qu'en ait été la teneur, eurent pour conséquence l'envoi d'une
escorte de huit harpies qui accompagna les nouveaux venus jusqu'au
spatioport de l'habitat.
Inquiet des conséquences de l'intrusion des forces de Capone dans
le système de Srinagar, le Consensus demanda à Rubra de suivre les
événements de près. Pour une fois, il n'était pas d'humeur à
rechigner.
Kiera attendait Patricia Mangano à l'extrémité du corridor menant à
la chambre axiale, située trois kilomètres plus haut. Les rames de
métro étant peu sûres, le trajet devait être effectué à pied. On
commençait à descendre de la chambre en empruntant une échelle
pendant un kilomètre, puis, la courbure s'accentuant, on parcourait
un escalier pour couvrir les deux kilomètres restants. Cet escalier
s'achevait deux kilomètres au-dessus de la calotte, émergeant de la
coque en polype sur un plateau que l'on atteignait au moyen d'une
route en lacet.
Heureusement, l'accès aux corniches des harpies, qui se faisait
depuis des plateaux similaires, était plus direct, de sorte que le
spatioport contrarotatif était désormais inutilisé ou presque.
Si Patricia était irritée par le temps et les efforts gaspillés lors de
cette descente, elle le dissimulait suffisamment bien pour que les
perceptions de Kiera ne puissent rien capter. Lorsque l'émissaire de
Capone apparut à la lumière, elle contempla ce qui l'entourait avec
un sourire radieux. Le petit plateau fournissait un excellent point de
vue, Kiera devait bien l'admettre. Les bandes de couleur qui
découpaient l'intérieur de Valisk brillaient de tout leur éclat à la lueur
du phototube.
Patricia mit une main en visière comme elle contemplait le monticule.
-Rien ne peut vous préparer à ce spectacle, dit-elle.
-Il n'y avait pas d'habitats à votre époque ? s'enquit Kiera.
-Absolument pas. Je suis une fille du xxe siècle. Al préfère des
lieutenants de son temps, on a moins de mal à se comprendre.
Quand je discute avec certains types modernes, je ne comprends
parfois qu'un mot sur dix.
-Moi, je viens du xxive siècle. Et je n'ai jamais posé un pied sur
Terre.
-Vous ne connaissez pas votre bonheur.
Kiera désigna un pick-up garé au bord de la route. Bonney était
assise sur la banquette arrière, toujours aussi vigilante. Kiera
démarra et entama la descente.
-Autant vous avertir tout de suite, tout ce que vous direz à l'air libre
sera entendu par Rubra. Nous pensons qu'il informe les Édénistes de
tout ce qui se passe dans l'habitat.
-Ce que je dois vous dire est confidentiel, rétorqua Patricia.
-Je m'en doutais. Ne vous inquiétez pas, nous avons des endroits
protégés.
Rubra n'eut guère de difficulté à infiltrer la tour circulaire érigée à la
base de la calotte nord. Mais il dut se montrer prudent. Les possédés
étaient capables de détecter les petits animaux, tels que rats et
chauves-souris, qu'ils éliminaient avec une décharge de feu blanc. Il
eut donc recours à des serviteurs moins ordinaires.
Dans les profondeurs des cavernes matricielles de la calotte sud,
des incubateurs produisaient des insectes dont l'ADN n'avait pas été
utilisé depuis la germination de Valisk. Des mille-pattes et des
abeilles en émergèrent, contrôlés via le lien d'affinité par une routine
secondaire.
Les abeilles filèrent droit dans la caverne principale, se dispersant
dans tous les camps temporaires montés autour des halls des gratte-
ciel. Leur couverture n'était pas parfaite, mais elles fournissaient à
Rubra quantité d'informations sur ce qui se passait à l'intérieur des
tentes et des cottages, où ses perceptions ordinaires étaient
bloquées.
Quant aux mille-pattes, des oiseaux les emportèrent pour les
déposer en haut de la tour et autres bâtiments d'importance. À
l'instar des araignées utilisées comme espions par les agents
édénistes, ils envahirent les conduits d'aération et d'entretien, se
planquant derrière les grilles et les prises pour scruter les pièces
qu'ils avaient devant eux.
Leur déploiement permit à Rubra et au Consensus de Kohistan de
voir Kiera faire entrer Patricia Mangano dans la salle du conseil
d'administration de Magellanic Itg. Patricia était accompagnée d'un
assistant, Kiera de Bonney et de Stanyon. Aucun des autres
membres du nouveau Conseil de Valisk n'avait été invité à cette
réunion.
-Que s'est-il passé ? demanda Patricia après avoir pris place devant
la table.
-De quel point de vue ? répliqua Kiera avec prudence.
-Allons ! Vos harpies parcourent la Confédération en toute impunité
afin de vous rapporter des corps tout neufs. Et quand ils débarquent
ici, c'est pour découvrir un habitat qui ressemble à un camp de
réfugiés de mon siècle d'origine. Vous en êtes encore à l'âge de fer.
Ça n'a aucun sens. Le biotek est la seule technologie qui fonctionne
encore en notre présence. Vous devriez être installés comme des
rois dans les appartements des gratte-ciel.
-Ce qui s'est passé, c'est Rubra, dit Kiera avec amertume. Il est
toujours dans la strate neurale. Notre seul expert en affinité qui
aurait pu l'éliminer a... échoué. Ça veut dire que nous devons
sécuriser les gratte-ciel centimètre par centimètre. On y arrivera. Ça
nous prendra du temps, mais nous avons l'éternité devant nous,
après tout.
-Vous pourriez partir.
-Je ne le pense pas.
Patricia s'étira sur con siège en souriant.
-Ah oui ! Ça \
;ait dire descendre sur une planète. Et, une fois là-
bas, comment feriez-vous pour conserver votre autorité et votre
pouvoir ?
-
De la même façon que Capone. Les gens ont besoin d'un
gouvernement, d'une organisation. Nous sommes des animaux
sociaux.
-Alors, pourquoi ne le faites-vous pas ?
-Nous nous débrouillons très bien ici. Vous avez fait tout ce chemin
uniquement pour nous critiquer ?
-Pas du tout. Je suis venue vous faire une proposition.
-Oui?
-De l'antimatière contre des harpies.
Kiera se tourna vers Bonney et Stanyon ; le visage de ce dernier^
commençait à s'animer.
-À votre avis, quel usage pouvons-nous faire de cette antimatière ?
-Le même que nous, répliqua Patricia. Démolir le réseau DS de
Srinagar. Ensuite, vous pourrez quitter ce taudis. La planète vous
sera tout ouverte. Et pendant que vous dirigerez l'invasion, vous
serez en mesure de façonner la société que les possédés adopteront
une fois en bas. C'est comme ça que ça marche avec l'Organisation.
On envahit, puis on règne. Que ça marche ou non ici ne dépend que
de votre habileté. Celle de Capone est exceptionnelle.
-Mais loin d'être parfaite.
-À chacun ses problèmes. Les faucons édénistes entravent le bon
fonctionnement de notre flotte. Nous avons besoin de harpies pour
les contrer. Leur champ de distorsion leur permettra de localiser les
bombes furtives qui sont utilisées contre nous.
-C'est une proposition intéressante.
-N'essayez pas de marchander, je vous en prie. Ce serait insultant.
Nous devons affronter un contretemps ; vous avez sur les bras un
désastre potentiel.
-
Au risque de vous offenser, j'aimerais savoir quelle quantité
d'antimatière vous seriez susceptibles de nous livrer.
-Autant qu'il en faudra, avec les astronefs pour la déployer, à
condition que vous respectiez notre accord. Combien de harpies
pouvez-vous nous proposer ?
-Plusieurs d'entre elles sont occupées à ramasser des Nocturnes.
Mais nous pouvons sans doute vous en prêter soixante-dix.
-Et vous êtes capables de les contrôler, de les contraindre à suivre
les ordres ?
-Oh, oui !
-Comment ? Kiera se rengorgea.
-
C'est quelque chose que vous ne pourrez jamais faire. Nous
pouvons faire retourner dans des corps humains les âmes possédant
les harpies. C'est tout ce qu'elles souhaitent en fin de compte, et
c'est ce que nous leur accorderons si elles nous obéissent.
-Astucieux. Alors, est-ce que nous pouvons signer notre accord ?
-Je ne le signerai pas avec vous. Je vais me rendre moi-même en
Nouvelle-Californie pour en discuter avec Capone. Comme ça,
chacun de nous saura dans quelle mesure il peut se fier à l'autre.
Kiera s'affala sur son siège quand Patricia eut quitté la salle.
-Ça change tout, dit-elle à Bonney. Même si nous n'avons pas assez
d'antimatière pour démolir Srinagar, nous aurons assez de
puissance pour repousser une nouvelle attaque des faucons.
-On le dirait bien. Tu penses que Capone est sincère ?
-Je n'en suis pas sûre. Il doit avoir sacrement besoin de nos harpies,
car sinon il ne nous aurait pas proposé son antimatière. Même s'il
dispose d'une station de production, ses ressources ne doivent pas
être fabuleuses.
