-Je n'en ai aucune, évidemment.

-Alors je ne pense pas que vous ayez des raisons de refuser celle-ci.

-Je vois. Si je puis me permettre, ambassadeur Cayeaux, pourquoi

votre Consensus a-t-il accepté ce projet ?

-Nous l'avons accepté parce qu'il apportera l'espoir à tous les êtres

vivants de la Confédération. Cela ne signifie pas que nous

l'approuvons.

-Samual, vous avez accompli jusqu'ici un travail fantastique, dit

Lalwani. Nous savons que cette libération n'est qu'une manoeuvre de

diversion, mais elle nous apportera un soutien politique important. Et

nous allons avoir besoin de tous les soutiens possibles et

imaginables au cours des semaines à venir.

-Très bien.

Samual Aleksandrovich marqua une pause, tout à son dégoût. Ce qui

le troublait le plus, c'est qu'il comprenait parfaitement les arguments

qu'on lui présentait, qu'ils suscitaient presque sa sympathie. L'image

de marque était devenue la principale motivation, et c'était en son

nom et en celui des politiques qu'on faisait désormais la guerre. Mais

je ne diffère guère des commandants en chef des siècles passés,

nous sommes tous obligés d'entrer dans l'arène politique pour livrer

les vraies batailles. Je me demande si mes illustres prédécesseurs

se sentaient aussi souillés que moi ?

-Capitaine Khanna, veuillez demander à l'état-major de planifier un

redéploiement de la flotte en fonction de la requête de l'ambassadeur

du royaume de Kulu.

-À vos ordres, amiral.

-Monsieur l'ambassadeur, je souhaite le succès à votre souverain.

-Merci, amiral. Nous ne voulons pas semer le trouble dans vos

opérations spatiales en cours. Alastair comprend l'importance du

rôle que vous jouez.

-J'en suis ravi. Des décisions difficiles nous attendent tous ; son

soutien sera essentiel. Comme je le dis depuis le début, ce problème

nécessite une solution qui ne peut pas être purement militaire.

-Avez-vous réfléchi à la proposition de Capone ? demanda sir

Maurice. Si l'un des possédés peut être considéré comme un ennemi

conventionnel, c'est bien lui. Mais son projet d'organismes bioteks

serait-il susceptible de marcher ?

-Nous l'avons examiné, dit Maynard Khanna. Sur le plan pratique, il

est totalement irréalisable. Simple question d'arithmétique. La

population actuelle de la Confédération est estimée au bas mot à

neuf cents milliards de personnes, soit une moyenne d'un peu plus

d'un milliard par système stellaire. Même si l'on suppose qu'il y a dix

morts pour un vivant, l'au-delà contient environ dix mille milliards

d'âmes. Si chacune d'elles recevait un corps biotek, où iraient-elles

vivre ? Nous devrions découvrir entre trois et cinq mille planètes

terracompatibles pour les abriter. C'est de toute évidence

impossible.

-Je serais porté à contester ces chiffres, dit Cayeaux. Laton a

clairement affirmé que toutes les âmes ne restaient pas

emprisonnées dans l'au-delà.

-Même s'il n'y en avait que mille milliards, cela nous obligerait à

découvrir plusieurs centaines de planètes.

-La déclaration de Laton est intéressante, intervint le Dr Gilmore.

Nous avons supposé depuis le début qu'il nous appartenait de

trouver une solution définitive. Pourtant, si les âmes sont

susceptibles de transcender l'au-delà pour passer sur un autre plan

d'existence, alors c'est à elles de le faire.

-Comment les y obligerions-nous ? demanda Haaker.

-Je n'en suis pas sûr. Si nous pouvions en trouver une qui soit

susceptible de coopérer avec nous, nous ferions bien plus de

progrès ; quelqu'un comme ce Shaun Wallace qui a été interviewé

par Kelly Tirrel. Celles que nous détenons à Trafalgar sont hostiles à

toutes nos investigations.

Samual envisagea de commenter la façon dont on traitait lès-dites

âmes, qui expliquait sans peine leurs réactions, mais Gilmore ne

méritait pas d'être réprimandé en public.

-Je suppose qu'une initiative diplomatique est toujours possible, dit-

il. Plusieurs colonies-astéroïdes ont été possédées et n'ont pas

encore quitté notre univers. Nous pourrions commencer par elles ;

leur envoyer un message pour savoir si elles acceptent le dialogue.

-Excellente proposition, dit Haaker. Cela serait peu coûteux et, en

cas de réponse favorable, je suis prêt à apporter mon soutien résolu

à un projet de recherche commun.

La sensoconférence s'acheva, et le Dr Gilmore se retrouva seul dans

son bureau. Il resta quelques minutes sans rien faire, se repassant la

dernière partie de la réunion. Comme c'était un homme qui se flattait

d'avoir une nature méthodique, voire d'être l'incarnation de la

méthode scientifique, il n'était pas en colère contre lui-même mais se

sentait irrité de ne pas avoir pensé à ça plus tôt. Si Laton avait raison

en affirmant que les âmes poursuivaient leur route après l'au-delà,

alors celui-ci n'avait rien de l'environnement statique qu'il avait

postulé jusqu'ici. Voilà qui ouvrait tout un éventail de possibilités.

Lorsque le Dr Gilmore entra dans la salle d'examen de Jacqueline

Goûteur, ce fut pour constater que l'équipe était en pleine pause

prolongée. Les deux batteries de capteurs quantiques n'étaient plus

fixées aux waldos du plafond. Le labo électronique les reconfigurait

une nouvelle fois, cherchant à les affiner pour repérer l'interface

transdimensionnelle qui leur échappait jusqu'ici.

C'était l'heure du repas pour Jacqueline Goûteur. On avait placé près

de sa table d'examen un chariot d'où jaillissait un épais tuyau

suspendu au-dessus de sa bouche. Ses attaches crâniennes avaient

été desserrées d'un cran, ce qui lui permettait d'avoir accès aux

deux tétines ; la première lui dispensait de l'eau, la seconde une pâte

nutritive.

Le Dr Gilmore s'approcha de la table d'examen. La possédée le suivit

des yeux.

-Bonjour, Jacqueline ; comment nous portons-nous aujourd'hui ?

Elle plissa les yeux en signe de mépris. De fins plumets de fumée

montèrent des électrodes fixées à sa peau. Elle ouvrit la bouche et

passa la langue autour de la tétine en caoutchouc.

-Très bien, merci, docteur Mengele. J'aimerais parler à mon avocat,

s'il vous plaît.

-Intéressant. Pourquoi donc ?

-Parce que je vais vous intenter un procès qui vous ruinera jusqu'à

votre dernier fusiodollar et vous vaudra un aller simple vers une

colonie pénale. La toiture est illégale dans la Confédération. Lisez la

Déclaration des droits de la personne.

-Si vous éprouvez quelque inconfort, vous pouvez toujours partir.

Nous savons que cela vous est possible.

-Il n'est pas question de mes choix pour le moment. Il est question

de vos actes. Puis-je passer le coup de fil auquel j'ai droit?

-J'ignorais qu'une âme immortelle eût des droits civiques. Vous ne

laissez guère d'autonomie à vos victimes.

-C'est à la cour de décider de mes droits. En me refusant l'accès à

un représentant légal dans un tel cas de figure, vous ne faites

qu'aggraver votre crime. Cependant, si c'est ce qui vous préoccupe,

je peux vous assurer que Kate Morley aimerait parler à un avocat.

-Kate Morley ?

-L'autre occupante de ce corps.

Le Dr Gilmore eut un sourire hésitant. Les choses ne se passaient

pas comme il l'avait prévu.

-Je ne vous crois pas.

-Une nouvelle fois, vous endossez le rôle d'un tribunal. Pensez-vous

vraiment que Kate apprécie d'être ligotée et électrocutée ? C'est une

violation de ses droits les plus fondamentaux.

-J'aimerais l'entendre demander un avocat.

-C'est ce qu'elle vient de faire. Si vous ne me croyez pas, procédez

donc à une analyse vocale. C'est elle qui parlait.

-C'est absurde.

-Je veux mon avocat ! s'écria-t-elle soudain. Vous, le marine, vous

avez fait le serment de défendre les droits des citoyens de la

Confédération. Je veux un avocat. Allez en chercher un.

Le capitaine commandant le peloton de marines se tourna vers le Dr

Gilmore pour lui demander conseil du regard. De l'autre côté de la

cloison de verre, tout le monde observait la scène.

Le Dr Gilmore se détendit et sourit.

-

Très bien, Jacqueline. Si vous coopérez avec nous, nous

coopérerons avec vous. Je transmettrai votre requête au cabinet du

grand amiral, qui déterminera si vous avez droit à être représentée

par un avocat. Mais je voudrais tout d'abord que vous répondiez à

une question.

-L'accusé a le droit de garder le silence.

-Je ne vous accuse de rien du tout.

-Astucieux, docteur. Eh bien, posez votre question. Mais ne me

demandez pas de m'incriminer moi-même, ce serait insultant.

-Quand est mort votre corps ?

-En 2036. Alors, j'ai droit à mon avocat maintenant ?

-Et vous êtes restée consciente durant tout le temps que vous avez

passé dans l'au-delà ?

-Oui, imbécile.

-Merci.

Jacqueline Goûteur lui décocha un regard soupçonneux.

-C'est tout ?

-Oui. Pour le moment.

-En quoi est-ce que ça vous aide ?

-

Le temps s'écoule dans l'au-delà. Donc, celui-ci est sujet à

l'entropie.

-Et alors ?

-Si votre continuum se dégrade, alors les entités qui l'habitent sont

mortelles. Plus précisément, elles peuvent être tuées.

-Elle veut un quoi ? demanda Maynard Khanna. Le Dr Gilmore tiqua.

-Un avocat.

-C'est une blague, pas vrai ?

