qu'elle surveillait, c'était la
progression de sa déchéance ; sa peur veillait au grain.
Je ne me laisserai pas mourir.
Même si les programmes illégaux lui grillaient les neurones, elle ne
se permettrait pas d'aller trop loin, du moins sur le plan physique.
Avant cela, elle opterait pour le tau-zéro. La merveilleuse simplicité
de l'éternel oubli.
Et, jusque-là, son cerveau vivrait une existence enchantée, pleine de
plaisir et d'excitation, dont il ignorerait la nature artificielle. Il faut
bien profiter de la vie, pas vrai ? Maintenant qu'elle connaissait la
vérité sur la mort, que lui importait la façon dont elle en profitait ?
Son cerveau identifia enfin le signal comme provenant du processeur
réseau de l'appartement. Quelqu'un était devant sa porte et
demandait à entrer. Sa stupeur teintée de colère laissa la place à une
confusion totale. Collins ne l'avait pas rappelée depuis une semaine
(voire plus longtemps), depuis qu'elle avait engueulé l'évêque de
Tranquillité lors d'une interview, lui reprochant la cruauté de son
Dieu qui imposait l'au-delà à des âmes innocentes.
Le signal se répéta. Kelly se redressa et vomit aussitôt au pied du lit.
Sous l'effet de la nausée, son esprit fut envahi par un kaléidoscope
de pensées et de souvenirs diamétralement opposés au TPR :
Lalonde dans toute sa gloire infernale. Elle toussa et tressaillit de
tous ses membres, sentant brûler la cicatrice qui lui barrait le flanc.
Sur la table de chevet se trouvait un verre à moitié rempli d'un liquide
qu'elle espérait être de l'eau. Elle l'attrapa d'une main tremblante, en
renversant une partie avant de pouvoir l'avaler. Elle réussit à ne pas
en vomir la totalité.
Suffocante, elle se leva à grand-peine et s'enveloppa les épaules
d'une couverture. Le programme médical de ses naneu-roniques
l'avertit qu'elle souffrait d'hypoglycémie et de déshydratation. Elle
l'annula. Le signal se répéta une troisième fois. - Allez vous faire
foutre, marmonna-t-elle. La lumière semblait lui transpercer les
globes oculaires pour lui incendier la cervelle. Avalant une grande
goulée d'air, elle chercha à déterminer pourquoi ses naneuroniques
avaient cessé de faire tourner le programme TPR. Une simple
demande envoyée au processeur réseau de son appartement
n'aurait pas dû avoir cet effet-là. Peut-être que les filaments
raccordés à ses liaisons synaptiques souffraient de son état de
délabrement physique.
-
Qui est là ? télétransmit-elle en traversant le living d'un pas
hésitant.
-Lieria.
Ce nom ne lui disait rien et elle n'avait pas envie de consulter ses
cellules mémorielles. Elle s'effondra sur un siège relaxant, ramena la
couverture sur ses jambes et ordonna au processeur d'ouvrir la
porte.
Une Kiint adulte se tenait sur le seuil. Kelly battit des paupières pour
se protéger de la lumière qui se déversait autour de son corps blanc
comme neige, hoqueta puis se mit à rire. Elle avait réussi, elle s'était
démoli le cerveau à coups de TPR.
Lieria se baissa légèrement et entra dans le living, prenant garde à
ne renverser aucun meuble. Elle dut se contorsionner pour passer la
porte, mais réussit à franchir l'obstacle. Derrière elle se pressait un
groupe de résidents dévorés par la curiosité. La porte se referma.
Kelly ne lui en avait pas donné l'ordre. Elle avait cessé de rire et ses
tremblements menaçaient de la reprendre. Cela n'était pas une
illusion. Elle avait une envie pressante de se réfugier à nouveau dans
le TPR.
Lieria occupait presque un cinquième du volume de la pièce ; ses
bras tractamorphiques étaient rétractés, sa tête triangulaire oscillait
doucement de droite à gauche et ses yeux examinaient les lieux. Cela
faisait des semaines qu'aucun chimpanzé domestique n'était venu
faire le ménage ; la poussière s'accumulait ; la porte de la cuisine
était entrouverte, et on apercevait le plan de travail débordant de
sachets vides ; un tas de sous-vêtements sales s'empilait dans un
coin ; le bureau était jonché de microcartels et de blocs-
processeurs. La Kiint posa à nouveau son regard sur Kelly, qui se
recroquevilla sur son siège.
-Com... comment êtes-vous arrivée ici ? demanda stupidement la
journaliste.
-J'ai pris l'ascenseur de service, télétransmit Lieria. Il était fort
étroit.
Kelly sursauta.
-Je ne savais pas que vous pouviez faire ça.
-Prendre l'ascenseur?
-Télétransmettre.
-Nous disposons d'une certaine maîtrise de la technologie.
-Oh, oui ! C'est juste que... laissez tomber.
Son entraînement de reporter reprit le dessus. Un Kiint ren-t une
visite privée à un humain, c'était de l'inédit.
Est-ce que cet entretien est confidentiel ? Les évents de Lieria
émirent un sifflement.
-À vous d'en décider, Kelly Tirrel. Souhaitez-vous que rotre public
sache ce que vous êtes devenue ?
Kelly ordonna à son visage de se figer, pour lutter contre les larmes
ou pour ne pas afficher sa honte - impossible de le savoir.
-Non, répondit-elle.
-Je comprends. La découverte de l'au-delà peut être traumatisante.
-Comment en avez-vous triomphé ? Dites-le-moi, je vous en supplie.
Ayez pitié de moi. Je ne veux pas me retrouver piégée là-bas. Je ne le
supporterais pas !
-Je suis navrée. Je ne peux pas en discuter avec vous. Kelly s'était
remise à tousser. Elle s'essuya les yeux du dos de la main.
-Qu'est-ce que vous voulez ?
-
Je souhaite acquérir des informations. Vos sensovidéos de
Lalonde.
-Mes... pourquoi ?
-Ils nous intéressent.
-Entendu. Je suis prête à les céder. En échange d'une méthode pour
éviter l'au-delà.
-Une telle chose ne s'achète pas, Kelly Tirrel, la réponse est en
vous.
-Arrêtez d'être aussi obtuse, bon sang ! hurla-t-elle, sentant la
consternation céder la place à la colère.