-Tu veux que je t'accompagne ?
-
Non. (Kiera se passa la langue sur les lèvres, en exhibant
fugitivement l'extrémité fourchue.) Soit nous serons en mesure
d'envahir Srinagar, soit je me débrouillerai pour que Capone nous
fournisse assez de corps pour peupler l'habitat. Dans les deux cas,
on n'aura plus besoin de ce connard de Dariat. Occupe-toi de lui. - Je
veux !
Pouvez-vous empêcher ces harpies de partir? demanda Rubra.
Non, répondit le Consensus de Kohistan. Pas toutes s'il y en a bien
soixante-dix. Elles sont encore armées de guêpes de combat
conventionnelles en quantité considérable.
Merde.
Si Kiera reçoit de Capone des guêpes de combat à l'antimatière,
nous ne pensons pas être en mesure d'apporter le soutien
nécessaire au réseau de Défense stratégique de Srinagar. La
planète risque de tomber entre ses mains.
Alors appelez les Forces spatiales de la Confédération. Srinagar est
à jour de ses impôts, n'est-ce pas ?
Oui. Mais il n'est pas garanti que les Forces spatiales acceptent de
venir. Leurs ressources sont déployées sur une vaste zone.
Alors appelez Jupiter. Ils pourront sûrement vous envoyer quelques
escadrons.
Nous allons voir ce que nous pouvons faire.
Bien. En attendant, nous devons prendre des décisions importantes.
Dariat autant que moi. Et je ne pense pas que Bonney Lewin va nous
laisser beaucoup de temps.
Erick était sûr que certains de ses packages médicaux avaient
souffert de l'explosion et de la manœuvre de stabilisation de la
capsule. Il sentait d'étranges zones de pression se développer sous
la combinaison IRIS, et il était convaincu de perdre des fluides. Soit
du sang, soit du liquide nutritif destiné aux tissus artificiels,
impossible de le dire. La moitié des packages et de leurs auxiliaires
ne répondait plus à ses télétransmissions.
Au moins n'étaient-ils plus en mesure de contribuer aux sinistres
avertissements que les programmes médicaux émettaient sur son
état physiologique actuel. Son bras droit ne réagissait à aucune
impulsion nerveuse, pas plus qu'il n'émettait de sensation
quelconque. Seul point positif, le sang circulait encore dans les
muscles et les tissus artificiels qu'on lui avait implantés.
Il ne pouvait pas faire grand-chose pour améliorer sa situation. Les
électromatrices de secours de la capsule n'étaient pas assez
puissantes pour activer les systèmes environnementaux. La
température intérieure atteignait dix degrés au-dessous de zéro et
continuait à décroître. Par conséquent, il ne pouvait pas ôter sa
combinaison pour remplacer ses packages médicaux. Et comme
pour le narguer, un compartiment de survie contenant des packages
neufs venait de s'ouvrir au-dessus de sa tête.
L'éclairage de secours s'était enclenché, baignant la passerelle
d'une lueur bleu pâle. Le givre se formait un peu partout, occultant
peu à peu les quelques holoécrans qui fonctionnaient encore. Divers
détritus avaient été arrachés à leurs cachettes et voletaient un peu
partout, projetant des ombres d'oiseaux sur les couchettes anti-g.
Le problème le plus préoccupant, c'étaient les hoquets intermittents
qui affectaient les télétransmissions de l'ordinateur de bord. Erick
n'était pas sûr de pouvoir se fier à ce qu'il affichait. Mais il répondait
encore à des ordres simples.
Comme sa situation personnelle semblait temporairement stabilisée,
il ordonna aux capteurs de la capsule de se déployer. Sur les cinq,
seulement trois lui obéirent, émergeant sur leurs pistons de la
couche de mousse thermoprotectrice. Ils entreprirent de fouiller
l'espace autour d'eux.
Les programmes d'astrogation déchiffrèrent lentement le firmament.
Sauf erreur, le Tigara avait émergé à environ cinquante millions de
kilomètres des coordonnées visées. Ngeuni n'était qu'un astre bleu-
vert des plus quelconques à côté de l'étoile primaire éblouissante de
type A2.
Il n'était pas sûr que la planète puisse capter la balise de détresse de
la capsule. Les colonies en phase un ne disposent pas de satellites
de communication sophistiqués. Quand il ordonna à l'antenne
parabolique de la capsule de se pointer sur Ngeuni, ce fut sans
résultat. Nouvelle tentative, nouvel échec.
L'ordinateur de bord émit un diagnostic se traduisant par une
formule toute simple : système non viable. Impossible de localiser le
problème, sauf à effectuer une SEV pour aller y voir de plus près.
Seul.
Coupé du monde.
À cinquante millions de kilomètres des secours les plus proches.
À des années-lumière de l'endroit qu'il devait gagner.
Il ne lui restait plus qu'à attendre. Il entreprit de désactiver tous les
équipements à l'exception des fusées de stabilisation, de leur
système de guidage et de l'ordinateur. À en juger par la fréquence
des micro-poussées, il y avait une fuite dans la capsule. Le dernier
diagnostic qu'il effectua avant de désactiver les capteurs internes ne
lui apprit rien de plus.
Une fois qu'il eut réduit au minimum la consommation d'énergie, il
désactiva sa toile de protection. Celle-ci sembla avoir du mal à
réagir, et il lui fallut un long moment pour retomber près de la
couchette. Alors qu'il se redressait sur celle-ci, du fluide coula sur
son abdomen. Il découvrit que, s'il se déplaçait lentement, il pouvait
atténuer cet effet - ainsi que ses conséquences éventuellement
néfastes.
Son entraînement reprit le dessus, et il se mit à recenser le contenu
du compartiment qui s'était ouvert dans le plafond. Ce fut à ce
moment-là qu'il succomba au choc émotionnel. Il se mit à trembler de
tous ses membres alors qu'il s'accrochait à un dinghy de silicone
programmable pouvant accueillir quatre personnes.
Il recensait son équipement ! Comme un bon petit cadet en première
année de formation.
Son rire envoya un jet de bulles autour du respirateur de la
combinaison IRIS. La silicone noire qui lui recouvrait les yeux devint
perméable pour évacuer le fluide salé qui lui brûlait les paupières.
Jamais il ne s'était senti aussi totalement impuissant. Même quand
les possédés avaient envahi le Vengeance de Villeneuve, il avait été
capable d'agir. De résister, de triompher. Lorsque l'astronef s'était
retrouvé en orbite autour de la Nouvelle-Californie, sous la menace
d'une Organisation prête à l'anéantir au moindre mouvement
suspect, il avait été en mesure d'enregistrer la plupart des images
fournies par les capteurs. Il avait toujours trouvé le moyen de faire
quelque chose, de rester positif.
À présent, il avait conscience de la dégradation de son esprit, qui
suivait une courbe parallèle à celle de son corps. La peur montait en
lui, menaçant de le consumer, surgissant de tous les coins sombres
de la passerelle. La souffrance qu'elle engendrait dans son crâne
était pire que n'importe quelle douleur physique.
Ceux de ses muscles qui fonctionnaient encore refusaient d'obéir à
ses souhaits, le laissant désespérément accroché au dinghy. Il avait
épuisé ses ultimes réserves de volonté. Même ses programmes
étaient incapables de le secouer.
Trop affaibli pour vivre, trop terrifié pour mourir : Erick Thakrar était
arrivé au bout de la route.
Huit kilomètres à l'ouest de Stonygate, Cochrane appuya sur la corne
du Croisé karmique et se rangea au bord de la route.
Les trois autres véhicules du convoi gagnèrent le bas-côté herbu
pour s'arrêter derrière lui.
-Hé, les mômes, lança Cochrane à ses passagers aussi juvéniles
qu'agités. On fait halte pour la nuit.
Il pressa un bouton rouge sur le tableau de bord, et les portes du
minibus s'ouvrirent en sifflant. Les enfants déferlèrent au-dehors.
Cochrane remit ses lunettes à verres pourpres et descendit de la
cabine. Stéphanie et Moyo se dirigèrent vers lui, bras dessus bras
dessous.
-L'endroit est bien choisi, approuva-t-elle.
Le convoi avait fait halte à l'entrée d'une douce vallée surmontée de
la couverture nuageuse rouge dont les bouillonnements occultaient
les montagnes.
-Ce voyage, cette quête, est aussi utile qu'agréable.
-Oui.
Cochrane matérialisa un joint ventru.
-Une taffe ?
-Non merci. Je ferais mieux de préparer le souper.
-Cool. Je vais guetter les vibrations hostiles dans le coin. Monter la
garde pour vérifier que les nazguls ne planent pas au-dessus de
nous.
-Entendu.
Stéphanie le gratifia d'un sourire aimable et se dirigea vers l'arrière
du bus, où se trouvait la soute à bagages. Moyo commença à
décharger le matériel de camping.
-On devrait arriver à Chainbridge demain soir, dit-il.
-Oui. Les choses n'ont pas tout à fait tourné comme je l'imaginais, tu
sais.
