Anver s'éclaircit la gorge ; il ne s'était pas tout à fait attendu à ça

lorsqu'il s'était éloigné de la barricade.

-Je vous demande pardon, madame. La princesse vous prie de

l'excuser d'avoir supposé le pire. Nous vous sommes reconnaissants

de ce que vous avez fait.

-

Je comprends. Ce n'est pas facile pour moi non plus. Bon,

comment voulez-vous que nous procédions ?

Douze marines royaux la raccompagnèrent jusqu'aux bus ; des

volontaires qui avaient renoncé à leurs armes et à leurs armures. Les

portes des bus s'ouvrirent et les enfants en sortirent. Il y eut

beaucoup de larmes et beaucoup d'effusions. La plupart d'entre eux

exigèrent un dernier baiser, une dernière étreinte des adultes qui les

avaient sauvés (Cochrane se révéla extrêmement populaire), à la

grande stupéfaction des marines. Stéphanie sentait les larmes perler

à ses paupières lorsque le dernier groupe s'engagea sur la

chaussée, entourant un marine costaud qui avait fait monter un

enfant sur ses épaules. Moyo lui passa un bras autour des épaules

pour la soutenir.

Le lieutenant Anver se planta devant elle et lui adressa un salut

impeccable (que Cochrane s'empressa de parodier de manière

obscène). Il avait l'air profondément troublé.

-Je tiens à vous remercier tous une nouvelle fois, déclara-t-il. Et

c'est moi seul qui parle, je ne peux rien télétransmettre sous ce

nuage.

-Oh, prenez soin de ces petits chéris, s'exclama Tina en reniflant. La

pauvre Analeese a un rhume carabiné, nous n' avons rien pu faire

pour la soigner. Et Ryder ne supporte pas les noix ; je crois qu'il leur

est allergique, et...

Elle se tut comme Rana lui étreignait le bras.

-Nous prendrons soin d'eux, assura le lieutenant Anver d'un air

grave. Et vous, prenez soin de vous. (Il jeta un regard appuyé en

direction de la ligne de démarcation, où un petit convoi de véhicules

se mettait en route pour évacuer les enfants.) Peut-être vaudrait-il

mieux que vous alliez le faire ailleurs.

Un dernier salut de la tête à Stéphanie, et il regagnait sa position.

-Qu'est-ce qu'il a voulu dire par là ? demanda Tina, indignée.

-Ouaouh. (Cochrane exhala un long soupir.) On a réussi, mec, on a

montré aux forces des mauvaises vibrations qu'elles ne devaient pas

nous embêter.

Moyo embrassa Stéphanie.

-Je suis fier de toi.

-Berk, fit Cochrane. Vous n'arrêtez donc jamais ?

Une Stéphanie souriante se pencha vers lui pour l'embrasser sur le

front, se retrouvant avec des cheveux sur les lèvres.

-Merci à toi aussi.

-Quelqu'un veut-il m'expliquer ce qu'il a voulu dure ? insista Tina. S'il

vous plaît.

-Rien de bon, c'est sûr, rétorqua McPhee.

-Alors, qu'est-ce qu'on fait maintenant ? lança Rana. Est-ce qu'on

rassemble un nouveau groupe d'enfants ? Est-ce qu'on se sépare ?

Ou bien est-ce qu'on s'installe dans une ferme comme on en a parlé ?

Alors ?

-Oh, nous allons rester ensemble, dit Tina. Après tout ce que nous

avons accompli, je ne supporterais pas de perdre le moindre d'entre

vous, vous êtes désormais ma famille.

-Une famille. C'est cosmique, ma sour. Dis-moi, quelle est ta position

à propos de l'inceste ?

-J'ignore encore ce que nous allons décider, dit Stéphanie. Mais je

pense que nous devrions suivre le conseil du lieutenant et aller

prendre notre décision ailleurs.

Le spatiojet jaillit de la stratosphère de Nyvan sur deux panaches de

plasma en feu, décrivant une parabole pour joindre ses coordonnées

d'injection orbitale à mille kilomètres de là. Les charges secondaires

piquetaient encore l'espace d'explosions et d'éclats-leurres, tandis

que les drones de contre-mesures électroniques lançaient des

pulsations de plusieurs gigawatts sur toutes les émissions qu'ils

détectaient. Maintenant qu'il avait activé ses fusées à réaction, le

spatiojet n'était plus invisible aux reliques de la bataille entre guêpes

de combat.

Le Lady Macbeth croisait cent kilomètres au-dessus de lui, capteurs

et canon maser déployés pour frapper le premier missile qui se

verrouillerait sur lui. L'astronef devait ajuster son vecteur de vol en

permanence pour que le spatiojet reste dans son rayon de

protection. Joshua vit ses propulseurs s'embraser comme il réduisait

sa vitesse, l'augmentait, modifiait son altitude. Ses masers tirèrent à

cinq reprises pour détruire des charges secondaires menaçantes.

Lorsque le spatiojet fut arrivé en orbite et entama la manœuvre

d'accostage, le ciel s'était considérablement calmé au-dessus de

Nyvan. Les capteurs du Lady Mac ne percevaient plus que trois

frégates des forces de défense locales. Aucune d'elles ne semblait

s'intéresser à lui, pas plus qu'elles ne se souciaient les unes des

autres. Beaulieu procéda à un balayage capteur tous azimuts,

sachant que les orbites basses allaient inévitablement subir une

averse chaotique de débris dus aux explosions. Elle obtint quelques

mesures fort étranges, qui la poussèrent à redéfinir les paramètres

de son examen. Les capteurs du Lady Mac se détournèrent de la

masse planétaire.

Joshua se coula à travers l'écoutille de la passerelle. Ses vêtements

avaient séché dans la cabine du spatiojet, mais ils étaient encore

maculés de crasse. La combi de Dahybi était dans le même état.

Sarha lui lança un regard plein d'inquiétude.

-Melvyn ? s'enquit-elle à voix basse.

-Il n'a pas eu de chance. Désolé.

-Merde.

-Vous vous êtes bien débrouillés, tous les deux, reprit Joshua. Il

fallait être sacrement doué pour le pilotage pour rester au-dessus du

spatiojet.

-Merci, Josh.

Joshua fixa Liol, qui se tenait sur une pelote-crampon près de la

couchette du capitaine, puis se retourna vers Sarha, qui ne semblait

nullement disposée à se repentir.

-Ô Seigneur, tu lui as donné les codes d'accès.

-Oui. Une décision de commandement que j'assume. C'était une

situation de guerre, Joshua.

Il décida que, vu la crise globale qu'ils traversaient, ce n'était pas la

peine d'insister sur ce détail.

-C'est pour ça que je t'ai confié le commandement, déclara-t-il.

J'avais confiance en toi, Sarha.

Elle plissa le front d'un air soupçonneux. Il semblait sincère.

-Donc, tu as capturé Mzu. J'espère que ça en valait la peine.

-Pour la Confédération dans son ensemble, je suppose que oui. Pour

les individus que nous sommes... il faudra poser la question à tout le

monde. D'un autre côté, ça fait un certain temps que des individus

meurent à cause d'elle.

-Capitaine, accède à nos capteurs, s'il te plaît, demanda Beaulieu.

-Entendu.

Il fit une roulade dans les airs, atterrissant sur sa couchette. Les

images provenant des capteurs externes envahirent son esprit. Une

anomalie. C'était sûrement une anomalie.

-Dieu tout-puissant !

Son esprit, travaillant en collaboration avec le programme

d'astrogation de l'ordinateur de bord, élaborait un vecteur de vol

avant qu'il ait admis la réalité de cette marée rocheuse déferlant sur

la planète.

-Préparez-vous à subir une forte accélération dans trente secondes

-top chrono. Il faut filer d'ici.

Un rapide examen des capteurs internes lui montra ses nouveaux

passagers se ruant vers leurs couchettes ; ces images se

superposèrent avec des courbes pourpres et jaunes qui vibraient

frénétiquement à mesure qu'il affinait sa trajectoire.

-Qui a fait ça ? demanda-t-il.

-Aucune idée, répondit Sarha. C'est arrivé pendant la bataille, on ne

s'en est rendu compte qu'ensuite. Mais ce n'est sûrement pas

l'oeuvre des guêpes de combat.

-

Je surveille la propulsion, dit Joshua. Sarha, occupe-toi des

systèmes, s'il te plaît. Liol, tu te charges de l'artillerie.

-À tes ordres, capitaine, répliqua Liol.

Sa voix était d'une neutralité parfaite. Joshua décida de s'en

contenter. Il activa les fusiopropulseurs du Lady Mac, les poussant

jusqu'à trois g d'accélération.

-Où allons-nous ? s'enquit Liol.

-

Voilà une question foutrement pertinente, dit Joshua. Pour le

moment, on va ailleurs. Ensuite, ça dépendra de ce qu'Ione et les

agents secrets auront décidé, je suppose.

Quelqu'un le sait sûrement. L'un d'entre vous.

Nous savons qu'il existe. Nous savons qu'il est caché.

Deux corps vous attendent. Un homme et une femme. Jeunes et

splendides. Pouvez-vous les entendre ? Les savourer ? Vous supplier

de les pénétrer ? Oui. Toutes les richesses, tous les plaisirs de la

réalité peuvent à nouveau vous appartenir. À condition que vous

puissiez payer le prix, une minuscule information. Rien de plus.

Elle n'était pas toute seule quand elle l'a caché. Quelqu'un l'a aidée.

Sans doute plusieurs personnes. Étiez-vous l'une d'elles ?

Ah, oui ! Toi. Tu es sincère. Tu sais.

Viens. Viens vers nous, franchis la brèche. Nous allons te

récompenser avec...

Poussant un hurlement d'extase et de souffrance, il s'insinua dans le

système nerveux tourmenté de sa proie. Il dut affronter la douleur, la

honte, l'humiliation ; les tragiques suppliques de l'âme de ce corps. Il

surmonta l'épreuve, réparant les chairs brisées, étouffant et

refoulant les protestations, jusqu'à se retrouver face à sa propre

honte. Un adversaire bien plus redoutable.