-Mon espèce souhaite sincèrement que vous parveniez un jour à
comprendre. Si j'ai souhaité m'adresser à vous pour acheter ces
données, c'était dans l'espoir de vous procurer une certaine
tranquillité d'esprit. Si je vais voir la corporation Col-lins, l'argent se
perdra dans ses registres comptables. Nous ne vous voulons aucun
mal, voyez-vous. Ce n'est pas dans notre nature.
Kelly fixa la créature xéno, déprimée par sa propre stupidité. Très
bien, ma fille, se dit-elle, essayons de débrouiller cette histoire de
façon rationnelle. Elle fit passer son programme de surveillance
médicale en mode primaire et mit en ligne les programmes
inhibiteurs et stimulants appropriés pour se remettre sur pied. Ce
n'était pas une panacée, mais au moins se sentit-elle un peu plus
d'aplomb.
-Pourquoi voulez-vous acheter ces sensovidéos ?
-Nous n'avons que très peu de données sur les humains possédés
par les âmes revenantes. Cela nous intéresse. Votre séjour sur
Lalonde est un excellent compte rendu.
Kelly sentit s'éveiller son intérêt ; la journaliste qu'elle était flairait un
scoop.
-Conneries. Ce n'est pas ce que je vous demandais. Si vous .
souhaitiez des informations sur les humains possédés et rien de plus,
vous auriez enregistré mes reportages lors de leur diffusion ' par
Collins. Dieu sait qu'ils les ont passés et repassés.
-Ils ne sont pas complets. Collins les a montés afin de n'en présenter
que les points saillants. Nous comprenons les raisons commerciales
qui ont poussé votre employeur à agir ainsi, mais cela ne nous sert à
rien. Je désire un accès à l'intégralité des enregistrements.
-Bien, fit-elle d'un ton posé.
Elle feignit de considérer sérieusement la proposition qu'on venait de
lui faire. Son programme d'analyse était passé en mode primaire,
élaborant une série de questions conçues pour rétrécir son champ
d'investigation.
-Je peux vous fournir un accès total à mes rencontres avec les
possédés, ainsi qu'à mes observations sur Shaun Wallace.
Sans aucun problème.
-Nous avons besoin de l'intégralité des enregistrements, depuis
votre arrivée dans le système de Lalonde jusqu'à votre départ. Tous
les détails nous intéressent.
-Tous les détails ? Je veux dire, il s'agit d'un sensovidéo humain,
mon cartel n'a pas cessé d'enregistrer un seul instant. Procédure
standard de la compagnie. Malheureusement, il fonctionnait aussi
quand j'allais au petit coin, si vous voyez ce que je veux dire.
-Les fonctions excrétoires humaines ne nous causent aucune gêne.
-Voulez-vous que je supprime les enregistrements effectués à bord
du Lady Macbeth ?
-Vos observations et celles de l'équipage sur la rupture dans le réel
perçue en orbite font partie intégrante de l'enregistrement.
-Combien envisagiez-vous de me proposer pour ces sensovidéos ?
-Veuillez m'indiquer votre prix, Kelly Tirrel.
-Un million de fusiodollars.
-C'est cher.
-Cela représente beaucoup d'heures d'enregistrement. Mais je
peux toujours abréger l'ensemble.
-Je ne vous donnerai cette somme que pour un enregistrement
intégral.
Kelly serra les dents en signe d'agacement ; ça n'allait pas marcher,
la Kiint était bien trop intelligente pour tomber dans ce genre de
piège rhétorique. N'insiste pas, se dit-elle, contente-toi de ce que tu
as et débrouille-toi plus tard pour éclaircir cette énigme.
-Ça me paraît équitable. D'accord.
Le bras tractamorphique de Lieria se déploya, un crédisque de la
Banque jovienne entre ses pinces.
Kelly lui jeta un coup d'oeil intéressé, puis se leva, un peu raide. Son
propre crédisque se trouvait quelque part sur son bureau. Elle
franchit les trois pas qui l'en séparaient, puis s'empressa de
s'asseoir sur la chaise grise placée devant.
-Je vous suggère de manger quelque chose et de prendre beaucoup
de repos avant de retourner à votre senso-environne-ment,
télétransmit Lieria.
-Bonne idée. C'est ce que j'allais faire.
Elle se figea alors qu'elle fouillait parmi les cartels et les boîtes vides.
Comment diable la Kiint savait-elle ce qu'elle était en train de faire ?
Nous disposons d'une certaine maîtrise de la technologie. Elle serra
sa couverture d'une main alors que l'autre péchait le disque sous un
bloc-enregistreur.
-Le voilà, fit-elle avec une jovialité forcée.
Lieria lui transféra la somme convenue. La douce chair de ses pinces
engloutit le crédisque de la Banque jovienne, puis s'ouvrit sur un
petit bloc-processeur bleu foncé. On aurait dit un tour de passe-
passe, mais Kelly n'était pas en état de se l'expliquer.
-Veuillez insérer vos microcartels dans ce bloc, télétransmit Lieria.
Je copierai les enregistrements.
Kelly s'exécuta.
-Je vous remercie, Kelly Tirrel. Vous avez apporté des informations
précieuses au stock de connaissance de notre espèce.
-Profitez-en au maximum, grommela-t-elle. Vu la façon dont vous
nous traitez, nous ne serons bientôt plus là pour vous apporter quoi
que ce soit.
La porte du living s'ouvrit, faisant sursauter les résidents massés
dans le couloir. Lieria recula avec une agilité surprenante. Lorsque la
porte se referma sur elle, Kelly se retrouva avec la déconcertante
impression d'avoir rêvé. Elle ramassa son crédisque et le regarda
avec des yeux émerveillés. Un million de fusiodollars.
La clé d'une immersion permanente en tau-zéro. Son avocat
négociait avec Collins pour que le montant de son épargne retraite
soit transféré sur un compte rémunérateur édéniste, à l'image de la
procédure suivie par Ahsly Hanson. Sauf qu'elle ne sortirait pas de
sa nacelle tous les deux ou trois siècles pour faire du tourisme. Les
comptables de Collins se faisaient tirer l'oreille.
Un problème parmi tous ceux qui l'avaient poussée à se réfu-> gier
dans le TPR. A présent, elle n'avait plus qu'à se rendre dans un
habitat édéniste. Seule leur culture avait une chance de la protéger
pour l'éternité.