-

J'ai bien peur que non. (Soupir.) Le problème, c'est que je

considérerais une telle demande comme grotesque en temps

ordinaire, mais elle a déclenché un vif débat au sein de l'équipe de

recherche. Je sais que le Service de renseignement dispose de

vastes pouvoirs qui transcendent la Déclaration des droits de la

personne ; mais, en temps ordinaire, c'est une autre division qui

procède aux débriefings de personnalité. Je ne dis pas que ce que

nous faisons à Goûteur et aux autres est inutile. J'aimerais seulement

m'assurer que nos ordres ont été rédigés correctement d'un point de

vue légal. Naturellement, je ne tiens pas à déranger le grand amiral

pour de telles broutilles, pas en ce moment. Donc, si vous pouviez

évoquer la question avec le bureau du prévôt général, je vous en

serais reconnaissant. Simple question de clarification, vous

comprenez.

En apparence, Golomo ne différait guère des autres géantes

gazeuses que l'on trouvait dans les systèmes stellaires de la

Confédération. D'un diamètre de cent trente-deux mille kilomètres,

elle était entourée d'un anneau légèrement plus dense que la

normale, et ses bandes de tempêtes formaient un mélange chaotique

de vermillon et d'azur pâle, où tournoyaient des spirales blanches

évoquant de la crème dans le café. L'anomalie qui faisait sa

réputation était enfouie plusieurs centaines de kilomètres sous la

surface plissée de sa couche nuageuse supérieure, là où densité et

température s'élevaient de façon considérable. C'était là que les

Edénistes ayant colonisé son orbite avaient trouvé de la vie ; une

zone étroite où la pression réduisait les turbulences, où d'étranges

hydrocarbures à l'état gazeux créaient une certaine viscosité. Des

organismes unicellulaires, pareils à des amibes aériennes mais de la

taille d'un poing humain, survivaient dans ce milieu. Ils étaient

toujours assemblés en gigantesques colonies, qui ressemblaient à

des tapis de caviar. Personne ne pouvait expliquer leur

comportement, car aucun de ces organismes n'était spécialisé, ils

étaient tous indépendants. Cependant, il était rare d'observer des

individus isolés, à tout le moins dans les zones explorées par les

sondes, qui ne représentaient certes qu'un minuscule pourcentage

de la planète.

En d'autres circonstances, Syrinx aurait été impatiente de visiter les

centres de recherche. Sa curiosité la taraudait toujours lorsque

Onone émergea de son trou-de-ver au-dessus de la géante gazeuse.

À chaque jour sa priorité, la taquina le faucon.

Syrinx sentit une main tapoter la sienne ; la bande d'affinité s'emplit

de tolérance, sinon de compassion. Elle jeta un regard amusé à

Ruben et haussa les épaules.

Entendu, ce sera pour une autre fois.

Elle emprunta le puissant organe d'affinité du faucon pour s'identifier

au Consensus de Gomolo ; les capteurs DS se verrouillaient déjà sur

eux.

La procédure était la même dans chaque système qu'ils visitaient : ils

transmettaient un résumé des dispositions stratégiques prises par la

Confédération, puis exposaient la situation des systèmes voisins,

dressant la liste des astéroïdes et des planètes susceptibles d'être

conquis par l'ennemi. En échange, le Consensus leur donnait un état

des lieux du système local. Onone était capable de couvrir chaque

jour deux, voire trois systèmes. Jusqu'ici, la situation globale qui se

dessinait

était

plutôt

déprimante.

Les

habitats

édénistes

réussissaient à contrôler la situation, respectant fidèlement la

politique d'isolation et de confinement. Les populations adamistes se

montraient moins rigoureuses. Partout où elle se rendait, on se

plaignait des contraintes créées par la quarantaine, les Edénistes

s'inquiétaient des carences des forces spatiales locales, on signalait

des astronefs effectuant des vols illégaux, des astéroïdes tombant

aux mains des possédés, des politiciens et des entrepreneurs

profitant sans scrupules de la crise.

En règle générale, nous sommes plus respectueux des lois que les

Adamistes, commenta Oxley. Et ils sont plus nombreux que nous. Pas

étonnant que le tableau soit noirci de leur côté.

Ne leur cherche pas d'excuses, répliqua Caucus.

La peur et le manque d'éducation, dit Syrinx. Voilà l'explication. Sans

doute faut-il en tenir compte. Toutefois, leur attitude va causer de

sérieux problèmes sur le long terme. En fait, peut-être n'y aura-t-il

même pas de long terme pour eux à cause de ça.

Exception faite du royaume de Kulu et d'une ou deux sociétés parmi

les plus disciplinées, suggéra Ruben non sans ironie.

Alors qu'elle réfléchissait à sa réponse, elle perçut soudain un début

de malaise chez le Consensus de Golomo. Les faucons des forces

défensives ne cessaient de sauter et d'émerger, emplissant la bande

d'affinité d'un brouhaha excité. Quel est le problème ? s'enquit-elle.

Nous vous confirmons que la colonie-astéroïde Ethenthia vient d'être

possédée, répondit le Consensus. Nous venons de recevoir un

message de son antenne des Forces spatiales de la Confédération à

propos d'un capitaine du SRC, Erick Thakrar, récemment arrivé de

Kursk. Selon le responsable de l'antenne, Thakrar s'est procuré des

informations de la plus haute importance. Un faucon était requis pour

conduire

le

capitaine

et

son

prisonnier

à

Trafalgar.

Malheureusement, ce message a mis quinze heures pour nous

parvenir depuis Ethenthia. Durant ce laps de temps, les possédés

semblent avoir...

Syrinx et son équipage, ainsi que tous ceux qui étaient en liaison

avec le Consensus, captèrent soudain un nouveau message. Les

sens de l'habitat le perçurent sous la forme d'un rayon de micro-

ondes violettes en provenance d'Ethenthia.

" Ici Erick Thakrar, capitaine du SRC ; je suis l'agent dont Emonn

Verona vous a parlé. Enfin, j'espère qu'il l'a fait. Bon Dieu. Bref, les

possédés se sont emparés d'Ethenthia. Sans doute êtes-vous déjà au

courant. J'ai réussi à gagner un astronef, le Tigara, mais ils m'ont

repéré. Écoutez-moi, je détiens des informations vitales. Mais je

n'ose pas les transmettre sur un canal ouvert ; s'ils découvrent ce

que je sais, ça ne servira plus à rien. D'un autre côté, cet astronef est

une véritable épave et je ne vaux guère mieux. J'ai pu m'aligner

partiellement sur le système de Ngeuni, mais il n'y a presque rien sur

lui dans mon almanach. Je crois que c'est une colonie en phase un.

Si, une fois là-bas, je n'arrive pas à me procurer un vaisseau en

meilleur état, j'essaierai de revenir à bord de celui-ci. Bon Dieu, la

plate-forme DS se verrouille sur moi. Ça y est, je saute... "

Ngeuni est bien une colonie en phase un, déclara aussitôt Onone.

Syrinx fut automatiquement informée de ses coordonnées, à onze

années-lumière de distance. Vu la position actuelle d'Ethenthia,

l'alignement était au mieux hasardeux. Si l'astronef de Thakrar était

aussi pourri qu'il le sous-entendait...

La colonie est encore en phase de démarrage, poursuivit Onone.

Cependant, il s'y trouve peut-être quelques astronefs.

Je crois que mon intervention est nécessaire, dit Syrinx au

Consensus.

Nous sommes d'accord. Il s'écoulera une journée avant le retour de

Thakrar, à condition que son astronef soit en état de voler.

Nous allons à Ngeuni pour voir s'il est arrivé.

Alors

même

qu'elle

parlait,

l'énergie

gagnait

les

cellules

ergostructurantes du faucon.

Stéphanie entendit un fort grincement mécanique, suivi par un coup

de klaxon tonitruant. Elle sourit aux enfants assis autour de la table

de la cuisine.

-

On dirait que votre oncle Moyo nous a trouvé un moyen de

transport.

Son sourire s'effaça lorsqu'elle sortit du bungalow. Le minibus garé

sur la chaussée émettait toutes les couleurs de l'arc-en-ciel ; sa

carrosserie n'était qu'une masse grouillante de fleurs de dessin

animé poussant sur un champ de pâquerettes. Sur ses flancs, les

mots LOVE, PEAGE et KARMA étaient gravés au néon. Ses éléments

les plus foncés étaient ses enjoliveurs en chrome rutilant.

Moyo descendit de la cabine, irradiant la gêne. Les portes arrière du

minibus s'ouvrirent en sifflant, et un autre homme sortit du véhicule.

Jamais elle n'avait vu quelqu'un d'aussi chevelu.

Les enfants se pressaient autour d'elle, éblouis par ce char de

carnaval.

-On va vraiment aller à la frontière là-dedans ?

-Comment on le fait briller comme ça ?

-Stéphanie, je peux monter dedans, s'il te plaît ? Incapable de leur

dire non, elle leur fit signe d'avancer d'un geste de la main. Ils se

précipitèrent sur la petite pelouse pour voir de près cette merveille.

-Je constate que ce véhicule est idéal pour passer inaperçu, dit-elle

à Moyo. Est-ce que tu as perdu l'esprit ?

Il désigna son compagnon d'un doigt honteux.

-Voici Cochrane, il m'a aidé avec le bus.

-Donc, c'est votre idée ?

-

Pour sûr, fit Cochrane en s'inclinant. J'ai toujours voulu un

carrosse comme celui-ci.

-Bien. Maintenant que vous l'avez, vous pouvez lui dire adieu. Je

dois faire sortir ces enfants d'ici, et il n'est pas question qu'ils partent

à bord de cette chose. Nous allons la changer en quelque chose de

plus approprié.

-Ça vous servira à rien.

-Ah bon ?

-Il a raison, intervint Moyo. On ne peut pas filer en douce, pas ici. Tu

le sais bien. À Mortonridge, tout le monde a désormais le pouvoir de

tout percevoir.

-Ce n'est pas une raison pour utiliser ce... cette... Elle désigna le

minibus d'un air exaspéré.

-En fait, ce sera comme un instant zen ambulant pour tous les êtres

aux pensées impures, déclara Cochrane.

-Oh ! Épargnez-moi vos salades.

