-Oh, merde, tu es une possédée.

-Oui. Mais je n'avais pas vraiment le choix.

-Ouais. Je sais. Qu'est-il arrivé à Udat, Cherri ? Que vous est-il

arrivé ?

-C'est Mzu. Elle nous a tués. Nous compliquions ses projets. Et

Meyer... elle avait une revanche à prendre sur lui. Faites attention à

elle, Cherri, faites très attention.

-Seigneur, Cherri, c'est sérieux ?

-Oh, oui, très sérieux.

-Bien reçu. Et... merci.

-Je n'ai pas fini. Joshua est sur Nyvan, lancé aux trousses de Mzu,

nous savons au moins cela.

-C'est vrai, il est en bas. S'il te plaît, Cherri, ne me demande pas

pourquoi. Je ne suis pas autorisée à en discuter.

-Ce n'est pas grave. Je comprends. Et ça n'a aucune importance :

nous sommes au courant pour l'Alchimiste, et vous le savez. Mais tu

dois dire à Joshua de renoncer, de laisser tomber Mzu. Tout de suite.

Nous ne pouvons plus la faire sortir de cette planète maintenant que

nos spatiojets sont perdus. Ça veut dire que l'Organisation n'a plus

qu'une seule carte à jouer. Si elle meurt, elle sera obligée de nous

rejoindre.

-C'est pour ça que VUrschel et le Pinzola ont lancé des frappes au

sol ?

-Oui. Mais ce n'est pas tout...

L'écho de la voix hésitante de la femme résonnait sur la passerelle du

Lady Macbeth. Liol avait l'impression que ses nerfs étaient parcourus

d'une électricité polaire. Il se tourna vers Sarha, qui semblait aussi

stupéfaite que lui.

-Elle dit vrai ? demanda-t-il.

Il priait pour que la réponse soit négative. Les événements

semblaient les pousser inexorablement à l'action. En dépit de ses

airs de matamore, il n'était pas sûr de vouloir piloter le Lady Mac

dans des conditions aussi dangereuses que l'étaient actuellement les

leurs - même si la partie la plus téméraire de son esprit était résolue

à n'en rien laisser paraître. De toute évidence, l'égotisme était le

revers de son intuition, le talon d'Achille de la famille Calvert.

-Je l'ai bien connue, répondit Sarha avec une réticence visible.

Beaulieu, peux-tu confirmer la trajectoire de cet iron-berg?

-

Je vais devoir utiliser les capteurs en mode actif pour la

déterminer.

-Fais-le.

-

Nous sommes à trente minutes de l'horizon de Joshua, fit

remarquer Liol.

Un choix de trajectoires orbitales de rechange défila dans son esprit

lorsqu'il demanda à l'ordinateur de bord de lui transmettre une série

de vecteurs envisageables.

-Je ne peux rien y faire, rétorqua Sarha. On peut toujours tenter de

le contacter via le réseau de communication de Tonala.

-Mon cul. Après toute cette activité EM, il n'y a plus aucun bloc-

processeur en état de marche sur cette planète, et tu le sais

parfaitement. Je peux nous faire descendre ; en frôlant l'atmosphère,

nous serons sur son horizon dans huit minutes.

-Non ! Si nous changeons d'orbite, on va nous prendre pour cible.

-Il ne reste plus rien pour nous prendre pour cible. Accède aux

capteurs, bon sang. Ils ont lancé toutes leurs guêpes de combat.

-Donc, elles ont déployé toutes leurs charges secondaires.

-C'est mon frère !

-C'est mon capitaine, et je dis que nous ne pouvons pas courir ce

risque.

-Le Lady Mac peut se jouer d'une banale charge secondaire. Prends

le contrôle de l'artillerie, je suis capable d'effectuer cette manœuvre

de pilotage.

-Confirmation de la trajectoire de l'ironberg, déclara Beau-lieu.

Barnes disait la vérité. Ce truc se dirige droit sur eux.

-Altitude ? s'enquit Sarha. Pouvons-nous lui lancer une bombe ?

-Quatre-vingt-dix kilomètres. Trop bas dans l'ionosphère, hors de

portée des guêpes de combat. Elles sont inopérantes à cette

pression.

-Merde ! maugréa Sarha.

-

Efforce-toi d'être positive, lui lança Liol. Nous devons gagner

l'horizon de Joshua.

-

Verrouillage

sur nous,

annonça calmement Beaulieu. Deux

missiles nucléaires à tête chercheuse. Ils ont capté notre émission

radar.

Sarha lança le programme de visée du canon maser sans même

réfléchir à ce qu'elle faisait. Son esprit était paralysé par l'angoisse

et l'indécision. Des triangles violet vif encadrèrent les charges

secondaires qui approchaient.

-Est-ce que Josh abandonnerait l'un d'entre nous ? demanda

Liol.

-Espèce de salaud !

Les masers crachèrent, déclenchés par son coup de colère. Les

deux charges secondaires se fracassèrent, leur système de

propulsion anéanti.

-On peut les battre, déclara Beaulieu.

Sarha se sentit morigénée par la voix synthétique imperturbable de

la cosmonik.

-D'accord. Je m'occupe de l'artillerie. Beaulieu, fais passer les

capteurs en mode actif, toute la batterie ; je veux être avertie à

l'avance de toute manœuvre hostile. Liol, fais-nous descendre.

Ils martelaient impitoyablement l'écoutille de la cabine de

maintenance et d'ingénierie. Celle-ci virait au rouge sur les bords, sa

peinture se couvrait de cloques.

Cherri jeta un regard désabusé au disque de métal.

-D'accord, d'accord, marmonna-t-elle. Je vais vous faciliter la tâche.

Et puis, que savez-vous de la fraternité, tous autant que vous êtes ?

Dès que les verrous de l'écoutille eurent fondu, un Oscar Kearn

furibond se faufila dans l'ouverture fumante. Tout espoir de

vengeance disparut en lui lorsqu'il découvrit au pied des consoles

une silhouette recroquevillée sur elle-même et secouée de sanglots.

L'âme de Cherri Barnes avait déjà quitté sa chair, se réfugiant dans

le seul endroit où il n'irait jamais la poursuivre.

Monica avait enfin l'impression de reprendre le contrôle de la

mission. Il y avait douze agents pour l'appuyer dans le silo de

désassemblage et un avion arrivait pour les évacuer. Leurs blocs-

processeurs comme leurs naneuroniques avaient cessé de

fonctionner. Tous avaient ôté leurs casques afin de voir ce qui les

entourait ; les capteurs étaient également inopérants. Sa

vulnérabilité n'était pas sans l'inquiéter, mais elle y survivrait. Je

tiens Mzu !

Elle accentua la pression de son pistolet sur la nuque de Cal-vert, qui

s'écarta sans résister. L'un des Édénistes s'empara de son arme. Il

ne protesta pas lorsqu'on lui ordonna de se placer auprès de ses

trois complices, tous les mains en l'air et tenus en respect par deux

agents.

-Docteur, veuillez vous abstenir de toucher ce sac à dos, ordonna

Monica. Et ne tentez pas de télétransmettre un code d'activation.

Alkad haussa les épaules et leva les mains.

-De toute façon, je ne peux rien transmettre du tout, lança-t-elle. Il y

a trop de possédés dans les parages.

D'un geste, Monica ordonna à l'un des agents de récupérer le sac à

dos.

-

Vous étiez à Tranquillité, remarqua Alkad. Et aussi dans les

Dorados, sauf erreur de ma part. Quelle agence ?

-L'ASE.

-

Ah ! Et pourtant, certains de vos amis sont visiblement des

Édénistes. Bizarre.

-Nous considérons votre départ de cette planète comme d'une

importance capitale, docteur, dit Samuel. Cependant, vous avez mon

assurance qu'il ne vous sera fait aucun mal.

-Naturellement, répliqua Alkad d'une voix posée. Si je meurs, nous

savons tous dans quel camp je me retrouverai.

-Exactement. Gelai leva les yeux.

-Ils arrivent, docteur. Monica plissa le front.

-Qui ça ?

-Les possédés de l'Organisation, lui répondit Alkad. Ils sont quelque

part là-haut, dans les poutres.

Les agents secrets réagirent en professionnels, fouillant du regard

les hauteurs en quête d'un mouvement. Monica s'approcha vivement

d'Alkad et lui empoigna le bras.

-Très bien, docteur, nous allons nous occuper d'eux. Maintenant, en

route.

-Merde, fit Samuel. La police est arrivée.

Monica jeta un coup d'oeil à la brèche ouverte dans le mur. Deux

Édénistes étaient restés à l'extérieur pour couvrir leur retraite.

-Ils ne nous poseront pas de problème.

Samuel eut une grimace résignée. Les agents formèrent un cordon

protecteur autour de Monica et de Mzu, puis commencèrent à reculer

vers le mur.

Monica s'aperçut que Joshua et les autres se précipitaient derrière

eux.

-Non, pas vous, lança-t-elle.

-Je ne reste pas ici, protesta Joshua, indigné.

-On ne peut pas..., commença Samuel.

Une herse chut de l'enchevêtrement de poutres du plafond. Elle

frappa deux des agents secrets, les faisant tomber à terre. Les

générateurs de valence de leurs armures, neutralisés par les

pulsations EM, ne permirent pas au tissu de se raidir pour les

protéger comme il aurait dû le faire. Les longues pointes de fer les

transpercèrent, clouant leurs corps au carbobéton mouillé.

Quatre de leurs camarades ouvrirent le feu avec leurs mitraillettes,

les pointant vers les hauteurs. Les balles ricochèrent dans tous les

sens, arrachant des étincelles au métal.

En combattante bien entraînée, Monica se prépara à une seconde

offensive. Celle-ci vint de la gauche, sous la forme d'un pendule

fonçant droit sur Mzu. Si ses naneuroniques avaient été en ligne, si

ses programmes de réaction au danger avaient fonctionné, elle s'en

serait peut-être sortie indemne. Grâce à ses muscles renforcés, elle

eut le temps de pousser Mzu hors de la trajectoire de la lame. Elles

tombèrent à terre ensemble. L'armure empêcha son pied d'être

tranché, mais sa cheville et son tibia furent brisés par l'impact. Le

choc atténua la douleur initiale. Elle se redressa en gémissant et

enserra ses os ruinés. La bile montait dans sa gorge et elle avait

peine à respirer.