-Bienvenue dans l'Organisation, dit Oscar Kearn. Alors, tu faisais

partie de la mission de Mzu ?

-Oui. J'étais avec elle.

-Bien. C'est une femme astucieuse, cette Mzu. J'ai peur qu'elle nous

ait à nouveau échappé, à cause de cette traîtresse de Barnes. Quoi

qu'il en soit, seul un être plein de ressources peut esquiver un

ironberg qui lui tombe sur la tête. Jusque-là, je n'avais pas idée de ce

que j'affrontais. Même si nous l'avions capturée, sans doute ne nous

aurait-elle jamais aidés. Elle est comme ça, dure et déterminée. Mais

à présent, la chance a tourné. Tu peux me le dire, n'est-ce pas ? Tu

sais où se trouve l'Alchimiste.

-Oui, dit Ikela. Je sais où il se trouve.

Alkad Mzu entra en flottant dans la passerelle, accompagnée de

Monica et de Samuel. Elle gratifia Joshua d'un petit rictus nerveux,

puis tiqua en découvrant Liol.

-J'ignorais que vous étiez deux. Large sourire de Liol.

-Avant que nous discutions du sort qui vous est réservé, docteur, dit

l'un des sergents, j'aimerais que vous nous confirmiez que

l'Alchimiste existe bien ou a bien existé.

Alkad s'ancra à une pelote-crampon près de la couchette du

capitaine.

-Oui, il existe. Et c'est moi qui l'ai créé. Aujourd'hui, je le regrette

amèrement, mais le passé est le passé. Mon seul souci, c'est qu'il ne

tombe entre les mains de personne, ni les vôtres ni encore moins

celles des possédés.

-Voilà qui est fort noble de la part de quelqu'un qui s'apprêtait à le

déployer pour tuer toute une planète, commenta Sarha.

-Aucun Omutan n'aurait péri, dit Alkad d'une voix lasse. J'avais

l'intention d'éteindre leur étoile, pas de la transformer en nova. Je ne

suis pas une barbare ; ce sont les Omutans qui ont tué tout un

monde.

-Éteindre une étoile ? répéta Samuel d'un air intrigué.

-Ne me demandez pas de détails, je vous prie.

-Je propose que le Dr Mzu soit ramenée à Tranquillité, déclara le

sergent. Nous pouvons monter un dispositif d'observation de façon

qu'elle ne transmette l'information à personne. Je ne pense pas que

vous le feriez, docteur, mais les agences de renseignement sont des

entités hautement soupçonneuses.

Monica consulta Samuel.

-Cela me convient, dit-elle. Tranquillité est un territoire neutre. Cet

accord n'est guère différent de celui que nous avions à l'origine.

-En effet, acquiesça Samuel. Mais vous comprenez bien, docteur,

que nous ne pouvons pas vous laisser mourir. Du moins tant que la

crise de la possession n'aura pas été résolue.

-Je n'y vois aucune objection, dit Alkad.

-Ce que je veux dire, docteur, c'est que lorsque vous aurez atteint

un âge avancé, vous devrez être placée en tau-zéro pour que votre

âme ne puisse pas gagner l'au-delà.

-Je ne livrerai à personne la technologie de l'Alchimiste, quelles que

soient les circonstances.

-Je suis sûr que telle est votre intention en ce moment. Mais quels

seront vos sentiments une fois que vous aurez été piégée dans l'au-

delà durant un siècle ? Durant un millénaire ? Et, pour être franc, ce

n'est pas à vous de faire ce choix. C'est à nous. Vous avez perdu tout

droit à l'autodétermination le jour où vous avez créé l'Alchimiste.

Celui qui se donne une puissance suffisante pour se faire craindre de

toute une galaxie renonce à ce droit en faveur de ceux qui risquent

d'être affectés par ses actes.

-Je suis d'accord, dit le sergent. Vous serez placée en tau-zéro

avant de mourir.

-Pourquoi pas tout de suite ? railla Alkad.

-Ne me tentez pas, rétorqua Monica. Je connais le mépris que les

crétins intellos de votre espèce réservent aux serviteurs de l'État. Eh

bien, écoutez-moi, docteur : nous existons pour protéger l'immense

majorité des citoyens, pour leur permettre de vivre une existence

décente dans les meilleures conditions possibles. Nous les

protégeons contre des ordures comme vous, des petits malins qui ne

réfléchissent jamais aux conséquences de leurs actes.

-Vous n'avez rien fait pour protéger ma planète ! s'emporta Alkad. Et

n'allez pas me faire un sermon sur la responsabilité individuelle. Je

suis prête à mourir pour que l'Alchimiste ne soit utilisé par personne,

en particulier par votre royaume impérialiste. Je sais quelles sont

mes responsabilités.

-Maintenant, oui. Maintenant, vous avez conscience de la gravité de

votre erreur, vu le nombre de gens qui ont péri pour protéger votre

précieux petit cul.

-Bon, ça suffit, dit Joshua en élevant la voix. Nous nous sommes

tous mis d'accord sur la destination du doc, fin de la discussion. Je

ne veux pas de querelles philosophiques sur ma passerelle. Nous

sommes tous fatigués, nous sommes tous énervés. Laissons tomber

tout ça. Moi, je prépare une trajectoire pour nous conduire à

Tranquillité, vous, vous allez vous calmer dans vos cabines. Nous

serons chez nous dans moins de deux jours.

-Compris, dit Monica sans desserrer les dents. Et... merci de nous

avoir sortis de là. C'était...

-Professionnel ?

Elle faillit lui lancer une repartie cinglante, mais ce sourire...

-Professionnel, lâcha-t-elle.

Alkad s'éclaircit la gorge.

-Je suis navrée, dit-elle d'un air penaud. Mais il y a un problème.

Nous ne pouvons pas partir directement pour Tranquillité.

Joshua se massa les tempes et demanda :

-Pourquoi ?

S'il avait posé cette question, c'était en partie pour éviter que Monica

ne saute à la gorge de Mzu.

-À cause de l'Alchimiste.

-Que voulez-vous dire ? interrogea Samuel.

-Nous devons le récupérer.

-Très bien, fit Joshua d'une voix qui n'avait rien de raisonnable.

Pourquoi ?

-Parce qu'il n'est pas en sécurité là où il est.

-Ça fait trente ans que personne n'y a touché. Emportez le secret de

sa localisation avec vous dans une nacelle tau-zéro, bon Dieu. Si les

agences de renseignement n'ont pas réussi à le trouver, elles n'y

réussiront jamais.

-

Elles n'auront pas besoin de le rechercher, pas plus que les

possédés, en particulier si notre situation actuelle se prolonge

pendant plus de quelques années.

-Continuez, autant qu'on entende le reste.

-

Notre mission dirigée contre Omuta était constituée de trois

astronefs, reprit Alkad. Le Frelon, le Chengho et le Gom-bari.

L'Alchimiste devait être déployé à bord du Frelon, et c'est là que je

me trouvais ; les deux autres étaient nos frégates d'escorte. Nous

avons été interceptés par des gerfauts avant de pouvoir déployer

l'Alchimiste. Ils ont détruit le Gombari et gravement touché le

Chengho et nous-mêmes. Nous avons été laissés pour morts dans

l'espace interstellaire. Aucun des deux astronefs ne pouvait

effectuer un saut, et nous étions à sept années-lumière du système

habité le plus proche.

" Après cette attaque, nous avons passé deux jours à réparer nos

systèmes internes, puis nous nous sommes abordés. C'est Ikela et le

capitaine Prager qui ont fini par trouver une solution. Comme le

Chengho était plus petit que le Frelon, il n'avait pas besoin d'autant

de nouds ergostructurants pour effectuer un saut TTZ. L'équipage a

donc récupéré des nouds intacts sur le Frelon pour les installer sur

le Chengho. Nous n'avions pas les outils appropriés pour une tâche

de ce genre ; en outre, comme les nouds n'avaient pas les mêmes

niveaux d'énergie ni les mêmes facteurs de performance, il a fallu les

reprogrammer de fond en comble. Cela nous a pris trois semaines et

demie, mais nous y sommes parvenus. Nous nous sommes

confectionné un vaisseau capable d'effectuer un saut TTZ - il ne

pouvait pas aller très loin, et pas dans des conditions idéales, mais il

était opérationnel. C'est à ce moment-là que les difficultés ont

commencé. Le Chengho était trop petit pour emporter les deux

équipages, même sur une courte distance. Il n'était équipé que d'un

seul module de vie, qui ne pouvait accueillir que huit d'entre nous au

maximum. Nous savions que nous ne pouvions pas courir le risque de

regagner Garissa, les nouds n'auraient jamais tenu aussi longtemps,

et nous supposions qu'Omuta aurait déjà déclenché l'assaut. Après

tout, c'est pour ça qu'on nous avait envoyés en mission, pour les en

empêcher. Donc, nous nous sommes rendus à Crotone, le système

habité le plus proche. L'idée était d'affréter un astronef et de

rejoindre Garissa à son bord. Bien entendu, dès notre arrivée à

Crotone, nous avons été informés du génocide.

" Ikela et Prager avaient même envisagé la pire des options. Au cas

où. Nous avions un peu d'antimatière à bord du Chengho ; si nous la

vendions en même temps que notre frégate, cela nous rapporterait

des millions. En supposant que le gouvernement de Garissa ait été

éliminé, nous disposerions ainsi de la somme nécessaire pour

travailler en toute indépendance pendant plusieurs décennies.

-Le Conseil séparatiste de Stromboli, dit soudain Samuel.

-Exact, acquiesça Alkad. C'est à lui que nous l'avons vendue.

-

Ah ! nous n'avons jamais pu savoir où il s'était procuré son

antimatière. Il a fait exploser avec elle deux des stations portuaires

en orbite basse de Crotone.

-Oui, après notre départ, reconnut Alkad.

-Donc, Ikela a pris l'argent et a créé T'Opingtu.