-Avec l'imprévu, on ne s'ennuie jamais. (Il disposa un réchaud
électrique sur le sol, ajustant ses pieds en aluminium pour le mettre
de niveau.) Et puis, je pense que ça s'est passé à merveille jusqu'ici.
Stéphanie parcourut du regard le campement improvisé et hocha la
tête en signe d'approbation ; une soixantaine d'enfants couraient
dans tous les sens autour des véhicules. Leur mission de sauvetage
avait fait boule de neige.
À quatre reprises lors du premier jour, ils avaient été arrêtés par des
résidents qui leur avaient indiqué où se cachaient de nouveaux
enfants non possédés. Le deuxième jour, plus de vingt gamins étaient
entassés à bord du minibus ; Tina Sudol s'était alors portée
volontaire pour les accompagner. Rana et McPhee les avaient
rejoints le troisième jour, ajoutant un nouveau bus au convoi.
Celui-ci comptait à présent quatre véhicules et huit adultes
possédés. Il avait cessé de suivre la route la plus directe menant à la
frontière de Mortonridge, optant pour un itinéraire en zigzags de
façon à visiter le plus de villes possible pour y récupérer des enfants.
L'équipe d'Ekelund, qui avait fini par devenir l'équivalent d'un
gouvernement provisoire, maintenait le réseau de communication
reliant les villes les plus importantes, dont la capacité était
cependant sensiblement réduite. L'initiative de Stéphanie était de
moins en moins secrète. Il était fréquent que des enfants attendent le
convoi à l'entrée de certaines villes, parfois porteurs de vêtements
neufs et de provisions fournis par les possédés qui s'étaient occupés
d'eux. Ils avaient assisté à des adieux déchirants.
Une fois les enfants nourris, lavés et installés dans leurs tentes,
Cochrane et Franklin Quigley prélevèrent des branches sur un arbre
et firent un feu de camp digne de ce nom. Les adultes vinrent
s'asseoir autour de lui, appréciant les flammes jaunes qui luttaient
avec succès contre l'omniprésente lueur rouge du nuage.
-Je ne pense pas qu'on devrait aller dans une ville quand on aura
libéré les enfants, dit McPhee. Nous nous entendons tous bien et
nous devrions nous installer dans une ferme. La nourriture
commence à se faire rare dans les villes. On pourrait en faire
pousser et la vendre à leurs habitants. Ça nous donnerait quelque
chose à faire.
-Il est revenu depuis huit jours à peine, et il s'ennuie déjà, grommela
Franklin Quigley.
-Et il ennuie les autres, renchérit Cochrane.
Il fit jaillir de ses narines deux plumets de fumée. Ils montèrent en
spirale, puis frappèrent le nez de McPhee ainsi que des cobras.
Le géant écossais fit un geste de la main, et la fumée ondoya, se
transformant en un petit tas de goudron sur le sol.
-Je ne m'ennuie pas, mais il faut bien qu'on fasse quelque chose.
Autant penser à l'avenir.
-
Tu as peut-être raison, dit Stéphanie. Personnellement, je
n'aimerais pas vivre dans l'une des villes que nous avons visitées
jusqu'ici.
-À mon avis, dit Moyo, la population des possédés est en train de se
diviser en deux groupes.
-N'utilise pas ce terme, s'il te plaît, dit Rana.
Assise en tailleur à côté de Tina Sudol, dont la féminité confinait au
flamboyant, Rana avait l'air d'un androgyne avec ses cheveux courts
et son sweater bleu informe.
-Quel terme ? demanda Moyo.
-La possession. Il est injuste et insultant.
-C'est vrai, ma poule, gloussa Cochrane. Nous ne sommes pas des
possesseurs, nous sommes des personnes dimensionnel-lement
défavorisées.
-Appelle comme tu le souhaites notre localisation trans-continuum,
répliqua-t-elle sèchement. On ne peut nier que ce terme est
totalement
péjoratif.
Le
complexe
militaro-industriel
de
la
Confédération l'emploie pour nous diaboliser afin de justifier les
dépenses croissantes engagées par ses programmes d'armements.
Stéphanie enfouit son visage dans le bras de Moyo pour étouffer son
rire.
-Allons, nous ne sommes pas exactement dans le camp des bons, fit
remarquer Franklin.
-La perception de la morale communément admise est entièrement
dépendante de l'idéologie véhiculée par cette société machiste. Les
circonstances inédites et uniques qui sont les nôtres nous obligent à
réévaluer cette morale. Comme, de toute évidence, il n'existe pas
suffisamment de corps pour abriter la totalité de l'espèce humaine, la
propriété sensorielle devrait être distribuée selon des critères
équitables. Il ne sert à rien que les vivants protestent contre notre
existence. Nous avons autant de droits qu'eux à la réception des
données sensorielles.
Cochrane ôta son joint de sa bouche et le considéra avec tristesse.
-Si seulement je pouvais faire des trips comme les tiens.
-
Ignore-le, ma chérie, dit Tina Sudol à Rana. C'est un parfait
représentant de la brutalité masculine.
-Ça veut dire qu'on ne baisera pas cette nuit, je suppose ? Tina
s'aspira les joues en une mimique théâtrale tandis qu'elle jetait un
regard noir au vieux hippie.
-Seuls les hommes m'intéressent.
-Et ce depuis le jour de ta naissance, dit McPhee dans un murmure
parfaitement audible.
Tina tapota d'une main manucurée ses cheveux soigneusement
laqués.
-Tous les hommes sont des animaux, des chaudrons à hormones.
Pas étonnant que j'aie voulu échapper à cette prison de chair qui me
brimait.
-Les deux groupes dont je parle, reprit Moyo, sont composés de
ceux qui restent où ils se trouvent, comme le propriétaire du café, et
de ceux qui ont la bougeotte - comme nous, je suppose, même si
nous sommes un peu une exception. Ils se complètent à la perfection.
Les nomades jouent les touristes, goûtent les spectacles et les
expériences qui s'offrent à eux. Et, où qu'ils aillent, ils rencontrent
des sédentaires et leur racontent leurs voyages. De cette façon,
chaque groupe reçoit ce qu'il désire. Tous deux existent pour goûter
l'expérience ; les premiers directement, les seconds par procuration.
-
Tu penses que ça restera comme ça désormais ? demanda
McPhee.
-Oui. Ce sera la structure de notre société.
-Mais pour combien de temps ? Cette soif d'expériences n'est
qu'une réaction au séjour dans l'au-delà. Une fois que nous serons
rassasiés, la nature humaine reprendra le dessus. Les gens voudront
s'installer quelque part, fonder une famille. La procréation est notre
impératif biologique. Et elle nous est interdite. Nous serons
éternellement frustrés.
-J'aimerais bien essayer, pourtant, dit Cochrane. J'accueillerais
avec joie Tina dans mon tipi pour y faire des bébés.
Tina lui lança un regard écœuré et frissonna.
-Mais ce ne seraient pas les tiens, dit McPhee. Ce corps n'est pas le
tien, et son ADN non plus. Tu n'auras plus jamais d'enfant qui soit
vraiment le tien. Cette phase de notre vie appartient au passé, elle
nous demeure inaccessible, quelle que soit la puissance de notre
capacité énergétique.
-Et tu as oublié une troisième catégorie, Moyo, intervint Franklin.
Celle d'Ekelund. Et je la connais bien. Je me suis engagé dans ses
troupes les deux premiers jours. Elle semblait savoir ce qu'elle
faisait. On avait des " objectifs ", des " cibles désignées ", des "
structures de commandement "... et Dieu ait pitié de celui qui osait
désobéir à ces fascistes. C'est une maniaque du pouvoir qui se prend
pour Napoléon. Elle dispose d'une petite armée de pseudo-durs à
cuire en tenue kaki qui se prennent pour la nouvelle élite des forces
spéciales. Et ces connards vont harceler les marines royaux le long
de la frontière jusqu'à ce que la princesse soit tellement à bout
qu'elle décide de lâcher ses bombes sur Mortonridge.
-Ça ne durera pas, dit McPhee. Dans un mois, dans un an, la
Confédération tombera. Tu n'écoutes pas les rumeurs qui circulent
dans l'au-delà ? Capone maîtrise de mieux en mieux la situation. Dans
pas longtemps, la flotte de l'Organisation va débarquer sur Ombey.
Ekelund n'aura plus personne à combattre et sa structure de
commandement disparaîtra d'elle-même. Personne ne sera disposé à
lui obéir pendant le reste de l'éternité.
-En ce qui me concerne, l'éternité ne m'intéresse pas, déclara
Stéphanie. Et je suis sincère. C'est presque aussi terrifiant que d'être
piégé dans l'au-delà. Nous ne sommes pas faits pour vivre
éternellement, nous ne le supporterions pas.
-Relax, ma poulette, dit Cochrane. Moi, ça ne me dérange pas de
tenter le coup ; c'est l'alternative qui me déprime.
-Nous sommes revenus depuis huit jours à peine, et Mortonridge
tombe déjà en pièces. Il ne reste presque plus rien à manger, plus
rien ne marche correctement.