Une masse extraordinairement lourde lui emboutit l'épaule, la

projetant sur le sol. Joshua atterrit tout près d'elle, roulant

souplement sur lui-même pour absorber le choc. Monica eut une

bouffée de haine qui acheva de chasser sa douleur. Puis la lame

fendit l'air là où elle s'était trouvée une seconde plus tôt, ne

produisant qu'un murmure ténu pour signaler son passage. Un

pendule, pensa-t-elle confusément, ça finit toujours par revenir. L'un

des agents de l'ambassade se précipita vers elle. Il tenait un package

médical dans ses mains et jurait abondamment.

-Il est affecté, lui aussi, aucune réaction.

Joshua jeta un coup d'oeil au bandage nanonique de sa main. Depuis

qu'il était entré dans ce silo, il était tourmenté par des

démangeaisons.

-Comme si je ne le savais pas, grommela-t-il.

Gelai se joignit à eux et s'accroupit, le visage soucieux. Elle posa une

main sur la cheville de Monica.

Si l'intensité de la douleur initiale l'avait terrifiée, cela était

franchement horrifiant. Elle sentait les esquilles se mouvoir en elle

sous sa peau, voyait même le tissu de son pantalon frémir autour de

la main de Gelai - sa main lumineuse. Et pourtant, ça ne faisait pas

mal.

-Je crois que ça y est, dit la jeune femme d'une voix timide. Essayez

de vous lever.

-Ô mon Dieu ! vous êtes une...

-

Vous ne le saviez pas, professionnels que vous êtes ? lança

malicieusement Joshua.

Samuel se dirigea vers eux en évitant le pendule et s'accroupit à son

tour, aux aguets, le canon de sa mitraillette pointé vers les hauteurs.

-J'ai cru que vous étiez touchée, dit-il comme Monica s'appuyait

avec prudence sur son pied gauche.

-C'est exact. Elle m'a guérie. Il examina rapidement Gelai.

-Oh!

-On ferait mieux d'y aller, dit Monica.

-Si nous bougeons, ils vont encore attaquer.

-Ils attaqueront si nous ne bougeons pas.

-Si seulement je pouvais les voir, gémit-il en clignant des yeux pour

en chasser l'eau. Nous n'avons aucune cible. Il ne sert à rien de tirer

à l'aveuglette, il y a trop de métal.

-Ils sont là-haut, dit Gelai. Trois d'entre eux sont au-dessus de l'axe

du pendule. Ce sont eux qui lui donnent sa substance.

Samuel agita la tête dans tous les sens.

-Où ça ?

-Juste au-dessus de lui.

-Merde.

S'il avait pu faire passer ses implants rétiniens en mode infrarouge, il

aurait distingué autre chose que des ténèbres absolues. Il ouvrit

néanmoins le feu, arrosant la zone dont parlait sans doute Gelai. Son

chargeur fut vidé en moins d'une seconde. Il l'éjecta et le remplaça -

prenant soin au passage de compter ceux qu'il lui restait. Lorsqu'il

leva de nouveau les yeux, le pendule avait disparu. À sa place, un

épais câble noir se balançait doucement.

-Ça y est ? Je les ai eus ?

-Vous en avez blessé deux, lui dit Gelai. Ils battent en retraite.

-Blessé ? Bien.

-Venez, pressa Monica. On peut rejoindre les voitures.

(Elle éleva la voix.) Tirez un peu partout à la verticale. Je veux que

ces salauds décampent en vitesse. Allez, go.

Huit mitraillettes arrosèrent les hauteurs enténébrées tandis que

tous fonçaient vers la brèche.

Bien à l'abri dans l'enchevêtrement des poutres et des câbles

métalliques, Baranovich se tourna vers une fenêtre crasseuse pour

jeter un coup d'oeil aux trois véhicules de police garés à l'extérieur.

Chacun d'eux avait laissé de longues traînées dans la neige, signe

certain qu'ils avaient freiné sec. Une quatrième voiture survivante

poursuivait le bolide du XXIe siècle le long du mur du silo, toutes

sirènes et tous gyrophares dehors. Des flics vêtus de noir

s'avançaient vers les voitures de l'ambassade.

-Mettons un peu d'animation dans tout ça, dit-il en élevant la voix

pour couvrir le bruit des détonations et des ricochets.

Il joignit les mains avec les trois possédés qui l'entouraient.

Ensemble, ils lancèrent une énorme boule de feu blanc vers l'une des

voitures de police.

La réaction fut aussi immédiate que disproportionnée. Les policiers

de Tonala, qui avaient vu leurs processeurs dysfonc-tionner puis

carrément se crasher, qui avaient essuyé le feu de lasers à rayons X

venus de l'espace, qui avaient perdu leurs suspects et se trouvaient

obligés de vérifier la présence d'agents de l'ASE dans les voitures de

l'ambassade, étaient un tantinet tendus. Toutes les armes en leur

possession se braquèrent sur le silo de désassemblage numéro

quatre.

Monica était à vingt mètres de la porte défoncée lorsque les antiques

panneaux de matériau composite subirent le feu de balles évidées,

d'impulsions ITP, de rayons masers et de petites salves EE. Un soleil

aveuglant naquit dans la pénombre devant elle. Elle se jeta vivement

à terre tandis que l'air était zébré par des fragments incandescents.

Des particules fumantes tombèrent en pluie tout autour d'elle,

s'éteignant en grésillant dès qu'elles touchaient le béton mouillé.

Plusieurs atterrirent sur sa tête, lui brûlant les cheveux et lui

entamant le cuir chevelu.

-Ici LA POLICE. JETEZ vos ARMES. SORTEZ UN PAR UN APRÈS

AVOIR DÉSACTIVÉ VOS BLOCS ET VOS IMPLANTS. DERNIER

AVERTISSEMENT.

-Bordel de merde, grogna Monica.

Elle leva la tête. Toute une portion du mur avait disparu ; l'éclat

maléfique de la bataille orbitale s'insinuait jusque dans le silo. Il

permettait de distinguer une multitude de poutres brisées dont les

extrémités à vif ruisselaient de gouttes rougeoyantes. La charpente

émit un pénible gémissement ; les soudures affaiblies cédaient sous

le fardeau de leur nouvelle charge, entamant une réaction en chaîne.

Elle vit le métal ployer sur plusieurs niveaux, puis céder en

tressautant.

-Foncez ! hurla-t-elle. Tout va nous tomber dessus.

Un éclair de feu blanc jaillit des hauteurs obscures, frappant un

agent qui tomba à genoux. Ses cris furent étouffés par les

crépitements de son armure et de ses chairs qui s'embrasaient.

Quatre mitraillettes ouvrirent le feu en réponse.

-Non, dit Monica.

C'était exactement ce qu'ils cherchaient. Une manœuvre en noud

coulant quasi parfaite, admit-elle, furieuse, tout en se protégeant la

tête des bras. Et on est tombés dedans comme des bleus.

Les flics entendirent les détonations et ouvrirent à nouveau le feu.

Baranovich ne s'était pas attendu à voir les représentants de la loi

déployer une telle puissance de feu - ces armes modernes étaient

décidément redoutables. La charpente affaiblie avait frémi autour de

lui à deux reprises, l'obligeant à se concentrer sur les poutres pour

en renforcer la solidité avec sa capacité énergétique. Ce qui était

dangereux. Le métal agissait comme conducteur des explosions

électroniques et, bien qu'il soit à une certaine distance de leur zone

d'impact, un possédé était vulnérable à ce type de voltage, et il aurait

suffi d'une décharge pour le terrasser.

Lorsque les flics se remirent à tirer, il sauta sur la passerelle la plus

proche et s'éloigna en courant. Les bottes de cuir étin-celant de son

costume si impressionnant se métamorphosèrent en chaussures de

course américaines à la semelle épaisse de trois centimètres ; il

espérait qu'un caoutchouc imaginé ferait un isolant aussi efficace

qu'un caoutchouc réel. Il sentit les autres membres de son groupe

qui s'empressaient de le suivre, secoués par la férocité de cet

assaut.

Levant les yeux, Joshua vit les derniers tentacules d'électrons

s'enrouler autour des colonnes métalliques. L'ensemble de la

charpente du bâtiment émettait des grincements de mauvais augure.

Il allait s'effondrer d'un instant à l'autre. Son instinct de survie prit le

dessus : au diable Mzu, je vais crever si je reste ici. Il se releva en

hâte et donna une tape à Melvyn, qui s'était plaqué au sol, la tête

sous les bras.

-Remuez-vous, tous les deux, vite !

Il se mit à courir, sortant de sous la zone la plus atteinte et obliquant

pour s'éloigner de la gigantesque brèche ouverte dans le mur par la

police. À en juger par les bruits de pas précipités derrière lui, pas

mal de monde le suivait. Il se retourna vivement. Outre Melvyn,

Dahybi et Keaton, Mzu, ses sinistres alliés et les agents secrets lui

avaient emboîté le pas. Tous traversaient le silo en courant comme

s'il leur avait montré le chemin du salut. - Seigneur Jésus !

Ce n'était pas ce qu'il avait prévu ! La seule présence des astros

dans cet espace dégagé aurait été tentante pour les possédés, mais

si Mzu les suivait aussi...

Contrairement au groupe de Baranovich qui avait organisé le rendez-

vous, aux agents secrets qui avaient disposé d'un accès illimité aux

fichiers mémoire de l'ambassade et aux policiers de Tonala qui

connaissaient bien leur juridiction, Joshua n'avait qu'une piètre idée

de la configuration des silos de désassem-blage. Leur course

effrénée à travers la fonderie ne lui avait pas permis de conclure

qu'un chenal traversait chacun de ceux-ci. Il ignorait donc que la

seule façon de franchir celui-ci était d'emprunter un pont auquel on

accédait par une porte située à un niveau supérieur.

Ce qu'il savait, c'était qu'il y avait devant lui un gouffre de ténèbres

qui devenait dangereusement proche. À ce moment-là, il entendit un

clapotis et comprit de quoi il s'agissait. Il faillit plonger la tête la

première, s'arrêtant de justesse à un mètre du bord en moulinant des

bras pour ne pas perdre l'équilibre. Il se retourna et vit que tous les

autres se précipitaient vers lui, persuadés qu'il savait ce qu'il faisait

et n'ayant pas eu le temps de lui poser des questions. Derrière eux,

les possédés de Baranovich s'avançaient sur la passerelle, leurs

costumes criards luisant dans la pénombre humide.