Quoique... son vieil esprit têtu se posait mille questions. Que diable
voulaient vraiment les Kiints ?
-Réfléchis, s'ordonna-t-elle farouchement. Allez, bon sang.
Réfléchis !
Il s'était passé quelque chose sur Lalonde. Quelque chose de
suffisamment important pour qu'un Kiint se déplace jusque chez moi
et m'offre un million de fusiodollars pour mes enregistrements.
Quelque chose que nous n'avons jugé ni important ni intéressant,
puisque Collins ne l'a pas diffusé. Mais si ça n'a pas été diffusé,
comment les Kiint en ont-ils appris l'existence ?
Logiquement, quelqu'un avait dû leur en parler - aujourd'hui ou très
récemment. Quelqu'un qui avait accédé à la totalité des
enregistrements, ou du moins à une partie que Collins n'avait pas
diffusée.
Kelly eut un sourire ravi, ce dont elle n'était guère coutumière ces
derniers temps. Quelqu'un qui était souvent en contact avec les
Kiints.
Examine toutes les conversations ayant impliqué un Kiint au cours de
la semaine dernière, ordonna lone. Et toute conversation ayant eu
trait à Lalonde, si triviale soit-elle. Et si tu ne trouves rien, commence
à explorer tes souvenirs plus anciens.
Je suis déjà occupée à passer en revue les scènes concernées. Je
risque d'avoir des problèmes pour remonter au-delà de quatre jours.
La capacité de ma mémoire à court terme n'est que de cent heures ;
passé ce délai, les détails sont dispersés afin que je puisse
conserver les points saillants. Sans cette procédure, même ma
mémoire serait incapable de traiter ce qui se passe en moi.
Je le sais ! Mais si Lieria s'est déplacée en plein milieu de la nuit, ce
que nous cherchons est forcément récent. Et s'il s'agissait d'une
conversation entre Kiints ? L'accord de non-ingérence signé par
grand-père ne s'applique sûrement pas dans ce cas.
J'en conviens. Toutefois, je ne suis jamais parvenue à intercepter les
conversations des Kiints sur la bande d'affinité. Je ne peux
distinguer au mieux que ce que je qualifierais de murmures.
Zut ! Si tu n'y arrives pas, nous devrons réveiller tous les membres du
projet
de
recherche
sur
les
Laymils
et
les
interroger
individuellement.
C'est mutile. J'ai trouvé.
-Génial ! Montre-moi, ordonna lone.
Le souvenir s'épanouit autour d'elle. Une lumière éclatante se
déversait sur la plage tandis des vaguelettes lapaient doucement le
rivage. Un gigantesque château de sable se dressait devant elle.
Nom de Dieu !
Jay fut réveillée par une main lui secouant doucement l'épaule.
-Maman ! s'écria-t-elle, terrifiée.
Où qu'elle soit, elle était dans le noir, entourée d'ombres encore plus
noires.
-Désolée, ma chérie, murmura Kelly Tirrel. Ce n'est pas ta maman,
ce n'est que moi.
L'horreur déserta le visage de la fillette, qui se redressa sur sa
couche, passant les bras autour de ses jambes.
-Kelly ?
-Ouais. Et je suis vraiment navrée, je ne voulais pas te faire peur
comme ça.
Jay renifla, sa curiosité éveillée.
-Qu'est-ce qui pue comme ça ? Et quelle heure est-il ?
-Il est très tard. L'infirmière Andrews va me tuer si je reste plus de
deux ou trois minutes. Si elle m'a laissée entrer, c'est uniquement
parce qu'elle sait qu'on a passé beaucoup de temps ensemble à bord
du Lady Mac.
-Ça fait longtemps que vous n'êtes pas venue me voir.
-Je sais. (Kelly faillit succomber à la honte en entendant le ton
accusateur de la petite fille.) Je n'étais pas vraiment en forme ces
derniers temps. Je ne voulais pas que tu me voies dans cet état.
-Vous allez mieux maintenant ?
-Oui. Je suis en train de me remettre.
-
Bien. Vous m'aviez promis de me montrer le studio où vous
travaillez.
-Et je tiendrai ma promesse. Écoute, Jay, j'ai des questions très
importantes à te poser. C'est à propos de Haile.
-Des questions ? répéta la fillette d'un air soupçonneux.
-Je dois savoir si tu as parlé de Lalonde avec elle, en particulier ces
derniers jours. C'est d'une importance vitale, Jay, je te le jure. Sinon,
je ne t'aurais pas dérangée.
-Je sais. (Elle plissa les lèvres, se concentrant de toutes ses forces.)
On a parlé de religion ce matin. Haile ne comprend pas très bien de
quoi il s'agit, et je ne suis pas très douée pour le lui expliquer.
-De religion ? À quel propos exactement ?
-À propos de tous les dieux qui existent. Je lui ai parlé du temple des
Tyrathcas, le temple du Dieu endormi que vous m'avez montré, et elle
voulait savoir si c'était le même dieu que Jésus.
-Bien sûr, siffla Kelly. Ce n'était pas la possession humaine,
c'étaient les passages sur les Tyrathcas, on ne les a jamais diffusés.
(Elle se pencha sur Jay pour l'embrasser.) Merci, ma chérie. Tu viens
juste d'accomplir un miracle.
-C'est tout ?
-Ouais. C'est tout.
-Oh!
-Recouche-toi et dors bien. Je viendrai te voir demain. Elle borda la
fillette et lui donna un nouveau baiser. Jay renifla une nouvelle fois,
mais ne fit aucun commentaire.
-Alors ? murmura Kelly en s'éloignant du lit. Vous m'avez observée,
vous savez que c'est sérieux. Je veux parler au seigneur de Ruine.
Le processeur réseau de l'aile pédiatrique ouvrit un canal vers les
naneuroniques de Kelly.
-
lone Saldana va vous recevoir tout de suite, télétransmit
Tranquillité. Veuillez vous munir des enregistrements en question.
Bien qu'il estimât être en excellents termes avec le seigneur de
Ruine, Parker Higgens était encore glacé jusqu'à la moelle lorsqu'elle
lui adressait un de ses regards poliment exigeants.
-Mais je ne sais rien sur les Tyrathcas, madame, se plaignit-il.