-Donne-nous une chance, dit Moyo. Nous sommes tous sous le choc,
nous ne savons pas contrôler nos nouveaux pouvoirs, et les non-
possédés veulent nous traquer et nous renvoyer dans l'au-delà. Dans
de telles circonstances, on ne peut pas s'attendre à une civilisation
instantanée. Nous trouverons un moyen de nous adapter. Dès que le
reste d'Ombey sera possédé, nous emporterons la planète hors de
cet univers. Ensuite, tout sera différent. Tu verras ; la phase actuelle
n'est qu'une phase intermédiaire.
Il lui passa un bras autour des épaules et elle se blottit contre lui.
Puis elle l'embrassa doucement, l'esprit rayonnant d'appréciation.
-Hé, les love machines, lança Cochrane. Pendant que vous passez
la nuit à baiser comme des lapins, qui est volontaire pour aller
chercher à bouffer en ville ?
Je capte une balise, annonça triomphalement Edwin.
Sur la passerelle d'Onone, la tension commune décrut dans un soupir
mental. Cela faisait vingt minutes qu'ils étaient arrivés près de
Ngeuni. Tous capteurs déployés. État d'alerte maximum. Mission :
récupérer Thakrar, affronter les astronefs possédés qui l'avaient
capturé.
Chou blanc. Pas un seul vaisseau en orbite. Aucune réponse de la
petite société d'exploitation de la planète.
Onone accéléra pour se placer en orbite polaire et Edwin activa
l'ensemble de ses capteurs.
Le signal est très faible, sans doute émis par une capsule de
secours. Mais c'est bien le code d'identification du Tigara. L'astronef
a dû être détruit.
Verrouillage, s'il te plaît, ordonna Syrinx.
Elle percevait les données d'astrogation que les capteurs
transmettaient à la batterie de processeurs bioteks. Grâce à elles,
Onone et elle pouvaient se positionner avec précision par rapport au
signal.
Go.
Le faucon sauta dans un trou-de-ver dont la longueur interne était
quasiment nulle. Les étoiles virèrent au bleu comme il décrivait une
étroite rosace pour étreindre la coque, puis entrait en expansion.
Une capsule de sauvetage dérivait en tournoyant sur elle-même à dix
kilomètres du terminus dont émergea Onone. L'espace local était
envahi de débris provenant du Tigara. Syrinx sentit mentalement la
masse de la capsule suspendue dans le champ de distorsion
d'Onone. Capteurs et antennes de la coque inférieure pivotèrent
pour se pointer sur la minuscule sphère.
Aucune réponse de la capsule, dit Edwin. Je capte des circuits
énergétiques activés, mais ils sont très faibles. Et il y a des fuites
d'air.
Oxley, Serina, prenez le VSM et arraisonnez-la, ordonna Syrinx.
Ramenez-le à bord.
Grâce aux capteurs du vidoscaphe de Serina, l'équipage d'Onone
observa l'intérieur de la capsule qu'elle fouillait à la recherche du
capitaine Thakrar. Il y régnait un désordre innommable : appareils
démolis, écoutilles coincées, compartiments ouverts ayant dégorgé
vieux vêtements et débris divers qui flottaient un peu partout.
Comme l'atmosphère avait complètement disparu, plusieurs conduits
avaient éclaté, lâchant des globules de fluide qui avaient fini par
geler. Elle dut sortir son thermocutter pour ouvrir l'écoutille
accédant à la passerelle. Quelques secondes s'écoulèrent avant
qu'elle identifie la silhouette en combinaison IRIS qui s'accrochait à
l'un des compartiments du plafond. Des granulés de givre s'étaient
formés sur l'agent du SRC, comme sur toutes les surfaces alentour,
luisant d'un gris poussiéreux à la lueur du projecteur de son casque.
Immobilisé en position foetale, le naufragé évoquait une gigantesque
larve momifiée.
Au moins a-t-il pu enfiler un scaphe, commenta Oxley. Est-ce qu'il
émet des infrarouges ?
Vérifie d'abord le bloc de brouillage électronique, ordonna Syrinx.
Négatif en ce qui concerne le brouillage électronique. Ce n'est pas
un possédé. Mais il est vivant. La température de sa combinaison est
supérieure de deux degrés à la température ambiante.
Tu es sûre que ce n'est pas un résidu naturel de sa chaleur
corporelle ? Ces combinaisons sont d'excellents isolants thermiques.
S'il est vivant, alors il n'a pas bougé depuis que le givre s'est formé
sur lui. C'est-à-dire depuis plusieurs heures.
Le bloc-processeur biotek de Serina transforma sa voix d'affinité en
télétransmission :
-Capitaine Thakrar ? Me recevez-vous, capitaine ? Nous sommes des
Édénistes de Golomo ; nous avons capté votre message.
La silhouette enveloppée de givre ne bougea pas. Elle attendit
quelques instants, puis se dirigea vers lui.
Je viens de télétransmettre une demande de statut au processeur de
sa combinaison. Il respire encore. Oh, zut.
Tous virent simultanément la même chose : des modules médicaux
auxiliaires, reliés à Thakrar par des petits tubes en plastique enfouis
dans le matériau de la combinaison IRIS. Deux de ces modules
étaient au rouge sous leur pellicule de givre, les autres avaient cessé
de fonctionner. Tous les tubes étaient gelés.
Ramène-le ici, ordonna Syrinx. Et fais vite, Serina.
Caucus attendait avec une civière devant le sas du VSM. Onone avait
cessé de produire un champ gravitationnel dans le tore d'équipage
afin que Serina et Oxley puissent déplacer plus facilement le corps
inerte dans l'étroit boyau. Il semait sur son passage du givre liquéfié
qui flottait dans l'air chaud. Ils l'allongèrent sur la civière, et Onone
rétablit aussitôt la gravité dans le tore, rendant leur poids aux astros.
Oxley s'accrocha aux modules médicaux en panne tandis qu'ils se
précipitaient vers l'infirmerie, contournant le corridor central.
Désactive la combinaison, s'il te plaît, dit Caucus à Serina comme la
civière était placée sous le scanner.
Elle transmit la requête au processeur de la combinaison, qui lui
obéit après avoir analysé son environnement. La silicone noire
dénuda la peau de Thakrar, se rétractant le long de son corps pour
former une boule au niveau de sa gorge. La civière fut aussitôt
maculée de fluides sombres. Syrinx plissa les narines en captant leur
odeur, puis se boucha carrément le nez.
Est-ce qu'il va bien ? s'enquit Onone.
Je n'en sais encore rien.
S'il te plaît, Syrinx, c'est lui qui est blessé, pas toi. Ne te laisse pas
emporter par tes mauvais souvenirs.
Désolée. Je ne savais pas que c'était aussi évident.
Peut-être pas pour les autres.
Ça éveille mes souvenirs, je ne vais pas le nier. Mais ses blessures
n'ont rien à voir avec les miennes.
La souffrance est la même pour tous.
Ma souffrance n'est qu'un souvenir, récita-t-elle ; dans son esprit,
c'était la voix de Wing-Tsit Chong qui prononçait ce mantra. Les
souvenirs ne font pas mal, ils ne peuvent qu'influencer.
Caucus grimaça en découvrant le spectacle qui s'offrait à lui.
L'avant-bras droit de Thakrar était tout neuf, cela ne faisait aucun
doute. Les packages médicaux qui l'enveloppaient avaient glissé,
ouvrant des plaies béantes dans la peau immature et translucide. Les
muscles en TA étaient visibles à l'oeil nu, et leurs membranes
asséchées avaient pris une sale teinte maladive. Sur les jambes et le
torse, cicatrices et greffons dermiques étaient d'un rouge vif qui
jurait avec la peau livide. Le reste des bandages nanoniques
semblaient s'être flétris, devenant pareils à des plaques de
caoutchouc craquelé, et exposaient la peau qu'ils étaient censés
protéger. Un fluide nutritif à l'odeur acre gouttait des tuyaux cassés.
L'espace d'un instant, Caucus considéra son patient avec des yeux
consternés. Il ne savait pas par quel bout commencer.
Les paupières tuméfiées d'Erick Thakrar s'ouvrirent lentement.
Syrinx fut parcourue d'un frisson en découvrant son regard lucide.
-Erick, pouvez-vous m'entendre ? dit Caucus en élevant
involontairement la voix. Vous êtes en sécurité maintenant. Nous
sommes des Édénistes, nous venons de vous secourir. N'essayez
pas de bouger, je vous prie.
Erick écarta ses lèvres tremblantes.
-Nous allons vous soigner dans quelques instants. Vos blocs
axoniques sont-ils opérationnels ?
-Non!
La voix du blessé était claire, déterminée. Caucus attrapa un
pulvérisateur anesthésiant dans le plateau à instruments.
-Le programme est-il défectueux, ou bien vos nanoniques ont-elles
été endommagées ?
Erick souleva son bras valide et pressa le poing contre le dos de
Caucus.
-Que personne ne me touche, télétransmit-il. On m'a implanté un
explosif à neurotransmission. Je suis prêt à le tuer.