-Si, si. Le mec qui aperçoit ce minibus, il va devoir affronter son être

intérieur, vous voyez. Une âme qui scrute sa propre âme, c'est

impeccable. Avec ça, vous émettez des ondes de bonté sur Radio-

Divinité, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; c'est une mission

humanitaire, et les mères pleureront en pensant à leurs enfants

perdus. Ils auront tellement honte en voyant mon Croisé karmique

qu'ils vous laisseront passer. Mais si vous préférez la mentalité

militaire, le genre raid de commando en territoire ennemi, ça

gaspillera toutes ces bonnes vibrations accumulées par votre karma.

Et tous les bouseux pas cool sur le plan cosmique qui traînent dans le

coin nous rendront la vie difficile.

-Hum, fit-elle.

Et pourtant, ses arguments étaient sensés, à leur façon un peu

tordue, admit-elle à contrecour. Moyo lui adressa un haussement

d'épaules plein d'espoir, et elle se sentit émue par cette

démonstration de loyauté.

-Très bien, on peut au moins tenter le coup pendant quelques miles.

(Puis elle lança à Cochrane un regard soupçonneux.) Qu'entendez-

vous par " nous " ?

Il sourit et écarta les bras. Un arc-en-ciel miniature jaillit de ses

paumes, se refermant au-dessus de sa tête. Les enfants

l'applaudirent en riant.

-Hé, j'étais à Woodstock, ma belle. Moi et les autres, on a régné sur

le monde pendant trois jours. Tu as besoin de l'influence pacifique

que j'exerce sur la terre. Je suis un ami de tout ce qui vit, et aussi de

tout ce qui a vécu, maintenant.

-

Seigneur-Brick n'avait toujours pas activé les systèmes

environnementaux du module de vie. Il craignait les effets de la

déperdition d'énergie sur le seul générateur de fusion de l'astronef

encore en état de marche. Déjà que la quantité d'énergie stockée

dans les cellules électromatrices ne suffisait pas à alimenter les

nouds ergostructurants...

L'étoile de Ngeuni était un point d'un blanc-bleu intense distant d'un

quart d'année-lumière. Pas assez lumineux pour projeter une ombre

sur la coque, mais dominant le firmament d'un éclat supérieur à celui

d'une étoile de première magnitude. À l'image affichée par le capteur

se superposait un graphique d'astrogation, un tunnel de cercles

orangés qui semblait guider le Tigara vers un point situé à plusieurs

degrés au sud de l'étoile. Cinq sauts, et il cherchait toujours à

accorder les delta-V.

Heureusement,

la

fusiopropulsion

du

clipper était capable

d'atteindre une accélération de sept g, et il ne transportait pas de

cargaison. Par conséquent, il avait assez de carburant pour

effectuer un alignement correct. Mais il allait avoir des problèmes

pour retourner à Golomo.

L'ordinateur de bord lui signala que la manoeuvre d'alignement était

presque achevée. Le Tigara fonçait vers les coordonnées de saut à

dix-neuf kilomètres par seconde. Il commença à réduire la poussée

et ordonna à l'ordinateur de bord d'énergiser les nouds

ergostructurants. Dès que le flot de plasma se mit à croître, il reçut

des télétransmissions plutôt inquiétantes. Le champ de confinement

qui séparait le courant ionique porté à dix millions de degrés de la

coque protectrice était sujet à des fluctuations dangereuses.

Erick s'empressa de charger un ordre de largage d'urgence dans

l'ordinateur de bord, qu'il mit en liaison avec un moniteur. Si le

champ de confinement tombait en dessous des cinq pour cent, le

générateur stopperait et se mettrait à ventiler.

Pour une raison qui lui échappait, il ne ressentait aucune tension.

Puis il se rendit compte que son programme médical requérait son

attention. Lorsqu'il y accéda, il vit que les packages évacuaient de

son système sanguin un déluge de toxines et de neurotransmetteurs

tout en y injectant des inhibiteurs chimiques.

Il esquissa un sourire féroce autour du tube à oxygène de sa

combinaison IRIS. Ses réflexes étaient neutralisés au moment où il en

avait le plus besoin. Trop de facteurs s'additionnaient en sa

défaveur. Mais il était si douillettement installé dans son hibernation

semi-narcotique que cela ne le dérangea pas vraiment.

L'ordinateur de bord lui signala qu'ils approchaient des coordonnées

de saut. Capteurs et échangeurs thermiques commencèrent à se

rétracter dans leurs niches. Le moteur principal réduisit la poussée à

zéro. Erick activa les propulseurs ioniques pour maintenir le cap.

Puis les nouds ergostructurants furent chargés au maximum. Il

éprouva enfin un vague soulagement et réduisit le régime du

générateur de fusion. Le champ de confinement augmenta

violemment comme le courant de plasma chutait de quatre-vingt-dix

pour cent en une demi-seconde. Les composants de sécurité, déjà

bien éprouvés, ne réagirent pas à temps. Une oscillation parcourut la

chambre du tokamak, déchirant le courant de plasma.

Le Tigara sauta.

Il émergea au coeur du système de Ngeuni ; à cet instant, c'était une

sphère parfaitement inerte. L'instant d'après, elle se fracassa

lorsque le plasma en furie déchira la coque de protection du tokamak

et fit exploser le fuselage, projetant dans toutes les directions des

lances d'ions incandescents. Une réaction en chaîne d'explosions

secondaires s'entama dès que les réservoirs cryogéniques et les

cellules électromatrices explosèrent.

L'astronef se désintégra dans un nuage étincelant de gaz radioactifs

et de débris en fusion. Son module de vie jaillit en tournoyant du

centre du brasier, sphère argentée dont la surface était sillonnée de

veines de carbone noir là où jets d'énergie et fragments de matière

avaient criblé la mousse thermoprotectrice.

Dès que le module se fut éloigné des gaz bouillonnants, ses fusées

de secours s'activèrent pour stabiliser brutalement sa course

erratique. La balise de détresse commença à émettre son appel

strident.

7.

Comme la plupart des entreprises créées sur Nyvan, dans le secteur

public comme dans le secteur privé, l'astéroïde Jesup souffrait d'un

manque chronique de financement, d'équipement et de personnel

qualifié. Cela faisait belle lurette que les minerais de ce rocher

spatial avaient été épuisés. Normalement, le revenu de leur

exploitation aurait dû être investi dans le développement d'une

industrie d'astro-ingénierie. Mais le gouvernement de Nouvelle-

Géorgie avait préféré l'affecter à des projets planétaires, plus

rapidement bénéficiaires et plus populaires auprès des électeurs.

Après l'épuisement de ses ressources, Jesup avait connu plusieurs

décennies de développement incertain, tant sur le plan industriel que

sur le plan économique. Les compagnies de production avaient

laissé la place aux services et à un minuscule complexe rnilitaro-

industriel. L'infrastructure vieillissante de l'astéroïde était maintenue

en survie artificielle. On n'avait achevé qu'une seule des trois

biosphères initialement prévues, laissant dans la roche quantité de

cavités désertes qui auraient pu devenir autant de centres pour

l'activité minière.

Quinn se trouvait dans l'un des interminables tunnels aux parois de

roche nue reliant lesdites cavités lorsqu'il sentit l'intrusion d'une

présence. Il stoppa si brutalement que Lawrence faillit lui rentrer

dedans.

-Qu'est-ce que c'est que ça ?

-Quoi donc ? s'enquit Lawrence.

Quinn pivota lentement sur lui-même, examinant la roche

poussiéreuse du large tunnel. Le plafond et les parois incurvées

ruisselaient de condensation, la poussière couleur d'ébène était

sillonnée de filets d'eau créant des stalactites miniatures. On aurait

dit que des épines de cactus recouvraient toutes les surfaces

disponibles. Mais aucune cachette n'était visible, excepté les zones

d'ombre séparant les panneaux lumineux disposés à intervalles

assez longs.

Ses disciples attendirent la suite avec une patience teintée

d'inquiétude. Au bout de deux jours de cérémonies initiatiques

brutales, l'astéroïde était désormais à lui. Toutefois, Quinn était déçu

par le petit nombre d'authentiques convertis parmi ses proies. Il avait

supposé que les possédés mépriseraient Jésus, Allah, Bouddha et

les autres faux dieux, qui les avaient après tout condamnés à des

limbes infernales. Il aurait dû être facile de leur montrer la voie

menant au Porteur de lumière. Mais ils persistaient à se montrer

rétifs à son enseignement. Certains interprétaient même leur retour

comme une forme de rédemption.

Quinn ne distinguait rien dans le tunnel. Il était pourtant sûr d'avoir

perçu une bribe de pensée qui ne provenait pas de son entourage ;

cette bouffée mentale avait été accompagnée d'un vif mouvement,

gris sur noir. Sa première idée fut de se dire que quelqu'un les filait.

Agacé par cette distraction, il se remit en marche, sa robe s'élevant

au-dessus de la roche crasseuse. Il faisait froid dans le tunnel, et son

haleine se transformait en vapeur sous ses yeux. Ses pieds foulèrent

des cristaux de givre.

Un courant d'air glacial fondit sur lui, faisant frémir et gonfler sa

robe.

Il stoppa de nouveau, furieux cette fois.

-

Qu'est-ce qui se passe ici, bordel ? Il n'y a pas de conduits

environnementaux dans ce tunnel.

Il leva une main pour tester l'air, qui était à présent d'une immobilité

parfaite.

Quelqu'un se mit à rire.

Il se retourna vivement. Mais ses disciples échangeaient des regards

interloqués. Aucun d'eux n'avait osé se moquer de sa confusion.

L'espace d'un instant, il repensa à la silhouette inconnue du

spatioport de Norfolk, au déluge de flammes qu'elle avait déchaîné

sur lui. Mais Norfolk se trouvait à plusieurs années-lumière de là, et

personne n'avait pu la fuir, excepté la fille Kavanagh.

-Il se passe toujours des trucs bizarres dans ces tunnels, Quinn,

déclara Bonham.