Le fait qu'on l'avait tiré du lit pour le convier à une réunion de crise
hautement irrégulière semait la panique dans ses processus
mentaux. Et quand il avait accédé aux enregistrements de Coastuc-
RT et découvert l'étrange structure argentée édifiée par les
bâtisseurs tyrathcas au centre de leur village, cela n'avait guère
contribué à lui rendre sa sérénité.
Lorsqu'il chercha du regard le soutien de Kempster Getchell, ce fut
pour constater que l'astronome avait les yeux fermés et examinait
l'enregistrement une deuxième fois.
-Vous êtes les seuls xénospécialistes dont je dispose, Parker.
-Spécialistes en Laymils uniquement.
-Ne commencez pas à ergoter. J'ai besoin de conseils, et vite.
Quelle est l'importance de cette découverte ?
-Eh bien... je pense que nous ignorions avant cela l'existence d'une
religion chez les Tyrathcas, s'aventura-t-il à dire.
-C'est exact, intervint Kelly. J'ai fait tourner un programme de
recherche dans l'encyclopédie de l'antenne Collins. Elle est aussi
complète qu'une bibliothèque universitaire. Il n'y figure aucune
référence à ce Dieu endormi.
-Et il semble que les Kiints ignoraient également son existence, dit
Parker. Ils sont venus vous réveiller pour vous acheter cet
enregistrement ?
-En effet.
Parker était quelque peu surpris par l'aspect négligé de la
journaliste. Elle était rencognée sur le sofa du bureau privé d'Ione,
un épais cardigan passé sur ses épaules comme si on était en plein
hiver. Un grand plateau couvert de sandwiches au saumon était posé
en équilibre sur l'accoudoir, et elle avait passé les cinq dernières
minutes à s'en enfourner dans la bouche.
-Eh bien, madame, je dois dire que c'est réconfortant d'apprendre
qu'ils ne savent pas tout, déclara-t-il.
Un chimpanzé domestique lui tendit en silence une tasse de café.
-Mais est-ce vraiment important ? questionna lone. Étaient-ils
tout simplement surpris de découvrir le mythe du Dieu endormi, à tel
point que Lieria s'est précipitée chez Kelly en pleine nuit pour obtenir
une confirmation ? Ou bien cela a-t-il un rapport avec notre situation
actuelle ?
-Ce n'est pas un mythe, dit Kelly en avalant un nouveau sandwich.
Quand j'ai dit ça à Waboto-YAU, les soldats ont bien failli m'abattre.
Les Tyrathcas ont une croyance absolue en leur Dieu endormi.
Dingue d'espèce.
Parker remua machinalement son café.
-Je n'ai jamais vu les Kiints être excités par quoi que ce soit. D'un
autre côté, je ne les ai jamais vus se presser non plus, ce qu'ils ont
fait cette nuit. Je pense que nous devrions examiner ce Dieu endormi
dans son contexte. Vous savez sans doute, madame, que les
Tyrathcas ignorent le concept de fiction. Ils sont tout bonnement
incapables de mentir, et ils ont beaucoup de problèmes à
comprendre les contrevérités humaines. Ce qu'il y a de plus proche
du mensonge chez eux, c'est la rétention d'information.
-Vous voulez dire que ce Dieu endormi existe vraiment ? demanda
Kelly.
-Il y a forcément un fond de vérité dans cette histoire, répliqua
Parker. Les Tyrathcas sont une espèce clanique hautement
formaliste. Leurs familles individuelles exercent pendant plusieurs
générations des professions et des responsabilités données. De
toute évidence, la famille de Sireth-AFL était responsable du savoir
afférent au Dieu endormi. Je serais prêt à avancer l'hypothèse que
Sireth-AFL descend de la famille qui était chargée des systèmes
électroniques lorsqu'ils étaient à bord de leur arche stellaire.
-Dans ce cas, pourquoi ne pas tout simplement réaliser un
enregistrement électronique de ce souvenir ? s'enquit Kelly.
-Il est probable que cet enregistrement existe quelque part. Mais
Coastuc-RT est une colonie fort primitive, et les Tyrathcas n'utilisent
qu'une technologie appropriée à leurs besoins. Il y a sans doute dans
ce village des individus qui savent construire des ordinateurs et des
générateurs de fusion, mais comme ils n'en ont pas encore besoin, ils
ne font pas appel à ces connaissances. Ils se contentent des roues à
aubes et du calcul mental.
-Bizarre, commenta Kelly.
-Non, corrigea Parker. Tout bonnement logique. Le produit d'un
esprit intelligent sans être particulièrement Imaginatif.
-
Cependant, ils priaient, dit lone. Ils croient en un Dieu. Cela
demande de l'imagination, sinon de la foi.
-Je ne le pense pas, dit Kempster Getchell. (Visiblement, il jubilait.)
Nous entrons dans le domaine de la sémantique, et n'oubliez pas que
nous dépendons d'un traducteur électronique, trop littéral et par
conséquent peu fiable. Considérez le moment où ce Dieu est apparu
dans leur histoire. Les dieux humains datent de notre ère
préscientifique. Cela fait des millénaires que nous n'avons pas eu de
nouvelle religion. La société moderne est bien trop sceptique pour
accepter des prophètes ayant une ligne directe avec Dieu. De nos
jours, nous avons réponse à tout, et tout ce qui n'est pas enregistré
sur un cartel est un mensonge.
" Et voilà nos Tyrathcas, qui sont non seulement incapables de
mentir, mais qui en outre rencontrent un Dieu alors qu'ils se trouvent
à bord d'un astronef. Ils disposent des mêmes outils d'analyse
intellectuelle que nous, et ils persistent à parler d'un Dieu. Un Dieu
qu'ils ont trouvé. C'est ça qui m'excite, c'est ça le plus important
dans l'histoire. Ce Dieu n'est ni ancien ni originaire de leur planète.
L'une de leurs arches stellaires a rencontré une entité si puissante, si
terrifiante, qu'une espèce possédant la technologie du voyage
interstellaire la qualifie de Dieu.
-Cela signifie aussi qu'ils n'en ont pas l'exclusivité, fit remarquer
Parker.
-Oui. En outre, cette entité, quelle que soit sa nature, était bénigne,
voire bien disposée à l'égard de leur arche stellaire. Sinon, ils ne
l'auraient pas considérée comme leur Dieu endormi.