Alkad fonçait tête baissée, ordonnant à sa jambe blessée de ne pas

la trahir. Gelai et Ngong l'encadraient pour la soutenir. Autour d'eux

s'était formée une bulle d'air ondoyant d'étincelles argentées.

Le rire de Baranovich déferla sur le vaste espace clos de la baie

centrale. Il leva l'index, et Joshua regarda, impuissant, l'éclair de feu

blanc franchir à toute vitesse l'espace qui les séparait.

Dick Keaton était à la tête du groupe de fuyards et courait de toutes

ses forces. L'expert en sécurité informatique n'était qu'à quatre

mètres d'un Joshua consterné lorsque l'éclair lancé par Baranovich

le frappa entre les omoplates. Il s'épanouit en un spectaculaire

nuage de petits tourbillons qui s'évanouirent sous l'ondée. Laissant

Dick Keaton complètement indemne.

-Il est passé près, celui-là, dit-il d'un ton jovial.

Il prit Joshua dans ses bras, et sa vitesse acquise les emporta tous

les deux dans le bassin central au moment précis où la charpente

mutilée cédait enfin. Les poutres fracassées jaillirent dans toutes les

directions, heurtant le sol dans un bruit d'enfer. Une large fissure

s'ouvrit dans le mur, pareille à un éclair inversé. Elle avait atteint une

hauteur de cent soixante-dix mètres lorsqu'elle arrêta enfin sa

course. La charpente retomba dans un silence malaisé.

Les eaux noires du bassin à ironbergs étaient glaciales. Joshua

poussa un cri lorsqu'elles se refermèrent sur lui et vit des bulles d'air

monter tout autour de son visage. Le choc était si intense qu'il sentit

son coeur manquer un battement, ce qui le terrifia. De l'eau salée se

précipita dans sa bouche ouverte. Et - merci, mon Dieu - ses

naneuroniques revinrent en ligne.

Des impulsions nerveuses prioritaires contractèrent les muscles de

sa gorge, empêchant l'eau de pénétrer dans ses poumons. Un

programme d'analyse relié à son oreille interne lui indiqua son

orientation précise. Ses mouvements s'ordonnèrent, se mobilisant

pour le faire remonter.

Il revint à la surface et s'empressa d'avaler une goulée d'air. Au-

dessus de lui, des hommes et des femmes vêtus d'armures flexibles

volaient dans les airs ; autant de lemmings humains plongeant

bruyamment dans le bassin. Il aperçut Mzu, aisément reconnaissable

grâce à son élégant tailleur.

Keaton secoua la tête comme un chien qui s'ébroue et gonfla ses

joues.

-Bon Dieu, il fait froid ici.

-Qui êtes-vous, bon sang ? demanda Joshua. Ils vous ont frappé de

plein fouet, et vous n'avez même pas une cloque.

-

Bonne question, monsieur, mais malheureusement mauvais

pronom. Comme je l'ai dit un jour à Oscar Wilde. Il en est resté sans

voix ; la légende a exagéré son sens de la repartie.

Joshua ne put que tousser en réponse. Le froid était paralysant. Ses

naneuroniques livraient une bataille acharnée pour le préserver des

crampes. Une bataille perdue d'avance.

Le feu blanc frappa la bordure du bassin cinq mètres au-dessus de

lui. Des gouttes de magma coulèrent le long de la paroi.

-Pourquoi nous avez-vous conduits ici, nom de Dieu ? hurla Monica.

-Je ne vous ai conduits nulle part, bordel ! Elle l'agrippa par sa

combi.

-Comment on sort d'ici ?

-Je n'en sais rien, bon Dieu !

Elle le lâcha, tremblant de tous ses membres. Un nouvel éclair de feu

blanc se déchaîna au-dessus d'eux. La bordure du bassin était

illuminée comme par une aurore vue du ciel.

-Ils ne peuvent pas nous atteindre ici, dit Samuel, le visage marqué

par la souffrance.

-Et alors, qu'est-ce que ça peut foutre ? répliqua Monica. Ils n'ont

qu'à avancer jusqu'à nous, et nous y passerons tous.

-Pas besoin d'attendre aussi longtemps. L'hypothermie nous aura

avant eux.

Monica jeta un regard noir à Joshua.

-Quelqu'un voit-il des marches pour sortir de ce bassin ?

-Dick, appela Joshua. Est-ce que vos naneuroniques fonctionnent ?

-Oui.

-Accédez à l'ordinateur de gestion de ce silo. Trouvez-nous une

issue. Vite !

Je sais que c'est une idée démente, dit Samuel à Hoya. Mais y a-t-il

quelque chose que vous puissiez faire ?

Rien. Je suis navré. Vous êtes trop loin, nous ne pouvons pas vous

appuyer.

Nous battons en retraite, ajouta Niveu, partagé entre la colère et le

regret. C'est cette antimatière diabolique. Nous avons lancé toutes

nos guêpes de combat pour nous défendre, et ils continuent de tirer.

Les nations de Nyvan sont devenues folles, toutes leurs plates-

formes DS ont ouvert le feu. Ferrea a été endommagé par des rayons

gamma et Sinensis a dû effectuer un saut pour éviter un impact

direct. Il ne reste plus que nous deux à présent. Nous ne tiendrons

plus très longtemps. Souhaitez-vous vous transférer ? Nous pouvons

retarder notre départ de quelques secondes.

Non. Partez, avertissez le Consensus.

Mais votre situation...

Aucune importance. Fuyez !

-La moitié des processeurs du silo sont inopérants, déclara Dick

Keaton. Les autres sont en mode d'attente. Le silo a été désactivé.

-Quoi?

Joshua dut crier pour faire fonctionner sa bouche. Il avait de plus en

plus de difficulté à se maintenir à flot.

-Désactivé ! C'est pour ça qu'il n'y a pas d'ironberg ici. Le chenal a

des fuites. Ils l'ont drainé pour le réparer.

-Drainé ? Envoyez-moi le fichier.

Keaton s'exécuta, et Joshua enregistra le fichier en question dans

une cellule mémorielle. Ses programmes d'analyse passèrent en

mode primaire et décortiquèrent l'information. Ce qu'il lui fallait,

c'était un moyen de vider ce bassin, ou à tout le moins une échelle

pour en sortir. Ce ne fut pas tout à fait ce qu'il trouva lorsque les

diagrammes s'affichèrent dans son esprit.

-lone ! hurla-t-il. lone.

Sa voix était pathétiquement faible. S'aidant de ses coudes, il se

retourna pour faire face à Samuel.

-Appelez-la.

-Qui ça ? demanda l'Édéniste, totalement pris de court.

-

lone Saldana, le seigneur de Ruine. Appelez-la avec le lien

d'affinité.

-Mais...

-Faites ce que je vous dis, ou nous allons tous crever ici.

Sur la passerelle du Lady Macbeth, la pesanteur passa de huit g à

trois, devenant déplaisante plutôt que tyrannique.

Il pilote exactement comme Joshua, songea Sarha. Elle avait

délaissé l'artillerie pendant quelques secondes, le temps d'examiner

leur vecteur de vol, pour constater que l'astronef collait de près à la

trajectoire définie par le programme de navigation. Pas mal pour un

novice idéaliste.

-L'Urschel accélère, annonça Beaulieu. Sept g, il prend de l'altitude.

Sans doute va-t-il sauter.

-Bien, fit Sarha d'une voix ferme. Ça veut dire qu'il ne nous enverra

plus ses putains de guêpes propulsées à l'antimatière.

Tous trois avaient lancé des vivats lorsque le Pinzola avait été frappé

par une bombe à fusion. L'explosion, qui avait détruit toutes les

chambres de confinement d'antimatière de la frégate, avait bousillé

la moitié des capteurs du Lady Mac, et le Pinzola se trouvait à onze

mille kilomètres de là, presque au-dessous de l'horizon.

La bataille orbitale avait fait rage lors des onze dernières minutes.

Plusieurs vaisseaux avaient été touchés, mais plus d'une quinzaine

avaient atteint l'altitude de saut et avaient pu s'éclipser. Il ne restait

plus aucune plate-forme DS en orbite basse, mais quantité de guêpes

de combat rôdaient encore. Heureusement, elles étaient encore loin

du Lady Mac. C'était le principal souci de Sarha. Comme l'avait dit

Beaulieu, l'astronef pouvait résister sans peine aux armes

gériatriques de Nyvan.

Des débris cinétiques avaient infligé à sa coque deux nouvelles

cicatrices, les pulsations trois petits impacts radioactifs. Mais le pire

était maintenant passé.

-Distorsion gravitonique, dit Beaulieu. Encore un faucon qui s'en va.

-Il se montre raisonnable, commenta Sarha. Liol, combien de temps

avant qu'on soit à l'horizon de Joshua ?

-Quatre-vingt-dix secondes - pile.

Elle télétransmit un ordre au système de communication du vaisseau.

L'antenne principale sortit de sa niche et pivota sur son axe pour se

pointer sur l'horizon devant eux.

lone se coula autour de la colonne métallique pour jeter un nouveau

coup d'oeil vers la baie du silo. Sur la passerelle, les possédés

lançaient un barrage continu de feu blanc sur la bordure du bassin.

Par conséquent, Joshua et les autres devaient être encore en vie.

Le moment semblait idéal pour entrer dans la bataille. Elle s'était

tenue en retrait depuis qu'elle avait traversé le silo en précédant les

agents secrets. Le conflit était si indécis que son issue pouvait

dépendre du camp ayant les réserves tactiques les plus importantes.

Elle ne savait pas exactement d'où provenait cette analyse, d'un

fichier tactique injecté dans le sergent par Tranquillité et son moi "

originel " ou de sa propre logique. Aucun moyen de savoir de quelle

inventivité elle disposait dans cet organisme d'emprunt. Quoi qu'il en

soit, les faits lui avaient donné raison.

Elle avait assisté au déroulement des événements à l'abri de la

charpente du bâtiment, prête à intervenir à tout moment. Puis la

police avait débarqué pour tout gâcher. Et Joshua était allé se ruer

dans le bassin.

Impossible de comprendre pourquoi. Ce bassin contenait de l'eau de

mer, sans doute proche du point de congélation. Et il y était

désormais coincé.

