rallumant lorsque F électromatrice de secours se mit en ligne.

Rubra ?

Ces petits salopards démolissent la station vers laquelle vous vous

dirigiez. Ils ont coupé l'alimentation du rail magnétique, je n'ai même

plus de circuits de secours.

Dariat accéda aux routines d'observation de la strate neurale pour

évaluer les dégâts. La station du gratte-ciel était totalement

dévastée. Des décharges d'énergie invisible arrachaient aux parois

du tunnel des masses fumantes de polype ; le rail de guidage se

tortillait comme un serpent, émettant des hurlements stridents tandis

que ses mouvements convulsif s débloquaient les attaches qui le

fixaient au sol ; des câbles électriques tranchés crachaient des

étincelles depuis le plafond. Au sein du vacarme, on entendait des

rires et des quolibets.

II jeta un bref coup d'oeil aux autres stations et constata l'étendue du

désastre.

Bordel de merde.

En effet, commenta Rubra. Elle se paie une overdose de rage, mais

elle ne perd pas le nord pour autant.

Un schéma du réseau du métro s'afficha dans l'esprit de Dariat.

Regarde, il y a encore des itinéraires de rechange vers l'axe central.

Oui, pour l'instant. Mais vous devez remonter de deux stations avant

que je puisse vous orienter vers un autre tunnel. Je ne peux plus

alimenter le rail de celui-ci, ils ont saboté les relais. La rame va

devoir compter sur ses seules réserves d'énergie. Vous auriez plus

vite fait de marcher, ou quasiment. Et quand vous serez arrivés à

destination, les possédés auront démoli tout un tas d'autres stations.

Bonney a bien préparé son coup ; vu la façon dont elle isole les

sections de tunnels, le réseau aura cessé d'être opérationnel dans

quarante minutes.

Alors, comment on fait pour rejoindre le spatioport ?

Continuez à aller de l'avant. Traversez la station à pied. Je peux

amener une autre rame dans le tunnel de l'autre côté ; elle vous

conduira directement à la calotte.

Traverser la station à pied ? Tu plaisantes.

Ils ne laissent que deux possédés pour monter la garde dans chaque

station démolie. Ça ne te posera pas de problème.

D'accord.

Les lumières se mirent en veilleuse comme la rame redémarrait.

-Alors ? demanda Tatiana.

Dariat lui expliqua la situation.

Les gratte-ciel formaient des nouds dans le réseau de circulation de

l'habitat ; chacun d'eux était desservi par sept stations, ce qui

permettait aux rames de gagner n'importe quelle partie de l'intérieur.

Ces stations étaient identiques : des salles au plafond en double

voûte, avec un quai central de vingt mètres de long. Les murs de

polype bleu pâle étaient parcourus de bandes de cellules

électrophorescentes au-dessus des rails. Il y avait un escalier à

chaque extrémité du quai, conduisant au hall du gratte-ciel ou à une

issue de secours débouchant sur le parc.

Les possédés achevèrent de saccager la station vers laquelle se

dirigeait Dariat et empruntèrent le premier escalier pour aller fouiller

le gratte-ciel. Comme l'avait prédit Rubra, ils laissèrent deux d'entre

eux pour monter la garde à l'entrée des tunnels. Des bancs de fumée

flottaient dans l'air. Les flammes léchaient encore les tas de polype

déchiqueté qui bloquaient chaque tunnel. Plusieurs hologrammes

clignotaient dans les hauteurs ; un projecteur déjà bien endommagé

et affecté par la proximité des possédés transformait la plupart des

images publicitaires en taches de couleur dénuées de sens.

Comme l'incendie s'éteignait lentement de lui-même, les deux

possédés furent quelque peu surpris lorsque, sept minutes après le

départ de leurs camarades, le système d'arrosage de la station se

mit soudain en marche.

À trois cents mètres de l'entrée du tunnel, Dariat aidait Tatiana à

franchir l'écoutille de secours de la rame. Ils n'étaient éclairés que

par

une

chiche

lueur

bleutée

provenant

des

bandes

électrophorescentes des murs. Le tunnel s'incurvait doucement

devant eux, de sorte que le polype empêchait les deux gardes de

percevoir leur présence.

Tatiana descendit d'un bond sur la voie et se redressa.

-Prête ? lui demanda Dariat.

Il avait accédé aux cellules sensitives de l'habitat pour étudier la

masse de polype qu'il leur faudrait escalader pour entrer dans la

station. Un mètre à grimper, une ouverture au sommet - l'obstacle

n'était pas insurmontable.

-Oui, répondit-elle. On y va, lança Dariat.

Les deux possédés avaient renoncé à se protéger des torrents d'eau

qui se déversaient du système d'arrosage. Ils battaient en retraite

vers l'escalier pour s'y abriter. Leurs vêtements s'étaient

transformés en anoraks ruisselants. La moindre surface était

maintenant inondée : murs, quai, sol, polype.

Rubra prit le contrôle des coupe-circuits qui contrôlaient les câbles

d'alimentation du métro et injecta treize mille volts dans le rail

d'induction. Ce chiffre, correspondant à la limite de ce que pouvaient

supporter les conducteurs organiques de l'habitat, représentait le

triple de la tension nécessaire au fonctionnement des rames. Le rail

de guidage se convulsa comme il l'avait fait quand les possédés

l'avaient saboté. Les couplages magnétiques émirent une lueur

incandescente lorsqu'il se brisa en deux. On aurait dit qu'un

fusiopropulseur venait d'être activé dans la station. Les gouttes

d'eau qui tombaient à verse du plafond virèrent au violet fluorescent

et se vaporisèrent. Toutes les surfaces métalliques lancèrent des

gerbes d'étincelles.

Et, au sein de ce chaos aveuglant, deux corps s'enflammèrent,

émettant un éclat encore plus violent que la lumière ambiante.

Rubra ne se contenta pas de frapper une station, cela aurait attiré

l'attention de Bonney, qui était aussi aiguë que le capteur de visée

d'une guêpe de combat. Il lança plusieurs douzaines d'attaques,

dans le métro et ailleurs. La majorité était de nature électrique, mais

les possédés eurent aussi à affronter des charges d'animaux

domestiques et de mécanoïdes revenus à la vie, dont les

thermolames et les outils au laser furent pris de folie sous l'effet des

interférences énergétiques qui brouillaient leurs processeurs.

Des nouvelles de ce tumulte affluèrent dans le hall du gratte-ciel où

Bonney avait établi son QG de campagne. Ses adjoints hurlaient dans

les puissants talkies-walkies grâce auxquels ils restaient en contact

les uns avec les autres.

Dès que la lueur incandescente pénétra dans le tunnel, Dariat courut

dans sa direction. Il avait empoigné la main de Tatiana pour la tirer

derrière lui. Un hurlement déchirant résonnait tout autour d'eux.

-Qu'est-ce que Rubra est en train de leur faire ? cria-t-elle.

-Ce qu'il fallait leur faire.

L'éclat s'estompa, et le hurlement avec lui. Dariat distingua la pile de

polype, quatre-vingts mètres devant lui. Elle était surmontée d'un

croissant de lumière provenant de la station.

Leurs pieds foulèrent les eaux ruisselantes qui pénétraient dans le

tunnel. Tatiana grimaça comme ils arrivaient au pied de l'obstacle et

releva sa jupe.

Bonney écoutait les appels frénétiques qui lui parvenaient,

dénombrant les incidents et les pertes qu'ils avaient causées. Ils s'en

étaient relativement bien tirés. Ce qui n'était pas normal.

-Silence ! beugla-t-elle. Combien de stations attaquées ?

-Trente-deux, répondit l'un de ses adjoints.

-Soit un total de cinquante attaques. Mais nous n'avons perdu que

soixante-dix ou quatre-vingts hommes dans les stations. Rubra s'est

contenté d'éliminer nos sentinelles. S'il avait voulu nous infliger de

lourdes pertes, il aurait agi pendant qu'on démolissait les stations.

-C'est une diversion, alors ? Dariat doit être ailleurs.

-Non, répliqua-t-elle. Pas exactement. Nous savons qu'il utilise le

métro pour se déplacer. Je parie que ce petit con est dans une rame.

C'est forcément ça. Sauf que nous l'avons déjà bloqué. Rubra se

débarrasse des sentinelles pour que Dariat puisse passer. C'est pour

ça qu'il a attaqué tous azimuts, pour qu'on croie à un assaut général.

(Elle pivota sur elle-même pour faire face à une colonne de polype nu

et se fendit d'un sourire triomphant.) C'est ça, hein ? C'est ça ton

plan. Mais où va-t-il ? Les gratte-ciel occupent un point central. (Elle

secoua la tête, irritée.) Okay, les gars, on se ressaisit. Je veux un

homme dans chacune des stations que Rubra a attaquées. Et tout de

suite. Qu'ils veillent à ne pas marcher dans l'eau et qu'ils fassent

gaffe aux domestiques. Exécution !

L'image de Bonney en train de donner des ordres affecta l'esprit de

Dariat à la façon d'une gueule de bois carabinée. Il venait d'arriver en

haut du tas de polype et se glissait sous le plafond. La station était

envahie d'une épaisse brume de vapeur, qui réduisait la visibilité à

moins de cinq mètres. La condensation était partout, ce qui allait

rendre leur descente particulièrement dangereuse.

Elle est maligne, la salope, dit Rubra. Je ne m'étais pas attendu à ça.

Tu peux les retarder ?

Non, pas dans cette station. Je n'ai plus aucun domestique dans les

parages, et les câbles sont tous grillés. Il va falloir que tu coures.

L'image d'un adjoint dans le hall au-dessus de lui, un talkie-walkie

collé à l'oreille.

-Je suis au-dessus, je suis au-dessus, criait-il dans le micro.

-Dépêche-toi, Tatiana ! s'écria Dariat. Elle rampait pour s'insinuer

sous le plafond.

-Que se passe-t-il ?

-Ils arrivent.