-Une entité assez puissante pour défendre les Tyrathcas contre les
possédés, rappela lone. C'est ce qu'ils prétendaient.
-En effet. De les défendre à plusieurs centaines d'années-lumière de
distance.
-Qu'est-ce qui pourrait être assez puissant pour cela ? demanda
Kelly.
-Kempster ? lança lone au vieil astronome qui s'abîmait dans la
contemplation du plafond.
-Je n'en ai absolument aucune idée. Encore que le ternie " endormi
" témoigne d'un statut inerte, qui peut être altéré.
-Par la prière ? interrogea Parker d'un air sceptique.
-Ils pensaient qu'il serait en mesure de les entendre, dit Kempster.
Qu'il était plus fort que toutes les choses vivantes, comme l'a dit ce
reproducteur. Intéressant. Et cette forme de miroir spirale était
censée ressembler à celle du Dieu endormi. Je pense peut-être à un
événement ou à un objet céleste correspondant à ce que l'on peut
trouver dans l'espace interstellaire. Malheureusement, aucun objet
astronomique naturel ne ressemble à cela.
-Essayez de deviner, suggéra lone d'une voix glaciale.
-Quelque chose de puissant que l'on trouve dans l'espace. (Le front
de l'astronome se barra de concentration.) Hum. L'ennui, c'est que
nous n'avons aucune idée de son échelle. Une sorte de petite
nébuleuse autour d'une étoile neutronique ; ou l'émission d'un trou
blanc - cela pourrait expliquer cette forme. Mais aucun de ces objets
n'est exactement inerte.
-
Et ils ne nous seraient d'aucune utilité contre les possédés,
remarqua Parker.
-Mais l'existence de ce Dieu a suffi à faire réagir les Kiints, dit lone.
Des êtres capables de fabriquer des lunes, au pluriel.
-Pensez-vous que cette entité pourrait nous aider ? demanda
Kelly à l'astronome.
-
Bonne question, répondit Kempster. Une espèce hautement
littérale pense qu'elle peut les aider contre les possédés. Donc, elle
pourrait agir de même pour nous. Bien que la rencontre proprement
dite se soit sans doute produite il y a plusieurs millénaires. Qui sait si
son compte rendu n'a pas été déformé par le passage du temps,
même chez les Tyrathcas ? Et s'il s'agissait d'un événement plutôt
que d'un objet, il a sans doute atteint son terme aujourd'hui. Après
tout, les astronomes de la Confédération ont dressé un catalogue
relativement complet de notre galaxie ; ils n' auraient pas manqué de
signaler quoi que ce soit de bizarre dans un rayon de dix mille
années-lumière. C'est pour cela que je penche pour l'hypothèse de
l'objet inerte. Je dois dire que vous nous avez apporté là une énigme
des plus délicieuses, ma jeune dame ; j'adorerais savoir ce qu'ils ont
vraiment trouvé.
Kelly balaya cette remarque d'un geste de la main et se pencha en
avant.
-Vous voyez ? dit-elle à lone. C'est une information critique, comme
je vous l'avais dit. Je vous ai fourni un indice décisif. Pas vrai ?
-Oui, dit lone d'une voix pleine d'aspérités.
-Est-ce que j'ai mon autorisation de vol ?
-Hein ? Quel vol ? demanda Parker Higgens.
-Kelly souhaite visiter Jupiter, répondit lone. Pour ce faire, elle a
besoin de mon autorisation officielle.
-Est-ce que je l'ai, oui ou non ? s'emporta la journaliste, lone plissa
le nez de dégoût.
-Oui. Maintenant, veuillez garder le silence à moins que vous n'ayez
une remarque pertinente à faire.
Kelly se laissa choir sur le sofa, un sourire farouche aux lèvres.
Parker l'examina un instant, n'appréciant guère ce qu'il découvrait,
mais s'abstint de tout commentaire.
-Les éléments solides dont nous disposons jusqu'ici me paraissent
fort minces, mais ils semblent indiquer à mes yeux que le Dieu
endormi n'est pas un objet naturel. Peut-être s'agit-il d'une machine
de von Neumann opérationnelle, à laquelle une culture disposant
d'une technologie inférieure conférerait sans aucun doute des
attributs divins. Ou alors, j'ai le regret de le dire, une espèce d'arme
antique.
-Un artefact manufacturé capable d'attaquer les possédés dans
l'espace interstellaire, commenta Kempster. Voilà une idée
parfaitement déplaisante. Quoique l'adjectif " endormi " soit plus
approprié dans un tel cas.
-Comme vous le dites, remarqua lone, nous n'avons pas encore
assez d'informations pour faire autre chose que jouer aux devinettes.
Cet état de fait doit être corrigé. Notre vrai problème, c'est que les
Tyrathcas ont rompu tout contact avec nous. Et je pense que nous
n'avons pas d'autre choix que de leur poser la question.
-Je vous conseillerais sûrement de travailler dans ce sens, madame.
La seule possibilité que le Dieu endormi puisse exister et soit en
outre capable de vaincre les possédés, d'une façon ou d'une autre,
nécessite d'être explorée. Si nous pouvions...
Parker se tut en voyant lone agripper les accoudoirs de son fauteuil,
avec dans ses yeux bleus une émotion qu'il n'aurait jamais imaginé y
voir un jour : l'horreur absolue.
Meredith Saldana entra en flottant sur la passerelle de l'Angara ;
toutes
les
couchettes
anti-g
de
la
section
Contrôle
et
Communications étaient occupées par ses officiers qui s'affairaient à
scanner et à sécuriser l'espace autour de Mirchusko.
Il se glissa sur sa propre couchette et accéda à l'ordinateur tactique.
Le vaisseau-amiral se trouvait à mille kilomètres du spatioport
contrarotatif de Tranquillité, déployant la totalité de ses grappes de
capteurs et de ses systèmes de communication. Quelques bâtiments
se déplaçaient autour du spatioport de l'habitat et de ses stations
industrielles, deux gerfauts contournaient l'axe pour se poser sur la
corniche extérieure et trois tankers d'He^ s'élevaient au-dessus des
anneaux naturels de la géante gazeuse pour rejoindre l'habitat. Les
seuls autres vaisseaux en vol appartenaient à l'escadre. Les frégates
gagnaient leurs positions, se préparant à former autour de
Tranquillité une sphère protectrice de huit mille kilomètres de
diamètre qui viendrait renforcer son dispositif DS déjà considérable.