Si elle parvenait à trouver un bon angle de tir sur la passerelle où se

trouvaient les possédés, elle serait peut-être capable de les

précipiter tous dans le vide. Mais elle n'était pas sûre de l'efficacité

de son fusil de gros calibre face à une telle concentration de pouvoir

énergétique. lone. lone Saldana ?

Grâce au lien d'affinité, elle sut quel effet ça faisait de flotter dans les

eaux glaciales du bassin. Agent Samuel, répondit-elle.

J'ai un message pour vous.

Il ouvrit un peu plus son esprit. Elle découvrit un groupe de têtes

flottant dans l'eau. Joshua était devant elle, les cheveux plaqués sur

le front. Il semblait avoir de la peine à articuler.

-lone... démolis... la... porte... du... sas... du... chenal... fais... vite...

on... ne... tiendra... pas... longtemps...

Elle filait déjà vers l'autre bout du silo. Il y avait une ouverture

rectangulaire dans la paroi au-dessus du chenal. Elle encadrait la

porte qui s'élevait sur ses rails pour laisser passer les segments

d'ironberg. Cette porte s'achevait un mètre au-dessus du niveau de

l'eau. En dessous, elle distinguait les portes du sas qui retenait l'eau

dans le silo pendant les réparations du chenal. Elles étaient en métal

massif, terni par les ans, et festonnées d'algues couleur saphir.

Elle s'accroupit au bord du canal et ouvrit le feu. Il serait inutile de

frapper les portes proprement dites, elles n'étaient pas faites d'un

alliage moderne de molécules entrelacées mais leur épaisseur les

rendait impénétrables. Ses balles explosives martelèrent donc les

vieilles parois en carbobéton du chenal, démolissant charnières et

montants.

Les portes frémirent et l'eau jaillit au sein du béton fendillé. Leurs

charnières supérieures étaient presque démolies et, lentement, elles

pivotèrent vers le bas, ce qui les écarta davantage l'une de l'autre.

Une ouverture en forme de V apparut entre elles, par laquelle l'eau

se déversa à l'horizontale. lone tira et tira encore, se concentrant à

présent sur une seule paroi, la réduisant en pièces. L'une des

charnières céda.

Attention, l'avertit Samuel. Ils ont cessé de nous attaquer. Ça veut

dire que...

lone vit des ombres se mouvoir derrière elle et sut ce que ça

signifiait. Puis ces ombres s'estompèrent et la lumière gagna en

intensité. Elle visa la porte récalcitrante, la martelant à coups de

balles explosives, dont l'impact ajoutait sa force à celle des eaux.

Le feu blanc l'engloutit.

Les portes s'arrachèrent à leurs gonds, et l'eau déferla dans le

chenal vide au-dehors.

-Laissez-vous porter, télétransmit Joshua en sentant le courant

commencer à lui caresser les jambes. Restez en surface.

Un rugissement de cataracte résonna sur la baie du silo, et il fut

emporté le long de la paroi du bassin. Les autres tournoyaient autour

de lui. Des courants invisibles les ballottèrent jusqu'à l'extrémité du

bassin, où un goulet débouchait sur le chenal. Ils prirent de la vitesse

à mesure qu'ils s'en approchaient. Puis ils sortirent du bassin. L'eau

envahissait le chenal.

-Joshua, réponds, s'il te plaît. Ici Sarha, réponds, s'il te plaît.

Ses naneuroniques lui apprirent que le signal était rerouté vers son

bloc de communication par le spatiojet. Apparemment, tout le monde

avait survécu à la bataille orbitale.

-Je suis là, Sarha, télétransmit-il.

L'eau du chenal bouillonnait en passant sous la porte, diminuant

brutalement de niveau ; et il fonçait vers cette porte à une vitesse

inquiétante. Il avait de plus en plus de mal à ne pas couler, même

lorsque le niveau était bas. Il tenta de nager pour s'éloigner des

parois, là où les eaux étaient le plus agitées.

-Joshua, tu es en situation d'extrême urgence.

Deux vagues rebondirent sur la paroi pour converger au-dessus de

lui alors qu'il passait sous la porte du silo.

-Sans déconner ! lança-t-il.

Les vagues se refermèrent sur sa tête. Ses naneuroniques

déclenchèrent une sécrétion massive d'adrénaline, ce qui lui permit

de remonter à la surface malgré l'épuisement qui avait gagné ses

membres. Une lumière difforme et une écume dure comme le roc

s'écrasèrent autour de lui lorsqu'il se retrouva à l'air libre.

-Je parle sérieusement, Joshua. Les hommes de l'Organisation ont

trafiqué un ironberg en transit. Ils ont altéré sa trajectoire de

freinage pour qu'il atterrisse sur la fonderie. S'ils ne peuvent pas

récupérer Mzu, ils sont résolus à la tuer pour qu'elle rejoigne quand

même leur camp. L'ironberg doit s'écraser après l'heure prévue pour

l'arrivée de leurs spatiojets, de façon à leur garantir la victoire même

en cas de pépin.

Le chenal s'ouvrait devant Joshua, caniveau rectiligne courant

jusqu'au bâtiment de la fonderie distant de trois kilomètres. Un

torrent se ruait sur sa longueur, une vague d'écume blanche qui

l'emportait irrésistiblement. Et il n'était pas tout seul. Voi s'approcha

de lui à le toucher, mais le courant était si fort qu'il l'emporta

aussitôt.

-

Bon Dieu, Sarha, leurs spatiojets auraient dû atterrir depuis

longtemps.

-Je sais. Nous avons localisé l'ironberg, il doit achever sa course

dans sept minutes.

-Quoi ? Envoie-lui une bombe nucléaire, Sarha.

La vague atteignit le premier échafaudage, une structure de lourdes

passerelles, de monte-charge et de plates-formes mécaniques. Elle

en balaya l'assise, faisant vaciller les éléments les plus élevés de son

armature. Les plus solides tinrent bon durant quelques secondes

tandis que l'écume bouillonnait à leur pied, puis, au bout de deux ou

trois révolutions, commencèrent à céder à leur tour, peuplant les

eaux de poteaux de métal.

-

On ne peut pas, Joshua. Cette saleté est déjà entrée dans

l'atmosphère. Elle est hors de portée des guêpes de combat.

La vague atteignit le deuxième échafaudage. Il était plus grand que le

premier, car on y avait installé de gros mécanoïdes de chantier et

des bétonneuses. Leur poids aida l'édifice à résister au tumulte des

eaux ; plusieurs éléments se dégagèrent de son armature, mais il

réussit à rester relativement intact après le choc initial.

-Pas de panique, Joshua, télétransmit Ashly. J'arrive. Je serai là

dans cinquante secondes. On aura décollé longtemps avant l'arrivée

de cet ironberg. J'aperçois déjà les silos.

-Non, Ashly, reste en retrait, il y a des possédés ici, plein de

possédés. Ils s'attaqueront au spatiojet s'ils te voient.

-Cible-les pour moi, j'ai les masers.

-Impossible.

Il vit l'échafaudage devant lui et comprit que cela serait sa seule

chance. Son programme de surveillance physiologique lui lançait des

signaux d'alarme depuis quelque temps : le froid était en train de le

tuer. Ses muscles étaient déjà affaiblis, réagissaient déjà moins vite.

Il devait sortir de l'eau pendant qu'il lui restait encore des forces.

-Écoutez, vous tous, transmit-il, accrochez-vous à cet échafaudage

ou rentrez dedans si vous ne pouvez pas faire autrement. Mais veillez

à ne pas aller plus loin. Nous devons sortir d'ici.

Les premiers poteaux rouilles approchaient à pleine vitesse. Il tendit

la main. Aucun des doigts pris dans la gangue du package médical

ne répondit, même lorsque ses naneuroniques le leur ordonnèrent.

-Mzu ? transmit-il. Gagnez l'échafaudage.

-Bien reçu.

Ça ne changeait rien à sa situation, mais le fait de la savoir encore en

vie entretenait la flamme vacillante de son espoir. La mission n'était

pas un désastre total, il avait encore un but. Il fut surpris de

constater à quel point c'était important pour lui.

Dahybi avait déjà saisi un poteau, s'y accrochait en luttant contre le

courant. Puis Joshua arriva au niveau de l'échafaudage, tenta de

refermer son bras autour d'un poteau tout en évitant de se fracasser

le crâne dessus. Le métal lui percuta le torse, mais il ne sentit rien.

-Ça va ? télétransmit Dahybi.

-En pleine forme.

Voi passa à toute vitesse près de lui, réussissant de justesse à se

coincer le bras sur un poteau.

Joshua s'insinua dans l'armature tremblante. Il y avait une échelle à

deux mètres de là, et il échoua dessus. Le courant était moins fort,

mais le niveau montait vite.

Mzu heurta l'échafaudage à l'autre bout.

-Sainte Marie, mes côtes, transmit-elle.

Samuel atterrit près d'elle et l'enveloppa d'un bras protecteur.

Joshua monta l'échelle, ravi de constater qu'elle n'était pas trop

raide. Dahybi le suivit. Deux autres agents secrets s'agrippèrent à

l'échafaudage, puis ce fut au tour de Monica. Gelai et Ngong

traversèrent la largeur du canal sans problème, le froid n'ayant

aucun effet sur eux. Ils atteignirent l'échafaudage et entreprirent

d'aider les survivants engourdis à sortir de l'eau.

-Melvyn ? télétransmit Joshua. Melvyn, où es-tu ?

Il avait été parmi les premiers à se retrouver dans le chenal après

qu'Ione eut fait exploser la porte.

-Melvyn ?

Impossible de trouver la fréquence des naneuroniques du spécialiste

es fusion.

-Que se passe-t-il ? demanda Ashly. Mes capteurs ne parviennent

pas à vous détecter.

-Reste en retrait, c'est un ordre, répliqua Joshua. Melvyn ? Le

cadavre d'un agent de l'ASE passa près de lui.

-Melvyn ?

-Je suis navré, capitaine Calvert, télétransmit Dick Keaton.

Il a coulé.

-Où êtes-vous ?

-À l'autre bout de l'échafaudage.

Joshua regarda par-dessus son épaule et vit une silhouette flasque

suspendue dans l'armature à trente mètres de là. Elle était seule.

Seigneur, non. Encore un ami condamné à l'au-delà. Suppliant de

regagner cette réalité si tentante qu'il ne pouvait qu'observer.

-Il n'y a plus que nous à présent, transmit Monica.