-Encore exact ; quand nous avons appris que l'Assemblée générale

de la Confédération avait accordé les Dorados aux survivants du

génocide, la somme a été partagée entre les sept officiers de nos

forces spatiales. Ils devaient investir leur part dans diverses

compagnies, les profits obtenus étant ensuite utilisés pour financer

les partisans. Nous avions besoin de fervents nationalistes pour

former l'équipage de l'astronef qu'ils étaient censés préparer à mon

intention. Ensuite, ils devaient acheter ou affréter un vaisseau de

guerre pour achever la mission de l'Alchimiste. Comme vous le

savez, Ikela n'a pas accompli la dernière phase de ce plan. Je ne sais

rien à propos des six autres.

-Pourquoi attendre trente ans ? demanda Joshua. Pourquoi n'avez-

vous pas loué un vaisseau de guerre aussitôt après avoir touché le

produit de votre vente afin de rejoindre le Frelon au plus vite ?

-Parce que nous n'étions pas sûrs de savoir exactement où il se

trouvait. Nous ne nous sommes pas contentés de réparer le

Chengho, voyez-vous. Il restait trente personnes à bord du Frelon,

sans parler de l'Alchimiste. Supposez que le Chengho ait échoué, ou

que nous ayons été capturés et interrogés par le SRC ou un autre

service secret. Il était même possible que les gerfauts reviennent

faire un tour. Nous devions intégrer tous ces facteurs, et les hommes

et les femmes qui restaient sur place devaient avoir une chance de

survie.

-Ils ont été placés en tau-zéro, déduisit Joshua. En quoi cela vous

empêche-t-il de connaître leurs coordonnées exactes ?

-Bien sûr qu'ils ont été placés en tau-zéro, mais ce n'est pas tout.

Nous avons également réparé leurs propulseurs à réaction. Ils se

sont dirigés vers un système inhabité qui n'était distant que de deux

années-lumière et demie.

-Seigneur, un voyage infraluminique dans l'espace interstellaire ?

Vous plaisantez. C'est impossible, ça leur aurait pris...

-Vingt-huit ans selon nos estimations.

-Ah!

La révélation qui frappa Joshua lui fit le même effet qu'une gorgée de

Larmes de Norfolk détonant dans son estomac. Il éprouva soudain

une vive admiration pour ces astros perdus depuis trente ans. Ils

avaient poursuivi leur mission sans se soucier des probabilités qui se

liguaient contre eux.

-Ils ont utilisé la propulsion à l'antimatière, dit-il.

-Oui. Nous avons transféré tous les grammes d'antimatière de nos

guêpes de combat dans les chambres de confinement du Frelon. La

quantité obtenue lui permettait d'accélérer jusqu'à acquérir une

vitesse égale à neuf pour cent de celle de la lumière. Alors, dites-moi,

capitaine, est-il facile de localiser un astronef s'éloignant de ses

dernières coordonnées connues à zéro huit ou zéro neuf c ? Et en

supposant que vous le retrouviez, comment faites-vous pour

l'arraisonner ?

-C'est impossible. D'accord, vous deviez attendre que le Frelon ait

décéléré et soit arrivé dans ce système inhabité. Comment se fait-il

que vous n'ayez pas tenté de le rejoindre il y a deux ans ?

-Nous n'étions pas sûrs de l'efficacité du système de propulsion sur

le long terme. Deux ans, c'était une marge d'erreur raisonnable ; en

outre, les sanctions devaient être levées au bout de trente ans. Il y

avait toujours un risque que nous soyons détectés par l'escadre des

Forces spatiales de la Confédération chargée de faire respecter le

blocus ; après tout, c'était son boulot de repérer les astronefs

émergeant clandestinement autour d'Omuta. Donc, après avoir

vendu le Chengho, nous avons décidé d'attendre trente ans.

-Vous voulez dire que le Frelon tourne autour de cette étoile et

attend que vous le contactiez ? demanda Liol.

-

Oui. À condition que tout ait fonctionné comme prévu. Les

membres d'équipage sont censés attendre cinq ans de plus ; le

temps ne compte pas en tau-zéro, mais les systèmes de bord ne

peuvent pas durer indéfiniment. S'ils n'ont pas été contactés à ce

moment-là, par l'équipage du Chengho, par le gouvernement de

Garissa ou par moi-même, ils ont pour instructions de détruire

l'Alchimiste et de lancer un appel à l'aide. Les systèmes inhabités

situés à l'intérieur des frontières de la Confédération sont

régulièrement inspectés par les Forces spatiales au cas où il s'y

trouverait des stations de production d'antimatière. Ils auraient été

secourus tôt ou tard.

Joshua se tourna vers le sergent, regrettant que celui-ci ne soit pas

conçu pour afficher ses émotions ; il aurait bien aimé savoir ce que

lone pensait de cette histoire.

-Ça se tient, conclut-il. Que veux-tu faire ?

-Nous devons voir si le Frelon a achevé son voyage, répondit le

sergent.

-Et si tel est le cas ? s'enquit Samuel.

-

Alors, l'Alchimiste doit être détruit. Ensuite, les membres

d'équipage survivants seront conduits à Tranquillité.

-Une question, doc, intervint Joshua. Si quelqu'un voit l'Alchimiste,

est-ce que ça lui donne un indice sur sa nature ?

-

Non. Il est inutile de vous inquiéter sur ce point, capitaine.

Cependant, il y a parmi l'équipage un homme capable de vous dire

comment en fabriquer un autre. Il s'appelle Peter Adul et il devra

rester à Tranquillité avec moi. Ensuite, vous serez de nouveau en

sécurité.

-Bien, quelles sont les coordonnées de cette étoile ? Alkad resta

silencieuse un long moment avant de s'exclamer :

-Sainte Marie, ça ne devait pas se passer comme ça.

-Les choses ne se passent jamais comme prévu, doc. Je l'ai appris il

y a bien longtemps.

-Ah ! Vous êtes trop jeune.

-Tout dépend de ce que l'on fait de ses années, non ? Alkad Mzu

transmit les coordonnées à Joshua.

Ouverture d'un terminus de trou-de-ver, annonça Tranquillité.

Les mollets baignant dans l'eau chaude de la crique, lone frictionnait

le flanc de Haile avec une grosse éponge jaune. Elle se redressa

pour l'essorer. Son attention se concentra sur un point de l'espace

situé à cent vingt mille kilomètres de l'habitat, où la densité

gravifique du vide augmentait en flèche. Trois plates-formes DS

tournant autour de la zone d'émergence verrouillèrent leurs lasers à

rayons X sur le terminus en expansion. Cinq gerfauts de patrouille

foncèrent vers lui à quatre g d'accélération.

Un grand faucon sortit de la déchirure bidimensionnelle. Onone,

vaisseau des Forces spatiales de la Confédération matricule SLV-

66150, demande autorisation d'approche et d'accostage. Voici le

code officiel authentifiant notre vol.

Autorisation accordée, répondit Tranquillité après vérification.

Les plates-formes DS se remirent en état d'alerte. Trois des gerfauts

reprirent leur patrouille, les deux autres virant pour escorter Onone

qui accélérait en direction de l'habitat.

-Je vais devoir vous quitter, annonça lone.

Le visage contrarié de Jay Hilton apparut au-dessus du dos luisant

de Haile.

-

Qu'est-ce que c'est cette fois-ci ? demanda-t-elle d'une voix

capricieuse.

-Une affaire d'État.

lone se dirigea vers le rivage. Ramassant un peu d'eau au creux de

sa main, elle tenta de chasser le sable du haut de son bikini.

-Vous dites toujours la même chose.

lone adressa un sourire navré à la fillette déçue.

-Parce que c'est toujours la même chose ces jours-ci. Désolée,

ajouta-t-elle.

Haile métamorphosa en main humaine l'extrémité d'un de ses bras

pour lui lancer un salut.

Au revoir, lone Saldana. J'ai beaucoup de chagrin que vous partiez,

mes jambes à leur bout grattent comme la peste.

Haile !

Formulation erreur de communication ? Grande honte.

Pas exactement une erreur.

Joie. Expression apprise de Joshua Calvert. Fort appréciée.

lone serra les dents. Satané Calvert ! Sa colère laissa la place à un

sentiment plus déconcertant... peut-être du ressentiment. Il est à des

centaines d'années-lumière d'ici, mais sa présence se fait toujours

sentir.

Pas étonnant. Ne l'utilise pas quand Jay est là, s'il te plaît.

Compréhension. J'ai beaucoup d'expressions humaines apprises de

Joshua Calvert.

Ça ne me surprend pas.

Je souhaite communication correcte. Je demande votre assistance

pour examiner ma collection de mots. Vous pouvez la normaliser.

Entendu.

Grande joie !

lone fit un pas, puis éclata de rire. Il lui faudrait des heures pour

examiner tout ce que Joshua avait pu dire à la jeune Kiint. Des

heures qu'elle devrait passer sur la plage, un endroit qu'elle avait

négligé ces derniers temps. Haile apprenait la ruse.

Jay s'appuya contre son amie tandis qu'Ione enfilait ses sandales et

s'engageait sur le sentier menant à la station de métro. Le visage de

la jeune femme arborait une expression distraite, signe qu'elle était

plongée dans une conversation avec la personnalité de l'habitat. Jay

n'avait pas envie d'y penser. Il était certainement question des

possédés. Les adultes ne parlaient que de ça en ce moment, et

jamais de façon rassurante.

Haile passa un bras autour du torse de Jay, la caressant doucement

de son extrémité.

Goût de tristesse.

-Je pense que ces horribles possédés ne disparaîtront jamais.

Mais si. Humains intelligents. Vous trouverez solution.

-Je l'espère. Je veux revoir ma maman.

Et si nous construisions des châteaux de sable ?

-Oui!

Jay poussa un cri d'enthousiasme et regagna la plage en courant.

Ensemble, elles avaient découvert que les bras tractamor-phiques de

Haile faisaient d'elle le meilleur bâtisseur de châteaux de sable de

l'univers. Sous la supervision de Jay, elles avaient édifié

d'impressionnantes tours le long du rivage.

Haile sortit de l'eau dans une petite explosion d'écume.

Mieux. De nouveau bonheur chez toi.

-Chez toi aussi. lone a promis de revenir pour regarder les mots.

C'est le plus grand bonheur quand nous jouons toutes les trois. Elle

le sait.

Jay gloussa.

-Elle a rougi quand tu lui as dit ça. Heureusement que tu n'as pas dit

" putain ".