Elle dégagea ses jambes d'un mouvement du bassin. Ensemble, ils

dévalèrent le tas de polype, déclenchant une petite avalanche de

gravier.

-Par ici.

Dariat désigna le banc de brume. Grâce à ses perceptions, il

distingua les contours gris des murs de la station à travers les

volutes de vapeur froide et localisa l'entrée du tunnel. Les cellules

sensitives de Valisk lui montrèrent la rame qui les attendait cent

cinquante mètres plus loin. Ainsi que le possédé qui arrivait en haut

de l'escalier.

-Attends ici, dit-il à Tatiana, et il bondit sur le quai. Son apparence

s'altéra complètement, sa tenue toute simple laissant la place à un

uniforme pourpre des plus élégants, orné de galons dorés. C'était le

personnage qui l'avait le plus marqué durant son enfance, le colonel

Chaucer, héros d'une série AV, qui avait quitté les Forces spatiales

de la Confédération pour devenir un justicier solitaire.

Rubra riait doucement dans sa tête.

Le possédé était à mi-hauteur de l'escalier lorsqu'il se mit à ralentir. Il

porta son talkie-walkie à ses lèvres.

-Il y a quelqu'un ici.

Dariat arriva au pied des marches.

-Ce n'est que moi, lança-t-il d'une voix joviale.

-Et qui diable es-tu ?

-Toi d'abord. C'est moi qui suis en poste ici.

L'esprit du possédé s'emplit de confusion tandis que Dariat se

dirigeait vers lui d'un pas assuré. Ce comportement n'était pas celui

d'un fugitif.

Dariat ouvrit la bouche et cracha une boule de feu blanc sur la tête

du possédé. Deux âmes hurlèrent de terreur en plongeant dans l'au-

delà. Le corps dévala les marches.

-Que se passe-t-il ? (En tombant au pied de son propriétaire, le

talkie-walkie redevint un bloc de communication standard.) Que se

passe-t-il ? Au rapport. Au rapport.

Il y en a quatre autres qui suivent celui-ci, avertit Rubra. Bonney leur

a ordonné de gagner cette station dès qu'il y a signalé une présence.

Merde ! On n'arrivera jamais à la rame. Ils n'auront aucune peine à

rattraper Tatiana.

Appelle-la. Je vais vous cacher dans le gratte-ciel.

Hein?

Fais vite !

-Tatiana ! Par ici !

Il perçut l'ouverture de tous les ascenseurs du hall. Les quatre

possédés arrivaient en bas des escaliers du premier étage. Tatiana

se mit à courir le long du quai. Elle jeta au cadavre un bref regard

horrifié.

-Viens.

Dariat lui empoigna la main sans ménagements. Elle lui adressa un

regard plein de reproche, mais se sentit aiguillonnée par l'angoisse

dans sa voix. Ils grimpèrent l'escalier quatre à quatre.

La lumière du jour inondait le hall circulaire. Celui-ci n'était que très

peu endommagé : seules quelques traces de brûlure sur les colonnes

de polype et quelques vitres brisées témoignaient de la présence des

possédés dans le gratte-ciel.

Dariat entendit des bruits de pas précipités provenant d'un escalier à

l'autre bout du hall, dissimulé à ses yeux par les ascenseurs

centraux. Ses perceptions commençaient à capter les possédés

émergeant derrière la masse de polype. Ce qui signifiait qu'ils

n'allaient pas tarder à les repérer.

Il souleva Tatiana dans ses bras, ignorant son cri de protestation, et

fonça vers les cabines. Ses jambes adoptèrent un rythme puissant,

propulsées par des muscles démesurés. Elle ne pesait presque rien.

Vu sa vitesse phénoménale, il n'avait aucune possibilité de ralentir

une fois passé la porte de l'ascenseur ; il lui aurait fallu dix mètres

pour s'arrêter. Ils heurtèrent violemment la cloison du fond. Tatiana

poussa un hurlement, blessée aux épaules, aux côtes et à la jambe,

et coincée par la masse de Dariat. Puis le visage de celui-ci s'enfonça

dans le métal argenté, sans que sa capacité énergétique puisse le

protéger de la douleur. Du sang jaillit de son nez, souillant la cloison.

Comme il s'effondrait, il perçut vaguement la porte de la cabine en

train de se fermer. À l'extérieur, la lumière devenait de plus en plus

intense.

Dariat s'agita faiblement, se prenant la tête entre les mains comme si

le bout de ses doigts avait le pouvoir de faire disparaître ses

hématomes. Peu à peu, la douleur dans son crâne s'atténua, ce qui

lui permit de se concentrer sur celle qui tourmentait le reste de son

corps.

-Bordel...

Il s'adossa à une cloison et reprit lentement son souffle. Tatiana

gisait sur le sol devant lui, les mains plaquées sur les côtes, le front

constellé de sueur froide.

-Quelque chose de cassé 1 lui demanda-t-il.

-Je ne pense pas. Mais j'ai mal.

Il se mit à quatre pattes et rampa vers elle.

-Où ça ? Montre-moi.

Elle s'exécuta, et il lui imposa les mains. Il perçut mentalement le

dessin lumineux de ses chairs meurtries, de ses os blessés, des

fissures qui s'enfonçaient en elle. Il ordonna à son corps de revenir à

son état initial.

Tatiana poussa un soupir de soulagement.

-Je ne sais pas ce que tu m'as fait, mais c'est plus efficace que des

nanos médicales.

L'ascenseur stoppa au cinquantième étage. Et maintenant ? s'enquit

Dariat. Rubra lui montra ce qui allait se passer. Tu es vraiment un

infâme salaud. Merci du compliment, mon garçon.

À la tête d'une petite armée de possédés, Stanyon traquait Dariat

dans le gratte-ciel. Au début, il avait eu trente-cinq hommes sous ses

ordres, mais ce nombre avait rapidement crû à mesure que Bonney

lui envoyait des renforts depuis les gratte-ciel voisins. Elle venait de

lui annoncer qu'elle serait bientôt sur les lieux. Stanyon se défonçait

pour trouver Dariat avant son arrivée. Il s'échauffait rien qu'à l'idée

des louanges (entre autres choses) que Kiera réserverait au

champion ayant éliminé sa bête noire1 de l'habitat.

Huit groupes de possédés participaient aux recherches sur autant

d'étages. Ils progressaient vers le bas, démolissant tous les

équipements mécaniques et électroniques sur leur passage.

Il quitta l'escalier pour gagner le palier du trente-huitième étage.

Pour une raison indéterminée, Rubra ne leur opposait plus de

résistance. Les membranes des portes s'ouvraient sans problème,

l'éclairage restait opérationnel, il n'y avait pas un domestique en vue.

Il regarda autour de lui, ravi du spectacle qui s'offrait à ses yeux. Le

local d'entretien de l'étage avait été forcé et toutes les machines qu'il

contenait réduites en pièces, ce qui avait permis entre autres de

neutraliser le système anti-incendie. Les portes des appartements,

des bars et des commerces avaient été enfoncées, les meubles et les

équipements soumis à un véritable autodafé. Le polype se fissurait

par endroits sous l'effet de la chaleur, le marbre grenu se noircissait.

Des plumets de vapeur sale montaient de tous les coins.

-Crève, gronda Stanyon. Crève à petit feu. Crève en souffrant.

Il se dirigeait vers la porte de la cage d'escalier lorsque son talkie-

walkie se mit à grésiller.

-On le tient ! Il est ici.

Stanyon arracha l'instrument à sa ceinture.

-Où ça ? Qui est à l'appareil ? À quel étage êtes-vous ?

-Ici Grande-Épine le Pied-vert ; je suis au quarante-neuvième

étage. Il est juste en dessous de nous. On le sent tous.

-Tout le monde a bien reçu ? hurla Stanyon avec enthousiasme.

Cinquantième étage. Grouillez-vous le cul !

Il se mit à courir vers l'escalier.

-Ils arrivent, lança Dariat.

Tatiana le gratifia d'un sourire inquiet mais courageux et

1. En français dans le texte (N.d.T.).

acheva de nouer la dernière corde autour du coussin. Ils se

trouvaient dans un appartement résidentiel désaffecté depuis un bon

moment ; son salon était dominé par des meubles en polype, tables

en fer à cheval et fauteuils gigantesques. Ceux-ci avaient été

transformés en confortables nids de coussins. La mousse formant

leur rembourrage était un plastique ultraléger constitué à quatre-

vingt-quinze pour cent de bulles d'azote.

Idéal pour servir de bouée, avait juré Rubra.

Dariat essaya son harnais une dernière fois. Les cordes qu'il avait

confectionnées à partir du tissu criard maintenaient un coussin

contre son torse et un autre contre son dos. Jamais il ne s'était senti

aussi ridicule.

Ses doutes devaient être visibles sur son visage.

Si ça marche, pas la peine de l'améliorer, déclara Rubra.

Remarque inattendue de la part de quelqu'un qui a consacré sa vie à

se mêler de ce qui ne le regardait pas.

Jeu, set et match, sans contestation possible. Alors, tu achèves de te

préparer ?

Dariat accéda aux routines d'observation du gratte-ciel pour voir ce

que faisaient les possédés. Il y en avait douze à l'étage supérieur. Un

troll à l'épidémie de roche menait la bande, suivi par deux cyber-

ninjas en veste noire, un humanoïde en exosque-lette couleur ambre,

qui semblait capable de déchirer le métal avec ses pinces, un prince

elfe vêtu à la Robin des Bois et armé d'un arc, qui portait un talkie-

walkie, trois ou quatre Néander-taliens exagérément velus et

plusieurs soldats vêtus d'uniformes provenant de tous les âges de

l'Histoire.

-Les cinglés sont encore sur le sentier de la guerre, marmonna

Dariat. Tu es prête ? demanda-t-il à Tatiana.

Elle ajusta son coussin de devant et le cala d'un ultime noud.

-Oui.