Outre Samuel et elle-même, six agents secrets avaient survécu,

Édénistes et ASE confondus. Le cadavre d'Eriba fut emporté par un

tourbillon d'écume brunâtre. Sur les vingt-trois personnes, sans

compter les sergents, qui avaient pénétré dans le silo de

désassemblage numéro quatre, il n'en restait plus que quinze.

-Et maintenant ? demanda Dahybi.

-

Grimpe, lui dit Joshua. Nous devons monter en haut de cet

échafaudage. Notre spatiojet est en route.

-Ainsi que ce putain d'ironberg.

-Gelai, où sont les possédés ? s'enquit Joshua d'une voix rauque.

-Ils arrivent. Baranovich est déjà sorti du silo. Il ne laissera pas le

spatiojet se poser.

-Je n'ai plus d'arme, dit Monica. Il ne nous reste en tout et pour tout

que deux mitraillettes. Nous ne pourrons pas les retenir.

Elle tremblait de tous ses membres tandis qu'elle rampait le long

d'une étroite chaîne reliée à une bétonneuse.

Joshua gravit trois nouveaux barreaux sur l'échelle, puis se sentit

terrassé par l'épuisement.

-Capitaine Calvert, télétransmit Mzu. Quoi qu'il arrive, je ne livrerai

l'Alchimiste à personne. Je tenais à ce que vous le sachiez. Et je vous

remercie de vos efforts.

Recroquevillée entre deux poteaux, elle avait rendu les armes.

Ngong la tenait dans ses bras et se concentrait. La vapeur se mit à

monter de ses vêtements. Joshua parcourut du regard ses autres

compagnons, qui paraissaient tous défaits et tourmentés par le froid.

Pour sauver la situation, il devait recourir à une mesure extrême.

-Sarha, j'ai besoin de ta puissance de feu, transmit-il.

-Les retours de nos capteurs sont viciés, répondit-elle. Je n'arrive

pas à obtenir une définition correcte de la fonderie. C'est le même

effet qu'on a constaté sur Lalonde.

-Seigneur. D'accord, verrouille-toi sur moi.

-Joshua !

-Ne discute pas. Active le laser de ciblage et cale-toi sur mon bloc

de communication. Vas-y. Ashly, tiens-toi prêt. Et vous tous, remuez-

vous, nous devons être parés.

Il gravit deux barreaux supplémentaires.

Le laser du Lady Macbeth transperça ce qui restait des nuages

lourds de neige. Un mince faisceau de lumière émeraude parcouru

d'étincelles, les ultimes traces des flocons qui s'évaporaient sur son

passage. Il était aligné sur une route distante de trois cents mètres.

-Est-ce que je te tiens ? s'enquit Sarha.

-Non, va au nord-est sur deux cent cinquante mètres.

Le rayon se déplaça si vite qu'il fit apparaître dans le ciel un pan de

lumière verte.

-Quatre-vingts mètres à l'est, indiqua Joshua. Vingt-cinq mètres au

nord.

Ses implants rétiniens durent régler leurs filtres au maximum lorsque

l'échafaudage fut inondé par une éblouissante lueur verte.

-

Coordonnées acquises - verrouillage. Rayon cent cinquante

mètres. Basculement sur frappe au sol. Spirale sur un kilomètre.

Vas-y, Sarha.

Le rayon s'écarta et sa couleur parcourut le spectre solaire jusqu'à

se fixer sur le rouge rubis. Puis son intensité s'accrut ; les flocons de

neige qui croisaient sa route explosaient plutôt que de simplement

s'évaporer. Une épaisse fumée marron et des débris fumants

jaillirent du carbobéton qui se désintégrait à son point d'impact. Il

changea de direction, creusant dans le sol un sillon de cinquante

centimètres de profondeur, dessinant un cercle de flammes d'un

diamètre de trois cents mètres avec l'échafaudage en son centre.

Puis le rayon accéléra sa révolution, formant un cylindre creux de

lumière rouge vif qui entra dans une expansion inexorable. Le sol

s'embrasa, vaporisant la couche de neige et faisant naître une masse

nuageuse qui précédait le rayon de son étreinte brûlante.

Le rayon érafla le coin du silo de désassemblage numéro quatre. Des

braises rouge cerise jaillirent des panneaux sur toute la hauteur du

mur. Une écharde de métal et de matériau composite se détacha

lentement du bâtiment. Puis le laser frappa à nouveau celui-ci. Il y

découpa une tranche plus épaisse, qui s'empressa de suivre la

première. Toutes deux étaient entourées d'une cascade de braises.

Le rayon continua sa course en spirale. Le silo numéro quatre ne

connut pas une belle mort, le laser le découpant en morceaux comme

un banal gâteau. Les éléments de sa charpente s'effondrèrent les

uns sur les autres, ployant sous l'effet de l'intense chaleur et tombant

en accordéon. Lorsqu'elle se retrouva amputée d'un cinquième de sa

masse, elle fut incapable de soutenir son propre poids. Le toit et les

murs tressaillirent, se tordirent et implosèrent. Les ultimes

convulsions du bâtiment étaient illuminées par le laser, qui continuait

de découper les ruines en rubans de débris. Des geysers de vapeur

montèrent vers le ciel quand des poutres surchauffées tombèrent

dans le bassin, voilant les ruines bouillonnantes sous un linceul d'un-

blanc virginal.

Rien n'aurait pu survivre à cette frappe. Les policiers se

précipitèrent vers leurs voitures dès son déclenchement, mais la

spirale en expansion eut vite fait de les rattraper. Baranovich et ses

sbires se réfugièrent dans le silo de désassemblage, supposant qu'ils

seraient à l'abri dans un bâtiment aussi massif. Lorsqu'ils comprirent

leur erreur, certains se jetèrent dans le chenal, se retrouvant

ébouillantés pour leur peine. Deux infortunés ouvriers, qui se

dirigeaient vers le silo désactivé pour voir d'où venaient ces

explosions de lumière, furent réduits en cendres.

Puis le rayon laser disparut.

En sécurité dans l’oeil du cyclone dévastateur qu'il avait initié,

Joshua donna le feu vert à Ashly. Le spatiojet émergea comme une

flèche du ciel tourmenté pour se poser à côté du chenal. Joshua et

les autres attendirent au sommet de l'échafaudage, les épaules

voûtées pour se protéger du vent brûlant créé par le passage du

laser.

-Compagnie d'évacuation Hanson, transmit le pilote comme

l'échelle se déployait à partir de l'écoutille du sas. Spécialisée dans

les sauvetages échevelés. Grouillez-vous le cul, nous n'avons que

deux minutes.

Alkad Mzu fut la première à monter, suivie par Voi.

-Je ne vous emmènerai pas tels que vous êtes, dit Joshua à Gelai et

à Ngong. Vous savez que je ne le peux pas.

Monica et Samuel se tenaient derrière les deux possédés, leurs

mitraillettes prêtes à tirer.

-Nous le savons, dit Gelai. Mais savez-vous qu'un jour vous vous

retrouverez dans notre position ?

-Je vous en prie, fit Joshua. Nous n'avons pas de temps à perdre.

Aucun de nous ne va nuire à Mzu, pas après tout ce que nous avons

enduré pour la récupérer. Même pas moi. Ils vont vous descendre, et

je ne ferai rien pour les en empêcher.

Gelai acquiesça d'un air morose. Sa peau noire vira à un blanc cireux

tandis que son âme renonçait à sa proie, et une masse de cheveux

roux cascada sur ses épaules. La jeune fille tomba à genoux, la

bouche ouverte sur un hurlement muet.

Joshua lui passa un bras sous l'aisselle pour la hisser à bord du

spatiojet. De son côté, Samuel assista le vieil homme qui avait été

possédé par Ngong.

-Donnez-moi un coup de main, Dick, grogna Joshua en arrivant au

pied de l'échelle.

-Désolé, capitaine, répondit Dick Keaton. Mais le moment est venu

pour nous de nous séparer. Je dois dire que l'expérience a été

inoubliable. Je n'aurais manqué ça pour rien au monde.

-Il y a un ironberg qui nous tombe dessus, bon Dieu !

-Ne vous inquiétez pas. Je ne crains absolument rien. Et je ne peux

pas vous accompagner maintenant que ma couverture est flambée,

n'est-ce pas ?

-Qu'êtes-vous, bordel ?

-Vous vous rapprochez, capitaine. (Il eut un large sourire.) Vous

brûlez, si j'ose dire. Adieu et bonne chance.

Joshua gratifia l'homme - si c'était bien un homme - d'un regard noir

et hissa la jeune fille à moitié inconsciente sur l'échelle.

Keaton s'écarta lorsque le spatiojet décolla, et le flux du

compresseur ébouriffa ses cheveux constellés de glace. Il salua d'un

geste solennel l'appareil qui s'élevait au-dessus des ruines fumantes

et filait en accélérant.

À l'ouest, très haut dans le ciel, un point rouge luisait d'une lueur

maléfique, un peu plus gros à chaque instant.

La cabine du spatiojet s'inclina soudain, projetant Joshua sur un

siège. L'accélération monta à deux g, augmenta encore.

-Quelle est notre situation, Ashly ?

-Excellente. Nous avons vingt secondes de battement. Ce n'est

même pas une course contre la montre. Je t'ai parlé de l'époque où

j'effectuais des vols clandestins pour la Milice de

Marseille ?

-Oui. Augmente la température de la cabine, s'il te plaît, on se les

gèle ici.

Il accéda aux capteurs du spatiojet. Ils étaient déjà à deux kilomètres

d'altitude, loin au-dessus de la mer d'un gris terne. L'ironberg était à

leur niveau et descendait à vive allure.

Joshua, qui avait grandi dans un habitat biotek et commandait un

astronef supraluminique, considéra cet objet avec un mélange

d'émerveillement et de consternation. Une telle masse n'avait pas sa

place dans les airs. Elle tombait à une vélocité à peine subsonique,

tournant élégamment sur elle-même pour conserver sa trajectoire.

Un épais sillage en tresse jaillissait de son extrémité arrondie,

dessinant une ligne droite sur une longueur de deux cents mètres

avant de s'effilocher, victime des ondes de choc horizontales créées

par sa propre turbulence. Sous l'effet de la friction, sa base cannelée

luisait en son centre d'un sinistre éclat topaze, qui virait au rosé

corail sur les bords.