Onone, songea lone. Pourquoi ce nom m'est-il familier ? Atlantis. Ah,

oui !

Plus certaine interception dans le système de Puerto de Santa Maria.

Les Forces spatiales de la Confédération nous ont envoyé un rapport

complémentaire il y a un an. Oh, bon sang, oui \

Le capitaine Syrinx souhaite te parler, lone s'assit dans la voiture du

métro et commença à se sécher les cheveux. Entendu.

La bande d'affinité s'élargit, permettant à Syrinx de transmettre son

identité. Capitaine, salua lone.

Mes excuses pour cette précipitation, mais je dois vous informer

qu'une escadre des Forces spatiales de la Confédération va arriver

dans neuf minutes et trente secondes. Je vois. Est-ce que

Tranquillité est en danger ?

Non.

Que se passe-t-il, alors ?

Je transporte à mon bord l'amiral Meredith Saldana, commandant de

cette escadre. Il vous prie de lui accorder un entretien afin qu'il

puisse vous expliquer notre situation stratégique actuelle.

Entretien accordé. Bienvenue à Tranquillité.

Le capitaine disparut de la bande d'affinité.

Tu éveilles sa curiosité, déclara Tranquillité. Sur ce point-là, ses

émotions étaient fort éloquentes.

J'éveille la curiosité de tout le monde.

lone emprunta les sens externes de l'habitat pour observer l'espace

local. Ils se trouvaient dans l'ombre de Mirchusko, et Choisya et

Falsia flottaient juste au-dessus de l'horizon incurvé de la géante

gazeuse. Il n'y avait guère de circulation en ce moment, exception

faite de la flottille des gerfauts en patrouille. L'Onone était le premier

astronef à arriver dans le système depuis soixante-seize heures.

Quelques VSM et quelques navettes continuaient de relier le

spatioport contrarotatif au chapelet de stations industrielles en

orbite autour de Tranquillité, mais leur nombre était nettement

inférieur

aux

normes

habituelles.

L'éclat

solitaire

d'un

fusiopropulseur s'élevait au-dessus de la boucle gris terne de

l'Anneau Ruine, celui d'un tanker apportant à l'habitat une cargaison

d'He3 récoltée par la drague à nuages.

Programme l'arrivée de cette escadre dans les plates-formes DS, dit-

elle. Et avertis les gerfauts, nous ne voulons pas d'incidents.

Naturellement.

Meredith Saldana. Ça fait deux visites familiales en moins d'un mois.

Je ne pense pas qu'il s'agisse d'une visite familiale.

Tu as probablement raison.

Ce soupçon fut malheureusement confirmé lorsque Syrinx et l'amiral

furent introduits dans la chambre des audiences du palais De

Beauvoir. Pendant qu'Ione écoutait Meredith Saldana expliquer la

tactique qu'il se proposait d'adopter pour attaquer la flotte de

Capone dans le système de Toi-Hoi, elle se sentit envahie par un flot

de sentiments ambigus.

Je ne tiens pas à ce que nous participions à une campagne sur le

front, confia-t-elle à Tranquillité.

Au risque d'être pédante, je dirais que nous sommes déjà engagés

dans une campagne, même si ce n'est pas sur le front. Et

l'éradication de la flotte de l'Organisation est une occasion à saisir

sur le plan stratégique.

Donc, nous n'avons pas le choix ?

En effet.

Je persiste à croire que nous sommes trop importants pour courir un

tel risque.

Mais nous ne craignons rien. Le lieu le plus sûr de la Confédération,

rappelle-toi.

Espérons-le. Je n'aimerais pas mettre cette théorie à l'épreuve des

faits, pas en ce moment.

Je ne vois pas ce qui nous y obligerait. Pas cette action, en tout cas.

En fin de compte, nous ne serons qu'une base d'approvisionnement

et un lieu de rendez-vous.

-Très bien, dit-elle à l'amiral. Je vous donne l'autorisation d'utiliser

Tranquillité comme base de votre mission. Je veillerai à ce que vous

receviez tout l'He3 qui vous sera nécessaire.

-Merci, madame, dit Meredith.

-

Ce qui me tracasse, c'est cette interdiction de vol que vous

souhaitez imposer à tous les astronefs avant l'assaut, même si j'en

comprends la logique. En ce moment, plus d'une vingtaine de

gerfauts sont en train de déployer des satellites-capteurs sur l'orbite

qu'occupait la planète des Laymils. C'est une tâche cruciale pour nos

recherches. Je n'aimerais pas la voir compromise.

-Ils ne cesseront leurs opérations que pendant trois ou quatre jours

au maximum, dit Syrinx. Notre programme est extrêmement serré.

Une suspension aussi brève ne risque guère d'affecter vos

recherches, n'est-ce pas ?

-Je vais les rappeler. Mais si vous êtes encore ici dans une semaine,

je devrai revoir cette décision. Comme je l'ai dit, cela fait partie des

efforts que nous déployons dans le but de trouver à la crise une

solution globale. Ce qui n'est pas à prendre à la légère.

-Loin de nous cette idée, madame, croyez-moi, dit Meredith.

Elle le fixa, se demandant ce qui se passait derrière ces yeux bleus.

Mais son regard demeurait impénétrable.

-Si je puis me permettre, je trouve fort ironique que, après toutes

ces années, Tranquillité soit devenu si important aux yeux de la

Confédération et du royaume, déclara-t-elle.

-Ironique ou agréable ? rétorqua l'amiral. Le hasard vous donne

enfin la chance de justifier les actes de votre grand-père.

Sa voix était dénuée de toute trace d'humour, ce qui surprit lone. Elle

aurait cru qu'il lui manifesterait plus de sympathie que le prince

Noton.

-Vous pensez que grand-père Michael était dans l'erreur ?

-

Je pense qu'il a eu tort de poursuivre une entreprise si peu

orthodoxe.

-Aux yeux de la famille, peut-être. Mais je vous assure que ce n'est

pas le hasard qui nous a réunis. Cette situation prouvera qu'il a eu

raison de mettre ses théories en pratique.

-Je vous souhaite tout le succès possible.

-Merci. Et, qui sait, peut-être réussirai-je un jour à gagner votre

approbation.

Pour la première fois, il afficha un sourire bourru.

-Vous n'aimez pas avoir tort, n'est-ce pas, cousine lone ?

-Je suis une Saldana.

-Cela au moins est évident.

-Et vous aussi. Je pense que peu d'amiraux de la Confédération s'en

seraient aussi bien tirés que vous à Lalonde.

-Je ne m'en suis pas si bien tiré. J'ai assuré la survie de mon

escadre ; à tout le moins de la majorité de ses éléments.

-Le premier devoir d'un officier de la Confédération est d'obéir aux

ordres. Ensuite vient le salut de son équipage. C'est du moins ce que

je crois. Comme vos ordres n'avaient pas prévu la nature de votre

adversaire, je dirais que vous vous en êtes bien sorti.

-Lalonde était... difficile, lâcha-t-il.

-Oui. Grâce à Joshua Calvert, je sais tout ce qu'il y a à savoir sur

Lalonde.

Syrinx, qui semblait de plus en plus gênée à mesure que les deux

Saldana progressaient dans leur joute verbale, jeta un vif regard à

lone, arquant les sourcils en signe d'intérêt.

-

Ah, oui, fit Meredith. Lagrange Calvert. Comment pourrait-on

l'oublier ?

-Il est ici ? demanda Syrinx. Tranquillité est son port d'attache.

-Il est absent pour le moment, j'en ai peur, répondit lone. Mais je

l'attends d'un jour à l'autre.

-Bien.

lone n'arrivait pas à déchiffrer l'attitude de l'Édéniste.

À ton avis, pourquoi s'intéresse-t-elle autant à Joshua ?

Je n'en ai aucune idée. Peut-être veut-elle lui boxer le nez suite à

l'affaire de Puerto de Santa Maria.

J'en doute. C'est une Édéniste, ce n'est pas dans leurs habitudes. Tu

ne crois quand même pas que Joshua et elle... ?

J'en doute. C'est une Édéniste, ce n'est pas dans leurs goûts.

Athéna ne souhaitait pas qu'il vienne à la maison. Cela troublerait

trop les enfants, expliqua-t-elle. Mais tous deux savaient que c'était

elle que cette idée mettait mal à l'aise ; le garder à distance était une

façon pour elle d'ériger une barrière psychologique.

Elle porta donc son choix sur l'un des salons de réception de la

calotte de l'habitat. Il n'y avait personne d'autre dans cet endroit

spacieux lorsqu'elle y arriva, mais elle ne courait aucun risque de se

tromper. Assise sur un sofa en face de la baie vitrée, la silhouette

massive regardait les techniciens s'affairer autour des faucons

juchés sur leurs plates-formes. Ces astronefs constituaient un

escadron ayant pour mission d'assister le royaume de Kulu dans la

libération de Mortonridge, et l'un d'eux allait bientôt le transporter

sur Ombey.

Cela me manquait, dit-il sans se retourner. Je pouvais observer les

faucons grâce aux cellules sensitives, bien sûr, mais cela me

manquait quand même. La perception de l'habitat ne transmet pas

cette sensation d'urgence. Et mes émotions, même si elles n'étaient

pas vraiment oblitérées, étaient moins colorées, moins intenses. Tu

sais, j'ai bel et bien l'impression que je commence à m'exciter.

Elle se dirigea vers le sofa, l'esprit agité comme par de violentes

secousses. La silhouette se leva, révélant sa taille, de plusieurs

centimètres supérieure à la sienne. A l'instar des sergents de

Tranquillité, il avait un exosquelette qui tirait sur le rouge, mais

quarante pour cent de son corps étaient recouverts de packages

nanoniques d'un vert criard. Il tendit ses deux mains et les retourna

pour les examiner avec attention, ses yeux à peine visibles sous leurs

arcades protectrices.

Je ne dois pas être beau à voir. Ils ont clone tous les organes

séparément puis les ont cousus ensemble. D'ordinaire, il faut quinze

mois pour qu'un sergent atteigne sa taille optimale ; cela aurait été

beaucoup trop long. On a donc monté une armée à la Frankenstein,

dont les soldats ont été expédiés sur la chaîne de montage. Les

nanos médicales devraient avoir achevé leur tâche avant notre

arrivée sur

Ombey.