La porte-membrane de la salle de bains s'ouvrit en silence, leur

révélant une véritable suite couleur émeraude : baignoire circulaire,

de style vaguement égyptien, lavabo, bidet et cabinets assortis. Le

tout en parfait état. C'était la plomberie qui s'était dégradée. L'eau

gouttait du pommeau de douche en cuivre au-dessus de la baignoire

; au fil des ans, elle avait dessiné une large tache orange sur la

porcelaine. Des algues visqueuses couleur bleu-vert poussaient sur

la bonde. Le lavabo débordait de savonnettes, si vieilles et si

desséchées qu'elles commençaient à s'émietter, projetant une fine

neige poudreuse sur le sol.

Dariat se planta sur le seuil et Tatiana se colla à lui, impatiente

d'examiner les lieux.

-Qu'est-ce qui est censé se passer ? s'enquit-elle.

-Regarde.

Un grondement de basse montait des w.-c. Des lézardes apparurent

à sa base, se firent de plus en plus profondes. Puis le siège sursauta,

tourna sur lui-même et s'effondra. Autour de lui, le sol s'élevait sur un

rayon de deux mètres, un peu à la façon d'une éruption volcanique.

Le polype se brisa dans un craquement sinistre. Puis un jet d'eau

jaillit du conduit d'évacuation fracturé.

-Seigneur Tarrug, que faites-vous donc ? demanda Tatiana.

-Cela n'est pas le fait de Tarrug mais celui de Rubra, lui dit Dariat.

Aucune magie noire là-dessous.

Grâce à son affinité avec les routines secondaires locales, il sentit le

sphincter du cabinet se crisper comme il se contorsion-nait dans des

directions imprévues, brisant la mince coque du sol en polype. Puis il

s'immobilisa, dilaté au maximum. Le cône qu'il avait formé tressaillit

un instant, puis se figea. Dariat se précipita vers lui. En son centre,

un cratère donnait sur des ténèbres impénétrables. Le tissu

musculaire dont étaient constitués ses flancs était une chair rouge

sombre, dure au toucher mais désormais lacérée. Un fluide jaune

pâle suintait des plaies, disparaissant dans les profondeurs

invisibles.

-Notre issue de secours, dit Dariat avec une fierté qui faisait écho à

celle de Rubra.

-Des w.-c. ? demanda-t-elle, incrédule.

-Naturellement. Ne fais pas la fine bouche.

Il s'assit sur le rebord du sphincter et fit basculer ses jambes au-

dessus du cratère. Trois mètres de glissade l'amenèrent dans la

canalisation. Lorsque ses pieds en touchèrent le fond, il s'agenouilla

et tendit la main. Sa peau se mit à luire d'un éclat rosé. Celui-ci lui

révéla le conduit s'éloignant devant lui, un boyau d'un peu plus d'un

mètre de diamètre légèrement descendant.

-Envoie les coussins, ordonna-t-il.

Tatiana s'exécuta, jetant au fond du cratère un coup d'oeil dubitatif.

Dariat introduisit les deux harnais dans le conduit et commença à

ramper en les poussant devant lui.

-Suis-moi quand je serai passé, d'accord ?

Il ne lui laissa pas le temps de répondre. Sa progression se révéla

difficile, les harnais n'étant pas faciles à pousser. Les parois du

conduit étaient luisantes d'eaux usées et de matière fécale. Dariat

entendit Tatiana maugréer derrière lui en découvrant la présence de

ces résidus.

Tous les quatre mètres, le conduit était cerclé d'une excroissance,

des muscles péristaltiques facilitant la circulation de l'eau. Rubra les

avait dilatés au maximum, mais ils formaient néanmoins des

obstacles difficiles à négocier. Dariat venait de franchir le troisième

lorsque Rubra le contacta.

Ils viennent d'arriver au cinquantième étage. Est-ce que tu les

perçois ?

Non. Donc, en théorie, ils ne peuvent plus me localiser.

Ils savent en gros où tu te trouves, et ils foncent vers l'appartement.

Dariat était trop occupé à avancer pour examiner les images.

Et les autres ?

En train de descendre. Les escaliers en sont pleins. Un troupeau de

phénomènes de foire en folie.

Il passa une nouvelle barrière musculaire. L'éclat émanant de sa

main lui montra que le conduit s'achevait deux mètres plus loin. Un

épais anneau de membrane musculaire entourait son extrémité.

Derrière, un grand espace vide. Il entendit un petit bruit de pluie

dans les ténèbres.

-On a réussi ! s'écria-t-il.

En guise de réponse, il n'eut droit qu'à une bordée de jurons.

Dariat fit basculer par-dessus bord les coussins et leurs cordes

emmêlées, et les entendit tomber dans l'eau. Puis il plongea.

Le tube d'ingestion principal dans lequel se jetait le conduit

s'étendait sur toute la hauteur du gratte-ciel. Il collectait les déchets,

les matières organiques et les eaux usées à chaque étage et les

transportait vers les vastes organes de purification situés à la base

du gratte-ciel. Ceux-ci filtraient les composants organiques, qui

étaient ensuite acheminés vers les organes nutritifs principaux,

situés sous la calotte sud, via un réseau de conduits spécialisés.

Poisons et toxines étaient tout simplement largués dans l'espace.

L'eau fraîche était dirigée vers les réservoirs de l'habitat et les

rivières du parc.

En temps normal, le tube d'ingestion principal était une cascade

maintenue en permanence. Rubra avait fermé les vannes

d'alimentation et inversé le sens du courant à partir des organes de

purification, de sorte que l'eau était montée dans le tube jusqu'au

niveau du cinquantième étage.

Les eaux glacées se refermèrent sur Dariat, et il sentit ses pieds

s'éloigner du conduit. Deux ou trois coups de reins, et il émergea en

crachant quelques gouttes d'eau. Heureusement que cette eau était

pure - plus ou moins.

Il leva un bras en l'air, et une vive flamme bleue jaillit de ses doigts. Il

découvrit grâce à elle les dimensions du tube : vingt mètres de

diamètre, des parois de polype bleu dont la texture évoquait celle du

granité. Les arrivées des conduits formaient des bouches noires un

peu partout, et leurs membranes musculaires béaient comme des

gueules de poissons. Les coussins flottaient à quelques mètres de

lui.

Tatiana avait passé la tête et les épaules à l'extrémité du conduit et

tendait le cou pour mieux voir ce qui l'attendait. La petite flamme qui

montait de la main de Dariat ne permettait de distinguer le tube que

sur une hauteur de quinze mètres au-dessus du niveau de l'eau. Une

pluie battante tombait de son sommet enténébré, agitant la surface

des eaux.

-Allez, dépêche-toi, lança Dariat.

Il nagea jusqu'à elle et l'aida à sortir du conduit. Elle hoqueta en

plongeant dans l'eau glacée et battit des bras l'espace d'un instant.

Dariat récupéra les deux harnais et enfila le sien. Il dut aider Tatiana,

ses doigts paralysés par le froid étant incapables de nouer les

cordes. Lorsqu'il eut fini, les bouches des conduits commencèrent à

se fermer tout autour d'eux.

-Où allons-nous maintenant ? demanda Tatiana d'un air inquiet.

-En haut. (Il eut un large sourire.) Rubra va pomper de l'eau fraîche

à la base du tube. Il lui faudra une vingtaine de minutes pour parvenir

au sommet, mais attends-toi à une interruption de service.

-Ah oui ?

-Oh, que oui !

En arrivant au cinquantième étage, Stanyon découvrit une scène de

panique. Le palier était envahi de possédés tout excités. Aucun ne

semblait savoir ce qui se passait.

-Quelqu'un l'a vu ? hurla-t-il. Personne ne l'avait vu.

-Cherchez partout, il est forcément quelque part. Que les équipes

qui fouillaient les trente-huitième et trente-neuvième étages aillent

fouiller le cinquante et unième.

-Que se passe-t-il ? demanda la voix de Bonney, brouillée par

l'interférence qui affectait les talkies-walkies.

Stanyon déploya l'antenne et colla sa bouche au micro.

-Il nous a encore filé entre les doigts. Mais il n'est pas loin, on en est

sûrs. On l'aura capturé d'une minute à l'autre.

-Veille à respecter la procédure. Rappelle-toi que nous n'affrontons

pas seulement Dariat.

-Tu n'es pas la seule à siéger au Conseil. Je sais ce que je fais.

-Je ne suis plus qu'à une minute du hall. Je vous rejoins dès que

possible.

Il considéra le talkie-walkie d'un air écœuré et le désactiva.

-Génial.

Puis on l'appela depuis l'autre bout du hall.

-Stanyon, on a trouvé quelque chose.

C'étaient le troll, le prince et les deux cyber-ninjas qui avaient forcé

la porte de l'appartement. Ils se tenaient devant la porte de la salle

de bains lorsque Stanyon les rejoignit. Il les écarta brutalement de

son chemin.

Les flancs du sphincter éruptif s'étaient effondrés, et il en coulait de

grandes quantités de fluide jaune, qui commençait à maculer les

débris du polype. De l'eau provenant du conduit fracturé débordait

jusque sur le sol.

Stanyon s'avança et jeta un coup d'oeil prudent dans le cratère. Il n'y

avait rien à voir, rien à capter. Il désigna le plus petit des cyber-

ninjas.

-Toi, va voir où ça mène.

L'autre le regarda sans rien dire. Les écrans rouges de son viseur

clignotèrent lentement, tel un battement de cils insolent exprimant

ses pensées.

-Vas-y, gronda Stanyon.

Après un nouvel instant de rébellion, le cyber-ninja dématérialisa sa

veste et s'introduisit dans le conduit d'évacuation.

Dariat avait craint la présence de courants. Il n'avait pas besoin de

s'inquiéter sur ce point. Ils montaient relativement vite dans le tube,

et seul un léger tourbillon de bulles se manifestait de temps à autre. Il

pleuvait toujours à verse, mais leur progression se déroulait dans un

étrange silence.

Une flamme froide brûlait toujours au bout de ses doigts, en grande

partie pour le bénéfice de Tatiana. Il n'y avait rien à voir au-dessus

d'eux hormis une noirceur absolue. Ils passaient régulièrement à la

hauteur d'un cercle fait de bouches de conduits, dont la succession

était le seul moyen de mesurer leur ascension.