Pour les ouvriers condamnés de la fonderie, le plus étrange dans ce

spectacle était son silence total. Il leur semblait irréel de voir le poing

de Dieu fondre sur eux et de n'entendre que les miaulements

paresseux des oiseaux de mer.

L'énergie produite par ces soixante-quinze mille tonnes d'acier

frappant le sol à une vitesse de trois cents mètres par seconde était

littéralement cataclysmique. L'onde de choc rasa les silos de

désassemblage encore debout, projetant dans les airs plusieurs

centaines de milliers de panneaux en matériau composite. Ceux-ci

s'embrasèrent aussitôt sous l'effet de la chaleur, couronnant le

maelstrôm d'un halo de flammes en furie. Puis vint l'onde de choc

terrestre, un mini-séisme qui secoua le sol sur plusieurs kilomètres,

arrachant les gigantesques fourneaux aux squelettes des bâtiments

et les propulsant vers les marécages avoisinant la fonderie. La mer

elle-même battit en retraite devant cette catastrophe, désertant le

rivage en une série de puissantes vagues qui luttèrent plusieurs

minutes avec la marée montante. Puis, finalement, les secousses

s'estompèrent et l'eau revint en force pour oblitérer les derniers

signes témoignant de l'existence de la fonderie.

-Oh, mec, quel orgasme ! s'exclama Quinn.

Les holoécrans de la passerelle affichèrent un éclat aveuglant

comme la première des explosions d'antimatière entrait en éclo-sion

au-dessus de Nyvan. Ce genre de destruction l'excitait au plus haut

point ; plusieurs centaines de guêpes de combat étaient visibles au-

dessus des continents plongés dans la nuit.

-Le Frère de Dieu nous vient en aide, Dwyer. Il nous donne le signal

du départ. Regarde-moi ces enfoirés. Il ne va plus rester une seule

bombe sur la planète pour empêcher la venue de la Nuit.

-Quinn, les autres nations lancent des guêpes de combat sur Jesup.

On est vulnérables ici, on devrait sauter.

-Quand doivent-elles arriver ici ?

-Dans trois ou quatre minutes.

-Nous avons tout notre temps, dit Quinn d'une voix mielleuse. (Il

vérifia sur les affichages du système de communication que les

lasers de l'astronef étaient toujours en liaison avec Jesup et avec les

trois astéroïdes abandonnés.) Dans une telle occasion, je devrais

prononcer un discours, mais je n'ai pas l'habitude de faire dans la

dignité, bordel de merde.

Il tapa le code de mise à feu et, sous ses yeux, les affichages virèrent

à un rouge aussi splendide que dangereux. Son index rejoignit en

hâte le bouton de commandement et le pressa avec impatience.

Quatre-vingt-dix-sept bombes à fusion explosèrent ; la majorité

d'entre elles avait une puissance de cent mégatonnes.

Les capteurs placés sur le fuselage du Mont Delta virent Jesup

tressaillir. Quinn avait ordonné à ses fidèles disciples de placer les

bombes sous la caverne de la biosphère, là où la roche était le plus

mince. D'énormes débris rocheux tombèrent de la surface fripée de

l'astéroïde, laissant le passage à des jets de plasma à l'état brut. Une

application ultraprécise d'une force conçue pour ouvrir l'astéroïde

comme une noix. La biosphère fut aussitôt détruite, des volcans

nucléaires jaillissant du sol pour y exterminer toute forme de vie. Les

ondes de choc se répandirent dans la roche, y ouvrant d'immenses

fractures et fracassant de vastes sections déjà affaiblies par

plusieurs siècles d'exploitation minière.

La force centrifuge prit le relais des bombes pour continuer cette

oeuvre de destruction, appliquant d'intolérables moments de rotation

aux sections survivantes de la roche. Des morceaux de régolite

grands comme des collines s'effritèrent, projetés dans l'espace. Des

tornades d'air brûlant et radioactif les suivirent, formant un mince

cyclone autour de l'astéroïde en perdition. Quinn tapa du poing sur

sa console.

-Baisés ! hurla-t-il d'une voix triomphale. Ils sont totalement baisés.

J'ai réussi. Désormais, ils seront conscients de la réalité de Sa

puissance. La Nuit va tomber, Dwyer, aussi sûr que la merde

remonte toujours à la surface.

Les capteurs alignés sur les trois astéroïdes abandonnés montraient

des scènes de destruction identiques.

-Mais... Pourquoi ? Pourquoi, Quinn ? Quinn eut un rire jovial.

-Sur Terre, on a appris tout ce qu'il faut savoir sur le climat, sur ces

apocalypses qui risquent de nous tomber dessus si on n'agit pas

comme des mécanoïdes bien sages et bien obéissants du

Gouvcentral. Ne violez pas les lois sur l'environnement, ou vous vous

noierez bientôt dans votre propre merde. Des conne-ries de ce

genre. Tout le monde connaît ces boniments dans les arches, des

gnomes des tours jusqu'aux gosses des bas-fonds. Je savais tout sur

les hivers nucléaires et la fin des dinosaures avant même d'avoir

appris à marcher. (Il tapota du doigt la surface de l'holoécran.) Et

nous y voilà. Cela est le cauchemar de la Terre. Ces rochers vont

pulvériser Nyvan. Peu importe qu'ils tombent sur les terres ou dans

les océans ; ils vont projeter des gigatonnes de merde dans

l'atmosphère. Je ne veux pas dire qu'il y aura un peu de smog dans le

ciel, non, le ciel tout entier sera fait de smog. De la suie bien noire et

bien grasse, du niveau de la mer jusqu'à la stratosphère, si épaisse

qu'elle te refilera le cancer si tu la respires pendant cinq minutes.

Plus jamais ils ne verront la lumière du soleil. Et quand les possédés

s'empareront de cette foutue planète, ils ne pourront rien y faire. Ils

ont le pouvoir de faire disparaître Nyvan de cet univers, mais ils n'ont

pas celui de purifier son air. Lui seul peut le faire. C'est le Frère de

Dieu qui leur apportera la lumière. (Quinn étreignit farouchement

Dwyer.) Ils Le supplieront pour qu'il vienne les libérer. Ils n'auront

pas le choix. Désormais, II est leur unique chance de salut. Et c'est

moi qui ai fait ça. Moi ! Je Lui ai apporté tout un monde pour grossir

Ses légions. Maintenant que je sais comment ça marche, je vais

infliger le même sort à toutes les planètes de la Confédération.

Toutes jusqu'à la dernière, telle est ma croisade. Et je vais

commencer par la Terre.

Les lasers de communication se rétractèrent sous le fuselage, ainsi

que les grappes de capteurs ; et le Mont Delta s'évanouit dans un

horizon des événements. Derrière lui, la bataille orbitale se

poursuivait, ses protagonistes étant inconscients du véritable

holocauste se déroulant au-dessous d'eux. Les quatre gigantesques

nuages de débris rocheux continuaient leur expansion à un rythme

uniforme, sous les yeux horrifiés des habitants des astéroïdes

survivants. Soixante-dix pour cent de leur masse rateraient la

planète. Mais il restait plusieurs milliers de fragments qui allaient

tomber en pluie dans l'atmosphère pendant les deux jours à venir.

Chacun d'eux aurait un potentiel de destruction encore plus élevé

que celui de l'ironberg. Et vu que les systèmes électroniques de la

planète étaient en miettes, ses astronefs fracassés, ses plates-

formes DS vaporisées et ses stations d'astro-ingénierie en ruine, la

population de Nyvan ne pouvait absolument rien faire pour prévenir

le désastre. Excepté prier.

Exactement comme Quinn l'avait prédit.

12.

Le Leonora Cephei avait réglé son radar sur mode longue portée et

cherchait un signe de la présence d'un autre vaisseau. Au bout de

cinq heures passées sur sa trajectoire orbitale, il n'avait toujours rien

trouvé.

-Vous croyez que je vais m'amuser encore longtemps à votre petit

jeu ? demanda le capitaine Knox d'une voix cinglante. (Il désigna

l'holoécran qui affichait le retour radar.) J'ai connu des équipes de

cricket rosbifs plus vivantes que ce truc-là.

Jed examina la console ; les symboles qui y figuraient lui étaient

impénétrables et, pour ce qu'il en savait, l'ordinateur de bord aurait

tout aussi bien pu afficher le diagramme du système de recyclage

des déchets du Leonora Cephei. Il eut honte de sa propre ignorance

en matière technologique. Il ne mettait les pieds dans ce

compartiment que lorsqu'il était convoqué par Knox ; et le capitaine

ne le convoquait que lorsqu'il avait trouvé une nouvelle raison de

râler. Désormais, Jed veillait à se faire accompagner de Beth et de

Skibbow ; l'expérience lui évoquait un peu moins les humiliations qu'il

subissait naguère de la part de Digger.

-Si les coordonnées sont les bonnes, alors ils faut y parvenir,

insista-t-il.

C'était pourtant l'heure convenue pour le rendez-vous. Alors où était

l'astronef ? Il se garda de se tourner vers Beth. Elle ne semblait

guère disposée à manifester de la sympathie pour lui.

-Encore une heure, dit Knox. Je vous accorde ce délai, et ensuite

nous partirons pour Tanami. Il y a une cargaison qui m'attend là-bas.

Une vraie cargaison.

-On attendra foutrement plus d'une heure, mon pote, lança Beth.

-Vous en aurez pour votre argent, mais pas plus.

-Dans ce cas, vu le fric que vous nous avez soutiré, on va rester ici

pendant six mois.

-Une heure.

Le visage de Knox virait de nouveau à l'écarlate ; il n'avait pas

l'habitude que l'on conteste ses ordres sur sa propre passerelle.

-Conneries. On attendra le temps qu'il faudra. Pas vrai, Jed?

-Euh... oui. On devrait patienter encore un peu.

Le mépris qu'affichait Beth lui donnait envie de se faire tout petit.

Knox feignit de paraître raisonnable.

-Le temps d'épuiser nos réserves d'oxygène, ou vous préférez qu'on

rentre au port un peu avant ?

-Votre atmosphère est régénérée en permanence, rétorqua Beth.

Arrêtez de nous faire chier. Nous attendrons que notre astronef

arrive. Point final.

-Espèce de morveux, vous êtes complètement cinglés. Jamais je ne

laisserai mes enfants devenir des Nocturnes. Plutôt les voir crever. À

votre avis, que va-t-il vous arriver si jamais vous réussissez à

rejoindre Valisk ? Cette Kiera vous a lavé le cerveau.