C'était l'un des convertis, qui possédait le corps de Vin-la-Veine, dont

l'aspect était maintenant celui d'une goule à la peau blafarde, aux

crocs acérés et aux yeux globuleux. Une épaisse fourrure recouvrait

son crâne d'argent. Bonham prétendait être issu d'une famille

d'aristocrates vénitiens de la fin du xixe siècle et être mort à vingt-six

ans lors de la Première Guerre mondiale, non sans avoir eu le temps

de savourer la décadence et la cruauté aveugle de son époque. Ses

appétits avaient eu tout le temps de s'aiguiser, et Quinn n'avait pas

eu besoin d'insister pour qu'il adhère à ses doctrines.

-J'en ai parlé à un homme de la maintenance, et il m'a dit que c'était

parce qu'il n'y avait pas de conduits pour réguler la circulation de

l'air dans les tunnels. Il y a tout le temps des courants d'air

imprévisibles.

Quinn n'était pas convaincu. Il était sûr d'avoir senti quelqu'un dans

les parages. Poussant un grognement, il reprit à nouveau sa marche.

Il ne s'était plus rien produit d'anormal lorsqu'il atteignit la cavité où

s'activait l'une de ses équipes. C'était une chambre quasiment

sphérique, avec un petit plancher horizontal, qui servait de jonction à

sept des tunnels les plus importants. Un gros tube métallique était

suspendu à son apex, déversant dans la chambre un courant d'air

chaud qui le faisait vibrer. Quinn lui lança un rictus, puis se dirigea

vers les cinq hommes qui arrimaient la bombe à fusion.

Celle-ci était logée dans un cône haut de soixante-dix centimètres.

On y avait branché plusieurs blocs-processeurs au moyen de câbles

à fibre optique. Voyant approcher Quinn, les hommes interrompirent

leur tâche pour l'accueillir avec le respect qui lui était dû.

-Est-ce que quelqu'un est passé par ici ?

Les hommes lui répondirent par la négative. Parmi eux se trouvait un

non-possédé, un technicien des forces de défense de la Nouvelle-

Géorgie. Il transpirait abondamment et ses pensées se partageaient

entre la terreur et l'indignation.

Quinn s'adressa directement à lui.

-Est-ce que tout va bien ?

-Oui, murmura humblement l'autre.

Il ne cessait de jeter des regards en direction de Douze-T.

Le chef de gang était dans un triste état. Des plumets de vapeur

jaillissaient de ses prothèses mécaniques. Des croûtes se formaient

sur la couronne osseuse qui entourait son cerveau, comme s'il en

coulait de la cire qui se solidifiait. La membrane qui protégeait le

cerveau en question s'était épaissie (conformément au vou de

Quinn), mais elle avait acquis une nuance verte plutôt maladive. La

douleur le faisait cligner des yeux en permanence.

Quinn suivit le regard du technicien avec une lenteur appuyée.

-Ah, oui ! Le gangster le plus redouté de la planète. Une tête de mule

qui refuse de croire au Frère de Dieu en dépit de tous mes efforts. Il

est plutôt stupide, en fait. Mais il m'est utile. Donc, je le laisse vivre.

Tant qu'il ne s'éloignera pas trop de moi, il restera vivant. C'est un

peu une métaphore, tu vois ? Et toi, est-ce que tu es une tête de mule

?

-Non, monsieur Quinn.

-Voilà qui est foutrement malin de ta part.

Le visage de Quinn émergea d'un rien de son capuchon afin que la

chiche lumière éclaire sa peau couleur de cendres. Le technicien

ferma les yeux pour ne pas le voir et marmonna une prière.

-Alors, est-ce que cette bombe va fonctionner ?

-Oui, monsieur. Elle contient une charge de cent mégatonnes,

comme toutes les autres. Une fois qu'elles seront reliées au réseau

de l'astéroïde, nous pourrons les faire détoner en séquence. Tant

qu'il n'y aura pas de possédé à proximité, elles fonctionneront toutes

correctement.

-Ne t'inquiète pas de ça. Mes disciples seront loin quand l'aube de la

Nuit poindra dans le ciel.

Il se retourna vers le tunnel et lui jeta un regard soupçonneux. Il crut

à nouveau percevoir un mouvement, aussi fugace qu'un battement

d'aile et deux fois plus vif. Il était sûr qu'on l'observait. L'air sembla

trépider comme sous l'effet du parfum d'une fleur d'été.

Lorsqu'il se planta sur le seuil, il ne vit rien excepté l'enfilade de

panneaux lumineux qui disparaissait derrière un coude. On

n'entendait que le bruit de l'eau qui gouttait. Il s'attendait à moitié à

découvrir la silhouette humaine qui lui était apparue dans le hangar

de Norfolk.

-Si tu te caches, ça veut dire que tu es plus faible que moi, dit-il au

boyau apparemment vide. Donc que l'on te trouvera et que l'on te

conduira devant moi pour être jugé. Mieux vaut en finir tout de suite.

Aucune réponse.

-Comme tu voudras, tête de noud. Tu as vu ce qui arrive aux gens

qui me déplaisent.

Quinn passa le reste de la journée à donner les instructions

nécessaires afin que la Nuit tombe sur l'innocente planète.

Désormais, il contrôlait le réseau DS de la Nouvelle-Géorgie. Les

plates-formes n'auraient aucune difficulté à interférer avec le

fonctionnement des deux autres réseaux de Nyvan et de ses divers

satellites-capteurs.

Profitant

de

ce

barrage

de

brouillage

électronique, les spatiojets gagneraient la surface sans être

détectés. Toutes les nations seraient contaminées par des possédés

venus de Jesup. Et les querelles intestines qui étaient la plaie de

Nyvan empêcheraient toute réaction unifiée au niveau planétaire, la

seule qui ait une chance d'être efficace.

Les possédés allaient conquérir ce monde, avec sans doute plus de

facilité que leurs semblables qui ouvraient dans le reste de la

Confédération. Ils formaient une force unie, qui ne se souciait ni des

limites ni des frontières.

Quinn sélectionna avec soin ceux et celles qui seraient ses

émissaires. Il y aurait deux dévots dans chaque spatiojet, pour

s'assurer que ceux-ci suivent leur vecteur de vol et atterrissent dans

leur zone désignée, mais le reste de l'équipage serait composé

d'incroyants, qu'il ne tenait que par la terreur. Ce choix était

délibéré. Libérés de son emprise, ils agiraient comme à leur habitude

et chercheraient à posséder le plus de gens possible.

Il ne descendrait pas parmi eux pour leur apporter la parole du Frère

de Dieu, mais cela lui était égal. Norfolk lui avait montré que c'était

une erreur. La conversion au coup par coup n'a rien de pratique

quand on travaille à l'échelle d'une planète.

Le devoir de Quinn et de ses disciples était celui de tous les prêtres ;

ils devaient préparer le terrain pour le Frère de Dieu, Lui bâtir des

temples et organiser Son sacrement. Ce serait Lui qui apporterait

l'ultime message, Lui qui montrerait à tous la lumière.

Les spatiojets ne représentaient que la moitié de son plan. Quinn

allait envoyer vers les trois astéroïdes désaffectés des spationefs

placés sous le commandement de ses disciples les plus fervents. Ces

cailloux sans valeur étaient un élément essentiel à l'avènement de la

Nuit.

Il était minuit passé lorsque Quinn revint dans le tunnel. Cette fois-ci,

il était seul. Il resta une bonne minute immobile sur le seuil, bien

visible aux yeux de celui qui l'observait. Puis il leva une main et

envoya un éclair de feu blanc sur les câbles électriques courant le

long du plafond. Tous les panneaux lumineux s'éteignirent.

-Maintenant, nous allons voir qui est le maître des ténèbres, hurla-t-il

dans l'obscurité.

Il fouilla les lieux mentalement, la roche lui apparaissant comme un

tube gris pâle qui l'entourait de toutes parts. Rien d'autre n'existait

dans cet univers terne.

Des zéphyrs d'air froid caressèrent sa robe. Un bourdonnement ténu

se manifesta aux lisières de sa perception ; similaire au vacarme qui

régnait dans l'au-delà, mais nettement plus faible.

Ce phénomène totalement étranger ne lui inspira nulle terreur, nulle

curiosité. Impénétrables sont les voies des Seigneurs qui se

disputent le coeur de l'univers et ses habitants. Mais il était armé de

sa force, et de la connaissance qu'il avait de lui-même. Rien ne

pouvait le faire trembler.

-Je vous tiens, enfoirés, murmura-t-il à l'intention de ces murmures.

Comme pour lui répondre, l'air devint encore plus glacial, son

tumulte plus accentué. Il se concentra de toutes ses forces, tenta de

se focaliser sur les courants qui l'agitaient. C'étaient des

mouvements imperceptibles, complexes ; son esprit avait peine à les

appréhender. Mais il ne se découragea pas et chercha les points où

les molécules de gaz se vidaient de leur chaleur.

Comme il s'enfonçait de plus en plus profondément dans ce ressac

d'énergie, une marée de lumière se mit à épaissir l'air autour de lui,

engendrant dans le tunnel des éclairs de couleur. On aurait dit que

les atomes de l'atmosphère avaient enflé pour devenir des bulles de

vide agitées de violents tourbillons. Lorsqu'il frappa l'un de ces

globes luminescents, sa main était une forme d'un noir d'encre qui

passa au travers de l'apparition floue. Ses doigts se refermèrent sur

le vide.

La bulle lumineuse changea de direction, rejoignant la masse de ses

semblables et s'éloignant de Quinn.

-Reviens ! hurla-t-il, furieux.

Il lança un éclair de feu blanc dans la direction où elle était partie. La

bulle de couleur se rétracta devant la décharge d'énergie.

Ce fut alors que Quinn les aperçut, plusieurs personnes blotties dans

la pénombre du tunnel. La décharge énergétique éclairait leurs

visages amers et terrifiés. Tous le fixaient du regard.

L'éclair de feu blanc s'évanouit, et la vision avec lui. Quinn contempla

bouche bée la soupe nébuleuse qui bouillonnait devant lui. Les bulles

s'éloignaient, de plus en plus rapides.