Les épaules d'Amena se voûtèrent, exprimant sa consternation.

Oh, Sinon, mais qu'as-tu fait ?

Ce que je devais faire. Les sergents doivent être contrôlés par une

conscience. Et comme il y avait tout un tas de personnalités

individuelles disponibles... Oui, mais pas toi ! Il fallait bien des

volontaires. Je ne voulais pas que tu en fasses partie. Je ne suis

qu'une copie, ma chérie, et une copie abrégée de surcroît. Ma

véritable personnalité réside toujours dans la strate neurale, où elle

est en sommeil pour le moment. Quand je reviendrai, ou si ce sergent

est détruit, je regagnerai la multiplicité.

C'est monstrueux. Tu as eu ta vie. Ce fut une vie merveilleuse, riche

et excitante, et pleine d'amour. Le transfert au sein de la multiplicité

nous récompense de notre fidélité à notre culture, et nous devenons

pour toujours un grand-père ou une grand-mère, pourvu de la plus

grande famille de la création. Nous continuons d'aimer, nous

devenons un élément de quelque chose qui nous est précieux à tous.

(Elle leva les yeux vers ce qui était à présent le visage de Sinon et

sentit trembler le sien.) Nous ne revenons pas. Nous ne pouvons pas

revenir. C'est monstrueux, Sinon. C'est indigne d'un Édéniste.

Si nous n'aidons pas le royaume à libérer Mortonridge, peut-être n'y

aura-t-il plus d'Édénistes.

Non ! Je refuse d'accepter cela. Je l'ai toujours refusé. Je crois

Laton, même si je suis la seule. Je refuse de craindre l'au-delà

comme un Adamiste imparfait.

Ce n'est pas l'au-delà qui doit nous inquiéter, ce sont ceux qui en sont

revenus.

Je faisais partie de ceux qui se sont opposés à cette grotesque

campagne de libération.

Je sais.

En acceptant d'y participer, nous nous ravalons au rang de bêtes.

D'animaux sauvages ; c'est répugnant. L'homme est supérieur à la

bête.

Rarement.

Tel était le but même de l'Édénisme : nous faire dépasser cet état

primitif. À nous tous.

Le sergent tendit un bras vers elle, puis s'empressa de le retirer. La

honte s'insinua sur la bande d'affinité.

Je suis navré. Je n'aurais pas dû te demander de venir. Je vois à quel

point tu souffres de tout cela. Je voulais seulement te voir une

dernière fois avec mes propres yeux.

Ce ne sont pas tes propres yeux ; et tu n'es même pas Sinon, pas

vraiment. Je pense que c'est ce qui me révolte le plus dans toute

cette histoire. L'au-delà ne s'est pas contenté de faire vaciller les

religions adamistes, voilà qu'il entame à présent le concept même de

transfert. À quoi ça sert ? Tu es ton âme, si tu es quelque chose. Les

Kiints ont raison : les simulacres de personnalités ne sont rien

d'autre qu'une bibliothèque mémorielle sophistiquée.

Les Kiints se trompent en ce qui nous concerne. La personnalité de

l'habitat a une âme. Nos mémoires individuelles sont les graines de

sa conscience. Plus nous sommes nombreux dans la multiplicité,

plus son existence et son héritage s'enrichissent. L'existence de l'au-

delà n'a pas ruiné notre culture. L'édénisme peut s'adapter, il peut

apprendre et croître. Notre triomphe sera de sortir intacts de cette

épreuve. Et c'est pour cela que je me bats, pour nous donner cette

chance. Je sais que la libération de Mortonridge est une tromperie,

nous le savons tous. Mais cela ne l'empêche pas d'avoir sa valeur.

Tu vas tuer des gens. Même si tu es prudent, même si tes intentions

sont bonnes, ils mourront.

Oui. Ce n'est pas moi qui ai déclenché ce conflit, et ce n'est pas moi

qui y mettrai un terme. Mais je dois y jouer mon rôle. Ne rien faire

serait pécher par omission. Ce que nous allons accomplir à

Mortonridge vous donnera peut-être un peu de répit.

À qui?

À toi, au Consensus, aux chercheurs adamistes, aux prêtres même.

Vous devez tous poursuivre vos efforts. Les Kiints ont trouvé le

moyen d'affronter l'au-delà et de survivre. Donc, ce moyen existe.

Je ferai ce que je peux, c'est-à-dire pas grand-chose étant donné

mon âge.

Ne te sous-estime pas.

Merci. Tu n'as pas tellement été abrégé, tu sais.

Certaines parties de moi-même sont des parties intégrantes. Cela

considéré, j'ai un dernier service à te demander.

Je t'écoute.

J'aimerais que tu expliques ma décision à Syrinx. Je connais ma

petite Si-lynx, elle va virer à la supernova quand elle apprendra que

je me suis porté volontaire.

Je lui parlerai. Je ne sais pas si je pourrai le lui expliquer, mais...

Le sergent s'inclina autant que le lui permettaient ses packages

médicaux. Merci, Athéna. Je ne peux pas te donner ma bénédiction.

Mais prends soin de toi, je t'en supplie.

Il n'y aurait pas de grande fête cette fois-ci. Il régnait à Mon-terey une

atmosphère plus sérieuse, moins triomphaliste. Mais Al décida

néanmoins d'assister aux manoeuvres de la flotte depuis la salle de

bal du Hilton, et au diable la colère et le ressentiment que ce

spectacle éveillait en lui. Planté devant la baie vitrée, il contemplait

les astronefs rassemblés autour de l'astéroïde. Ils étaient plus de

cent cinquante, les plus éloignés à peine aussi gros que des étoiles

particulièrement brillantes. Leurs propulseurs ioniques crachaient

des petits plumets de néon bleu pour se maintenir en position. VSM

et navettes nageaient parmi eux pour leur livrer soldats et guêpes de

combat.

Les mines furtives placées par les faucons de Yosemite avaient

disparu, et l'espace était nettement moins agité autour de la

Nouvelle-Californie. Et les astronefs bioteks qui espionnaient

l'Organisation avaient de plus en plus de difficulté à rôder au-dessus

des pôles de la planète.

Comme pour concrétiser ce changement stratégique, une harpie

passa à vive allure près de la tour du Hilton, décrivant une trajectoire

complexe pour éviter les vaisseaux adamistes sta-tionnaires. C'était

un gigantesque oiseau, aux yeux rouges et au bec vicieux, avec une

envergure de cent quatre-vingts mètres.

Al se colla contre le verre pour le regarder voler autour de

l'astéroïde.

-Vas-y, ma beauté ! hurla-t-il. Attaque ! Go !

Un petit nuage rosé surgit de nulle part, signalant la destruction au

maser d'un nouveau globe-espion. La harpie fit un looping pour

saluer sa victoire, tendant ses rémiges pour capter les vents

solaires.

-Ouaouh ! (Al s'écarta de la baie vitrée, un sourire magnanime aux

lèvres.) C'est quelque chose, hein ?

-Ravie d'avoir pu honorer ma part du contrat, dit Kiera d'un ton

posé.

-Après ça, vous aurez tous les corps frais qu'il vous faut pour Valisk,

madame. Al Capone sait comment récompenser ses amis. Et vous

êtes mon amie à présent, croyez-moi.

Un sourire serein éclaira brièvement le splendide visage juvénile de

Kiera.

-Merci, Al.

Les lieutenants de l'Organisation qui se tenaient au fond de la salle

de bal conservèrent une expression stoïque, mais leurs esprits

palpitaient de jalousie. Al adorait ça : introduire un nouveau favori

dans la coeur et voir les vieux de la vieille se défoncer pour rester à

la hauteur. Il jeta un regard en coin à Kiera ; elle portait un chemisier

pourpre du genre vaporeux et un pantalon du genre moulant, et ses

cheveux étaient apprêtés avec soin. Son visage était des plus

séduisants, mais elle en contrôlait fermement les traits. Son esprit,

toutefois, bouillonnait d'une soif de pouvoir qu'Ai connaissait bien.

Elle avait plus de classe que le commun des possédés, mais elle ne

différait guère de lui.

-Comment ça se passe, Luigi ? beugla AI.

-Pas mal du tout, Al. Les équipages des harpies affirment qu'ils

auront éliminé toutes les mines et tous les globes-espions dans

trente-deux heures. On n'arrête pas de faire reculer ces saletés de

faucons, ce qui veut dire qu'ils ne peuvent plus nous envoyer leur

merde. Ils ne savent plus ce qu'on fait et ils ne peuvent plus nous

frapper comme avant. Ça fait une sacrée différence. La flotte se

forme dans d'excellentes conditions. C'est très bon pour le moral des

troupes. - Ravi de l'entendre.

Euphémisme. Pendant un temps, la catastrophe avait semblé

imminente, avec les faucons qui lançaient leurs armes invisibles et

les lieutenants en poste sur la planète qui abusaient de leur pouvoir

pour se tailler un territoire. Bizarre, la façon dont tous les problèmes

s'imbriquaient. Maintenant que les harpies étaient là, la situation

dans l'espace s'améliorait d'heure en heure. Les équipages ne

vivaient plus dans la terreur permanente des mines furtives, ce qui

augmentait grandement leur efficacité et leur assurance. À la

surface de la planète, les gens avaient senti cette évolution et décidé

de regagner l'équipe. Le nombre de revendications descendait en

flèche ; et les types que Leroy avait recrutés pour bosser sur les

calculateurs électriques du Trésor disaient que la fraude se tassait -

elle ne baissait pas, mais, merde, il ne fallait pas s'attendre à des

miracles.

-Comment vous faites-vous obéir des harpies ? demanda Al.

-Je peux leur garantir des corps humains quand leur tâche sera

achevée, répondit Kiera. Des corps qu'ils pourront intégrer

directement sans avoir à passer par l'au-delà. Des corps très

spéciaux, comme vous n'en avez pas.

-Hé ! (Al écarta les bras et souffla une bouffée de fumée.) Je ne

cherchais pas à vous piquer votre racket, ma belle. Pas question.