Le pulvérisateur échappa à la main de Caucus et chut sur le sol.
Syrinx n'en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. Son esprit s'ouvrit
aussitôt à celui de Caucus, tentant d'apaiser ses pensées paniquées.
Tous les membres de son équipage l'imitèrent.
-Capitaine Thakrar, je suis le capitaine Syrinx, et vous êtes à bord
d'Onone, mon faucon. Veuillez désactiver votre implant. Caucus
n'avait aucune intention de vous nuire.
Erick eut un rire saccadé qui lui secoua tout le corps.
-Je le sais parfaitement. Je ne veux pas être soigné. Je ne
retournerai plus là-bas. Plus jamais.
-Personne n'a l'intention de vous envoyer où que ce soit.
-Oh, que si ! C'est toujours la même chose. Ces chères Forces
spatiales. Il y a toujours une dernière mission, une information vitale
à collecter, et ensuite ce sera fini. Sauf que ce n'est jamais fini.
Jamais.
-Je comprends.
-Menteuse.
Elle indiqua ses propres packages médicaux, visibles sous le tissu de
sa combi.
-Je pense avoir une bonne idée de ce que vous avez enduré. Les
possédés m'ont retenue captive pendant quelque temps.
Erick lui jeta un regard apeuré.
-Ils vont gagner. Si vous avez vu ce dont ils sont capables, vous le
savez déjà. Nous ne pouvons rien y faire.
-Détrompez-vous. Je pense que nous trouverons une solution.
-Nous allons tous mourir. Et rejoindre leurs rangs. Ils sont nous-
mêmes, ils sont nous tous.
Capitaine ? Je l'ai dans ma ligne de mire.
Syrinx prit conscience d'Edwin, planqué dans le corridor central,
armé d'une carabine maser. La gueule de son canon était pointée sur
le dos d'Erick Thakrar. Son processeur de visée montrait que l'arme
était verrouillée sur la colonne vertébrale de l'agent du SRC. Les
micro-ondes cohérentes lui cisailleraient les nerfs avant qu'il ait le
temps de déclencher son implant.
Non, dit-elle. Pas tout de suite. Nous devons tenter de le raisonner, il
l'a mérité.
Pour la première fois depuis bien longtemps, elle était furieuse
contre un Adamiste précisément parce qu'il s'agissait d'un Ada-
miste. L'esprit de Thakrar était enfermé dans les parois de son
crâne. Il n'avait aucun moyen de savoir ce que pensait son prochain,
jamais il ne connaîtrait l'amour, la tendresse, la compassion. Jamais
elle ne pourrait le convaincre de la vérité. Du moins, ce ne serait pas
facile.
-Qu'attendez-vous de nous ? demanda-t-elle.
-J'ai des informations, télétransmit Erick. Des informations
stratégiques.
-Nous le savons. Des informations importantes, d'après le message
que vous avez envoyé à Golomo.
-Je suis prêt à vous les vendre.
L'équipage tout entier émit une bouffée de surprise.
-D'accord, dit Syrinx. Si j'ai ce que vous voulez à bord, c'est à vous.
-Tau-zéro, supplia Erick. Dites-moi que vous avez une nacelle à
bord. Pour l'amour de Dieu.
-Nous en avons plusieurs.
-Bien. Je veux que vous me mettiez dans l'une d'elles. Ils ne peuvent
pas vous attraper là-dedans.
-C'est entendu, Erick. Nous vous mettrons en tau-zéro.
-Pour toujours.
-Hein ?
-Pour toujours. Je veux rester en tau-zéro pour l'éternité.
-Erick...
-J'y ai réfléchi ; j'y ai bien réfléchi, et ça peut marcher. Ça peut
marcher. Vos habitats sont capables de résister aux possédés. Ils ne
peuvent pas faire fonctionner correctement les astronefs adamistes.
Capone est le seul parmi eux à disposer de vaisseaux militaires, et il
ne les gardera pas très longtemps. Ils ont besoin d'entretien, de
pièces de rechange. Ils finiront par en être à court. Alors, il n'y aura
plus d'invasions, rien que des tentatives d'infiltration. Et vous ne
baisserez pas votre garde. Nous autres, Adamistes, nous finirons par
succomber, mais pas vous. Dans cent ans d'ici, vous serez les seuls
survivants de l'espèce humaine. Votre culture vivra éternellement. Et
vous pourrez me garder en tau-zéro pour l'éternité.
-Tout cela est inutile, Erick. Nous pouvons les battre.
-Non ! brailla-t-il. On ne peut pas !
Son corps fut agité d'une toux douloureuse. Son souffle était rauque.
-Je ne mourrai jamais, télétransmit-il. Jamais je ne deviendrai l'un
d'eux ; pas comme la petite Tina. Pauvre petite Tina. Mon Dieu, elle
n'avait que quinze ans. Et maintenant, elle est morte. Mais on ne
meurt pas en tau-zéro. On est en sécurité. C'est la seule
échappatoire. Ni la vie, ni l'au-delà. C'est la seule solution.
(Lentement, il retira sa main de Caucus.) Excusez-moi. Je ne vous
aurais fait aucun mal. Mais, je vous en prie, faites ça pour moi. Je
peux vous dire quel système Capone compte envahir ensuite. Je
peux vous livrer les coordonnées d'une station de production
d'antimatière. Mais donnez-moi votre parole, votre parole d'Édéniste
et de capitaine de faucon ; jurez-moi que vous emporterez ma nacelle
dans un habitat et que votre culture me gardera en tau-zéro pour
l'éternité. Votre parole, je vous en prie, c'est si peu demander.
Que dois-je faire ? demanda-t-elle à son équipage.
Leurs esprits fusionnèrent, emplis de compassion et de détresse. La
réponse, se dit-elle, était inéluctable.
Syrinx s'approcha d'Erick et étreignit sa main trempée d'une sueur
glacée.
-Très bien, Erick, dit-elle doucement, regrettant une nouvelle fois de
ne pas pouvoir communiquer mentalement avec lui. Nous allons vous
mettre en tau-zéro. Mais je veux que vous me promettiez une chose.
Erick avait fermé les yeux. Le souffle de plus en plus court, il
télétransmettait des données au réseau du tore d'équipage. Caucus
considérait le diagnostic du scanner d'un air franchement inquiet.
Dépêche-toi, lança-t-il.
-Quoi donc ? demanda Erick.
-
Donnez-moi la permission de vous sortir de tau-zéro si nous
trouvons une solution à cette crise.
-Vous n'y arriverez pas.
-Si nous y arrivons !
-C'est stupide.
-Non. L'Edénisme a été fondé sur l'espoir, l'espoir en l'avenir, la foi
en une vie meilleure. Si vous estimez que notre culture peut vous
préserver pour l'éternité, vous devez croire en elle. Bon Dieu, Erick,
vous devez bien croire en quelque chose.
-Vous êtes une Édéniste plutôt étrange.
-Je suis une Édéniste des plus typiques. Les autres ne le savent pas
encore.
-Entendu, marché conclu.
-Je vous reparlerai bientôt, Erick. C'est moi qui vous réveillerai pour
vous annoncer la bonne nouvelle.
-À la fin des temps, peut-être. Au revoir...
8.
Alkad Mzu n'avait plus vu de neige depuis son départ de Garissa. À
l'époque, elle n'avait jamais pris la peine d'enregistrer un souvenir de
l'hiver dans ses naneuroniques. Pourquoi gaspiller ainsi de la place ?
Cette saison revenait tous les ans, ce qui suscitait de la joie chez
Peter et de la contrariété chez elle.
La plus vieille de toutes les histoires humaines : il suffit de perdre
quelque chose pour en apprécier la valeur.
À présent, elle regardait la neige tomber sur Harrisburg depuis le
penthouse de l'hôtel Mercedes, cascade silencieuse aussi douce
qu'inexorable. Ce spectacle lui donnait envie de sortir pour rejoindre
les enfants qu'elle voyait jouer dans le parc.
Les flocons étaient apparus durant la nuit, juste après leur arrivée au
spatioport, et cela faisait maintenant sept heures qu'il neigeait. Dans
les rues, les esprits s'échauffaient à mesure que la circulation
ralentissait et que les trottoirs se faisaient plus glissants. D'antiques
mécanoïdes municipaux, épaulés par des hommes armés de pelles,
s'efforçaient d'éliminer les congères qui bloquaient les axes
principaux.
Tout cela n'annonçait rien de bon. Si la nation de Tonala était
fauchée au point d'employer des êtres humains pour dégager les
rues de sa capitale...
Jusqu'ici, Alkad avait réussi à ne pas perdre de vue son objectif. Elle
en était fière ; en dépit de tous les obstacles qu'on avait dressés sur
sa route, elle avait eu suffisamment de ressources pour continuer à
entretenir l'espoir. Même à bord du Tekas, elle s'était crue sur le
point de récupérer l'Alchimiste.