Il crut alors comprendre ce qu'il affrontait. C'étaient des possédés

qui avaient trouvé le moyen de se rendre invisibles. Son pouvoir

énergétique se mit à monter en lui, reproduisant les courants qui

agitaient l'air effervescent. C'était une tâche incroyablement difficile,

qui requérait toutes ses forces. Alors que l'énergie grésillait autour

de lui dans cette nouvelle configuration, il prit conscience de ce qui

se passait. Cet effet était similaire à celui que recherchaient les

possédés quand ils voulaient échapper à cet univers, ouvrir l'une des

innombrables brèches de la réalité quantique.

Quinn redoubla d'efforts, mobilisa toutes ses ressources, en quête

de cette ouverture si difficile à saisir. Après tout, s'ils avaient pu y

parvenir, lui, l'élu, pouvait en faire autant. Il se précipita vers les

spectres en fuite, dévalant le tunnel en direction de la cavité où était

placée la bombe. Pas question que tout un groupe d'âmes échappe à

son contrôle ou à sa vue.

Il émergea dans ce nouveau royaume de façon graduelle. Les vagues

formes de matière que percevait son esprit devinrent plus

substantielles, moins translucides. Sa peau le picota, comme s'il

franchissait une barrière d'électricité statique. Puis il se retrouva de

l'autre côté. Son poids s'était altéré, il avait l'impression d'être plus

léger qu'une goutte d'eau. Il s'aperçut qu'il avait cessé de respirer.

Que son coeur avait cessé de battre. Et pourtant, son corps

fonctionnait encore. Question de volonté, supposa-t-il.

Il s'avança dans la cavité et les vit devant lui, environ deux cents

personnes ; des hommes, des femmes et des enfants. Plusieurs

d'entre eux s'étaient massés autour de la bombe à fusion ; n'eût été la

consternation qu'ils affichaient, on aurait pu croire qu'ils lui

adressaient des prières. Ils se tournèrent vers lui ; un hoquet de

terreur monta de leur masse. Les enfants s'accrochèrent à leurs

parents. Plusieurs mains se levèrent comme pour le chasser.

-Coucou, fit Quinn. Je vous tiens, mes salauds.

Il y avait entre eux et lui une subtile différence. Son corps rayonnait

de toute sa puissance énergétique, l'image même de la vigueur. Par

contraste, ils étaient d'une pâleur uniforme, presque monochrome.

Anémiés.

-Bien essayé, leur dit-il. Mais on ne peut échapper au regard du

Frère de Dieu. Je veux que vous regagniez tous la réalité avec moi.

Ça ne sera pas trop difficile ; j'ai appris ce soir quelque chose de fort

utile.

Il fixa un adolescent aux cheveux bouclés et lui sourit. Le jeune

homme secoua la tête.

-On ne peut pas revenir, bafouilla-t-il.

Quinn franchit les cinq pas qui les séparaient et voulut lui saisir le

bras. Sans toutefois le toucher, ses doigts ralentirent comme ils

traversaient la manche de sa chemise. Le bras de l'adolescent fut

soudain parcouru de couleurs vives, et il poussa un cri, recula en

trébuchant.

-Ne faites pas ça, supplia-t-il. S'il vous plaît, Quinn. Ça fait mal.

Quinn examina son visage déformé par la douleur, jouissant du

spectacle.

-Donc, vous connaissez mon nom.

-Oui. Nous vous avons vu arriver. Laissez-nous tranquilles, je vous

en supplie. Nous ne pouvons vous faire aucun mal.

Quinn passa en revue le premier rang de la foule, étudiant chacun

des visages apeurés qui se présentaient à lui. Tous semblaient

également abattus, presque tous baissaient les yeux.

-Vous voulez dire que vous étiez déjà comme ça avant mon arrivée ?

-Oui, répondit l'adolescent.

-Comment est-ce possible ? J'ai été le premier à introduire des

possédés ici. Qu'est-ce que vous êtes, bon sang ?

-Nous sommes... (Il consulta ses pairs du regard, quêtant leur

permission.) Nous sommes des fantômes.

La suite se trouvait deux étages au-dessus du sol, ce qui lui conférait

une pesanteur égale à un cinquième de celle de Norfolk. Pour Louise,

c'était encore plus désagréable que la chute libre. Chaque

mouvement devait être soigneusement planifié à l'avance. Geneviève

et Fletcher se montraient aussi maladroits qu'elle.

Et il y avait l'air, ou plutôt le manque d'air. Les deux biosphères de

Phobos étaient maintenues à une pression fort basse, à savoir le

double de celle qui régnait sur Mars, afin d'aider les émigrants à

s'acclimater à celle-ci. Louise se félicitait de ne pas avoir à

descendre sur la planète ; elle devait faire des efforts démesurés

pour oxygéner ses poumons.

Mais l'astéroïde lui offrait un spectacle fascinant - une fois qu'elle se

fut habituée au sol qui s'incurvait au-dessus de sa tête. Leur balcon

avait une vue imprenable sur les parcs et les champs. Elle aurait bien

aimé se promener dans les forêts ; nombre des arbres étaient vieux

de plusieurs siècles. Leur dignité la rassurait, rendait le mondicule

moins artificiel à ses yeux. De l'endroit où elle se trouvait, elle

distinguait plusieurs cèdres, dont les frondaisons gris-vert, à la

forme caractéristique, se détachaient sur le reste du feuillage, plus

verdoyant. Mais ils n'avaient pas eu le temps de s'amuser. Dès qu'ils

avaient quitté le Royaume lointain, Endron leur avait loué cette suite

(mais c'était elle qui l'avait payée). Puis ils étaient allés faire des

achats. Elle avait cru que cela lui plairait, mais, malheureusement,

Phobos ne ressemblait en rien à Norwich. On n'y trouvait ni grands

magasins ni boutiques de mode. Leurs vêtements provenaient tous

du dépôt de l'IRIS, mi-magasin, mi-entrepôt, et ils leur seyaient fort

peu. Ni Geneviève ni elle n'étaient bâties comme les résidents

martiens et lunaires de l'astéroïde. Le moindre de leurs effets avait

dû être retouché. Ensuite, elles s'étaient acheté des blocs-

processeurs (tout le monde en utilisait dans la Confédération, leur

avait expliqué Endron, et en particulier les voyageurs). Geneviève

avait choisi un modèle équipé d'un puissant projecteur AV et l'avait

chargé de tous les jeux disponibles dans la banque de mémoire du

dépôt. Louise avait sélectionné un bloc capable de contrôler le

package médical de son poignet, ce qui lui permettrait de suivre

l'évolution de son état physiologique.

Ainsi équipées, et semblables à des visiteurs de la Confédération

tout à fait ordinaires, elles avaient accompagné Endron dans des

établissements fréquentés par des astros. Louise était bien décidée

à se trouver un astronef, comme elle l'avait fait sur Norfolk, mais,

cette fois-ci, elle avait un peu plus d'expérience en la matière, et

Endron savait se débrouiller sur Phobos. Il leur fallut à peine deux

heures pour trouver le Jamrana, un spationef en partance pour la

Terre, et pour négocier le prix de leur embarquement.

Restait à leur trouver des passeports.

Louise enfila une jupe écossaise (dont le tissu se raidissait pour ne

pas flotter dans la faible gravité), un caleçon noir et un polo vert. Les

vêtements, c'est comme les ordinateurs, songea-t-elle. Après avoir

utilisé l'ordinateur de bord du Royaume lointain, elle ne pourrait plus

jamais revenir aux stupides terminaux à claviers de Norfolk, et elle

disposait à présent d'un million de styles d'habillement, dont pas un

n'était dicté par l'absurde souci de ce qui était convenable...

Elle regagna le salon. Geneviève était dans sa chambre et testait un

énième jeu sur son bloc-processeur, à en juger par la musique et les

dialogues qu'on entendait derrière sa porte. Louise n'était pas sûre

d'approuver cette lubie, mais elle ne voulait pas passer pour une

rabat-joie, et puis ça empêchait sa petite soeur de faire des bêtises.

Fletcher était assis sur l'un des trois fauteuils en cuir bleu pâle

disposés au centre du salon, le dos tourné à la fenêtre. Louise le

regarda, ainsi que la vue qu'il ignorait délibérément.

-Je sais, milady, dit-il à voix basse. Vous me jugez ridicule. Après

tout, j'ai entrepris un voyage à travers les étoiles, à bord d'un navire

où j'ai nagé dans l'air avec toute la grâce d'un poisson dans l'océan.

-L'univers contient des choses bien plus étranges qu'une colonie-

astéroïde, dit-elle, compatissante.

-

Vous

avez raison, comme toujours.

J'aimerais comprendre

pourquoi le sol qui est au-dessus de nous ne menace pas de nous

ensevelir. C'est un phénomène impie, contraire à l'ordre de la

Nature.

-Non, ce n'est que la force centrifuge. Voulez-vous accéder aux

textes éducatifs ?

Il la gratifia d'un sourire ironique.

-Ceux que les professeurs de cette ère ont conçus à l'usage des

enfants de dix ans ? Je crois que je vais m'épargner cette nouvelle

humiliation, lady Louise.

Elle consulta sa montre en or, le dernier souvenir ou presque qu'elle

conservait de Norfolk.

-Endron ne devrait plus tarder. Nous pourrons quitter Phobos dans

quelques heures.

-Je suis attristé à l'idée d'être séparé de vous, milady. C'était le seul

sujet qu'elle n'avait pas mentionné depuis qu'ils s'étaient embarqués

à bord du Royaume lointain.

-Vous avez donc toujours l'intention de vous rendre sur Terre?

-Oui. Bien que je redoute ce qui m'y attend, je ne reculerai pas

devant la tâche qui a été confiée à mon nouveau corps. Quinn doit

être arrêté.

-Il est sans doute déjà ici. Mon Dieu, la Terre entière sera peut-être

possédée quand nous arriverons dans le Halo O'Neill.

-Même si j'en avais la certitude absolue, je refuserais quand même

de battre en retraite. Je suis sincèrement navré, lady Louise, mais

ma décision est prise. Ne vous tourmentez pas, je resterai auprès de

vous jusqu'à ce que vous ayez trouvé un navire en partance pour

Tranquillité. Et je veillerai à ce qu'aucun possédé ne se trouve à son

bord.

-Je ne cherchais pas à vous arrêter, Fletcher. Je crois bien que

votre intégrité me fait un peu peur. À notre époque, les gens pensent

surtout à eux-mêmes. Tel est mon cas.