Vous avez une opération qui marche bien. Je la respecte.

-Bien.

-Nous devons négocier un nouvel escadron. Je veux dire, entre

nous, je suis dans la merde à Arnstadt - pardonnez mon langage. Ces

saletés de faucons abattent deux de mes astronefs chaque jour. Il

faut faire quelque chose.

Kiera se fendit d'une moue qui ne l'engageait à rien.

-Et cette flotte ? Vous n'aurez pas besoin d'un escadron pour la

protéger dans le système de Toi-Hoi ?

Al n'avait pas besoin de consulter Luigi sur ce point, il sentait

l'appétit qui habitait le commandant de la flotte.

-Maintenant que vous le dites, ce serait peut-être une bonne idée.

-Je vais regarder ça, dit Kiera. Un nouveau groupe de harpies

devrait regagner Valisk aujourd'hui. Si je leur envoie un messager

tout de suite, elles pourront être ici en moins de vingt-quatre heures.

-Ça me paraît formidable, ma belle.

Kiera attrapa son talkie-walkie et déploya sa longue antenne de

chrome.

-Magahi, veux-tu revenir sur la corniche de Monterey, s'il te plaît.

-Roger, répondit une voix grésillante. Donne-moi vingt minutes.

Al s'aperçut que Kiera semblait extraordinairement satisfaite. Elle

était persuadée d'avoir remporté une bataille.

-Vous ne pouvez pas dire à Magahi de retourner directement à

l'habitat ? s'enquit-il d'un ton détaché.

Kiera se fendit d'un sourire des plus gracieux. Le sourire prometteur

par lequel elle avait conclu son fameux enregistrement.

-Je ne crois pas. Je courrais un gros risque en lui donnant l'ordre

par radio ; après tout, il y a encore quelques globes-espions dans les

parages. Je ne veux pas que les Édénistes apprennent que Magahi

va escorter un convoi de frégates.

-Quel convoi de frégates ?

-Celui qui va transporter à Valisk la première livraison de guêpes de

combat à l'antimatière. C'était votre part du marché, Al, n'est-ce pas

?

La salope ! Le cigare d'Aï s'était éteint. D'après Emmet, leur stock

d'antimatière était presque épuisé, et la flotte en avait besoin

jusqu'au dernier gramme pour garantir la victoire à Toi-Hoi. Il se

tourna vers Leroy, puis vers Luigi. Ni l'un ni l'autre ne pouvaient le

dégager de cette impasse.

-Bien sûr, Kiera. On va mettre ça sur pied.

-Merci, Al.

Une salope et une dure à cuire. Al ne savait pas s'il devait la

respecter ou non. Il n'avait pas besoin de nouvelles complications en

ce moment. Mais il était ravi qu'elle ait choisi de se ranger dans son

camp.

Il jeta un nouveau regard en coin à son corps. Qui sait ? On pourrait

devenir des alliés très proches. Sauf que Jez me tuerait pour de

bon...

Les gigantesques portes de la salle de bal s'ouvrirent sur Patricia

Mangano, qui était accompagnée d'un type qu'Ai n'avait jamais vu

jusqu'ici. Un possédé qui trottinait sur ses talons tout en veillant à

rester à une distance respectueuse. À en juger par ses pensées

agitées, il venait tout juste de pénétrer dans son nouveau corps.

Il aperçut Al et tenta de reprendre un peu d'aplomb. Puis ses yeux se

dardèrent sur la baie vitrée. Toute autodiscipline le déserta.

-Bordel de merde, murmura-t-il. C'était donc vrai. Vous allez envahir

Toi-Hoi.

-Qui est ce connard ? demanda Al à Patricia.

-Il s'appelle Ferez, répondit-elle posément. Et il faut que tu l'écoutés.

Si quelqu'un d'autre lui avait parlé sur ce ton, il l'aurait réduit en

poussière. Mais il avait une confiance absolue en Patricia.

-Tu rigoles ?

-Réfléchis à ce qu'il vient de dire, Al.

Al s'exécuta.

-Comment étais-tu au courant pour Toi-Hoi ? interrogea-t-il.

-C'est Khanna ! Je l'ai appris de Khanna. Elle m'a dit de vous le dire.

Elle a dit que l'un de nous devait aller vous voir. Puis elle m'a tué. Elle

nous a tous tués. Non, pas tués, exécutés, voilà ce qu'elle a fait.

Bang, bang, bang avec le feu blanc. En plein dans la cervelle.

L'ordure ! Je n'étais de retour que depuis cinq minutes. Cinq

minutes, bordel !

-Qui t'a dit tout ça, mon vieux ? Qui est cette femme à qui tu en veux

?

-

Jacqueline Goûteur. Ça s'est passé à Trafalgar. Les Forces

spatiales de la Confédération l'avaient enfermée dans le piège à

démons. J'espère qu'elle y pourrira. La salope !

Patricia se fendit d'un sourire suffisant, et Al s'inclina à contrecour. Il

passa un bras autour des épaules tremblantes de Perez et lui offrit

un havane.

-Okay, Perez. Tu as ma parole, la parole d'Aï Capone, la monnaie la

plus solide de toute la galaxie, que personne ici ne va te renvoyer

dans l'au-delà. Maintenant, tu veux bien me raconter ton histoire en

commençant par le commencement ?

13.

La Terre.

Une planète dont l'écologie était ruinée de façon irrémédiable ; le

prix à payer pour devenir la plus grande puissance industrielle et

économique de la Confédération. Surpeuplée, antique, décadente,

formidable. C'était sans conteste le coeur impérial du domaine

humain.

C'était aussi sa patrie.

Quinn Dexter admira les images qui s'affichaient sur les holoécrans

de la passerelle. Cette fois-ci, il pouvait les savourer en prenant tout

son temps. Le PC de la Défense stratégique du Gouvcentral avait

accepté leur code d'authentification émis par Nyvan. Aux yeux des

autorités, le Mont Delta était un astronef inoffensif dépêché par un

gouvernement provincial pour acheter des composants destinés à la

défense.

-Le contrôle spatial nous a donné un vecteur, dit Dwyer. Nous avons

l'autorisation d'accoster à la station de la tour Supra-Brésil.

-Bien. Tu y arriveras ?

-Je le pense. Ce sera dur, on va devoir contourner le Halo et

adopter une trajectoire serrée, mais je dois pouvoir me débrouiller.

Quinn lui fit signe de poursuivre d'un hochement de tête. Dwyer

n'avait cessé de l'emmerder durant tout le voyage, se plaignant de la

difficulté des tâches qu'il devait accomplir, et que l'ordinateur de

bord exécutait sans le moindre problème. De toute évidence, il ne

reculait devant rien pour avoir l'air indispensable. D'un autre côté,

Quinn était conscient de l'effet qu'il avait sur ses semblables, ça

faisait partie du jeu.

Dwyer s'affaira à communiquer avec l'ordinateur de bord. Une

multitude d'icônes apparut sur les écrans de la console. Huit minutes

plus tard, la frégate se mettait en branle, accélérant à un huitième de

g pour faire le tour du Halo O'Neill.

-Est-ce qu'on commence par descendre sur la planète ? s'enquit

Dwyer, qui devenait de plus en plus agité, par contraste avec la

sérénité de Quinn. Je me demandais si tu ne voulais pas t'emparer

d'un astéroïde.

-M'emparer ? répéta Quinn d'une voix distraite.

-Ouais. Leur apporter la bonne parole du Frère de Dieu. Comme on

l'a fait sur Jesup et sur les trois autres.

-Non, je ne pense pas. La Terre n'est pas aussi arriérée que Nyvan,

il sera moins simple d'y faire venir la Nuit. Elle doit être corrompue de

l'intérieur. Les sectes m'aideront à y parvenir. Une fois que je leur

aurai montré ce que je suis devenu, elles m'accueilleront avec joie en

leur sein. Et, bien entendu, mon amie Banneth est là-bas. Le Frère de

Dieu comprendra.

-Entendu, Quinn, c'est bon. Comme tu voudras.

La console de communication émit un bip pour attirer son attention,

et il se concentra dessus. Sur son écran défila un texte qui ne fit

qu'accroître son inquiétude.

-Bon sang, Quinn, tu as vu ça ?

-Le Frère de Dieu m'a comblé de nombreux dons, mais la voyance

n'en fait pas partie.

-Ce sont les procédures de clairance que nous devons exécuter

après l'accostage. La sécurité du Gouvcentral veut vérifier qu'il n'y a

pas de possédés à bord.

-Rien à foutre.

-Quinn !

-

J'espère sincèrement que tu ne remets pas mon autorité en

question, Dwyer.

-Putain, non, Quinn. Tu es le chef, tu le sais bien. Dwyer semblait au

bord de l'hystérie.

-Ravi de l'entendre.

La tour orbitale brésilienne jaillissait depuis le coeur même du

continent sud-américain sur une hauteur de cinquante-cinq mille

kilomètres. Quand elle se trouvait dans l'ombre de la Terre, ce qui

était le cas lorsque le Mont Delta se prépara à l'accoster, elle était

invisible aux capteurs visuels. Mais dans d'autres longueurs d'onde

électromagnétiques, dans le spectre magnétique en particulier, elle

était étincelante. Un mince fil doré d'une longueur impossible,

parcouru de minuscules particules écar-lates filant à grande vitesse.

II y avait deux astéroïdes attachés à cette tour. Supra-Brésil, qui lui

servait d'ancre, était en orbite géostationnaire à trente-six mille

kilomètres d'altitude, et c'était là qu'on avait extrait le carbone et la

silicone nécessaires à la construction de la tour. Le second astéroïde

était placé au sommet de celle-ci, et sa masse assurait la stabilité du

point d'ancrage tout en compensant les oscillations harmoniques

causées par le mouvement des capsules de transit.

Comme Supra-Brésil était la seule section de la tour à être

effectivement en orbite, c'était le seul endroit où les vaisseaux

pouvaient

accoster.