Nyvan avait sérieusement ébranlé son optimisme et son assurance. Il
y avait des astronefs amarrés aux astéroïdes en orbite, et les
compagnies d'astro-ingénierie locales pourraient sans doute lui
fournir l'équipement qui lui était nécessaire ; toutefois, le soupçon
qui régnait sur cette planète dégénérée commençait à éveiller ses
doutes. Sa mission lui filait à nouveau entre les doigts. Les difficultés
s'ajoutaient les unes aux autres, et elle ne disposait plus de solution
de rechange. Elle ne pouvait plus compter que sur elle-même, sur
Voi, Lodi et Eriba, et sur leur argent. Fidèle à sa parole, Prince
Lambert était reparti aux commandes du Tekas dès qu'il les avait
débarqués. Il comptait se réfugier sur Mondul, où il avait des amis et
où les forces spatiales locales étaient réputées pour leur bravoure.
Alkad s'abstint à grand-peine d'accéder à sa fonction horloge. À
cette heure, Prince Lambert avait dû effectuer trois sauts TTZ, et elle
s'était à nouveau débarrassée d'un risque potentiel.
-Voilà du nouveau, annonça Eriba.
Il était allongé sur le sofa, ses pieds nus reposant sur un accoudoir,
les yeux fixés sur l'holoécran du mur du fond. On y diffusait le journal
local.
-Qu'y a-t-il ? lui demanda Alkad.
Depuis leur arrivée, il était branché sur les infos en permanence,
passant des holoécrans aux banques de données du réseau de
communication.
-Tonala vient de décréter la fermeture de ses frontières. Le cabinet
de la présidence affirme que les actions de la Nouvelle-Géorgie sont
ouvertement hostiles et qu'il convient aussi de se méfier des autres
nations. Apparemment, les réseaux DS continuent à se bombarder
de pulsations électroniques.
Alkad grimaça. Ce conflit était déjà entamé lors de l'arrivée du
Tekas.
-Je me demande en quoi cela peut nous affecter. Parlent-ils des
seules frontières terrestres, ou bien comptent-ils interdire aussi le
vol spatial ?
-Ils ne l'ont pas précisé.
La porte carillonna et s'ouvrit sur Voi. Elle entra dans le living d'un
pas décidé, se débarrassant de son épais manteau bleu marine et
aspergeant le tapis blanc de neige fondue.
-Nous avons rendez-vous cet après-midi à deux heures. J'ai dit au
ministère de l'Industrie que nous étions ici pour acheter des
équipements défensifs pour le compte des Dorados, et on m'a
recommandé la société Opia. Lodi a jeté un coup d'oeil dans les
banques de données, elle possède deux stations industrielles en
orbite et une filiale spécialisée dans la maintenance des astronefs.
-
Ça a l'air prometteur, commenta Alkad sans enthousiasme
excessif.
Elle avait laissé à Voi le soin de tout organiser. Les services secrets
étaient toujours à sa recherche, et il aurait été dangereux pour elle
de se promener en ville. Le fait qu'elle ait utilisé le passeport de
Daphine Kigano lui faisait courir des risques supplémentaires, mais
elle n'en avait pas d'autre.
-Prometteur ? Sainte Marie, dites plutôt parfait. Qu'est-ce qu'il vous
faut, la Kulu Corporation ?
-Je ne voulais pas vous critiquer...
-On s'y serait trompé.
Durant le voyage, Voi avait peu à peu retrouvé son mauvais
caractère. Alkad se demandait si la jeune fille se remettait de la mort
de son père ou si elle était encore sous le choc.
-
Est-ce que Lodi a localisé des astronefs qui pourraient nous
intéresser ?
-Il continue de chercher, répondit Voi. Jusqu'ici, il a recensé plus de
cinquante cargos coincés dans le système à cause de la
quarantaine. La plupart d'entre eux sont amarrés dans des stations
en orbite basse ou dans des astéroïdes. Il sélectionne leurs
caractéristiques en fonction des critères que vous nous avez fournis.
J'espère qu'il en trouvera un dans une installation dépendant de
Tonala. Vous êtes au courant pour la fermeture des frontières ? Ils
ont même désactivé les points d'interface de leur réseau avec ceux
des autres nations.
-C'est un problème mineur comparé à celui du recrutement de notre
équipage.
-Que voulez-vous dire ?
-Notre mission n'est pas du genre de celles que l'on confie à des
mercenaires. Je ne pense pas que la solde suffirait à garantir leur
loyauté.
-Pourquoi ne l'avez-vous pas dit plus tôt ? Sainte Marie, Alkad,
comment voulez-vous que je vous aide si vous persistez à pratiquer
la rétention d'informations ? Essayez d'être plus coopérative.
-Je n'y manquerai pas, dit Alkad d'un ton amène.
-Y a-t-il autre chose que nous devrions savoir ?
-Je ne vois rien, mais, si je pense à quelque chose, vous en serez la
première informée.
-D'accord. Bon, j'ai loué une voiture pour nous conduire au siège
social d'Opia. L'agence qui la fournit nous envoie aussi des gardes
du corps. Ils seront ici dans une heure.
-Bien raisonné, dit Eriba.
-C'est élémentaire, rétorqua Voi. Nous sommes des étrangers et
nous avons débarqué ici en plein milieu d'une quarantaine imposée
par l'Assemblée générale de la Confédération. Difficile pour nous de
conserver une visibilité réduite. Je tiens à réduire les risques au
maximum.
-
Ces gardes du corps devraient nous y aider, commenta
prosaïquement Alkad. Je vous conseille de prendre un peu de repos
avant notre départ. Vous n'avez pas fermé l'oeil depuis que nous
avons débarqué ici. J'ai besoin que vous soyez en pleine forme pour
les négociations.
Voi acquiesça à contrecoeur et alla dans sa chambre. Alkad et Eriba
échangèrent un regard et sourirent en même temps.
-Elle a vraiment dit visibilité réduite ? demanda le jeune homme.
-C'est ce que j'ai cru entendre.
-Sainte Marie, cette désintox était vraiment une mauvaise idée.
-Comment était-elle avant ?
-À peu près pareille, admit-il.
Alkad se retourna vers la fenêtre et vers le paysage urbain adouci
par la neige.
La porte carillonna une nouvelle fois.
-
Vous avez commandé quelque chose au service d'étage ?
demanda-t-elle à Eriba.
-Non. (Regard inquiet vers la porte.) Vous croyez que ce sont nos
gardes du corps ?
-Dans ce cas, ils sont en avance ; et si c'étaient des professionnels,
ils auraient dû nous prévenir par télétransmission.
Elle attrapa son sac à dos pour y pêcher l'un des appareils qu'il
contenait. Lorsqu'elle demanda au processeur réseau du penthouse
un accès à la caméra de surveillance du couloir, elle n'obtint aucune
réponse. Les appliques en cristal du living se mirent à clignoter.
-Stop ! lança-t-elle à Eriba, qui avait dégainé son pisto-laser. Ça ne
servira à rien contre des possédés.
-Vous croyez que...
Il n'eut pas le temps d'achever sa phrase : Voi venait de faire
irruption dans la pièce, une carabine maser à la main.
La porte du penthouse s'ouvrit. Trois personnes se dressaient sur le
seuil, le visage plongé dans l'ombre.
-Plus un pas, ordonna Alkad. Mes armes sont dangereuses, même
pour vous.
-En êtes-vous si sûre, docteur ?
Les naneuroniques d'Alkad commençaient à dysfonctionner.
Elle s'empressa de télétransmettre un code d'armement à la petite
sphère qu'elle tenait dans sa main.
-
Quasiment. Souhaitez-vous être le premier sujet de ce type
d'expérience ?
-Vous n'avez pas changé ; vous étiez toujours sûre de vous et de vos
capacités.
Alkad plissa le front. Impossible de reconnaître cette voix féminine.
Elle n'avait plus assez de puissance dans ses naneuroniques pour
faire tourner un programme de reconnaissance audio.
-Je vous connais ?
-Vous me connaissiez. Pouvons-nous entrer, s'il vous plaît ? Nous ne
sommes pas ici pour vous nuire.
Depuis quand les possédés demandaient-ils la permission d'entrer ?
Alkad évalua la situation et répondit :
-Un seul de vous trois suffira pour un entretien. Et si vous ne nous
voulez aucun mal, cessez de perturber notre équipement
électronique.
-Cette requête est difficile à satisfaire, mais nous allons essayer.
Les naneuroniques d'Alkad revinrent peu à peu en ligne. Elle
s'empressa de reprendre le contrôle de la petite sphère.
-Je vais appeler la police, télétransmit Voi. Elle va nous envoyer une
équipe d'intervention. Quand les possédés le comprendront, il sera
trop tard.
-
Non. S'ils avaient voulu nous attaquer, ils l'auraient déjà fait.
Écoutons ce qu'elle a à nous dire.
-Vous ne devriez pas vous exposer à un contexte de sécurité
négative. Vous êtes notre seul lien avec l'Alchimiste.