Les neuf faucons affectés à l'escadre étaient en ce moment déployés
autour de la géante gazeuse pour sonder ses anneaux en quête d'un
vaisseau ou d'un système d'observation clandestins. Une hypothèse
fort improbable, mais Meredith était conscient de l'enjeu de la
campagne de Toi-Hoi. Quand il était en mission, sa devise était : Je
suis paranoïaque, mais le suis-je suffisamment ?
-Lieutenant Grese, notre situation actuelle, je vous prie ? demanda-
t-il.
-En ligne à cent pour cent, amiral, répondit l'officier du SRC. Tout le
trafic spatial est interrompu. Les gerfauts que vous voyez en train
d'accoster sont les derniers de ceux qui déployaient des satellites-
capteurs pour détecter une signature énergétique de la planète des
Laymils. Tous ont obéi à l'ordre de rappel. Nous avons autorisé les
navettes et les remorqueurs à circuler entre l'habitat et les stations
industrielles à condition d'être informés à l'avance de leurs plans de
vol. Tranquillité nous a fourni un accès direct à son réseau DS, qui
est extrêmement performant dans un rayon d'un million de
kilomètres. Notre seul problème, c'est qu'il ne semble pas équipé de
détecteurs de distorsion gravitonique.
Meredith fronça les sourcils.
-C'est ridicule, comment parvient-il à détecter les astronefs en
émergence ?
-Je n'en suis pas sûr, amiral. Nous avons posé la question, mais on
nous a répondu que chaque satellite-capteur nous transmettait la
totalité de ses données. La seule explication qui me vienne à l'esprit,
c'est que le seigneur de Ruine ne souhaite pas que nous ayons une
idée trop précise des capacités de détection de l'habitat.
Ce que Meredith avait peine à croire. À sa grande surprise, il avait
été fort impressionné par sa jeune cousine ; d'autant plus qu'il
entretenait beaucoup de préjugés à son encontre avant de faire sa
connaissance. Il avait été contraint de réviser la plupart d'entre eux
en la découvrant pleine de dignité inflexible et d'astuce politique. Il
était sûr d'une chose : si elle avait voulu imposer des limites à leur
coopération, elle l'aurait fait sans duplicité aucune.
-
Nos propres capteurs peuvent-ils compenser cette lacune ?
demanda-t-il.
-Oui, amiral. Pour le moment, les faucons sont prêts à nous aviser
immédiatement de toute émergence. Mais nous avons lancé toute
une batterie de satellites détecteurs de distorsion gravitonique. Une
fois en position, ils nous assureront une couverture totale sur un
rayon de deux cent cinquante mille kilomètres ; ils seront
opérationnels dans vingt minutes, ce qui libérera les faucons pour
leur mission suivante.
-Bien, dans ce cas, inutile de soulever le problème.
-Entendu, amiral.
-Lieutenant Rhoecus, statut des faucons, s'il vous plaît.
-Oui, amiral, répondit l'Édéniste. Aucun vaisseau n'a été décelé à
l'intérieur des anneaux de Mirchusko. Toutefois, nous ne pouvons
donner aucune garantie sur l'absence de satellites-espions furtifs.
Jusqu'ici, nous avons déployé deux cent cinquante satellites ELINT,
ce qui nous donne une probabilité de détection élevée au cas où un
système clandestin serait en train d'observer l'habitat. Myoho et
Onone lancent de nouveaux ELINT en orbite autour de chacune des
lunes de Mirchusko au cas où quelque chose y serait dissimulé.
-Excellent. Et la couverture du reste du système ?
-Nous avons déjà élaboré un plan de saut pour chaque faucon, qui
leur permettra de mener des recherches préliminaires dans quinze
heures d'ici. Ces recherches ne seront pas exhaustives, mais, s'il y a
un astronef à moins de deux UA de Mirchusko, ils devraient pouvoir
le repérer. Le vide spatial pose moins de problèmes que les
alentours d'une géante gazeuse.
-Plusieurs capitaines de gerfaut nous ont proposé leur assistance,
amiral, déclara le capitaine de frégate Kroeber. J'ai décliné cette
proposition pour le moment, mais je leur ai dit que l'amiral
Kolhammer aurait peut-être besoin d'eux pour la phase suivante des
opérations.
Meredith faillit se tourner vers le commandant du vaisseau-amiral,
mais se retint à temps.
-Je vois. Avez-vous déjà servi avec l'amiral Kolhammer, Mircea ?
-Non, amiral, je n'ai pas eu ce plaisir.
-Eh bien, pour votre information, je pense qu'il n' aura probablement
pas envie d'avoir affaire à des gerfauts.
-Bien, amiral.
Meredith éleva la voix pour s'adresser à l'ensemble des officiers
présents sur la passerelle.
-Bon travail, mesdames et messieurs. Apparemment, vous avez
organisé cette sécurisation de fort efficace façon. Mes compliments.
Commandant, veuillez conduire VAnkara à nos coordonnées
définitives à l'allure que vous souhaiterez.
-À vos ordres, amiral.
Une accélération d'un tiers de g s'exerça bientôt sur la passerelle.
Meredith étudia l'affichage tactique, se familiarisant avec la
formation de l'escadre. Il était satisfait des performances de ses
bâtiments et de leurs équipages, en particulier après le traumatisme
de Lalonde. Contrakement à certains officiers des Forces spatiales,
Meredith ne considérait pas les gerfauts comme des traîtres en
puissance, il s'estimait trop réaliste et trop sophistiqué pour cela.
S'ils devaient être percés à jour, ce serait probablement par un
intervenant extérieur tel qu'un satellite-espion furtif. Mais, même
dans ce cas, l'ennemi aurait besoin d'un astronef pour collecter ses
informations.
-Lieutenant Lowie, serait-il possible d'éliminer un système espion
dans les anneaux en le bombardant de pulsations EM ?
-Une saturation totale serait nécessaire pour cela, amiral, répondit
l'officier artilleur. Si l'Organisation a dissimulé un satellite là-bas,
ses circuits seront certainement renforcés. L'explosion devrait se
produire à vingt kilomètres de lui pour garantir son élimination. Nous
n'avons pas de bombes à fusion en nombre suffisant.