Contrairement

à

une

colonie-astéroïde

ordinaire, ce morceau de roche ne tournait pas sur lui-même et ne

contenait aucune biosphère. La tour, d'un diamètre de trois cents

mètres, le traversait en son centre ; son pourtour parfaitement

circulaire était d'un noir de jais. Autour de sa partie inférieure, qui

descendait jusqu'à la Terre, étaient positionnés vingt-cinq rails

magnétiques, sur lesquels les capsules de transit transportaient

chaque jour plusieurs dizaines de milliers de passagers et jusqu'à

cent mille tonnes de marchandise. Sur le segment supérieur, qui

s'étendait jusqu'au second astéroïde, on ne trouvait qu'un seul rail,

emprunté à peine une fois par mois par les méca-noïdes de

maintenance chargés d'inspecter les autres sections.

La surface de l'astéroïde était recouverte de baies d'accostage et

des équipements standard d'un spatioport. Après trois cent quatre-

vingt-six ans d'exploitation continue et d'expansion régulière, on n'y

trouvait même pas un mètre carré de roche inoccupée.

En dépit de la quarantaine décrétée par la Confédération, plus de six

mille vaisseaux utilisaient chaque jour les services de l'astéroïde, la

majorité en provenance du Halo O'Neill. Ils approchaient le port en se

positionnant devant lui, formant un long ruban descendant des

orbites hautes. Leurs balises et leurs propulseurs secondaires

dessinaient une cataracte de lumière lorsqu'ils empruntaient le

réseau complexe des couloirs spatiaux un kilomètre au-dessus de la

surface et rejoignaient les baies qui leur avaient été affectées. Les

vaisseaux en partance formaient une structure en hélice également

intriquée comme ils s'élevaient vers une orbite haute.

Le Mont Delta s'inséra dans son couloir spatial, glissant autour du

périmètre de la tour pour se poser dans une vallée bordée de

pyramides d'échangeurs thermiques, de réservoirs et de panneaux,

trois fois plus grandes que leurs modèles égyptiens. Lorsque le

berceau l'eut fait descendre au fond de la baie, un chapelet de

lumières apparut sur le pourtour de celle-ci, illuminant chaque

centimètre carré de la coque. Des silhouettes en armure spatiale

noire étaient suspendues aux parois de la baie, prêtes à intercepter

quiconque tenterait de quitter clandestinement le vaisseau.

-Et maintenant ? demanda Quinn.

-Nous devons accorder au service de sécurité un accès total à notre

ordinateur de bord. Ils vont faire tourner un diagnostic complet pour

s'assurer que l'astronef ne souffre d'aucune avarie inexplicable. En

même temps, ils nous observeront avec les capteurs internes. Une

fois qu'ils auront terminé leurs vérifications, nous pourrons sortir

dans la baie. Nous devrons subir toute une série de tests, y compris

un examen approfondi de nos naneu-roniques. Nous n'avons pas de

naneuroniques, Quinn, et les astros s'en font toujours installer.

Toujours !

-Je vais m'occuper de ça, je te l'ai dit, répliqua la voix caverneuse

de Quinn à l'abri de son capuchon. Autre chose ?

Dwyer jeta un regard consterné à ses écrans.

-Une fois que nous aurons été examinés, ils nous placeront dans

une zone sécurisée pendant qu'une équipe armée fouillera le

vaisseau. Cela fait, nous aurons le droit de sortir.

-Je suis impressionné.

La console de communication affichait une demande du service de

sécurité, qui souhaitait accéder à l'ordinateur de bord.

-Qu'est-ce qu'on va faire ? glapit Dwyer. On ne peut ni s'enfuir ni leur

obéir. On est coincés ici. Ils vont nous attaquer. Ils ont des armes

contre lesquelles on ne peut rien. Ou alors, ils vont arracher la coque

du module et nous faire subir une décompression. Ou nous

électrocuter avec...

-Tu es coincé.

La voix de Quinn n'était qu'un murmure, mais elle stoppa la tirade de

Dwyer.

-Tu ne peux pas faire ça ! J'ai fait tout ce que tu me demandais,

Quinn. Tout ! Je te suis loyal. Je t'ai toujours été loyal, bordel !

Quinn tendit un bras, et un index blafard émergea de sa manche

noire.

Dwyer leva ses deux mains. Le feu blanc jaillit de ses paumes pour

frapper cette incarnation de la Mort en robe noire. Les consoles de la

passerelle se mirent à clignoter tandis que des vrilles de feu blanc

rebondissaient sur Quinn, zébrant l'air pour se décharger ensuite

dans les sièges et l'équipement. - C'est fini ? demanda Quinn.

Dwyer sanglotait.

-Tu es un faible. Ça me plaît. Ça veut dire que tu me serviras bien. Je

te retrouverai pour t'employer à nouveau.

Dwyer évacua son corps d'emprunt juste avant que la première

vague de souffrance ne déferle sur son échine.

Les membres de l'équipe de sécurité affectée au Mont Delta

comprirent que quelque chose clochait dès que l'astronef eut

accosté. Ses télétransmissions étaient fréquemment interrompues

pendant plusieurs secondes d'affilée. Lorsque l'officier responsable

de la baie tenta de contacter le capitaine, il ne reçut aucune réponse.

L'alerte de niveau un fut déclenchée.

La baie et ses environs immédiats furent scellés et isolés du reste de

Supra-Brésil. Un peloton de soldats et un groupe de techniciens

furent envoyés dans la baie pour renforcer l'équipe déjà en place.

Une liaison fut ouverte avec un panel de conseillers composé

d'officiers supérieurs du Directoire de la sécurité intérieure du

Gouvcentral et des forces de la Défense stratégique.

Quatre minutes après l'arrivée du clipper, ses télétransmissions

étaient revenues à la normale, mais son capitaine comme son

équipage restaient toujours muets. Le panel de conseillers autorisa

l'équipe d'intervention à passer à la deuxième phase.

Un câble ombilical de transport de données fut branché sur la coque

de l'astronef. Les ordinateurs de décryptage les plus puissants dont

disposait le DSIG furent mis en ligne et entreprirent de craquer les

codes d'accès de l'ordinateur de bord ; cela leur prit moins de trente

secondes. La nature des processeurs et des programmes de la

passerelle devint évidente : ils avaient été altérés pour être utilisés

par des possédés. Les capteurs relayèrent presque simultanément

des images provenant de l'intérieur du module de vie. Celui-ci était

désert. Cependant, on y releva une anomalie dont l'origine n'était pas

immédiatement apparente. Une épaisse substance rouge recouvrait

la moindre surface de la passerelle. Puis un globe oculaire passa

dans le champ d'un capteur, et ce mystère fut résolu... en faveur d'un

paradoxe encore plus grand. Le sang ne s'était pas encore coagulé.

Quelqu'un ou quelque chose avait massacré l'astro à peine quelques

minutes plus tôt. Le DSIG ne pouvait pas se permettre d'ignorer une

telle menace : si les possédés avaient élaboré une nouvelle stratégie

d'invasion, elle devait faire l'objet d'une enquête.

Un boyau-sas se déploya depuis la paroi de la baie. Après s'être

armés de grenades chimiques à fragmentation et de pistolets

mitrailleurs, cinq combattants du DSIG s'avancèrent vers le module

de vie. Chacun d'eux croisa un petit courant d'air glacial lors de sa

progression, à peine perceptible à travers leur armure.

Une fois à l'intérieur, ils ouvrirent toutes les armoires et tous les

placards en quête des autres membres d'équipage. Ils n'en

trouvèrent aucun. L'ordinateur de bord leur confirma que personne

n'était là pour consommer l'atmosphère.

On envoya une équipe d'ingénieurs portuaires démonter le module

de vie. Il lui fallut six heures pour en extraire tous les éléments, y

compris le revêtement des ponts. Le panel de conseillers se retrouva

avec une sphère évidée de sept mètres de diamètre, d'où

dépassaient des câbles et des cordons tranchés. Un examen

méticuleux des archives de l'ordinateur de bord, de la consommation

d'énergie, des interfaces de commandement, de la dépense en

carburant et de l'utilisation de l'équipement permit de conclure que

deux personnes s'étaient trouvées à bord du Mont Delta lors de son

arrivée. Mais une analyse ADN du sang et des chairs maculant la

passerelle prouva qu'ils provenaient d'un seul individu.

On désactiva le Mont Delta et on vida ses réservoirs cryogéniques.

Puis, lentement et méthodiquement, on entreprit de disséquer

l'astronef, de son armature à ses générateurs de fusion et jusqu'à

ses nouds ergostructurants. Aucun élément d'un volume supérieur à

un mètre cube ne demeura intact.

Les médias, bien entendu, eurent tôt fait d'apprendre l'existence de "

l'astronef fantôme " venu de Nyvan, et les journalistes affluèrent

autour de la baie, exigeant des informations et les monnayant parfois

auprès des fonctionnaires de la sécurité disposés à se laisser

corrompre. Ils obtinrent bientôt le plus légalement du monde un

accès à l'un des capteurs de la baie, grâce à deux juges dont les

mobiles étaient tout sauf idéalistes. Dans les arches de la Terre,

plusieurs dizaines de millions de personnes bénéficièrent d'un accès

direct à l'enquête en cours, observant les mécanoïdes en train de

réduire l'astronef en pièces détachées et attendant avec impatience

la capture d'un possédé.

Quinn ne vit aucune raison de rester dans le lugubre domaine des

fantômes une fois qu'il eut franchi sans se faire remarquer tous les

contrôle de sécurité ; il se rematérialisa et s'assit dans un luxueux

fauteuil à contours actifs du salon Classe royale. Il se trouvait près

d'une baie vitrée, ce qui lui permit de regarder l'aube se lever sur

l'Amérique du Sud pendant qu'il descendait vers la surface de la

planète à une vitesse de trois mille kilomètres à l'heure. Avec son

visage tendu et aquilin, son costume de soie bleue aussi strict que

coûteux, il était l'image parfaite de l'homme d'affaires aristocratique.

Il passa le dernier quart du trajet à siroter les Larmes de Norfolk

offertes par la compagnie, qu'une hôtesse lui servait à volonté, jetant

de temps à autre un coup d'oeil au projecteur AV placé au-dessus du

bar. Les médias terriens se mettaient en quatre pour le tenir au

courant des recherches effectuées sur les restes disséqués du Mont

Delta. Si les autres passagers se demandaient pourquoi il lui arrivait

parfois de glousser ou de renifler de mépris, l'obsession terrienne

pour le respect de la vie privée leur interdisait de lui demander des

détails.