-Vous pensez avant tout à votre bébé, très chère Louise. Et j'admire

la résolution dont vous faites preuve. Mon seul regret, sachant que je

vais m'embarquer dans cette aventure qui m'attend, c'est que je ne

rencontrerai sans doute jamais votre soupirant, ce Joshua dont vous

m'avez parlé. J'aimerais bien connaître l'homme digne de votre

amour, ce doit être un prince parmi les hommes.

-Joshua n'est pas un prince. Je sais maintenant qu'il est loin d'être

parfait. Mais... il a certaines qualités. (Elle posa ses mains sur son

ventre.) Il fera un bon père.

Leurs regards se croisèrent. Louise songea que jamais elle n'avait vu

solitude aussi poignante. Chaque fois qu'ils avaient accédé ensemble

à des textes d'Histoire, il avait soigneusement évité de regarder ce

qu'il était advenu de la famille qu'il avait abandonnée sur l'île de

Pitcairn.

Il aurait été si facile de s'asseoir près de lui et de le prendre dans ses

bras. Un être si esseulé méritait bien un peu de réconfort, n'est-ce

pas ? Son coeur se serra un peu plus lorsqu'elle se rendit compte

qu'il percevait son hésitation.

Le processeur de la porte leur annonça l'arrivée d'Endron. Louise

désamorça la tension d'un sourire enjoué et alla chercher Geneviève

dans sa chambre.

-On est vraiment obligés d'y aller ? demanda à Endron la fillette

visiblement réticente. Je viens d'atteindre le troisième niveau des

Châteaux dans le ciel. Les chevaux ailés vont secourir la princesse.

-Elle n'aura pas bougé à notre retour, dit Louise. Tu continueras ta

partie à bord de l'astronef.

-Il a besoin de vous pour un scan intégral, précisa Endron. Pas

moyen de faire autrement, j'en ai peur.

Geneviève était l'image même de la contrariété.

-Bon, d'accord.

Endron les guida dans un corridor public. Louise maîtrisait peu à peu

l'art de se déplacer en faible gravité. Impossible de ne pas quitter le

sol à chaque pas ; il fallait donc se propulser du bout des orteils afin

de décrire une trajectoire en ligne droite. Mais elle savait qu'elle

n'aurait jamais la souplesse d'une vraie Martienne, même avec

beaucoup de pratique.

-Je voulais vous poser une question, dit-elle comme ils se glissaient

dans un ascenseur. Si vous êtes tous communistes, comment se fait-

il que l'équipage du Royaume lointain puisse revendre des Larmes de

Norfolk ?

-Et pourquoi ne le ferait-il pas ? C'est l'un des avantages du statut

d'astro. La seule chose qui nous gêne, c'est de payer une taxe

d'importation. Et jusqu'ici, on s'est débrouillés pour l'éviter.

-Mais toute propriété est par essence collective, non ?

Pourquoi les gens ont-ils besoin de payer pour se procurer des

Larmes ?

-

Ce que vous dites est uniquement exact dans le cas d'un

communisme super-orthodoxe. Ici, les gens conservent leur argent

et leur propriété. Aucune société ne pourrait survivre sans ce

concept ; les fruits du labeur quotidien doivent avoir une existence

concrète. C'est l'essence même de la nature humaine.

-Donc, il y a des propriétaires fonciers sur Mars ? Endron gloussa.

-Je ne parlais pas de ce type de propriété. Nous ne conservons que

nos biens personnels. Les appartements, par exemple, sont la

propriété de l'État ; c'est lui qui les a payés, après tout. Les

collectivités agraires reçoivent leurs parcelles en location.

-Et vous acceptez cela ?

-Oui. Parce que ça marche. L'État dispose d'une puissance et d'une

richesse considérables, mais leur utilisation est déterminée par

notre vote. Nous dépendons de l'État, mais c'est nous qui le

contrôlons. Et nous sommes fiers de lui. Aucune autre culture,

aucune autre idéologie n'aurait pu terraformer une planète. Durant

les cinq derniers siècles, Mars a absorbé la totalité des ressources

de notre nation. Un étranger comme vous n'a aucune idée du niveau

d'engagement que cela implique.

-C'est parce que je ne comprends pas pourquoi vous avez agi ainsi.

-Nous avons été piégés par l'Histoire. Nos ancêtres ont altéré leur

organisme pour vivre en gravité lunaire avant l'invention de la

propulsion TTZ. Ils auraient pu envoyer leurs enfants coloniser

quantité de mondes terracompatibles, mais ces enfants auraient dû

subir des interventions génétiques pour s'adapter de nouveau à la "

norme " humaine. Parents et enfants auraient été séparés de façon

définitive ; les liens familiaux auraient été tranchés pour l'éternité.

Donc, nous avons décidé de nous fabriquer notre propre monde.

-Si j'ai correctement suivi votre discours, intervint Flet-cher, vous

avez passé cinq siècles à transformer le désert martien en jardin ?

-En effet.

-Êtes-vous donc puissants au point de rivaliser avec l'oeuvre de

Nôtre-Seigneur ?

-Je pense qu'il ne Lui a fallu que sept jours. Ce n'est pas de sitôt que

nous égalerons ce record. Et je ne crois pas que nous tenterons le

coup.

-Est-ce que la Nation lunaire tout entière compte émigrer ici ?

demanda Louise, empêchant Fletcher de poser d'autres questions.

Durant le voyage, elle avait souvent surpris Endron en train de lui

jeter des regards intrigués. La vigilance s'imposait ; elle avait fini par

s'habituer à la naïveté de son compagnon et n'y prenait plus garde.

D'autres risquaient de se montrer plus curieux.

-Tel était le projet à l'origine. Mais à présent qu'il est dans sa phase

finale, la majorité des habitants des cités lunaires répugnent à quitter

celles-ci. C'est surtout la plus jeune génération qui vient s'installer

ici. La transition est donc fort progressive.

-Vous comptez vivre sur Mars une fois que vous ne pourrez plus

voyager dans l'espace ?

-Je suis né sur Phobos ; le ciel vu d'une planète est contre nature à

mes yeux. Deux de mes enfants vivent à Thoth. Je leur rends visite

quand je le peux, mais je ne pense pas que ma place soit auprès

d'eux. Après toutes ces années, notre nation est enfin en train de

changer. Ça ne se passe pas très vite, mais ça se passe bel et bien.

-De quelle façon ? Comment le communisme peut-il changer ?

-À cause de l'argent, naturellement. Maintenant que le projet de

terraformation a cessé d'absorber tous les fusiodollars que

rapportent nos industries d'État, on injecte de plus en plus de liquide

dans l'économie. Les membres des jeunes générations apprécient

fort les blocs AV, les albums FA et les vêtements d'importation, et

confèrent une plus-value à ces symboles de statut, ignorant notre

production nationale par simple souci de paraître différents, c'est-à-

dire originaux. Et ils ont toute une planète à leur disposition ; certains

redoutent de les voir faire scission et nous abandonner purement et

simplement. Qui sait ? Quoique, s'ils devaient renoncer à nos

valeurs, cela ne me dérangerait pas outre mesure. Ce monde est à

eux, après tout. Nous l'avons bâti afin qu'ils puissent faire

l'expérience de la liberté. Il serait absurde de tenter de leur imposer

les restrictions du passé. L'évolution sociale est nécessaire à la

survie de toute communauté ethnique ou idéologique ; cinq siècles

de statisme, c'est long.

-Donc, si certains revendiquaient leur propre terre, vous

n'essaieriez pas de la leur confisquer ?

-La confisquer ? Je perçois une certaine malice dans votre voix.

C'est ainsi que raisonnent les communistes de votre planète ?

-Oui, ils veulent redistribuer équitablement les richesses de Norfolk.

-Eh bien, ça ne peut pas marcher, dites-le-leur de ma part. S'ils

tentent de changer les choses, ils ne feront que causer de nouveaux

problèmes. Il est impossible d'imposer une idéologie à un peuple qui

ne la désire pas. Si la Nation lunaire fonctionne, c'est parce qu'elle a

été conçue ainsi dès l'instant où les cités sont

devenues

indépendantes des compagnies. Exactement comme sur Norfolk,

sauf que vos ancêtres ont opté pour une constitution pastorale. Le

communisme marche parce que le peuple est pour le communisme,

et le réseau nous a permis d'éliminer la plupart des formes de

corruption qui grevaient l'administration et les gouvernements

locaux lors des précédentes tentatives. Si quelqu'un n'aime pas notre

culture, il la quitte plutôt que de la détruire et d'en priver ceux qui

l'apprécient. Ce n'est pas la même chose sur Norfolk ?

Louise repensa à ce que lui avait dit Carmitha.

-Ce n'est pas facile pour les travailleurs agricoles. Le voyage spatial

est coûteux.

-Sans doute. Ici, nous avons de la chance, le Halo O'Neill accueille

tous nos mécontents, et certains astéroïdes disposent de zones à

faible gravité uniquement peuplées d'émigrés lunaires. Notre

gouvernement va même jusqu'à payer le voyage à certains

candidats. Peut-être devriez-vous adopter le même dispositif sur

Norfolk. La Confédération est si diverse qu'on y trouve tous les

modèles de culture imaginables. Les conflits internes n'ont aucune

raison d'être.

-C'est une idée fort intéressante. Je devrais en parler à papa quand

nous serons de retour. Je suis sûre qu'un aller simple pour les étoiles

serait moins onéreux que l'entretien des camps de travail arctiques.

-Pourquoi en parler à votre père ? Pourquoi ne pas faire campagne

vous-même ?

-Personne ne m'écouterait.

-Vous ne serez pas toujours mineure.

-Mais je serai toujours de sexe féminin. Endron la fixa d'un air

surpris.

-

Je vois. Peut-être qu'il faudrait commencer par monter une

campagne sur ce thème. Vous auriez la moitié de la population dans

votre camp.

Louise se força à afficher un sourire gêné. Elle n'appréciait guère de

devoir défendre sa planète natale contre les sarcasmes, les gens

devraient se montrer un peu plus courtois. L'ennui, c'est qu'elle avait

de plus en plus de mal à défendre certaines des coutumes

norfolkoises.