-Non, c'est faux ! s'emporta Jed. Knox fut surpris par sa véhémence.

-D'accord, mon gars. Je comprends. Moi aussi, je n'écoutais que

mes couilles quand j'avais votre âge.

Il lança une oillade à Beth, qui lui répliqua par un regard mauvais.

-Nous attendrons le temps qu'il faudra, dit posément Gerald. Nous

allons à Valisk. Tous. C'est pour cela que je vous ai payé, capitaine.

Il lui était pénible de rester silencieux quand les gens prononçaient le

nom de Marie, en particulier quand ils en parlaient comme d'une

sorte de petite amie universelle. Depuis leur départ, il avait réussi à

tenir sa langue. La vie était plus facile pour lui à bord du petit

spationef ; la routine quotidienne toute simple, qui le dispensait de la

moindre initiative, ne manquait pas de le réconforter. De sorte qu'il

supportait assez bien la façon qu'ils avaient d'évoquer Marie,

d'idolâtrer le démon qui la contrôlait. Ils ne savaient pas ce qu'ils

disaient. Il avait fini par le comprendre. Loren serait fière de la

maîtrise dont il faisait preuve.

-D'accord, on va attendre, concéda Knox. C'est vous l'affréteur,

après tout.

Il se sentait mal à l'aise chaque fois que Skibbow prenait la parole.

Ce type avait des crises, on n'était jamais sûr de ses réactions.

Jusqu'ici, il s'était abstenu de toute colère, de toute violence.

Jusqu'ici.

Un quart d'heure plus tard, le capitaine Knox oublia tous ses soucis

lorsque le radar détecta un petit objet distant de trois kilomètres qui

n'était pas là une milliseconde plus tôt. Apparut d'abord l'étrange flou

caractéristique d'un terminus de trou-de-ver, puis l'objet entra

rapidement en expansion. Knox accéda aux capteurs du Leonora

Cephei pour assister à l'émergence de l'astronef biotek.

-Ô Dieu tout-puissant, gémit-il. Espèce de salopards. Nous allons

tous y passer. Tous !

Mindor émergea du trou-de-ver et déploya ses ailes. Sa tête pivota

sur son cou afin que l'un de ses yeux puisse se braquer sur le

Leonora Cephei.

Jed se tourna vers l'une des colonnes AV de la passerelle et vit la

gigantesque harpie battre lentement des ailes, franchissant la

distance qui les séparait avec une vitesse trompeuse. L'inquiétude

qui l'habitait fit place à une sorte de révérence. Il poussa un cri de

joie et serra Beth dans ses bras. Elle lui adressa un sourire indulgent.

-C'est quelque chose, hein ?

-Oui.

-On a réussi, bon sang, on a réussi.

Malade de terreur, le capitaine Knox ignora le babil de ces jeunes

cinglés et ordonna à son antenne principale de se pointer sur

Pinjarra afin d'appeler au secours la capitale de l'amas troyen. Ce qui

ne lui servirait sans doute à rien.

Rocio Condra était prêt à intervenir. Après plusieurs douzaines de

rendez-vous clandestins, il savait comment les capitaines de

spationef réagissaient à son apparence. Sur les huit lasers de

défense à courte portée fixés à sa coque, seuls trois étaient encore

opérationnels, et cela uniquement parce qu'ils dépendaient de

circuits contrôlés par des processeurs bioteks. Les autres avaient

succombé aux errements de sa capacité énergétique, qu'il ne

parvenait jamais à contenir tout à fait. Il visa l'antenne qui

commençait à pivoter et envoya à son module de transmission

central une pulsation d'une demi-seconde.

-Ne cherchez pas à contacter quiconque, émit-il.

-Compris, transmit en réponse un Knox salement secoué.

-Bien. Transportez-vous des Nocturnes en transit ?

-Oui.

-Préparez-vous à la manœuvre d'accostage. Dites-leur de se tenir

prêts.

Le monstrueux oiseau replia ses ailes pour se rapprocher du

minuscule spationef. Les contours de sa silhouette ondoyèrent

comme il pivotait sur son axe ; ses plumes firent place à un polype

d'un vert terne, et sa coque reprit l'aspect d'un cône compressé. Elle

avait néanmoins subi quelques changements : ses anneaux pourpres

étaient à présent de longs ovales, formant un dessin rappelant celui

de ses plumes. Quant à ses trois ailerons, celui du centre avait

rétréci tandis que les deux ailerons latéraux s'étaient allongés et

aplatis.

Une fois la manœuvre achevée, le module de vie de Mindor était

parallèle au Leonora Cephei. Rocio Condra déploya le boyau-sas. Il

percevait à présent les esprits qui occupaient le module de vie du

spationef. Comme d'habitude, l'angoisse des membres d'équipage

contrastait avec l'exubérance ridicule des Nocturnes. Cette fois-ci,

cependant, il y avait du nouveau : un esprit des plus étranges,

engourdi mais content, dont les pensées étaient affectées selon des

rythmes erratiques.

Poussé par une vague curiosité, il accéda aux capteurs optiques

internes pour voir les Nocturnes monter à son bord. L'intérieur du

module de vie avait fini par ressembler à celui d'un steam-boat du

xixe siècle, tout de bois de rosé poli et d'appliques en cuivre. Selon

Choi-Ho et Maxim Payne, les deux possédés qui lui servaient d'équipe

de maintenance, on y respirait un parfum d'eau salée fort réaliste.

Rocio était ravi par ce réalisme, bien plus détaillé et bien plus solide

que ce dont était capable le commun des possédés. Cela s'expliquait

par la nature de la structure neuronale des harpies, qui contenait

plusieurs centaines de ganglions secondaires arrangés en réseau à

la façon d'un processeur. Ils étaient censés agir comme des

régulateurs semi-autonomes pour ses modules technologiques. Une

fois qu'il avait visualisé l'image souhaitée et qu'il l'avait chargée dans

l'un de ces ganglions, elle était maintenue sans qu'il ait besoin d'y

penser, avec une puissance énergétique hors de portée d'un humain

ordinaire.

Les semaines écoulées avaient été une révélation pour Rocio

Condra. Après une période initiale d'amertume et de ressentiment, il

avait découvert que la vie de harpie était aussi riche que n'importe

quelle autre, même si le sexe lui manquait. Et il en avait discuté avec

certains de ses congénères ; en théorie, ils étaient capables de se

faire pousser des organes génitaux (du moins ceux qui n'insistaient

pas pour s'imaginer en astronefs techno). S'ils y parvenaient, ils

n'auraient plus aucune raison pour vouloir redevenir humains. Ce

qui, bien entendu, assurerait leur indépendance vis-à-vis de Kiera.

Aux yeux d'une entité éternelle, la possibilité de varier ses

expériences en essayant une nouvelle forme de vie tous les quelques

millénaires était peut-être la panacée à l'ennui éternel.

Cette révélation s'était accompagnée d'un vif ressentiment envers

Kiera et la façon dont elle les exploitait - la perspective de rejoindre

l'armée de Capone étant un tournant des plus inquiétants. Même si

on lui offrait un nouveau corps humain, Rocio n'était plus sûr de

vouloir vivre à l'intérieur de l'habitat. À présent qu'il possédait cette

magnifique créature, il avait cessé de redouter l'espace comme les

autres âmes revenantes. L'espace et son immensité étaient dignes

d'être aimés pour la liberté qu'ils lui apportaient.

La gravité reprit lentement ses droits comme Gerald s'avançait dans

le boyau-sas en traînant son sac à dos. Le compartiment dans lequel

il atterrit était presque identique à celui qu'il venait de quitter. Mais il

était plus grand, son équipement était plus discret, et Choi-Ho et

Maxim Payne l'accueillirent avec des sourires et des paroles de

réconfort, alors que Knox et son fils aîné avaient surveillé son départ

avec un rictus aux lèvres et une carabine ITP à la main.

-Il y a plusieurs cabines disponibles, précisa Choi-Ho. Pas assez

pour tout le monde, toutefois, de sorte que vous devrez sans doute

vous les partager.

Gerald afficha un sourire qui se voulait affable mais qui ressemblait

davantage à une grimace craintive.

-Choisissez celle qui vous plaît, ajouta la femme avec gentillesse.

-Quand arriverons-nous à destination ? s'enquit Gerald.

-Nous avons un rendez-vous dans huit heures dans le système de

Kabwe, après quoi nous retournerons à Valisk. Nous devrions y

arriver dans vingt heures.

-Vingt heures ? C'est tout ?

-Oui.

-Vingt heures, répéta-t-il avec déférence. Vous en êtes sûre?

-Oui, tout à fait.

Derrière lui, les gens commençaient à se masser dans le boyau-sas ;

bizarrement, ils hésitaient à forcer le passage.

-Une cabine, suggéra à nouveau Choi-Ho.

-Allez, venez, Gerald, dit Beth d'un air enjoué.

Elle le prit par le bras et le poussa doucement. Obéissant, il

s'engagea avec elle dans le corridor. Il ne s'arrêta qu'une fois, et ce

fut pour se retourner et lancer un " Merci " appuyé à une Choi-Ho

intriguée.

Beth alla jusqu'à l'extrémité du corridor en forme de U. Elle estimait

qu'il valait mieux attribuer à Gerald une cabine éloignée de celles des

autres Nocturnes.

-

Qu'est-ce que vous dites de cet endroit ? demanda-t-elle. Ils

foulaient du pied un tapis rouge sombre et passaient devant des

hublots par lesquels se déversaient des rayons dorés (mais derrière

lesquels on ne voyait strictement rien). Toutes les portes étaient en

bois couleur de miel. Vêtue comme à son habitude d'un sweat-shirt,

de deux vestes et d'un jean trop grand de plusieurs tailles, elle se

sentait déplacée en ce lieu.

Elle entrouvrit une porte et découvrit une cabine inoccupée. Des lits

superposés fixés au mur et une porte coulissante donnant sur la salle

de bains. La plomberie rappelait celle du Leonora Cephei, excepté

que tous les tuyaux étaient en cuivre et tous les robinets en

céramique blanche.

-Ça devrait vous convenir, dit-elle avec assurance.

Elle se retourna en entendant un petit geignement. Planté sur le

seuil, Gerald se mordillait les phalanges.