-Je vois. Ce n'était qu'une idée en l'air. Rhoecus, j'aimerais que deux
faucons restent en orbite autour de Mirchusko afin de repérer les
astronefs émergeant hors de portée de nos capteurs. Quelles seront
les conséquences sur notre surveillance globale ?
-Sa conclusion sera retardée d'environ six heures, amiral.
-Merde, ce serait un retard inacceptable.
Il consulta à nouveau l'affichage tactique, faisant tourner des
programmes d'analyse pour déterminer la solution la plus efficace.
Un point rouge apparut soudain à dix mille kilomètres de distance,
entouré par des symboles : un terminus de trou-de-ver dégorgeant
un vaisseau. Très loin des zones d'émergence de Tranquillité. Un
deuxième point rouge se manifesta moins d'une seconde plus tard.
Puis un troisième. Et un quatrième. Et plein d'autres.
-Qu'est-ce que c'est que ça ?
-Ce ne sont pas des faucons, amiral, dit le lieutenant Rhoecus.
Aucune émission sur le lien d'affinité. Ils ne répondent pas non plus à
Tranquillité, ni à nos faucons.
-Commandant Kroeber, faites passer l'escadre en état d'alerte.
Rhoecus, rappelez les faucons. Quelqu'un peut-il me donner une
identification visuelle ?
-Tout de suite, amiral, télétransmit le lieutenant Grese. Deux des
intrus sont à portée d'un satellite-capteur DS.
De nouveaux terminus de trou-de-ver s'ouvraient sans cesse. Les
échangeurs thermiques et les capteurs à longue portée de YArikara
se rétractèrent dans leurs niches. Le vaisseau de guerre augmenta
son accélération comme il filait vers les coordonnées de sa position.
-Ça y est, amiral. Ô mon Dieu, ce sont bien des astronefs ennemis.
L'image relayée aux naneuroniques de Meredith lui montra un aigle
gris anthracite de près de deux cents mètres d'envergure ; ses yeux
luisaient d'un éclat jaune au-dessus d'un long bec d'argent-chrome.
Obéissant à un réflexe, il se rencogna dans sa couchette. C'était là
une créature à l'aspect authentiquement maléfique.
-Une harpie, amiral. Elle vient sans doute de Valisk.
-Merci, Grese. Veuillez confirmer l'identité des autres intrus.
D'après l'affichage tactique, vingt-sept astronefs bioteks avaient à
présent émergé de leurs trous-de-ver. Quinze autres terminus
étaient en train de s'ouvrir. Sept secondes à peine s'étaient écoulées
depuis l'apparition du premier.
-
Ce sont toutes des harpies, amiral ; huit oiseaux, quatre
monstruosités
astronautiques,
le
reste
conforme
aux
caractéristiques des gerfauts.
-Tous les faucons ont regagné les abords de Tranquillité, amiral, dit
Rhoecus. Ils sont venus renforcer notre formation.
Meredith vit leurs vecteurs pourpres sillonner l'affichage tactique,
venant appuyer les autres vaisseaux de son escadre. Ça ne servirait
à rien, songea-t-il, à rien du tout. Ils affrontaient désormais
cinquante-huit harpies disposées plus ou moins en anneau autour de
l'habitat. Ses programmes d'analyse tactique ne lui accordaient que
de minces chances de succès en cas d'engagement défensif, même
en prenant en compte les plates-formes DS de Tranquillité. Et ces
chances diminuaient encore à mesure que de nouvelles harpies
émergeaient dans l'espace.
-
Commandant Kroeber, faites rentrer le plus vite possible les
gerfauts de patrouille de Tranquillité.
-A vos ordres, amiral.
-Amiral ! s'écria Grese. Nous enregistrons de nouvelles distorsions
gravitoniques. Des astronefs adamistes, cette fois-ci. Schéma
d'émergence multiple.
L'affichage tactique montra à Meredith deux petites constellations de
points rouges. La première à quinze mille kilomètres en avant de
Tranquillité, la seconde à quinze mille kilomètres en arrière. Grands
dieux, et moi qui croyais que Lalonde était un supplice.
-Lieutenant Rhoecus.
-Oui, amiral ?
-Dites à VIlex et au Myoho de se retirer. Ils ont ordre de regagner
Avon sur-le-champ pour avertir Trafalgar de ce qui se passe ici.
L'amiral Kolhammer ne doit en aucun cas conduire son escadre à
Mirchusko.
-Mais, amiral...
-C'était un ordre, lieutenant.
-Oui, amiral.
-Grese, pouvez-vous identifier ces nouveaux intrus ?
-Je le pense, amiral. Il doit s'agir de la flotte de l'Organisation. Les
capteurs visuels nous montrent des vaisseaux de guerre en première
ligne ; des frégates, quelques croiseurs, plusieurs cuirassés et plein
d'astronefs civils équipés pour le combat.
De vastes sections de l'affichage tactique se parèrent de jaune et de
pourpre à mesure que les harpies lançaient des capsules de contre-
mesures électroniques qui se mettaient à fonctionner dès qu'elles
échappaient à l'effet énergétique des possédés. Les faucons
continuaient de l'informer sur les astronefs en émergence.
Tranquillité était maintenant encerclé par soixante-dix harpies ; cent
trente vaisseaux adamistes étaient postés de chaque côté de
l'habitat.
Un silence total régnait sur la passerelle de VAnkara.
-Amiral, dit Rhoecus, Ilex et Myoho ont effectué leur saut. Meredith
hocha la tête.
-Bien. (Il ne voyait pas ce qu'il aurait pu dire d'autre.) Commandant
Kroeber, veuillez contacter la flotte ennemie. Demandez-leur...
Demandez-leur ce qu'ils veulent.
-À vos ordres, amiral.
L'ordinateur tactique lança un signal d'alarme.
-Lâcher de guêpes de combat ! s'écria Lowie. Ce sont les harpies
qui ont tiré.