Dariat faisait circuler des vagues de chaleur dans son corps pour

éviter d'être paralysé par l'eau glaciale. Mais il se faisait du souci

pour Tatiana. Si elle avait cessé de parler, ses claquements de dents

étaient nettement audibles. Et il se retrouvait seul avec ses pensées.

Sans oublier l'omniprésent murmure des damnés.

Rubra, as-tu entendu parler d'une dénommée Alkad Mzu ? demanda-

t-il.

Non. Pourquoi ?

Capone cherche désespérément à la localiser. Je pense que c'est un

expert en armements.

Comment diable sais-tu ce que veut Capone ?

Je l'entends. Les âmes de l'au-delà sont à sa recherche. Elles se

mettent en quatre afin de la trouver pour le compte de l'Organisation.

L'affinité lui donna soudain la sensation qu'un gigantesque espace

s'ouvrait autour de lui. Puis une présence d'une détermination

absolue émergea dans le lointain. Dariat fut à la fois terrifié et

stupéfié par son assurance, par son contentement serein qui était

l'exact contraire de l'hubris ; cette présence se connaissait trop bien,

s'acceptait trop bien pour souffrir d'une quelconque arrogance. Il

émanait d'elle une noblesse qu'il n'avait jamais connue, en tout cas

pas durant la vie qu'il avait vécue. Pourtant, il n'avait aucune peine à

la reconnaître pour ce qu'elle était.

Bonjour, Dariat, dit la présence.

Le Consensus de Kohistan. Je suis flatté.

Il est fort intriguant pour nous de communiquer avec vous. Nous

avons rarement l'occasion de nous entretenir avec un non-Édéniste,

et, en outre, vous êtes un possesseur.

Dépêchez-vous d'en profiter, je ne vais pas rester ici très longtemps.

L'action que Rubra et vous avez entreprise est des plus honorables,

et nous applaudissons votre courage. Ça n'a pas dû être facile ni

pour lui ni pour vous.

C'était un choix réaliste.

Sa réponse fut accompagnée d'une bouffée mentale d'ironie émanant

de Rubra.

Nous aimerions vous poser une question, reprit le Consensus.

Plusieurs questions, en fait.

Sur la nature de la possession, je suppose. Je vous écoute.

Votre point de vue actuel est unique et extrêmement précieux à nos

yeux.

Vous allez devoir patienter une minute, intervint Rubra. Ils ont trouvé

les w.-c.

Le cyber-ninja avait péniblement gagné le conduit et y progressait en

rampant. Son esprit exprimait le dégoût le plus total.

Son viseur émettait une lueur d'un violet pâle qui éclairait le polype

devant lui.

-Ils sont passés par ici, hurla-t-il en se retournant. Il y a encore leurs

traces dans la merde.

-Oui ! (Stanyon tapa du poing contre la porte.) Descends et va

l'aider, dit-il au second cyber-ninja.

Celui-ci obtempéra, s'asseyant sur le rebord du cratère et basculant

ses jambes à l'intérieur.

-Quelqu'un sait où mènent ces conduits ? demanda Stanyon.

-Personnellement, je ne les ai jamais visités, répondit le prince d'un

air dédaigneux. Mais je pense qu'ils finissent par se vider au rez-de-

chaussée. On pourrait aller fouiller là-bas. À moins, bien entendu,

que le fugitif ne soit ressorti par un autre cabinet et soit parti d'ici à

pied.

Stanyon lança un regard agacé au petit volcan affaissé. L'idée que

Dariat ait pu s'échapper en empruntant les conduits de l'habitat, puis

se perdre dans la foule des possédés, lui était insupportable. Mais il

n'aurait eu aucune peine à le faire, vu que les possédés avaient tous

revêtu leurs plus beaux atours illusoires. Pourquoi on n'arrive jamais

à s'organiser correctement ?

Il activa son talkie-walkie à contrecour.

-Bonney, réponds, s'il te plaît.

Rubra débloqua le sphincter dans toutes les toilettes des quarante-

neuvième, cinquantième et cinquante et unième étages. Une action

qui passa complètement inaperçue. Il y avait plus de cent quatre-

vingts possédés sur ces trois niveaux, et il en arrivait toujours

davantage. Certains fouillaient consciencieusement les lieux ; la

plupart se contentaient d'attendre qu'il se passe quelque chose.

Comme ils ne fonctionnaient suivant aucun plan précis, aucun d'eux

ne soupçonna quoi que ce soit lorsque toutes les portes des

appartements s'ouvrirent. Au même moment, le système anti-

incendie prit le contrôle des ascenseurs et en ferma toutes les

portes.

Dariat attira Tatiana contre son torse et la serra fermement entre ses

bras.

-Tiens bon, lui dit-il.

Les bouches des conduits du vingt et unième étage venaient de

disparaître sous la surface des eaux.

Bonney arriva au douzième étage bien avant les cinq adjoints qui

l'accompagnaient. Elle les entendait marteler les marches derrière

elle. Ce bruit luttait dans son esprit avec celui des battements de son

cour. Jusqu'ici, elle n'avait pas été gagnée par l'épuisement, mais

elle savait qu'elle ne tiendrait pas indéfiniment. Il lui faudrait une

bonne vingtaine de minutes pour parvenir au cinquantième étage.

-Bonney, réponds, s'il te plaît, dit son talkie-walkie. Elle contempla

l'escalier depuis le treizième étage et porta l'instrument à ses lèvres.

-Je t'écoute, Stanyon.

-Il a disparu dans les conduits. J'ai envoyé deux gars à ses trousses

; mais je ne sais pas où mènent ces putains de conduits. Il est

possible qu'il nous ait tout simplement contournés. Ça serait peut-

être une bonne idée de poster des gardes dans le hall.

-Nom de Dieu ! (Bonney fit halte, sentant la colère laisser la place en

elle à la mystification.) Quels conduits ?

-Les conduits d'évacuation. Il y en a des kilomètres sous le sol. Nous

avons trouvé un cabinet de toilette démoli. C'est par là qu'il est

passé.

-Tu veux dire qu'il a filé dans les égouts ?

-Ouais.

Bonney regarda fixement le mur. Elle sentit les routines parcourir la

strate neurale derrière le polype. À sa façon, Rubra lui rendait son

regard. Il était ravi.

Elle ignorait tout du réseau des égouts, excepté que, avec le recul, il

représentait une issue de secours évidente. Et Rubra jouissait d'un

contrôle absolu sur tout le système environnemental de l'habitat. On

avait aperçu Dariat l'espace de quelques secondes, et tout le monde

s'était lancé à ses trousses. Puis il avait disparu. Si les égouts étaient

pour lui un refuge sûr, jamais on n'aurait dû le localiser.

-Fuyez ! hurla-t-elle dans le talkie-walkie. Foutez le camp d'ici ! Ne

perds pas de temps, Stanyon, fais vite !

Rubra ouvrit les conduits qui desservaient les quarante-neuvième,

cinquantième et cinquante et unième étages. La pression exercée

par une colonne d'eau haute de trente étages était une authentique

force irrésistible.

Sous les yeux de Stanyon, le cyber-ninja jaillit du cône de muscle

ruiné et s'écrasa sur le plafond. Le jet d'air qui l'avait catapulté laissa

la place à une masse d'eau qui frappa de plein fouet son corps

écartelé. Le bruit qu'elle produisait équivalait à celui d'une grenade

sensorielle sonique. La peau de Stanyon se couvrit d'ampoules

écartâtes comme ses capillaires se rompaient. Avant qu'il ait eu le

temps de pousser un cri, la salle de bains fut envahie par une pluie à

haute vélocité qui le frappa avec la brutalité d'une rafale de balles en

caoutchouc. Il s'écrasa dans la baignoire, où un geyser aussi fin

qu'un rayon laser jaillissait de la bonde. Une tronçonneuse aurait eu

le même effet sur ses chairs.

Dans les trois étages condamnés, la même éruption aquatique se

produisit dans toutes les salles de bains, toutes les cuisines et toutes

les toilettes publiques. Les lumières s'étaient éteintes, et l'eau

déferla dans une nuit tourmentée, par vagues glacées et écumantes

qui se précipitaient dans les pièces et les couloirs comme une

guillotine horizontale.

Tatiana poussa un cri de terreur comme le niveau de l'eau baissait

brutalement. Dariat et elle se mirent à tournoyer à proximité de la

paroi du tube d'ingestion ; lentement au début, puis de plus en plus

vite. Des vaguelettes apparurent, s'entrechoquant pour produire de

nouveaux tourbillons. On entendit un horrible gargouillis, et le niveau

descendit encore plus vite.

Consterné, Dariat vit la surface des eaux s'incliner. Une cheminée

semblait se former au centre du tube. Ils entamèrent un mouvement

en spirale. Le gargouillis devint plus prononcé.

Rubra !

Ne t'inquiète pas. Plus que trente secondes, c'est tout.

Bonney fut submergée par le torrent de souffrance qui déferla sur

elle ; l'envol des ârnes qui quittaient les possédés piégés pour

regagner l'au-delà, leurs sanglots d'amertume et de terreur mêlées la

frappaient plus violemment que n'importe quel impact physique.

Elles étaient trop proches, trop fortes, pour qu'elle leur échappe ;

une émotion à l'état brut amplifiée jusqu'à l'insoutenable.

Elle tomba à genoux, les muscles noués. Des larmes coulèrent de ses

yeux. Sa propre âme était en danger d'être emportée par ce flot, par

cette migration inexorable. Elle serra les poings et tapa sur les

marches. La douleur qu'elle ressentit était infime comparée à

l'impératif qui lui commandait de rejoindre les damnés. Alors elle

frappa plus fort, plus fort encore.