-Oh, fermez-la, lança Alkad à voix haute. D'accord, entrez. La jeune
femme qui s'avança dans le penthouse était âgée d'une vingtaine
d'années. Elle avait la peau nettement plus claire qu'Alkad, des
cheveux d'un noir de jais et un visage un peu trop gras pour être
vraiment joli ; son expression se partageait en permanence entre la
timidité et le ressentiment. Elle portait une tenue de style écossais,
avec un type de kilt qui avait été à la mode sur Garissa lors de l'année
du génocide.
Alkad lança un programme de comparaison visuelle dans ses
cellules mémorielles.
-Gelai ? Gelai, c'est bien vous ?
-Oui, c'est mon âme, répondit l'autre. Mais pas mon corps. Celui-ci
n'est qu'une illusion.
L'espace d'un instant, le mirage se dissipa, révélant une adolescente
de type asiatique aux jambes striées de cicatrices récentes.
-Sainte Marie ! hoqueta Alkad.
Elle avait espéré que ces histoires de tortures et d'atrocités ne
relevaient que de la propagande de la Confédération.
Le visage de Gelai refit son apparition. Cet aperçu de la réalité avait
été si bref qu'Alkad avait désespérément envie de croire que c'était
Gelai en personne qui se trouvait devant elle ; l'adolescente meurtrie
n'était qu'un horrible souvenir à refouler.
-Que vous est-il arrivé ? demanda Alkad.
-Vous la connaissez ? s'enquit Voi, indignée.
-Oh, oui ! Gelai était l'une de mes étudiantes.
-Pas la plus brillante, j'en ai peur.
-Si je me souviens bien, vous étiez plus que correcte.
-Voilà qui contribue à notre soulagement, railla Voi. Mais vous ne
nous avez pas dit ce que vous faites ici.
-J'ai été tuée pendant l'attaque aux superbombes, poursuivit Gelai.
Le campus ne se trouvait qu'à cinq cents kilomètres de l'un des
objectifs. Il a été rasé par le tremblement de terre. J'étais au foyer
quand c'est arrivé. La vague de chaleur a incendié le bâtiment. Puis il
y a eu la secousse ; Marie seule connaît sa puissance. Je suppose
que j'ai eu de la chance. Je suis morte lors de la première heure. Ce
fut raisonnablement rapide. Comparé au sort de bien d'autres.
-Je suis tellement navrée, dit Alkad. (Jamais elle ne s'était sentie
aussi indigne ; ce qu'elle avait devant elle, c'était la pitoyable
conséquence du plus grave de ses échecs.) Je vous ai trahie. J'ai
trahi tout le monde.
-Au moins avez-vous tenté de faire quelque chose, dit Gelai. À
l'époque, j'étais contre. Je participais à toutes les manifestations
pacifistes. On organisait des veillées devant le Parlement, on
chantait des hymnes. Mais les médias nous traitaient de lâches et de
traîtres. Les gens nous crachaient dessus dans la rue. Pourtant, j'ai
continué à manifester. Je croyais que si nous pouvions convaincre
notre gouvernement de dialoguer avec les Omutans, alors les
militaires cesseraient de s'affronter. Sainte Marie, comme j'étais
naïve !
-
Non, Gelai, vous étiez courageuse. Si nous avions été assez
nombreux à défendre de tels principes, peut-être que le
gouvernement aurait fait davantage d'efforts pour parvenir à une
solution pacifique.
-Mais il ne l'a pas fait, n'est-ce pas ?
Alkad caressa les joues de Gelai du bout des doigts, touchant un
passé qu'elle avait cru perdu à jamais, touchant l'origine du présent.
Le contact de cet ersatz de peau suffit à lui confirmer qu'elle avait eu
raison d'agir comme elle l'avait fait trente ans plus tôt.
-Je voulais vous protéger. Je croyais avoir vendu mon âme pour
assurer votre sécurité. Et ça m'était égal. À mes yeux, ce sacrifice en
valait la peine ; tous ces jeunes esprits brillants, animés par les
espoirs les plus stupides et les idéaux les plus nobles. Pour vous, je
serais passée à l'acte. J'aurais détruit l'étoile d'Omuta, commettant
le plus grand crime de la galaxie. Et à présent, tout ce qu'il reste de
notre jeunesse, ce sont des gens comme eux. (Elle désigna Voi et
Eriba d'un geste las.) Quelques milliers de gosses vivant dans des
cailloux qui leur tordent l'esprit. J'ignore lesquels d'entre vous ont
souffert le plus. Au moins avez-vous eu un aperçu de ce que notre
peuple aurait pu accomplir si nous avions vécu. Cette nouvelle
génération n'est qu'un misérable résidu de son potentiel.
Gelai fit la moue et fixa le sol d'un air buté.
-J'ignorais ce que j'allais faire une fois ici. Vous avertir ou vous tuer.
-Et maintenant ?
-Je n'avais pas compris vos motivations, votre alliance avec les
militaires. Pour nous, vous étiez un professeur de génie, une femme
que nous admirions mais qui nous restait étrangère. Nous vous
respections tellement que je vous considérais comme un peu
inhumaine, un organisme biotek au coeur de glace. Je vois à présent
que je me trompais, mais je pense toujours que vous avez eu tort de
créer une monstruosité comme l'Alchimiste.
Alkad se raidit.
-Comment connaissez-vous l'existence de l'Alchimiste ?
-Nous observons cet univers depuis l'au-delà, vous savez. C'est
difficile, mais on y arrive. J'ai vu les Forces spatiales de la
Confédération tenter d'évacuer nos compatriotes avant que les
radiations n'aient raison d'eux. J'ai également vu les Dorados. Je
vous ai même vue deux ou trois fois à Tranquillité. Et puis, il y a les
souvenirs que nous nous arrachons les uns aux autres. J'ai
rencontré une âme qui vous avait connue. Peut-être même plusieurs,
je ne sais plus. Je n'en ai pas tenu le compte ; à quoi bon, quand on
commet un tel acte plusieurs centaines de fois par jour ? C'est pour
ça que je sais que vous avez créé cet engin, dont personne
cependant ne connaît le fonctionnement. Et je ne suis pas la seule
dans ce cas, docteur ; Capone est au courant, lui aussi, ainsi que pas
mal d'autres possédés.
-Ô sainte Marie, gémit Alkad.
-Ils l'ont proclamé dans l'au-delà, voyez-vous. Ils ont promis des
corps à toute âme qui les aiderait à vous retrouver.
-Vous voulez dire que des âmes nous observent en ce moment ?
demanda Voi.
Gelai eut un sourire rêveur.
-Oui.
-Merde !
Mzu se tourna vers la porte du penthouse, qui s'était refermée devant
les compagnons de Gelai.
-Combien de possédés y a-t-il sur Nyvan ?
-Plusieurs milliers. La planète sera à nous dans une semaine.
-Ça ne nous laisse pas beaucoup de temps, conclut Alkad. Voi et
Eriba étaient visiblement gagnés par la panique.
-
Laissons tomber l'Alchimiste, dit l'adolescente. Nous devons
quitter ce système.
-Oui. Mais nous disposons de quelques jours de répit. Ça nous laisse
le temps d'organiser notre fuite, nous ne pouvons pas nous
permettre de la bâcler. Nous allons affréter un astronef, comme
prévu ; Opia peut nous arranger ça. Mais je ne pense pas que nous
aurons le temps de faire construire notre porteur. Enfin, en dernier
recours, nous pourrons toujours charger l'Alchimiste dans une
guêpe de combat.
-Ça peut se faire ? demanda Voi, subitement intriguée. Quelle est la
taille de l'Alchimiste ?
-Vous n'avez pas besoin de le savoir. L'adolescente grimaça.
-Gelai, vous nous avertirez si des possédés s'approchent de nous ?
-Oui, docteur, nous vous devons au moins ça. Du moins pendant
deux ou trois jours, le temps que vous trouviez un astronef. Vous
allez vraiment utiliser l'Alchimiste après tout ce temps ?
-Oui. J'y suis plus résolue que jamais.
-
Je ne sais pas quoi penser de cette décision. Jamais je
n'accepterais la justesse d'une vengeance à cette échelle. À quoi
servirait-elle, hormis à remonter le moral de quelques réfugiés ? Mais
si vous ne l'utilisez pas contre Omuta, quelqu'un vous le volera pour
faire exploser une autre étoile. Donc, tant qu'à l'utiliser, autant
l'utiliser contre Omuta, je suppose. (La détresse se lisait sur son
visage.) Nous finissons tous par renoncer à nos principes, pas vrai ?
-Vous n'avez pas renoncé aux vôtres, rétorqua Alkad. Les Omutans
vous ont tuée, ils vous ont condamnée à passer trente ans dans l'au-
delà, et vous êtes encore prête à les épargner. La société qui a pu
vous produire est un miracle. Sa destruction fut le plus grand péché
jamais commis par notre espèce.
-Excepté peut-être la possession.
Alkad prit dans ses bras la jeune fille désemparée.
-Tout ira bien. Je ne sais pas comment, mais cet horrible conflit
s'achèvera sans que nous nous soyons tous détruits. Marie ne vous a
pas éternellement condamnée à l'au-delà, vous verrez.
Gelai s'écarta de Mzu pour déchiffrer son visage.
-Vous le pensez vraiment ?