-Qu'y a-t-il ?

-Vingt heures.

-Je sais. Mais c'est une bonne chose, n'est-ce pas ?

-Je n'en suis pas sûr. Je veux aller là-bas, je veux la revoir. Mais ce

n'est plus elle, ce n'est plus ma Marie.

Il tremblait de tous ses membres. Beth lui passa un bras autour des

épaules et l'aida à s'asseoir sur le lit du bas.

-Calmez-vous, Gerald. Quand nous serons arrivés à Valisk, tout cela

ne sera plus qu'un mauvais rêve ; je vous l'assure.

-Ce n'est pas fini, ça ne fait que commencer. Et je ne sais pas quoi

faire, je ne sais pas comment la sauver. Je ne pourrai pas la mettre

en tau-zéro sans aide. Ils sont si forts, si maléfiques.

-Qui ça, Gerald ? De qui parlez-vous ? Qui est Marie ?

-C'est mon bébé.

Il pleurait à chaudes larmes, la tête au creux de l'épaule de Beth.

Instinctivement, elle lui tapota la nuque.

-Je ne sais pas quoi faire, hoqueta-t-il. Elle n'est plus là pour

m'aider.

-Qui ça, Marie ?

-Non. Loren. Elle est la seule à pouvoir m'aider. La seule à pouvoir

nous aider.

-Tout ira bien, Gerald, vous verrez.

Sa réaction fut totalement inattendue. Il partit d'un grand rire

hystérique, presque un cri. Beth faillit l'abandonner et s'enfuir de la

cabine. Il avait flippé, complètement flippé. Si elle resta près de lui,

ce fut uniquement parce qu'elle ignorait comment il réagirait en la

voyant fuir. Et s'il pétait les plombs pour de bon ?

-

S'il vous plaît, Gerald, supplia-t-elle. Vous me faites peur. Il

l'agrippa par les épaules, la serrant si fort qu'elle grimaça.

-Parfait ! s'exclama-t-il, rouge de colère. Vous avez raison d'avoir

peur, espèce de gamine stupide. Vous ne comprenez donc pas où

nous allons ?

-Nous allons à Valisk, chuchota Beth.

-Oui, à Valisk. Ça ne me fait pas peur, ça me terrifie. Ils vont nous

torturer, ils vont vous faire tellement souffrir que vous supplierez une

âme de vous posséder pour avoir un peu de répit. Je le sais. Ils

agissent toujours ainsi. C'est ce qu'ils m'ont fait, et puis le Dr Dobbs

m'a forcé à revivre mes souffrances, encore et encore, rien que pour

savoir quel effet ça faisait. (Soudain vidé de toute colère, il s'effondra

entre ses bras.) Je me tuerai. Oui. C'est peut-être la solution. Comme

ça, je pourrai aider Marie. J'en suis sûr. Tout plutôt que d'être à

nouveau possédé.

Beth fit de son mieux pour le bercer, pour l'apaiser, comme s'il était

un enfant de cinq ans réveillé en sursaut par un cauchemar. Ses

propos l'inquiétaient de plus en plus. Kiera affirmait vouloir

construire pour eux une société idéale, mais ils n'avaient que sa

parole, après tout. Seul son enregistrement attestait de sa bonne foi.

-Gerald ? demanda-t-elle au bout d'un temps. Qui est cette Marie

que vous voulez aider ?

-Ma fille.

-Oh ! Je vois. Eh bien, comment savez-vous qu'elle se trouve à

Valisk ?

-C'est elle que Kiera possède.

Rocio Condra esquissa une parodie de sourire avec son bec. Le

capteur placé dans la cabine de Skibbow n'était pas parfait, et

l'affinité qui le liait avec son processeur biotek souffrait d'avaries

plutôt irritantes. Mais ce qu'il avait entendu lui suffisait.

Il ne savait pas encore comment exploiter cette information, mais elle

représentait à ses yeux le premier défaut dans la cuirasse de Kiera.

C'était un début.

Stéphanie aperçut enfin la lisière du nuage rouge. Le lourd plafond

nuageux n'avait cessé de se rapprocher du sol à mesure que le

convoi avançait sur la M6 sans rencontrer de résistance. Son ventre

était agité de courants rosés et dorés dont les mouvements

évoquaient ceux des vagues se brisant sur les récifs. C'étaient en fait

les conducteurs d'un courant d'agitation à l'état pur. La volonté des

possédés était contrariée, le bouclier qu'ils avaient dressé pour se

protéger du ciel était stoppé par le coupe-feu tracé par le royaume.

La falaise de lumière blanche sur laquelle butait cette lisière

paraissait presque solide. Il fallut un certain temps à ses yeux pour

s'y adapter, pour distinguer les ombres grenues tapies au bout de la

route.

-Je pense que ce serait une bonne idée de ralentir, lui souffla Moyo

à l'oreille.

Elle appuya sur le frein, réduisant leur vitesse à celle d'un escargot.

Les trois bus qui la suivaient l'imitèrent prudemment. Elle fit halte à

deux cents mètres du rideau mouvant de lumière solaire. Ici, le

ventre du nuage n'était qu'à quatre ou cinq cents mètres du sol, et il

martelait la barrière invisible en permanence.

On avait érigé deux barricades orange vif en travers de la chaussée.

La première, située sous la lisière du nuage, était baignée tantôt de

rouge, tantôt de blanc ; la seconde, trois cents mètres plus au nord,

était gardée par un peloton de marines royaux. Derrière eux,

plusieurs douzaines de véhicules militaires étaient alignés sur la

bande d'arrêt d'urgence, transports de troupe blindés, tanks,

véhicules de communication, camions, cantine mobile et caravanes

converties en QG de campagne.

Stéphanie ouvrit les portes du bus et descendit. Le tonnerre était un

grondement agressif, conçu pour faire peur aux intrus.

-Qu'est-ce qu'ils ont fait à l'herbe ? lui lança Moyo.

Là où le soleil éclairait le sol, l'herbe était morte, calcinée et

desséchée. Elle tombait déjà en poussière. À perte de vue, cette

zone morte s'étendait parallèlement à la lisière du nuage rouge,

dessinant une bande rectiligne qui mordait sur toutes choses.

Stéphanie considéra ce sillon de destruction, le long duquel arbres

et buissons étaient réduits à des souches carbonisées.

-Une sorte de no man's land, je suppose, dit-elle.

-Une mesure un peu extrême, non ?

Elle éclata de rire et désigna du doigt le nuage étincelant.

-Bon, d'accord, fit Moyo. Que veux-tu faire à présent ?

-Je n'en suis pas sûre.

Elle s'en voulut aussitôt de son indécision. Ceci était l'aboutissement

d'un énorme investissement émotionnel. Néanmoins, personne

n'avait pensé aux aspects pratiques de cet instant. Si seulement

nous étions encore en route, je me sentais tellement comblée durant

ces moments-là. Qu'allons-nous devenir ensuite ?

Cochrane, McPhee et Rana se joignirent à eux.

-Voilà des types

suprêmement inamicaux, déclara Cochrane,

hurlant pour se faire entendre à cause du tonnerre.

Les marines en poste à la barricade étaient immobiles, et d'autres

accouraient depuis le camp pour leur venir en renfort.

-Je ferais mieux d'aller leur parler, dit Stéphanie.

-Pas toute seule, quand même ? protesta Moyo.

-J'aurai l'air nettement moins menaçante que toute une délégation.

Un mouchoir blanc jaillit de la main de Stéphanie ; elle le brandit bien

haut et se dirigea vers la première barricade.

Le lieutenant Anver la regarda approcher et ordonna à son peloton

de se déployer, en envoyant la moitié flanquer la chaussée au cas où

des possédés auraient tenté de passer en douce, indifférents aux

satellites qui n'auraient pas manqué de les repérer. Les capteurs de

son casque zoomèrent sur le visage de la femme. Elle plissa les yeux

pour se protéger de la lumière du jour en émergeant de l'ombre

mouchetée du nuage rouge. Une paire de lunettes noire se

matérialisa sur son visage.

-Ce sont bien des possédés, mon colonel, télétransmit-il à son

supérieur.

-Nous l'avions compris, lieutenant, répondit le colonel Palmer. Je

vous avise que le Conseil de sécurité accède à présent à vos

télétransmissions.

-A vos ordres, mon colonel.

-Aucune autre activité le long de la ligne de démarcation, transmit

l'amiral Farquar. Nous ne pensons pas qu'il s'agisse d'une diversion.

-Allez voir ce qu'elle veut, lieutenant, ordonna Palmer. Et soyez très

prudent.

-À vos ordres, mon colonel.

Deux de ses hommes écartèrent une section de la barricade, et il

s'avança. Le trajet qu'il effectua, quoique long de cent mètres à

peine, lui sembla durer une éternité. Il la passa en se demandant ce

qu'il allait dire à cette femme, mais, lorsqu'ils firent halte à quelques

pas l'un de l'autre, il se contenta de lui demander :

-Que voulez-vous ?

Elle abaissa son mouchoir blanc et lui adressa un sourire prudent.

-Nous avons amené quelques enfants. Ils sont dans les bus, là-bas.

Je... euh... je voulais vous prévenir afin que vous ne... enfin, vous

voyez. (Son sourire se fit carrément embarrassé.) Nous ne savions

pas comment vous alliez réagir.

-Des enfants ?

-Oui. Environ soixante-dix. J'ignore leur nombre exact, je n'ai même

pas pensé à les compter.

-Parle-t-elle d'enfants non possédés ? transmit l'amiral Farquar.

-Ces enfants sont-ils possédés ?

-Bien sûr que non ! répliqua Stéphanie, indignée. Pour qui nous

prenez-vous ?

-Lieutenant Anver, ici la princesse Kirsten. Anver se raidit.

-Oui, madame.

-Demandez-lui quel marché elle souhaite passer avec nous.

-Que voulez-vous en échange de ces enfants ? Stéphanie pinça les

lèvres en signe de colère.

-Je ne veux strictement rien en échange. Ce ne sont que des

enfants. Ce que je demande, c'est l'assurance que vous n' allez pas

les abattre une fois que nous vous les aurons confiés.

-O mon Dieu, télétransmit la princesse Kirsten. Veuillez lui faire part

de mes excuses, lieutenant. Et dites-lui que nous lui sommes

reconnaissants, ainsi qu'à ses compagnons, de nous avoir amené

ces enfants.