Finalement,

le

carnage

s'acheva,

les

trois

étages

étant

complètement envahis par les eaux. De fins éventails liquides

jaillirent autour des portes des ascenseurs, bloquées par le système

anti-incendie, emplissant les puits d'une fine bruine, mais les portes

elles-mêmes tinrent le coup. Ainsi que celles donnant sur l'escalier

au cinquante-deuxième étage, prévenant un déluge dans les niveaux

inférieurs du gratte-ciel. Les corps pulvérisés plaqués aux plafonds

coulaient lentement tandis que des poches d'air s'échappaient de

leurs plaies, traînant derrière elles des rubans de sang.

Le tube d'ingestion du gratte-ciel avait d'étranges effets sur le

gargouillis produit par l'eau écumante, le transformant en une

mélodie viscérale qui faisait vibrer les os de Tatiana. Elle fut

soulagée de l'entendre enfin s'estomper. Dariat gémissait doucement

dans ses bras, comme frappé d'atroces souffrances. La flamme qui

brûlait au bout de ses doigts s'était éteinte, les laissant dans des

ténèbres absolues. Bien qu'elle ne voie plus les parois du tube, elle

savait que les mouvements de l'eau se ralentissaient, que sa surface

s'apaisait. Le froid lui donnait une migraine qui lui martelait les

tempes.

Dariat se mit à tousser.

-Bordel de merde.

-Ça va ? lui demanda-t-elle.

-Je survivrai.

-Que s'est-il passé ?

-On ne nous traque plus, se contenta-t-il de répondre.

-Et ensuite ?

-Rubra va se remettre à pomper. Nous devrions atteindre le sommet

du tube dans un quart d'heure. (Il leva la main et ressuscita sa

flamme.) Tu penses tenir jusque-là ?

-Oui.

Bonney sortit lentement du gratte-ciel, frissonnant en dépit de la

douce brise qui faisait frémir sa veste kaki. Une douzaine de

possédés traînaient à proximité. Rassemblés par petits groupes, ils

discutaient à voix basse d'un air inquiet. Lorsqu'elle fit son

apparition, ils se turent aussitôt et la regardèrent fixement, l'esprit

plein de ressentiment et le visage dur, impitoyable. C'était le début

de la révolution.

Elle leur rendit leur regard avec un air de défi. Mais elle savait que

plus jamais ils n'obéiraient à ses ordres. L'autorité du Conseil de

Kiera venait de se noyer dans ce gratte-ciel. Si elle persistait à

vouloir affronter Rubra et Dariat, elle devait le faire toute seule. Mano

a mano, le plus beau style de chasse. Elle porta une main à son

visage, léchant les plaies sanguinolentes qui marquaient chacune de

ses phalanges. En voyant son sourire, les possédés reculèrent d'un

pas.

Plusieurs pick-up étaient garés devant le hall. Elle choisit le plus

proche et démarra en trombe. Ses roues tracèrent de profonds

sillons dans l'herbe lorsqu'elle tourna le volant. Puis elle s'éloigna du

gratte-ciel pour foncer vers la calotte nord.

Son talkie-walkie émit un bip.

-Eh bien ? fit Rubra. Reconnais-le, la chasse a été rude, mais tu as

perdu la partie. Va dans un bon bar et offre-toi un verre. C'est moi qui

régale.

-Je n'ai pas encore perdu, répliqua-t-elle. Il est toujours dans la

nature. Je peux encore gagner.

-Tu as tout perdu. Tes prétendus soldats sont en train d'évacuer les

gratte-ciel. Ton Conseil est fini. Maintenant que les possédés ne

reconnaissent plus l'autorité de Kiera, il ne reste plus rien de son

petit empire.

-Exact, il n'en reste plus rien. Excepté ton rejeton et moi-même. Et je

vais l'attraper avant qu'il ait pu s'enfuir. J'ai fini par comprendre ce

qui se passe. Tu l'aides à gagner le spatioport. Je ne sais pas

pourquoi, mais je peux encore te mettre des bâtons dans les roues,

comme tu en as mis dans les miennes. Ce n'est que justice. Et c'est le

pied.

Complètement psychopathe, commenta Dariat.

Mais néanmoins dangereuse, rétorqua Rubra. Elle l'a toujours été.

Et elle l'est encore, semble-t-il. Surtout si elle arrive à destination

avant moi. Ce qui paraît possible.

L'eau arrivait au niveau du deuxième étage. Dariat distinguait à

présent le sommet du tube, sous la forme d'un disque de lumière

rosée.

Quatre-vingt-dix secondes plus tard, il arrivait au niveau de la

citerne.

Il

avait

émergé

au

centre

d'une

grande

grotte

hémisphérique, dont les parois étaient creusées de six bouches de

tuyaux. Des filets d'eau coulaient encore vers la bordure du tube

d'ingestion.

Il nagea vers le bord de la citerne, traînant Tatiana derrière lui. Elle

était quasi inconsciente ; le froid lui avait pénétré le corps. En dépit

de la force que lui conférait sa capacité énergétique, il eut des

difficultés à la hisser hors de l'eau. Cela fait, il s'étala auprès d'elle,

ordonnant à leurs corps de se sécher et de se réchauffer. Un nuage

de vapeur monta de leurs vêtements.

Tatiana agita la tête, gémissant comme si elle était en proie à un

cauchemar. Elle se redressa dans un spasme, faisant tinter les

bracelets qu'elle n'avait pas perdus. La vapeur fusait toujours de sa

jupe et de ses cheveux. Elle la contempla en cillant d'étonnement.

-J'ai chaud ! s'exclama-t-elle. J'ai bien cru ne plus jamais avoir

chaud de ma vie.

-C'est le moins que je puisse faire.

-C'est fini maintenant ?

II eut une grimace navrée en entendant cette question enfantine.

-

Pas tout à fait. Nous devons encore aller au spatioport ; en

empruntant ces canalisations, nous finirons par rejoindre le réseau

du métro, inutile de remonter à la surface. Mais Bonney a survécu.

Elle va tenter de nous arrêter.

Tatiana laissa reposer son menton sur ses mains.

-Thoale n'a pas fini de nous soumettre à ses épreuves. Il doit avoir

ses raisons.

-J'en doute. (Dariat se leva péniblement et se défit de son harnais.)

Désolé, mais il ne faut pas traîner.

Elle acquiesça d'un air misérable.

-J'arrive.

Les équipes de recherche montées par Bonney et ses adjoints

désertaient les gratte-ciel de Valisk. Leurs membres étaient encore

sous le choc, comme on le voyait à leur démarche hésitante et à leurs

yeux égarés. À mesure qu'ils sortaient des halls, ils faisaient tout leur

possible pour se consoler mutuellement.

Une seule pensée les mobilisait, à la façon de ce qui se produisait au

sein d'un Consensus édéniste : ça n'aurait pas dû se passer comme

ça. Ils avaient trouvé le salut en regagnant la réalité. Ils étaient les

élus, les veinards, les bénis. La vie étemelle et les sensations qui

l'accompagnaient étaient à leur portée. Et voilà que Rubra leur faisait

la démonstration de leur propre fragilité.

S'il en était capable, c'était parce qu'ils demeuraient dans un univers

où sa puissance était l'égale de la leur. Ça n'aurait pas dû se passer

comme ça. Des planètes entières avaient disparu du ciel, échappant

à la vindicte de la Confédération, alors qu'ils étaient restés là pour

piéger de nouveaux corps. C'était l'idée de Kiera - une bonne idée,

une idée audacieuse. Passer l'éternité dans un habitat aurait été

difficile, et elle avait trouvé un moyen de contourner la difficulté.

C'était pour ça qu'ils avaient accepté sa domination et celle de son

Conseil, parce qu'elle avait eu raison. Du moins au début.

Maintenant, toutefois, ils avaient accru leur nombre, Kiera était

partie négocier leur participation à une guerre dangereuse et

Bonney leur avait attiré l'hostilité de Rubra pour assouvir une

vengeance personnelle.

Eh bien, c'était fini. Il n'était plus question de courir des risques. Plus

question de se lancer dans des entreprises hasardeuses. Plus

question de s'abandonner à la sauvagerie de la chasse. L'heure était

venu de renoncer à tout cela.

Le pick-up fonçait sur la piste en terre battue que d'innombrables

roues avaient tracée sur la plaine semi-aride entourant la calotte

nord de Valisk. Bonney roulait à plein régime, sa capacité

énergétique augmentant la puissance du moteur. Le véhicule faisait

des petits bonds chaque fois qu'il heurtait un caillou ou une ornière.

Bonney ne prêtait même pas attention à ces embardées, qui auraient

été fatales à un passager non possédé. Son esprit était totalement

concentré sur la calotte, dont la base se trouvait cinq -kilomètres

devant elle. Elle imaginait son pick-up massif battant sur le fil la rame

profilée qui glissait sur son rail magnétique au-dessous d'elle. La

rame qu'il emprunterait forcément.

Elle distinguait la ligne sombre dessinée par la route en lacet qui

menait au petit plateau, deux mille mètres au-dessus de la plaine. Si

elle arrivait à l'entrée du passage avant que Dariat ne sorte des

égouts pour prendre le métro, elle pourrait sans doute parvenir avant

lui dans la chambre axiale.

Un sentiment de satisfaction se diffusa dans son esprit. Une

infiltration insidieuse qui l'obligeait à réagir, à y aller de sa propre

satisfaction rêveuse pour mieux s'intégrer au groupe.

-Salauds !

Elle tapa du poing sur le volant, et la colère l'isola de l'étreinte

aimante qui menaçait de l'envelopper. Ils avaient entamé le

processus, l'accumulation de puissance, le partage par lequel ils

joignaient leurs volontés. Ils avaient capitulé devant leur propre

peur. Valisk allait bientôt voguer hors de cet univers, les mettant à

l'abri de toute menace concevable, les condamnant à une vie

d'éternel ennui.

Ils partiraient sans elle. Une harpie l'emmènerait là où régnaient la

guerre et la vie. Une fois qu'elle aurait réglé son compte à Dariat. Elle

avait tout son temps. Du moins l'espérait-elle.