A une si courte distance, le barrage de contre-mesures
électroniques ne pouvait rien faire pour dissimuler à l'escadre de
Meredith l'explosion de carburant solide qui jaillit des astronefs
bioteks. Chaque harpie avait lâché quinze guêpes de combat. Leurs
étages de lancement s'égaillèrent tandis qu'elles passaient au stade
de la fusiopropulsion et fonçaient sur l'habitat à vingt-cinq g
d'accélération. Plus d'un millier de drones formant un immense noud
coulant de lumière qui se refermait inexorablement.
Les programmes tactiques passèrent en mode primaire dans les
naneuroniques de Meredith. En théorie, ils avaient la capacité de
résister avec succès à cet assaut, mais cela les laisserait
pratiquement sans réserves de feu. Et il devait prendre une décision
tout de suite.
C'était une situation désespérée, où l'instinct s'opposait au sens du
devoir. Mais des citoyens de la Confédération étaient agressés ; et,
pour un Saldana, le sens du devoir relevait de l'instinct.
-Salve défensive globale, ordonna Meredith. Feu !
Sur chacun des vaisseaux de l'escadre, les guêpes de combat
jaillirent de leurs rampes de lancement. Les plates-formes DS de
Tranquillité ouvrirent le feu au même instant. Pendant quelque
temps, l'espace cessa d'être vide autour de la coque de l'habitat. Les
courants de vapeur énergisée produits par les fusées de quatre mille
guêpes aspergèrent Tranquillité, faisant naître une nébuleuse
légèrement iridescente tourmentée par des tornades d'ions ambre et
turquoise. Des pétales fracturés d'électricité entrèrent en éclosion à
l'extrémité de chaque gratte-ciel, déchirant le chaos instable de ce
vortex.
Les gerfauts s'élevaient des corniches de Tranquillité, cinquante
astronefs fonçant vers la bataille à une forte accélération. Le
programme tactique de Meredith révisa ses chances. Puis il vit
plusieurs d'entre eux effectuer un saut. Au fond de son cour, il ne
pouvait pas leur en vouloir.
-
Nous recevons un message, amiral, rapporta l'officier de
communication. Un dénommé Luigi Balsamo, qui affirme être le
commandant de la flotte de l'Organisation. Il dit : " Rendez-vous et
rejoignez-nous, ou alors mourez et rejoignez-nous. "
-Quel connard mélodramatique, grommela Meredith. Veuillez
transmettre ce message au seigneur de Ruine, la décision lui
appartient autant qu'à nous. Après tout, c'est son peuple qui va en
souffrir.
-Oh, merde ! Amiral ! Nouveau lancer de guêpes de combat. Les
vaisseaux adamistes cette fois-ci.
Obéissant à l'ordre de Luigi Balsamo, les cent quatre-vingts
astronefs de l'Organisation lancèrent une salve de vingt-cinq guêpes
de combat chacun. Propulsées à l'antimatière, elles foncèrent vers
Tranquillité à quarante g d'accélération.
14.
L'astre n'était pas assez important pour mériter un nom. L'almanach
des Forces spatiales de la Confédération se contentait de le
répertorier sous la référence DRL0755-09-BG. C'était une banale
étoile de type K, avec un éclat lugubre tirant sur l'orange foncé. Le
premier astronef à avoir exploré son système, en 2396, lui avait à
peine consacré quinze jours. Il n'avait trouvé que trois planètes
intérieures solides, sans rien de remarquable, dont aucune n'était
terracompatible. Des deux géantes gazeuses, la plus éloignée avait
un diamètre équatorial de quarante-trois mille kilomètres et une
couche supérieure vert pâle vierge de l'agitation atmosphérique
habituelle. Aussi peu digne d'intérêt que les planètes intérieures. La
seconde géante gazeuse éveilla quelque temps l'attention des
explorateurs. Son diamètre équatorial s'élevait à cent cinquante-trois
mille kilomètres, ce qui la rendait plus grosse que Jupiter, et il était
coloré par une multitude de bandes de tempête. Dix-huit lunes
tournaient autour d'elle, dont deux étaient pourvues d'une
atmosphère d'azote et de méthane à haute pression. L'interaction
complexe de leurs champs gravifiques interdisait la formation d'un
anneau digne de ce nom, mais les plus grosses étaient toutes
entourées d'un troupeau de débris rocheux.
L'équipage du vaisseau estima qu'une telle abondance de minerais
aisément accessibles ne manquerait pas d'encourager l'installation
d'habitats édénistes. Leur employeur réussit même à vendre à
Jupiter les résultats préliminaires de l'exploration. Mais DRL0755-09-
BG fut à nouveau victime de sa médiocrité. La géante gazeuse n'avait
rien d'exceptionnel aux yeux des Édénistes, qui l'écartèrent à cause
de l'absence de planète terracompatible dans le système. Au cours
des deux cent quinze années suivantes, DRL0755-09-BG retomba
dans l'oubli, seuls les patrouilleurs des Forces spatiales de la
Confédération la visitant de temps à autre pour vérifier qu'il ne s'y
cachait pas une station de production d'antimatière.
Tandis que les grappes de capteurs du Lady Mac lui transmettaient
un balayage visuel de ce système minable, Joshua se demanda
pourquoi les militaires se fatiguaient.
Il coupa la liaison et jeta un regard circulaire sur la passerelle. Alkad
Mzu, étendue les yeux clos sur l'une des couchettes anti-g
disponibles, absorbait le panorama extérieur. Monica et Samuel
n'étaient pas loin, comme à leur habitude. Joshua ne souhaitait pas
vraiment leur présence sur la passerelle, mais les agents secrets
tenaient à avoir l’oeil sur Mzu en permanence. - Très bien, doc, et
maintenant ?
Conformément aux indications de Mzu, le Lady Mac avait émergé
cinq cent mille kilomètres au-dessus du pôle Sud de la géante
gazeuse intérieure, près des frontières troubles de son énorme
magnétosphère. Cela leur donnait une excellente vue de son système
de lunes.
Alkad s'étira sans ouvrir les yeux.
-Veuillez configurer l'antenne du vaisseau afin qu'elle lance le signal
le plus fort possible sur une bande orbitale équa-toriale de cent
vingt-cinq mille kilomètres de rayon. Je vous donnerai le code à
transmettre quand vous serez prêt.
-C'était l'orbite de garage du Frelon ?
-Oui.
-D'accord. Sarha, prépare l'antenne parabolique, s'il te plaît. Tu as
sans doute intérêt à prendre une marge d'erreur de vingt mille