Jed passa le plus clair du voyage dans le salon du Mindor, assis à

même le parquet en pin, à contempler le firmament. Jamais de toute

sa vie il ne s'était senti aussi comblé. Les étoiles étaient splendides

vues ainsi et, de temps à autre, la harpie sautait dans un trou-de-ver.

C'était excitant, même s'il n'y avait pas grand-chose à voir, rien qu'un

genre de brunie gris foncé aux volutes un peu floues. À l'impression

d'invulnérabilité que lui apportait la harpie qui l'abritait s'ajoutait

l'anticipation de son arrivée à Valisk, qui n'avait jamais été aussi

forte.

J'ai réussi. Pour la première fois de ma vie, je me suis fixé un but

précis et je l'ai atteint. Face à des obstacles plutôt méchants, en

plus. Moi et les autres enfants de nulle part, on va aller sur Valisk. Et

voir Kiera.

Il avait apporté l'enregistrement édité par ses soins, mais il n'en avait

plus besoin. Chaque fois qu'il fermait les yeux, il revoyait son sourire,

ses lourds cheveux noirs tombant sur ses épaules, ses joues

parfaitement rondes. Elle le féliciterait personnellement à leur

arrivée. Forcément, puisque c'était lui le chef. Donc, sans doute

discuteraient-ils ensemble, car elle voudrait savoir s'ils avaient

rencontré des difficultés pour la rejoindre, s'ils avaient dû se battre.

Elle serait compatissante, car telle était sa nature. Et peut-être que...

Gari et Navar firent irruption dans le salon en riant de concert. Elles

avaient dû faire une trêve en embarquant sur la harpie. Un bon

présage, quoique insignifiant, songea Jed ; les choses allaient de

mieux en mieux.

-Qu'est-ce que tu fais ? demanda Gari.

Il lui sourit et désigna la baie vitrée bordée de cuivre.

-Je regarde. Et vous deux, qu'est-ce que vous faites ?

-On venait te voir. On vient de parler à Choi-Ho. Elle dit que c'est le

dernier saut avant d'arriver à Valisk. Plus qu'une heure, Jed !

Son visage rayonnait de joie.

-Ouais, plus qu'une heure.

Il jeta un nouveau coup d'oeil à la brume grise. D'un instant à l'autre,

ils allaient regagner l'espace normal. Puis il se rendit compte que

Beth n'était pas là pour assister à leur triomphe.

-Je reviens dans une minute, dit-il aux deux fillettes.

Il y avait foule à bord du Mindor. Vingt-cinq Nocturnes

supplémentaires avaient embarqué dans le système de Kabwe. Tout

le monde avait dû partager sa cabine. Il se dirigea vers l'extrémité du

corridor principal, où l'éclairage était moins intense.

-Beth ? (Il toqua pour la forme à la porte de sa cabine, puis en

tourna le loquet.) Viens, ma vieille, on est presque arrivés.

Tu vas rater le...

Les deux vestes et les bottes à lacets de Beth gisaient sur le sol,

comme si elle les y avait jetées. Beth elle-même était allongée sur le

lit en train de s'étirer, écartant les cheveux de son visage pour poser

sur lui des yeux bouffis de sommeil. Gerald Skibbow était couché

près d'elle et dormait comme un loir.

Jed se retrouva paralysé par l'indignation et la colère.

-Qu'est-ce qu'il y a ? grommela Beth.

Jed n'en croyait pas ses yeux ; elle ne semblait nullement se sentir

coupable. Skibbow était assez vieux pour être son grand-père,

bordel ! Il lui jeta un regard noir, puis sortit en claquant la porte.

Beth fixa celle-ci tandis que ses idées s'éclaircissaient peu à peu.

-Oh, bon Dieu, c'est pas vrai ! gémit-elle. Jed n'était pas stupide à ce

point. N'est-ce pas ? Elle extirpa ses jambes de sous la couverture,

prenant soin de ne pas réveiller Gerald. Il lui avait fallu des heures

avant de réussir à l'endormir. Elle l'avait serré dans ses bras, elle

l'avait rassuré.

En dépit de ses efforts, elle fit bouger la couverture. Son tissu

semblait collé à celui de son jean, et son sweat-shirt s'était entortillé

autour de son torse, ce qui entravait ses mouvements.

Gerald Skibbow se réveilla en poussant un cri et jeta autour de lui

des regards paniques.

-Où sommes-nous ?

-Je n'en sais rien, Gerald, dit-elle en s'efforçant au calme.

Je vais me renseigner, et puis je vous apporterai un petit déjeuner.

D'accord, mon pote ?

-Oui. Euh... je crois.

-Allez prendre une douche. Je m'occuperai du reste. Beth laça ses

bottes, puis ramassa l'une de ses vestes. Avant de sortir de la

cabine, elle en tapota la poche intérieure pour s'assurer que le

brouilleur neural était toujours là.

Rocio Condra sentit les faucons qui l'attendaient avant même d'avoir

commencé à émerger du terminus de trou-de-ver. Ils étaient sept en

train de tourner autour du point où il s'était attendu à trouver Valisk.

Le terminus se referma derrière lui et il déploya ses ailes, sentant les

courants d'ions solaires en effleurer les plumes. Il se contenta de

glisser le long de son orbite pendant qu'il cherchait à comprendre.

Sa confusion était presque totale. Il crut tout d'abord qu'il n'avait pas

émergé au-dessus de la bonne géante gazeuse, hypothèse pourtant

des plus improbables. Mais non, c'était bien Opuntia, ses lunes

étaient très reconnaissables. Il percevait même la masse des

stations industrielles en ruine, aux coordonnées qui étaient les leurs.

Il ne manquait que l'habitat lui-même.

Qu'est-il arrivé à Valisk ? demanda-t-il à ses ennemis jurés. Est-ce

que vous l'avez détruit ?

Bien sûr que non, répondit l'un des faucons. Il n'y a pas de débris. Tu

dois sûrement le percevoir.

Oui. Mais je ne comprends pas.

Rubra et Dariat ont enfin résolu leur différend pour fusionner

ensemble. La totalité de la strate neurale a été possédée, ce qui a

créé un gigantesque effet de rupture dans le réel. Valisk a quitté cet

univers en emportant tous ses occupants avec lui.

Non!

Je dis la vérité.

Mon corps était là-dedans.

Alors même qu'il protestait, il comprit que cela lui était indifférent.

Les événements lui imposaient une décision qu'il s'était préparé à

prendre. Il laissa l'énergie couler à travers ses cellules

ergostructurantes, exerçant une pression sur un point donné de

l'espace.

Attends, appela le faucon. Tu n'as nulle part où aller. Nous pouvons

t'aider, nous voulons t'aider.

Moi, rejoindre votre culture ? Je ne le pense pas.

Il te faut des fluides nutritifs pour te sustenter. Même les possédés

doivent manger, tu le sais bien. Et seul un habitat peut te fournir les

fluides appropriés.

Une colonie-astéroïde aussi.

Mais combien de temps les produira-t-elle une fois qu'elle aura été

conquise ? Tu sais que les possédés ne se soucient pas de telles

questions.

Sauf un.

Capone ? Il t'enverra sur le front pour gagner ta nourriture. Combien

de temps tiendras-tu ? Deux batailles ? Trois ? Tu seras en sécurité

avec nous. Je peux accomplir d'autres tâches. Dans quel but ?

Maintenant que Valisk a disparu, tu n'as plus de corps humain qui

t'attend. Ils ne peuvent que te proposer des menaces et non des

récompenses. Comment sais-tu ce qu'on nous a promis ? Grâce à

Dariat ; il nous a tout dit. Rejoins-nous. Ton assistance serait

inestimable. Pour quoi faire ?

Pour trouver une solution globale à cette crise. J'en ai trouvé une

pour moi.

L'énergie envahit les cellules, déclenchant l'ouverture d'un

interstice. La non-longueur du trou-de-ver se creusa pour accueillir

sa masse.

Notre offre tient toujours, proclama le faucon. Réfléchis.

Reviens nous voir quand tu voudras.

Rocio Condra referma l'interstice derrière sa queue. Son esprit

localisa instantanément les coordonnées de la Nouvelle-Californie

dans la mémoire infaillible du Mindor. Il allait examiner les

propositions de Capone avant de prendre une décision. Et les autres

harpies seraient là-bas ; quel que soit leur choix ultime, elles le

feraient ensemble.

Après qu'il eut expliqué la situation à Choi-Ho et à Maxim Payne, ils

décidèrent de concert de ne pas révéler aux Nocturnes que leur rêve

illusoire s'était brisé.

Jay défit l'emballage isolant en feuille dorée de sa glace au chocolat

et aux amandes ; c'était sa cinquième de la matinée. Ravie, elle

s'allongea sur sa serviette de bain et entreprit de lécher les éclats

d'amande avec gourmandise. La plage était un endroit vraiment

adorable, et la présence de sa nouvelle amie le rendait parfait.

-Tu es sûre que tu n'en veux pas une ? demanda-t-elle.

Le sable chaud était jonché de sucreries ; ce matin, elle avait fait le

plein de son sac avant de quitter l'aile pédiatrique.

Non, beaucoup de mercis, dit Haile. Le froid me fait éter-nuer. Le

chocolat a goût de sucre brut avec plein d'acide.

Gloussement de Jay.

-Que tu es bête ! Tout le monde aime le chocolat. Pas moi.

Elle mordit dans la glace à pleines dents et laissa fondre le morceau

sur sa langue.

-Qu'est-ce que tu aimes ?

Le citron est acceptable. Mais je tète encore mon parent.

-Oh, c'est vrai. Je n'arrête pas d'oublier que tu es toute jeune. Tu

mangeras des trucs solides quand tu seras plus grande ?

Oui. Dans de nombreux mois.

Jay sourit en percevant l'impatience portée par la voix mentale. Elle

aussi était souvent irritée par les règles édictées par sa mère, toutes