Le pick-up gagna en vitesse. Son entêtement détournait une fraction

de l'effet de rupture dans le réel qui se coagulait autour de l'habitat.

L'invraisemblable devenait réalité.

Bonney éclata de rire comme le véhicule fonçait sur la piste,

soulevant sur son passage un épais nuage de poussière ocre.

Pendant que, tout autour d'elle, mauvaises herbes, cactus et plaques

de lichen se couvraient d'une multitude de fleurs. Comme par

miracle, le lugubre désert se transformait lentement en jardin

multicolore à mesure que les nouveaux maîtres de Valisk se

préparaient à concrétiser leur version du paradis.

Le Consensus de Kohistan avait mille questions à poser sur la nature

de la possession et de l'au-delà. Tranquillement assis dans la voiture

qui le conduisait vers la chambre axiale, Dariat tenta de lui apporter

toutes les réponses qu'il souhaitait. Il lui permit même d'entendre les

horribles cris des âmes perdues qui infestaient la moindre de ses

pensées. Cela afin qu'il prenne conscience de la terrible compulsion

qui habitait chaque possesseur.

Je me sens bizarre, annonça Rubra. Comme si j'étais ivre ou pris de

vertige. Je crois qu'ils commencent à pénétrer mes routines

mentales.

Non, dit Dariat.

Lui-même percevait l'effet de rupture dans le réel qui s'introduisait

dans le polype de la coque. Dans le lointain, un chour mental

entonnait un joyeux "hymne d'ascension.

Ils se préparent à quitter l'univers, expliqua-t-il. Nous n'avons plus

beaucoup de temps.

Nous sommes en mesure de vous le confirmer, déclara le

Consensus. Rubra, nos faucons en mission d'observation signalent

l'apparition sur votre coque de larges taches rouges. Les harpies ont

l'air très agitées. Elles quittent leurs corniches.

Empêche-les de faire ça, mon garçon, dit Rubra. Viens en moi, je t'en

supplie, transfère-toi tout de suite. Nous pouvons gagner, nous

pouvons les empêcher d'emporter Valisk dans leur havre de

perdition. Nous pouvons encore les baiser.

Pas tant que Tatiana est ici. Je ne vais pas la condamner à ça. Nous

avons encore le temps.

Bonney est presque arrivée sur le plateau.

Et nous sommes presque à la base de la calotte. Cette rame peut

gagner directement la chambre axiale. Bonney a trois kilomètres de

marches à grimper. On arrivera avant elle.

Les pneus du pick-up se mirent à fumer lorsque Bonney freina

brutalement devant l'entrée obscure du passage. Quand elle quitta le

volant d'un bond, les crocs de sa mâchoire supérieure débordaient

de sa gueule, lui conférant un sourire de fauve. Ses yeux cernés de

rouge se plissèrent jusqu'à devenir des fentes léthargiques

lorsqu'elle considéra la gigantesque falaise de polype gris qui se

dressait devant elle, comme si elle était intriguée par son aspect. Le

moindre de ses mouvements semblait effectué au ralenti. Ses

narines émettaient un souffle lourd.

Ignorant le passage, elle adopta une immobilité parfaite, ramenant

ses bras devant elle et joignant les mains devant son ventre. Sa tête

s'abaissa, s'inclina, ses yeux se fermèrent.

Qu'est-ce qu'elle fabrique ? demanda Dariat. Elle a pourtant foncé

comme une dingue pour arriver ici.

On dirait qu'elle prie.

Franchement, ça m'étonnerait.

La rame arriva à la base de la calotte et entreprit de gravir la voie

menant au spatioport. On entendit soudain un sourd gémissement

dans la voiture. Dariat sentit celle-ci ralentir, puis reprendre de la

vitesse.

Bon sang, je subis des pertes de puissance un peu partout dans

l'habitat. Pour ne parler que des sections que je peux encore

percevoir. Je m'étiole, mon garçon, il y a des endroits où mon esprit

est inopérant. Aide-moi !

L'effet de rupture dans le réel s'accentue. Cinq minutes. Essaie de

tenir encore cinq minutes.

La tenue kaki de Bonney s'assombrissait à mesure que sa texture se

faisait moins rêche. Elle semblait se recroqueviller sur elle-même,

ses jambes se courbaient et devenaient filiformes. Des oreilles

pointues émergeaient de sa chevelure de plus en plus courte. Ses

vêtements laissaient la place à une fourrure noire.

Soudain, elle leva sa tête de fouine, et sa gueule circulaire bordée de

crocs émit un cri assourdissant. Ses yeux étaient d'un rouge

diabolique. Elle écarta ce qui avait été ses bras pour déployer ses

nouvelles ailes sur toute leur largeur. Leurs membranes à l'aspect de

vieux cuir étaient fines au point d'être translucides, et on voyait

courir sous leur surface ambrée un fin réseau serré de veines noires.

Oh, merde ! s'exclama Rubra. C'est tout simplement impossible. Elle

peut prendre l'apparence qu'elle veut, mais elle est trop lourde pour

voler.

Ça n'a plus aucune importance, répliqua Dariat. L'effet de rupture

dans le réel est assez puissant pour la sustenter ; nous sommes

désormais dans l'univers des fables. Si elle veut voler, elle volera.

Bonney prit son élan sur le plateau, puis ses ailes se mirent à battre

et elle décolla. Leur cadence régulière lui permit bientôt de prendre

de l'altitude, et l'écho de son cri triomphal résonna sur le polype. Sa

trajectoire s'incurva et elle monta en spirale dans les airs, imprimant

à ses ailes une cadence plus puissante.

Elle va me rattraper ! lança Dariat, consterné. Elle va atteindre la

chambre axiale avant moi. Jamais Tatiana ne pourra s'enfuir.

-Anastasia ! s'écria-t-il. Mon amour, ça ne peut pas finir comme ça.

Pas cette fois-ci. Je ne dois pas te trahir.

Tatiana le fixa d'un regard terrifié et déconcerté.

Fais quelque chose, supplia-t-il.

Quoi donc ?

Rubra semblait lointain, indifférent.

Souvenez-vous de vos classiques, dit le Consensus de Kohistan.

Avant ce jour, Icare et Dédale étaient les seuls humains à avoir volé

de leurs propres ailes. Seul l'un d'eux a survécu. Rappelez-vous ce

qui est arrivé à Icare.

Bonney était déjà trois cents mètres au-dessus du plateau, portée

par un vif courant thermique, lorsqu'elle remarqua le changement. La

lumière s'altérait, ce qui était tout bonnement impossible dans un

habitat. Elle bascula sur l'une de ses ailes pour changer de position,

poussant un cri d'enthousiasme pur en sentant le vent lui fouetter le

visage. Le paysage cylindrique se déploya devant elle, parsemé de

traînées de nuages rougeoyants. Pour la première fois, la mer

circulaire avait cessé d'émettre son éclat iridescent. La bande d'eau

semblait assombrie sur la totalité de sa surface ; à peine si elle

distinguait les détails de la calotte sud. Et pourtant, tout autour d'elle,

la lumière augmentait d'intensité. C'était impossible. Les deux

calottes étaient toujours maintenues dans la pénombre. Cet effet

était uniquement dû à la nature du phototube, un fin réseau

cylindrique de conducteurs organiques dont la forme reproduisait

celle de l'habitat. À chacune de ses extrémités, il se réduisait à un

faisceau quasi solide de câbles qui maintenait en position le segment

principal. Le plasma qui le parcourait n'émettait plus qu'une vague

lueur violette à huit cents mètres de chaque base.

Elle vit que les ions s'écartaient de l'extrémité sud à mesure que

Rubra augmentait la puissance des câbles à cet endroit. Le champ

magnétique croissant chassait le plasma le long du tube. Côté nord,

il concentra l'alimentation sur une section précise du réseau de

conducteurs. Le plasma jaillit hors du vide ainsi créé, se mit à

flamboyer comme il se libérait de l'emprise des lignes de flux.

Aux yeux de Bonney, tout se passa comme si une petite bombe à

fusion venait de détoner au-dessus d'elle, faisant pleuvoir son

champignon en expansion.

-Tout ça pour moi ? s'écria-t-elle, incrédule.

L'air emprisonné dans l'étreinte de la calotte fut déchiré par le

plasma en furie, la faisant plonger en torche, et ses ailes brisées

l'enveloppèrent tel un linceul de velours. Puis le front d'ondes

d'atomes fracassés la balaya comme l'haleine d'un dieu solaire pris

de folie. Rien à voir avec la rage et la puissance d'une véritable

explosion à la fusion ; lorsque le plasma l'atteignit, ce n'était guère

plus qu'une brume ténue et électriquement chargée qui perdait

rapidement de sa cohésion. Mais cette brume se déplaçait cinq fois

plus vite qu'une tornade et sa température atteignait plusieurs

dizaines de milliers de degrés. Son corps se désintégra en échardes

de lumière cuivrée, qui traînèrent un sillage de fumée noire jusqu'à

ce qu'elles s'écrasent sur le désert resplendissant.

Une sirène se mit à hurler dès que Dariat brisa le sceau de l'écoutille

; la moitié des panneaux lumineux du corridor virèrent au rouge et se

mirent à clignoter. Sans leur prêter attention, il traversa en flottant le

minuscule sas métallique.

La nacelle de sauvetage n'était qu'une sphère de quatre mètres de

diamètre, dont l'unique pont contenait douze couchettes anti-g bien

rembourrées disposées en pétales. Dariat émergea d'une écoutille

placée en leur centre. Il n'y avait qu'une seule console de commande,

qui consistait en une série d'interrupteurs. Il les actionna, vérifiant

que les instruments étaient tous au vert.

Tatiana se faufila prudemment dans l'écoutille, le visage figé dans

une expression dangereusement proche de la nausée. Ses tresses

flottaient autour de sa tête, et les perles qui les ornaient cliquetaient

doucement lorsqu'elles se heurtaient.

-Allonge-toi sur une couchette, lui ordonna Dariat. Nous serons

bientôt en ligne.