Endron les conduisit dans l'un des niveaux d'habitation les plus bas,

les faisant sortir de la biosphère en empruntant un large corridor

d'entretien qui s'enfonçait dans les profondeurs de l'astéroïde. Les

parois étaient en roche nue, l'une d'elles étant recouverte de

plusieurs couches de câbles et de conduits. Le sol était légèrement

concave et très lisse. Louise se demanda quel âge avait ce boyau

pour être ainsi usé par le passage.

Ils débouchèrent devant une large porte en métal vert olive, et

Endron télétransmit un code à son bloc-processeur. Il ne se passa

rien. Le verrou électronique ne réagit qu'à sa troisième tentative.

Louise n'osa pas se tourner vers Fletcher.

La porte dissimulait une salle aussi grande que l'intérieur d'une

cathédrale,

trônaient

trois

rangées

de

transformateurs

électriques de haute tension. Ces gros cylindres gris à la surface

cannelée étaient reliés par un réseau complexe d'épais câbles noirs

émergeant de trous creusés dans les murs. L'air était imprégné

d'une forte odeur d'ozone.

Un escalier métallique fixé au mur du fond conduisait à un petit local

de maintenance découpé à même le roc. Derrière l'une des deux

étroites fenêtres donnant sur l'allée centrale était visible la silhouette

d'un homme. Fletcher s'inquiétait de l'énergie qui bourdonnait tout

autour d'eux, comme on le voyait à la sueur qui perlait à son front et

sur ses mains, ainsi qu'à la prudence de sa démarche.

Dans le local se trouvait un bureau sur lequel était posé un terminal

d'ordinateur presque aussi antique que les modèles en usage sur

Norfolk. La quasi-totalité du mur du fond était occupée par un écran

affichant en symboles colorés le réseau énergétique de l'astéroïde.

L'homme qui les attendait était un Martien aux longs cheveux de

neige soigneusement peignés, vêtu d'un complet de soie orange et

d'une chemise noire comme la nuit. Il tenait dans sa main gauche un

attaché-case gris sans signe distinctif.

Faurax ne savait pas quoi penser de ses trois nouveaux clients ; s'ils

n'avaient pas été accompagnés d'Endron, jamais il ne les aurait

laissés entrer dans son bureau. Le moment était mal choisi pour

exercer le genre d'activité qui était le sien. Depuis qu'avait éclaté

cette crise à l'échelle de la Confédération, les flics de Phobos étaient

intraitables en matière de procédures de sécurité.

-Si vous me permettez une question, dit-il après qu'Endron eut fait

les présentations. Pourquoi n'avez-vous pas vos passeports sur vous

?

-Nous avons dû quitter précipitamment Norfolk, dit Louise. Les

possédés commençaient à envahir la capitale. Nous n'avons pas eu

le temps de déposer une demande en bonne et due forme. Mais on

nous aurait certainement accordé des passeports, puisque nous

n'avons pas de casier judiciaire.

Ce discours semblait raisonnable. Et Faurax n'avait aucune peine à

imaginer le prix d'un passage à bord du Royaume lointain. Au stade

où on en était arrivé, plus personne n'avait envie de répondre à des

questions.

-Comprenez une chose, reprit-il. J'ai dû effectuer des recherches

considérables pour obtenir les codes d'authentification du

gouvernement de Norfolk.

-Combien ? s'enquit Louise.

-Cinq mille fusiodollars. Chacun.

-Entendu.

Elle ne paraissait même pas surprise, encore moins choquée. Ce qui

titilla la curiosité de Faurax ; il aurait bien aimé demander à Endron

qui elle était. Lorsqu'elle l'avait appelé pour arranger le rendez-vous,

Tilia s'était montrée des plus succinctes.

-Bien, fit-il.

Il posa son attaché-case sur le bureau et lui télétransmit un code. Sa

surface se mit à ondoyer, révélant deux blocs-processeurs et

plusieurs microcartels. Il attrapa l'un de ceux-ci, qui était orné d'un

lion d'or : l'emblème de Norfolk.

-Voici l'objet. J'y ai chargé toutes les informations que m'a données

Tilia : nom, âge, domicile, ce genre de données. Il n'y manque qu'une

image et un scan corporel complet.

-Que devons-nous faire ? demanda Louise.

-En premier lieu, verser la somme convenue, j'en ai peur. Elle eut un

rire creux et attrapa un crédisque de la Banque jovienne dans son

sac. Une fois que la somme convenue eut été transférée au compte

de Faurax, celui-ci conseilla :

-

Rappelez-vous de ne pas porter ces vêtements quand vous

passerez les contrôles d'immigration du Halo. Ces images sont

censées avoir été prises sur Norfolk, et vos vêtements sont neufs. En

fait, je vous recommande même de les jeter.

-Entendu, dit Louise.

-Bien. (Il glissa le premier cartel dans son bloc-processeur et lut sur

l'écran :) Geneviève Kavanagh.

La petite fille lui adressa son plus beau sourire.

-Mettez-vous par ici, ma petite, pas trop près de la porte.

Elle s'exécuta, fixant le capteur optique d'un air solennel. Après avoir

enregistré l'image visuelle, Faurax effectua un balayage avec le

second bloc-processeur pour enregistrer sa structure bioélectrique.

Les deux fichiers furent ensuite chargés dans le passeport de

Geneviève et cryptés par le code d'authentification du gouvernement

de Norfolk.

Puis ce fut au tour de Louise. Faurax regretta qu'elle ne soit pas

martienne. Son corps lui répugnait, mais elle avait un si joli visage.

L'image de Fletcher fut enregistrée dans son passeport. Puis Faurax

le soumit au capteur bioélectrique. Fronça les sourcils en

découvrant les résultats. Effectua un second scan. Un long moment

s'écoula avant que son inquiétude tourne à la franche consternation.

Il hoqueta, sursauta et considéra Fletcher avec des yeux éberlués.

-Vous êtes un...

Ses naneuroniques crashèrent, ce qui l'empêcha de transmettre un

signal d'alarme. L'air se solidifia devant ses yeux ; il le vit ondoyer

comme sous l'effet de la chaleur pour former une sphère de dix

centimètres de diamètre. Cette sphère le frappa en plein visage.

Avant de perdre conscience, il eut le temps d'entendre son nez se

briser.

Geneviève poussa un petit cri lorsque Faurax s'effondra, le nez

pissant le sang.

Endron fixa Fletcher à son tour, trop choqué pour bouger. Ses

naneuroniques ne fonctionnaient plus, et le panneau lumineux du

local clignotait à un rythme épileptique.

-Ô mon Dieu ! Non ! Pas vous !

Il jeta un coup d'oeil vers la porte, jaugeant ses chances.

-Ne tentez pas de fuir, sir, dit Fletcher d'un air sévère. Je suis prêt à

tout pour protéger ces deux ladies.

-Oh, Fletcher, gémit Louise. On y était presque.

-Son appareil a révélé ma nature, milady. Je ne pouvais pas agir

autrement.

Geneviève se précipita vers Fletcher et lui passa les bras autour de

la taille. Il lui tapota doucement les cheveux.

-Et maintenant, qu'allons-nous faire ? demanda Louise.

-Vous aussi ? Oh, non ! beugla Endron.

-Je ne suis pas possédée, répliqua-t-elle, indignée.

-Mais alors... ?

-Fletcher nous a protégées des possédés. Vous ne pensez quand

même pas que j'aurais pu leur résister toute seule, non ?

-Mais... mais il est des leurs !

-Qu'entendez-vous par cela, sir ? Nombre d'êtres humains sont des

assassins et des brigands, cela fait-il de nous tous des coupables ?

-Cet argument ne s'applique pas. Vous êtes un possédé. Vous êtes

l'ennemi.

-Et cependant, sir, je ne me considère pas comme votre ennemi.

Mon seul crime, semble-t-il, est d'être mort.

-Et d'être revenu ! Vous avez volé le corps de cet homme. Vos

semblables veulent voler les corps de tout le monde.

-Que voudriez-vous que nous fassions ? L'au-delà est un lieu de

tourments sans fin, j'ai eu l'occasion de lui échapper, et mon

abnégation n'a pu me retenir. Peut-être est-ce cette faiblesse qui, à

vos yeux, est un crime, sir. En ce cas, je plaide coupable de cette

ignominie. Mais sachez une chose : je serais prêt à m'évader une

nouvelle fois à la moindre occasion, tout en sachant que je commets

le plus immoral des vols.

-Il nous a sauvées, protesta Geneviève. Quinn Dexter allait nous

faire des choses ignobles, à Louise et à moi, et Fletcher l'en a

empêché. Personne d'autre n'aurait pu nous aider. Ce n'est pas un

méchant homme ; vous ne devez pas le traiter ainsi. Et je ne vous

laisserai pas lui faire du mal. Je ne veux pas qu'il retourne dans l'au-

delà.

Elle accentua son étreinte.

-D'accord, dit Endron. Peut-être que vous êtes moins dangereux

que l'Organisation de Capone ou les possédés de Lalonde. Mais je ne

peux pas vous laisser courir en liberté. Nous sommes dans mon

pays, bon sang. Peut-être que c'est injuste, peut-être que vous ne

méritiez pas les souffrances de l'au-delà. Mais vous êtes un

possesseur, on ne peut rien y changer. Nous sommes des

adversaires, c'est notre nature qui veut ça.

-Dans ce cas, sir, vous avez un grave problème à régler. Car je me

suis juré de veiller à ce que les ladies atteignent leur destination.

-Un instant. (Louise se tourna vers Endron.) Rien n'a changé. Nous

souhaitons toujours quitter Phobos et vous savez que Fletcher ne

présente aucun danger pour votre peuple. Vous venez de le dire.

Endron désigna le corps flasque de Faurax.

-Je ne peux pas, se lamenta-t-il.

-Si Fletcher offre vos corps aux âmes de l'au-delà, qui sait à quoi

ressembleront leurs nouveaux occupants, dit Louise. Je ne pense

pas qu'ils seront aussi raisonnables que lui, pas si les possédés que

j'ai croisés sur ma route sont représentatifs de l'ensemble. Phobos

tomberait aux mains des possédés, et cela serait de votre faute.