Elle s'exécuta avec un luxe de précautions. Le filet de protection

jaillit de son compartiment pour l'envelopper.

Dariat prit place sur la couchette opposée à la sienne, de sorte que

leurs pieds se touchaient presque.

Est-ce que les autres nacelles sont activées ?

Oui. Pour la plupart. Dariat, j'ai cessé d'exister de l'autre côté des

gratte-ciel ; je ne vois plus rien, je ne sens plus rien, je ne peux même

plus penser là-bas.

Encore une minute, c'est tout.

II activa la séquence de lancement. L'écoutille du sas se referma.

-Je vais bientôt te quitter, Tatiana. Horgan va reprendre le contrôle

de son corps. Veille sur lui, il n'a que quinze ans. Et il va beaucoup

souffrir.

-Entendu.

-Je... je sais que Rubra ne nous a réunis que pour m'influencer. Mais

je suis ravi de t'avoir rencontrée.

-Moi aussi. Cela a permis de chasser plein de démons. Tu m'as

montré que j'avais tort.

-Comment cela ?

-

Je croyais qu'elle avait commis une erreur avec toi. Je me

trompais. La guérison a été très longue, c'est tout. Elle sera fière de

toi quand tu la retrouveras enfin.

Les deux tiers de la coque de Valisk luisaient à présent d'un éclat

pourpre fluorescent ; une aveuglante lueur rouge émanait des

fenêtres des gratte-ciel. À l'intérieur, les possédés étaient

mentalement unis et percevaient la totalité de l'habitat. La circulation

de ses fluides et de ses gaz dans son réseau de tubes, de conduits et

de canalisations leur était aussi familière que celle de leur sang dans

leurs veines et leurs artères. Les routines mentales de Rubra leur

étaient également apparentes, traversant la strate neurale telles des

volées

d'éclairs.

Sous

leurs

auspices,

ses

pensées

s'engourdissaient, battaient en retraite le long du cylindre à mesure

qu'ils mobilisaient leur volonté commune pour bannir de leur

existence la malédiction qu'il faisait peser sur eux.

Ils avaient repéré tous les non-possédés que Rubra avait dissimulés

à l'intérieur de l'habitat. Vingt-huit d'entre eux avaient échappé aux

griffes de Bonney, abrités dans des coins et des recoins de la

structure de la coque, terrorisés par l'éclat rubis qui imprégnait le

polype. Désormais, ils n'inspiraient plus qu'indifférence aux

possédés. Cette bataille-là était terminée. Ils percevaient même

Dariat et Tatiana allongés sur les couchettes anti-g de la nacelle de

sauvetage, dont l'ordinateur avait entamé son compte à rebours. S'ils

souhaitaient partir, personne n'allait les retenir.

De profonds changements se propageaient à l'extérieur de l'habitat.

Des interstices nanoscopiques s'ouvraient, dégénérant en l'espace

de

quelques

millisecondes.

Les

fluctuations

incessantes

engendraient des ondes de distorsion semblables à celles que

produisaient les faucons. Mais elles n'étaient pas assez ordonnées

pour se focaliser. Le chaos avait visité l'espace-temps local,

affaiblissant son tissu autour de la coque.

Les harpies en furie s'agitaient au-dessus de la calotte nord. Leurs

silhouettes invraisemblables tournoyaient dans tous les sens à des

vélocités dangereuses, emportées telles des feuilles par la tempête

sous l'effet de la distorsion qui rendait leurs trajectoires plus

instables encore.

Nos corps ! lancèrent-elles à ceux des possédés douillettement

installés dans leur abri qui étaient équipés du lien d'affinité. Kiera

nous a promis des corps en tau-zéro. Si vous partez, nous ne les

aurons jamais. Vous nous condamnez à passer l'éternité dans ces

machines.

Désolé, leur répondit-on d'un ton penaud. Des capteurs de combat se

déployèrent, et la soif de vengeance satura la bande d'affinité. On

entra des codes d'activa-tion dans les guêpes de combat.

Si vous nous refusez une éternité humaine, alors vous nous

rejoindrez dans l'abîme.

Rubra ne disposait plus que des seules routines mentales de la

calotte nord. Toutes les autres étaient effacées, ses sens étaient

amputés. Quelques images énigmatiques lui parvenaient encore des

processeurs bioteks en interface avec l'architecture électronique du

spatioport contrarotatif. Des tableaux sépia montrant des corridors

vides, des capsules de transit stationnaires et des sections désertes.

Ils étaient accompagnés des flots de données provenant du réseau

de communication du spatioport.

Cela avait quasiment cessé de l'intéresser. Dariat avait trop retardé

son transfert, songea-t-il ; le garçon était trop obnubilé par son

fardeau d'obsession et de culpabilité. La fin est proche, la nuit va

bientôt m'emporter après tous ces siècles. Quel dommage ! Quelle

honte ! Au moins se souviendront-ils de mon nom et le maudiront-ils

durant leur éternité végétative.

Il lança toutes les nacelles de sauvetage du spatioport. Maintenant,

soupira Dariat.

Douze g l'écrasèrent sur la couchette. Son champ de vision se

réduisit à un écran pourpre. Et, après trente années d'attente, la

strate neurale cessa de lui résister.

Deux entités - deux ego - entrèrent en collision. Souvenirs et

personnalités fusionnèrent à un niveau fondamental. Hostilité,

antipathie, colère, regret, honte - un déluge d'émotions des deux

côtés, un déluge auquel il était impossible d'échapper. La strate

neurale se mit à vibrer à chaque nouvel instant collectif d'indignation,

tandis que des secrets longtemps enfouis étaient exposés à un

examen impitoyable. Mais cette indignation s'apaisa à mesure que

les deux courants de pensées entreprirent de se joindre et de

s'intégrer l'un à l'autre pour former un tout fonctionnel.

La première moitié apporta sa taille, l'immensité de la strate neurale,

vivante mais en sommeil sous l'effet de la rupture dans le réel ; la

seconde apporta sa capacité énergétique, dont le potentiel illimité

avait été restreint par la nature humaine de son possesseur. Durant

les cinq premières secondes du transfert, l'essence de Dariat opéra

au sein d'une section n'occupant que quelques mètres cubes. Cela

lui suffit pour empêcher les possédés de continuer à paralyser la

strate neurale. Au fur et à mesure que l'intégration progressait et que

les routines mentales s'amalgamaient et se multipliaient, cette

essence entra en expansion. De nouvelles sections de la strate

s'éveillèrent pour l'accueillir.

Horrifiés, les possédés virent leurs rêves tomber littéralement en

pièces tout autour d'eux.

Très bien, enfoirés, déclara la nouvelle personnalité de Valisk. LA

FÊTE EST FINIE.

Dès que les nacelles furent lancées, une centaine de faucons

envoyés par le Consensus de Kohistan émergèrent dans l'espace.

Leur apparition, à dix kilomètres du spatioport contrarotatif de

Valisk, ne fit qu'accroître la panique régnant parmi les harpies.

L'espace qui séparait les deux essaims antagonistes d'astronefs

bioteks fut déchiré par les lasers et les impulsions radar.

Ne frappez aucune cible, ordonnèrent les faucons. L'habitat doit

rester intact, les nacelles de sauvetage aussi.

Deux harpies lâchèrent aussitôt une salve de guêpes de combat.

Leurs fusées à carburant solide les avaient à peine propulsées hors

de leurs rampes que les faucons les arrosaient aux lasers à rayons X.

Démonstration parfaite du handicap qui frappait les harpies dans

tout combat spatial rapproché. L'effet

énergétique obérait

gravement leurs systèmes électroniques.

Des interstices de trou-de-ver s'ouvrirent, et les harpies y

plongèrent, abandonnant la lutte et leur havre en se contentant de

lancer à l'ennemi une bordée de menaces et de jurons.

Plus de deux cents nacelles s'éloignaient du spatioport de Valisk.

Leurs fusées à carburant solide émettaient un éclat topaze, projetant

sur les entretoises grises une aube sans pareille. Lorsque cette

lumière commença à s'estomper, ainsi que les plumets de fumée

qu'elle engendrait, un groupe de cinq faucons convergea sur une

nacelle bien précise.

Tatiana savait que Dariat était parti ; son corps, s'il n'avait pas

diminué de taille, avait perdu de sa présence. On aurait dit que la

terrible poussée de l'accélération l'avait anémié, le réduisant à un

adolescent. Horgan se mit à brailler. Elle désactiva son filet de

protection et flotta jusqu'à lui, oubliant sa nausée pour aller assister

un être qui souffrait bien plus qu'elle.

-Tout va bien, murmura-t-elle en le prenant dans ses bras. C'est fini

maintenant. Il est parti pour de bon.

Elle fut surprise par le regret qui se lisait dans sa propre voix.

Les faucons abordèrent la nacelle de sauvetage, récupérèrent ses

occupants puis s'éloignèrent de l'habitat à sept g d'accélération.

Valisk était le théâtre d'une guerre de lumière. La fluorescence rouge

était assaillie par un vigoureux éclat pourpre qui envahissait la coque

à partir de la calotte nord. Cet éclat gagnait en intensité à mesure

qu'il accroissait son territoire.

Dix minutes après le lancement des nacelles de sauvetage, la

dernière touche de rouge avait disparu. À ce moment-là, les faucons

étaient à sept cents kilomètres de l'habitat et filaient à deux g

d'accélération. Personne ne pouvait déterminer avec précision une

distance de sécurité. Puis leurs champs de distorsion détectèrent

une diminution de la masse de Valisk. La dernière image reçue par

leurs grappes de capteurs montrait une microétoile à l'éclat glacé,

d'un blanc teinté de pourpre. Au coeur de la rupture photonique,

l'espace lui-même s'effondra sous l'effet d'un stress catastrophique

engendré par une structure énergétique des plus étranges.

Lorsque l'éclat s'estompa et que l'espace recouvra son équilibre, il

n'y avait plus aucun signe de l'habitat. En dépit de tous leurs efforts,

les faucons ne trouvèrent aucun résidu énergétique, aucune

particule plus grosse qu'un grain de poussière. Valisk ne s'était ni

vaporisé ni fracassé, il avait tout simplement quitté cet univers.

11.

L'ambassade de Kulu, située à la lisière du quartier ministériel de

Harrisburg, était un bâtiment de cinq étages dans la plus pure

tradition administrative, murs de granité et fenêtres ouvragées. Son

toit était décoré de petites flèches et de sculptures rétro-

modernistes, conçues pour donner un embryon d'intérêt à sa façade

austère. Sans résultat : le granité omniprésent à Harrisburg réduisait

l'immeuble le plus élégant au niveau d'une forteresse néogothique.

La beauté du quartier, peuplé de parcs, d'avenues et d'arbres

centenaires, n'y faisait rien. Un cube reste un cube, même si on le

pare d'une couche de produits cosmétiques.

Autour de l'ambassade étaient sis des cabinets d'avocats huppés,

des

sièges

d'importantes

compagnies

et

des

immeubles

d'appartements cossus. Dans le bâtiment d'en face, qui abritait

prétendument les bureaux d'une compagnie de fret aérien, la

sécurité civile de Tonala surveillait vingt-quatre heures sur vingt-

quatre les activités de l'ambassade. Quarante minutes plus tôt, les

officiers de garde étaient passés en état d'alerte ambre trois (action

imminente d'agents étrangers), au moment où cinq véhicules aux

vitres teintées appartenant au pool diplomatique étaient entrés dans

le parking souterrain de l'ambassade. Aucun d'eux ne savait si cette

mesure était justifiée ; à en croire leurs collègues en poste au

spatioport, ces voitures étaient pleines d'Édé-nistes.

L'arrivée de Samuel et de son équipe avait également attiré

l'attention du personnel de l'ambassade. Des visages curieux et

vaguement inquiets les observaient depuis chaque bureau lorsque

Adrian Redway guida Monica Foulkes et ses nouveaux alliés dans le

bâtiment. Ils empruntèrent un ascenseur qui les conduisit au

huitième sous-sol, un niveau qui n' apparaissait pas sur les plans

archivés dans l'ordinateur du service d'urbanisme de la ville.

Adrian Redway fit halte devant la porte du centre d'opération de

l'ASE et gratifia Samuel d'un regard hésitant. Derrière l'Édé-niste de

haute taille, six autres attendaient patiemment dans le couloir.

-Écoutez, dit-il d'une voix lourde de sous-entendus. Je ne veux pas

être impoli avec vous. Mais nous coordonnons toutes nos opérations

dans Tonala depuis cette pièce. Vous n'avez pas besoin d'y entrer

tous les sept, n'est-ce pas ?

Il arqua les sourcils, plein d'espoir.

-Bien sûr que non, dit gracieusement Samuel.

Monica poussa un soupir écœuré Elle connaissait suffisamment bien

Samuel pour déduire ses pensées sans avoir besoin du lien d'affinité

: quelle idée bizarre. Si un Édéniste entrait dans cette pièce, alors, en

théorie, ils y entraient tous. Elle lui signala son embarras d'un geste

de la main. Il lui répondit par un clin d'oil.

Le centre d'opération ressemblait au bureau d'une entreprise de

taille moyenne. Climatisé mais dépourvu de courants d'air, il était

équipé

de

meubles

standard,

de

blocs-processeurs

(plus

sophistiqués que la moyenne), d'écrans muraux, de colonnes AV

fixées au plafond et d'espaces de travail délimités par des cloisons

en verre teinté. Onze agents de l'ASE, assis dans des fauteuils de

cuir, s'activaient à observer et à analyser la situation militaire et

politique de la planète. L'information devenait une denrée de plus en

plus rare à mesure que le réseau de communication de Tonala

subissait des avaries ; la seule certitude que l'on pouvait retirer de

cette vue d'ensemble, c'était que la situation en orbite était sur le

point de tourner à l'affrontement général.

Suivant l'exemple de Tonala, les autres nations avaient décrété l'état

d'urgence. Puis, au cours des vingt dernières minutes, l'état-major

de Tonala avait confirmé que le Spirit of Freedom était tombé aux

mains d'un ennemi non identifié. En guise de réponse, il avait envoyé

cinq astronefs pour intercepter l'Urschel, le Raimo et le Pinzola, et

pour se renseigner sur la situation. Selon les autres gouvernements,

le déploiement de ces vaisseaux constituait une provocation

délibérée.

Adrian conduisit Monica et Samuel dans une salle de conférences

située à l'autre bout du centre d'opération.

-Mon analyste nous donne deux heures avant le déclenchement des

hostilités, déclara-t-il d'un air lugubre en s'asseyant en bout de table.

-Je regrette de le dire, mais notre mission est prioritaire sur ces

considérations, rétorqua Monica. Nous devons récupérer Mzu. Elle

ne doit être ni tuée ni capturée. Ce serait une catastrophe pour la

Confédération.

-Ouais, j'ai accédé au rapport, concéda Adrian. L'Alchimiste en lui-

même est déjà terrifiant, mais s'il venait à tomber aux mains des

possédés...

-Il y a un fait que vous ignorez peut-être, intervint Samuel. Les

frégates Urschel, Raimo et Pinzola sont toutes des vaisseaux de

l'Organisation. Capone sait sans doute que Mzu est ici ; ses

émissaires ne feront preuve ni de retenue ni de subtilité. Leurs actes

risquent de déclencher la guerre.

-Bon sang, ils ont envoyé des spatiojets à la surface dès leur

arrivée. Personne ne sait où ils ont atterri, la couverture capteur de

la planète est inopérante.

-Et celle de la défense antiaérienne locale ? demanda Monica.

-Elle est plus ou moins intacte. Kulu a fourni le matériel il y a onze

ans de cela ; il n'est pas du dernier cri, mais il fonctionne toujours.

L'ambassade a un accès clandestin au QG des forces de défense de

Tonala.

-

Donc, si les spatiojets de l'Organisation s'approchent de

Harrisburg, vous serez en mesure de nous prévenir.

-Sans problème.

-Bien, ça devrait nous donner deux ou trois minutes de répit.

Question suivante : avez-vous localisé Mzu ?

Adrian feignit de paraître offensé.

-Bien sûr que oui, dit-il avec un large sourire. Nous sommes l'ASE,

rappelez-vous.

-Exact. La vérité est toujours pire que la rumeur. Où est-elle ?

Adrian télétransmit une requête à l'officier chargé de surveiller Mzu.

-Elle a réservé une chambre à l'hôtel Mercedes dès son arrivée, ou

plutôt Voi l'a fait à sa place. Ils ne se sont guère préoccupés de

couvrir leurs traces ; Voi a utilisé un crédisque enregistré au nom

d'un alias mais portant néanmoins son identification bioélectrique.

Du travail d'amateur, non ?

-Ce ne sont même pas des amateurs, ce ne sont que des gamins, dit

Samuel. S'ils nous ont échappé sur leur territoire, c'est parce que

nous étions pressés par le temps. Ici, ils sont complètement sans

défense face à un service professionnel.

-Voi a contacté une agence de sécurité locale, poursuivit Adrian.

Mais elle n'a pas donné suite à sa demande. Les gardes du corps

qu'elle avait recrutés ont été décommandés. Au lieu de quoi, le

groupe semble s'être acoquiné avec des autochtones. Nous ne

sommes pas certains de leur identité. Ce qui est sûr, c'est qu'il n'y a

pas de partisans garissans sur Nyvan.

-Combien d'autochtones ? s'enquit Monica.

-

Trois ou quatre. Difficile d'avoir une certitude, puisque nous

ignorons leur identité.

-Les autres services se sont-ils manifestés ?

-Trois sondes ont été envoyées dans le système informatique de

l'hôtel. Nous n'avons pas pu déterminer leur origine. Ceux qui les ont

lancées disposent de programmes de blocage de premier ordre.

-Mzu se trouve-t-elle au Mercedes ? demanda Monica.

-Pas en ce moment ; mais elle y retourne après s'être entretenue

avec les responsables de la société Opia. Son groupe se fait passer

pour une délégation des forces de défense des Dorados, ce qui lui

donne un bon alibi pour acheter des armes. J'attends d'une minute à

l'autre un rapport sur cette réunion, émanant de l'agent que nous

avons infiltré dans la boîte.

-Bien, fit Monica. Nous l'intercepterons à l'hôtel.

-Entendu. (Adrian lui jeta un regard en coin.) La police locale risque

de ne pas apprécier.

-

Regrettable, mais sans importance. Pouvez-vous charger une

clairance prioritaire dans le réseau de défense antiaérienne de la

ville ?

-

Évidemment, c'est nous qui avons fourni le matériel et nous

disposons des codes d'accès.

-Parfait, préparez-vous à ouvrir la voie aux aéros édénistes. Nous

évacuerons la planète à leur bord dès que nous aurons capturé Mzu.

-Le royaume risque de se faire expulser de ce système stellaire si

vous montez un coup fourré comme celui-ci, dit Adrian. Les États de

Nyvan détestent les étrangers à leur planète encore plus qu'ils se

détestent entre eux.

-Mzu cherchait un endroit suffisamment vénal et corrompu pour lui

vendre des armes sans lui poser de questions. Si cette planète s'était

pourvue d'une civilisation décente, jamais elle n'y aurait mis les

pieds. Nyvan ne doit s'en prendre qu'à elle-même. Son peuple a

disposé de cinq siècles pour faire des progrès, bon sang.

Samuel eut un grognement réprobateur.

Adrian détourna les yeux de ceux de Monica.

-Euh... je reçois un rapport du chef de ma deuxième équipe de

surveillance. Il file le dénommé Calvert, comme vous me l'avez

demandé.

-Oui?

Monica redoutait cet instant, mais il était malheureusement

inévitable.

-Dès qu'il a atterri, le capitaine a contacté Richard Keaton, un

expert en sécurité informatique. Keaton semble avoir fait du bon

travail. En fait, il est sans doute à l'origine de l'une des sondes