C'est ce que vous voulez ?

-Qu'est-ce que vous croyez ? Vous m'avez bel et bien coincé.

-Non, il y a une solution toute simple pour que nous nous en sortions

tous.

-Laquelle ?

-Aidez-nous, évidemment. Vous pouvez finir de préparer le

passeport de Fletcher, trouver une nacelle tau-zéro pour Faurax et le

garder au frais jusqu'à ce que cette crise soit passée. Et vous saurez

avec certitude que nous sommes partis et que votre astéroïde ne

craint rien.

-C'est grotesque. Je n'ai aucune confiance en vous, et vous seriez

stupides de me faire confiance.

-Pas vraiment, contra Louise. Si vous déclarez être prêt à nous

aider, Fletcher saura si vous dites la vérité. Et une fois que nous

serons partis, vous ne changerez pas d'avis, car il vous serait

impossible de justifier vos actes devant la police.

-Vous êtes capable de lire dans les pensées ? demanda Endron, de

plus en plus consterné.

-Je serais conscient de toute envie de traîtrise qui vous noircirait le

cour.

-Qu'avez-vous l'intention de faire une fois arrivés à Tranquillité ?

-Retrouver mon fiancé. Nous n'avons aucun autre projet. Endron

considéra Faurax une nouvelle fois.

-Je pense que je n'ai guère le choix, n'est-ce pas ? Si vous arrêtez

de produire cet effet de brouillage électronique, je me procurerai un

mécanoïde pour transporter Faurax à bord du Royaume lointain. J'ai

tout loisir d'utiliser quelques-unes des nacelles tau-zéro du bord sans

qu'on me pose de questions. Dieu sait ce que je pourrai raconter à

mes camarades quand cette histoire sera finie. Probablement se

contenteront-ils de me jeter dans le vide.

-Vous êtes en train de sauver votre monde, dit Louise. Vous allez

devenir un héros.

-J'en doute fortement.

La grotte s'enfonçait profondément dans la falaise de polype, ce qui

permettait à Dariat de faire du feu sans courir le risque d'être repéré.

Aujourd'hui, il avait choisi comme refuge la plage située au pied de la

calotte. Tatiana et lui y seraient sûrement en sécurité. Aucun pont

n'enjambait la mer circulaire. Si Bonney voulait les rejoindre, elle

devrait emprunter un bateau ou une rame de métro (ce qui était fort

improbable). Par conséquent, ils seraient prévenus à l'avance de son

arrivée.

La chasseresse faisait montre d'un talent qui ne laissait pas d'être

troublant. Rubra lui-même commençait à s'en inquiéter. Dariat

n'arrivait pas à comprendre comment elle parvenait à les localiser

sans se faire repérer par Rubra. Mais elle y parvenait bel et bien.

Depuis qu'il avait rencontré Tatiana, pas un jour ne s'était écoulé

sans que Bonney manque de justesse de les retrouver.

Sa capacité de perception devait être surdéveloppée, lui permettant

de lire les pensées de tous les occupants de l'habitat. C'était

franchement extraordinaire ; Dariat ne captait rien au-delà d'un

kilomètre et il suffisait de dix mètres de polype pour le bloquer

complètement.

Tatiana finit de vider les deux truites qu'elle avait pêchées et les

enveloppa dans du papier aluminium. Puis elle les glissa dans un trou

au-dessous du feu.

-Ça devrait être prêt dans une demi-heure, dit-elle.

Il lui répondit par un sourire neutre, se rappelant les feux

qu'Anastasia et lui avaient allumés, les repas qu'elle lui avait

préparés. À l'époque, la cuisine de feu de camp lui était un concept

totalement étranger. Habitué à se réchauffer des sachets de

nourriture lyophilisée, il ne manquait pas d'être impressionné par les

festins qu'elle mitonnait à la mode primitive.

-Est-ce qu'elle t'a parlé de moi ? demanda-t-il.

-Pas souvent. Je ne l'ai plus beaucoup vue quand elle est devenue

prêtresse de Thoale. Et puis, à cette époque, je commençais à

découvrir les garçons, moi aussi, acheva-t-elle dans un rire rauque.

N'eût été leur ressemblance physique, jamais on n'aurait imaginé que

Tatiana et Anastasia puissent être apparentées. Dariat ne parvenait

pas à concevoir que son bel amour ait pu devenir semblable à cette

femme joviale, décontractée et un peu trop bruyante. Anastasia

aurait sûrement conservé sa tranquille dignité, son humour

malicieux, son esprit généreux.

Il lui était difficile d'éprouver une quelconque sympathie pour

Tatiana, encore plus de tolérer son comportement, en particulier

dans les circonstances présentes. Il s'y obligeait néanmoins, sachant

que l'abandonner maintenant le rendrait indigne de son amour

perdu.

Rubra s'en était douté, damné soit-il.

-Quoi qu'elle t'ait dit de moi, j'aimerais bien le savoir.

-D'accord. Je te dois bien ça, je suppose. (Tatiana s'installa plus

confortablement sur le sable, faisant tinter ses bracelets.) Elle disait

que son nouveau mec - c'était toi - était différent des autres. D'après

elle, tu avais été blessé par Anstid dès le jour de ta naissance, mais

elle distinguait le vrai toi par-delà ta souffrance et ta solitude. Elle

pensait pouvoir te libérer de cette emprise. Elle le croyait vraiment,

ce qui est plutôt bizarre ; comme si tu avais été un oiseau meurtri

qu'elle aurait recueilli. Je ne pense pas qu'elle se soit rendu compte

de l'étendue de son erreur. Sauf à la fin. C'est pour ça qu'elle a fait ce

qu'elle a fait.

-Je lui suis fidèle. Je lui suis toujours resté fidèle.

-C'est ce que je vois. Trente ans de préparatifs. Elle se fendit d'un

long sifflement.

-Je vais tuer Anstid. À présent, j'en ai le pouvoir. Tatiana se mit à

rire, d'un rire franc qui fit frémir le coton de sa robe.

-Oh oui, je comprends qu'elle soit tombée sous le charme. Toute

cette sincérité, et toute cette rétention. Le jour où vous vous êtes

rencontrés, Cupidon avait trempé ses flèches dans un philtre

puissant.

-Ne te moque pas.

Elle cessa aussitôt de rire. Il perçut alors sa ressemblance avec

Anastasia, la passion dans ses yeux.

-Jamais je ne me moquerais de ma soeur, Dariat. Tarrug lui a joué

un sale tour, et j'ai pitié d'elle. Elle était trop jeune pour te rencontrer,

foutrement trop jeune. Si elle avait eu quelques années de plus pour

acquérir de la sagesse, elle aurait vu que tu étais au-delà de tout

salut. Mais elle était jeune, et stupide comme tout le monde à cet âge.

Elle n'a pas pu résister au défi qui lui était lancé : faire un peu de

bien, apporter un peu de lumière dans ta prison. Quand on arrive à

mon âge, on fait un grand détour pour éviter les causes perdues.

-Je ne suis pas perdu, pas aux yeux de Chi-ri ni à ceux de Thoale. Je

vais tuer Anstid. Et c'est grâce à Anastasia, elle a levé l'emprise de

ce Seigneur sur moi.

-Mais écoutez-le donc ! Arrête de répéter bêtement ces mots,

Dariat, et apprends avec ton cour. Elle t'a enseigné les noms de nos

Seigneurs et de nos Dames, mais ça ne veut pas dire que tu les

connais. Tu ne tueras pas Anstid. Rubra n'est pas un Seigneur du

Royaume, ce n'est qu'une vieille structure mémorielle déjantée.

D'accord, sa folie le rend amer et vindicatif, ce qui est un aspect

d'Anstid, mais ce n'est pas Lui. La haine ne va pas disparaître de

l'univers parce que tu auras anéanti un habitat. Tu en es conscient,

n'est-ce pas ?

Vas-y, mon garçon, réponds à cette question. Ça m'intéresse.

Va te faire foutre !

Dommage que tu ne sois jamais allé à la fac ; l'école de la rue ne suffit

pas quand on pénètre dans l'arène du débat intellectuel.

Dariat s'efforça de se calmer, conscient des petits vers de lumière

qui ondoyaient sur ses vêtements. Il se fendit d'un sourire penaud.

-Oui, je le vois bien. Et puis, sans la haine, on ne connaîtrait jamais

la douceur de l'amour. Nous avons besoin de la haine.

-C'est mieux. (Elle se mit à applaudir.) On va faire de toi un vrai

Starbridge.

-Il est trop tard. Et je vais quand même annihiler Rubra.

-Tu attendras que je sois partie d'ici, j'espère.

-Je te ferai sortir.

C'est ça, et avec l'aide de qui ?

-Comment ? demanda Tatiana.

-Je vais être franc avec toi : je n'en sais encore rien. Mais je

trouverai un moyen. Je vous dois bien ça, à Anastasia et à toi.

Bravo, sire Galaad. En attendant, trois astronefs viennent d'arriver.

Et alors ?

Et alors, ils viennent de la Nouvelle-Californie : une frégate et deux

vaisseaux équipés pour le combat. Je pense que notre statu quo

actuel va bientôt évoluer.

Les faucons en mission d'observation perçurent l'émergence de trois

vaisseaux adamistes à douze mille kilomètres de Valisk. Lorsque

leurs échangeurs thermiques, leurs grappes de capteurs et leurs

antennes de communication se déployèrent, les astronefs bioteks

commencèrent à intercepter des transmissions par micro-ondes à

haute bande passante. Les arrivants diffusaient des bulletins

d'information dans tout le système de Srinagar, apprenant à qui

voulait les entendre que l'Organisation se portait à merveille et que la

Nouvelle-Californie connaissait la prospérité. Plusieurs flashes

détaillaient la façon dont les possédés guérissaient les blessures et

les fractures des non-possédés.

Malheureusement, les faucons ne purent intercepter les signaux

échangés entre les vaisseaux et Valisk. Ces conversations, quelle