-Oui, aussi étrange que cela paraisse venant d'une semi-athée. Mais
je connais mieux que vous la structure de l'univers, et j'y ai
entraperçu un ordre, Gelai. Il y a toujours eu une solution aux
problèmes qui nous ont été posés. Toujours. Celui-ci ne fera pas
exception à la règle.
-Je vous aiderai, dit Gelai. Nous veillerons à ce que vous quittiez la
planète indemnes, tous les trois.
Mzu l'embrassa sur le front.
-Merci. Bon, et les deux personnes qui vous accompagnaient, s'agit-
il aussi de Garissans ?
-Ngong et Omain ? Oui. Mais ils ne sont pas de la même époque que
moi.
-J'aimerais faire leur connaissance. Dites-leur d'entrer, et ensuite
nous allons décider de la suite des opérations.
-Quelle vie de pacha ? lança Joshua. Écoute, j'ai risqué tout ce que
j'avais - y compris mes couilles - pour gagner le fric nécessaire à la
réfection du Lady Mac. Jamais je n'aurais rampé devant les
banquiers et les financiers comme tu l'as fait. Un vrai Calvert est un
homme indépendant. Et je suis indépendant.
-Seules les circonstances nous ont dicté notre tactique, rétorqua
Liol. Ma seule chance, c'étaient les subventions de la Société
d'exploitation des Dorados. Et je l'ai saisie, bon Dieu. Je suis parti de
rien pour créer Quantum Serendipity. Je me suis fait tout seul et j'en
suis fier, je ne suis pas né avec les privilèges qui étaient les tiens.
-Des privilèges ? Tout ce que m'a légué papa, c'était un astronef en
piteux état et dix-huit ans d'arriérés de taxes portuaires. Comme
atouts dans la vie, on fait mieux.
-Foutaises. Le simple fait de vivre à Tranquillité est un privilège
auquel aspire la moitié de la Confédération. Un paradis pour
ploutocrates en plein milieu d'une mine d'or. Tu ne pouvais pas
manquer d'en grappiller ta part. Il te suffisait de tendre la main pour
cueillir une ou deux pépites.
-On a essayé de me tuer dans ce putain d'Anneau Ruine.
-C'est peut-être parce que tu aurais dû faire gaffe, non ? Pale
fortune n'est que la moitié du chemin. Le plus dur, c'est de ne pas la
perdre. Tu aurais dû prendre des précautions.
-
Absolument, ronronna Joshua. Et j'ai bien appris ma leçon.
Désormais, je m'accroche à ce que j'ai.
-Je ne t'empêcherai pas d'être le capitaine du Lady Mac. Mais...
-Au cas où ça vous intéresserait, annonça Sarha en élevant la voix,
je vous signale que nous avons émergé dans un environnement
électronique hostile. Deux des réseaux DS de Nyvan exigent de voir
notre autorisation de vol tout en saturant nos capteurs d'impulsions
diverses.
Joshua grommela et consacra toute son attention aux données
affichées par l'ordinateur de bord. Il se morigéna de sa négligence,
ça ne lui ressemblait pas d'ignorer ainsi la séquence d'émergence.
Mais quand on est tarabusté par un prétendu frère à la conscience
élastique...
Sarha avait raison. L'espace séparant Nyvan de ses astéroïdes en
orbite était soumis à une grande variété de perturbations
électroniques relativement puissantes. Les capteurs et les
programmes de filtrage du Lady Mac étaient suffisamment
sophistiqués pour faire le tri ; les réseaux DS de Nyvan étaient du
genre archaïque, mais leur puissance était carrément préoccupante.
Avec l'aide de Sarha, Joshua réussit à localiser les PC des réseaux et
à leur transmettre le code d'identification du Lady Mac, ainsi que
l'autorisation délivrée par Tranquillité. Seules les nations de Tonala
et de Nangkok accusèrent réception et lui donnèrent la permission
d'approcher la planète. Le réseau DS de la Nouvelle-Géorgie, basé
sur Jesup, demeura silencieux.
-Continue de chercher à les joindre, dit-il à Sarha. Mais on avance
quand même. Beaulieu, tu as repéré le Tekas ?
-Accorde-moi encore une minute, capitaine. L'architecture réseau
de cette planète est sacrement bizarre, et les interfaces ne semblent
pas fonctionner aujourd'hui. Sans doute une conséquence du
brouillage électronique. Je suis obligée d'accéder à plusieurs
réseaux nationaux pour confirmer l'arrivée de l'astronef.
À l'autre bout de la passerelle, Ashly eut un reniflement de mépris.
-Quelle bande de crétins, rien ne change jamais sur cette planète.
Ils se vantent tous d'être différents les uns des autres ; en ce qui me
concerne, je n'ai jamais rien remarqué.
-Quand es-tu venu ici pour la dernière fois ? demanda Dahybi.
-Vers 2400, je crois bien.
Joshua vit Liol se tourner lentement vers le pilote ; son sourcil était
arqué en signe de scepticisme.
-Quand ça ? demanda Liol.
-2400. Je me le rappelle encore. Le roi Aaron était sur le trône de
Kulu. Le royaume avait vendu d'antiques vaisseaux de guerre à l'une
des nations de cette planète, ce qui avait relancé leurs querelles.
-C'est ça, fit Liol. Visiblement, il attendait la chute.
Tous les membres d'équipage du Lady Mac affichèrent une
expression indifférente.
-J'ai trouvé une référence, annonça Beaulieu. Le Tekas est arrivé
hier. Selon les archives publiques de Tonala, il était porteur d'une
autorisation officielle délivrée par le Conseil des Dorados. Il a
accosté au Spirit of Freedom, une station en orbite basse, pour en
appareiller une heure plus tard avec un plan de vol à destination de
Mondul. Quatre passagers ont débarqué : Lodi, Voi, Eriba et Daphine
Kigano.
-Jackpot, dit Joshua.
Il demanda au contrôle spatial de lui envoyer un vecteur d'approche
du Spirit of Freedom. À la huitième tentative, le contrôle spatial
accusa réception et s'exécuta.
Le Spirit of Freedom, le principal spatioport en orbite basse de
Tonala, tournait autour de l'équateur à une altitude de sept cent
cinquante kilomètres. C'était une structure hexagonale de deux
kilomètres de diamètre et de cent mètres d'épaisseur. Réservoirs,
salons, tubes de communication, échangeurs thermiques et baies
d'accostage étaient nichés dans un réseau d'entretoises en alliage
gris-blanc, formant des bouquets de flèches jaillissant à chaque
angle et surmontés de tubes à fusion assurant la stabilité de
l'ensemble.
En plus d'accueillir les astronefs et les spatiojets commerciaux, le
spatioport servait de point de ralliement aux remorqueurs qui
acheminaient le métal provenant de l'astéroïde Floreso. Quelques-
uns de ces gros bâtiments flottaient à proximité du Spirit of Freedom
lorsque le Lady Mac en approcha ; de forme pyramidale, ils étaient
équipés de dix tubes à fusion en leur sommet et d'un taquet
d'amarrage à chaque coin de leur base.
Ils étaient conçus pour remorquer quatre ironbergs. On appelait
ainsi un bloc pesant soixante-quinze mille tonnes, composé de métal
incroyablement pur auquel on avait mélangé de la mousse d'azote
alors qu'il était en état de fusion. Les techniciens de Floreso
solidifiaient le tout pour obtenir une masse en forme de poire, dont la
base comptait vingt-cinq cannelures incurvées. Les ironbergs
étaient ensuite amarrés à un remorqueur pour un trajet de trois
semaines, le long d'une orbite légèrement elliptique à deux cents
kilomètres d'altitude. Pendant les deux derniers jours de trajet, les
moteurs électriques des taquets les faisaient tourner sur eux-mêmes
au rythme d'une rotation par minute. On obtenait ainsi le plus grand
gyroscope de la galaxie, dont la précession garantissait un
alignement parfait lors de l'ultime phase de la trajectoire.
L'injection des ironbergs dans l'atmosphère était une tâche
incroyablement délicate, nécessitant une précision extrême. Chacun
d'eux devait se trouver en position correcte et suivre strictement sa
trajectoire afin que sa base frappe la haute atmosphère suivant un
angle permettant d'obtenir un freinage maximal. Une fois que sa
vélocité diminuait, la gravité entraînait la masse de métal le long
d'une parabole, l'effet de résistance allant alors dans le sens du
processus. Le flux hypersonique autour des cannelures de sa base
maintenait sa rotation, et par là même sa stabilité et sa trajectoire.
Si tout se passait bien - si les techniciens de l'astéroïde avaient bien
calculé la distribution massique, si le point d'injection était le bon -,
l'ironberg décélérait jusqu'à atteindre une vitesse subsonique
environ cinq mille mètres au-dessus de l'océan. Ensuite, aucune
force connue ne pouvait plus affecter une telle masse excepté la
gravitation. L'ironberg s'abîmait dans les eaux en produisant un
nuage de vapeur ressemblant à un champignon atomique. Puis il
flottait sur les vagues, la mousse d'azote le rendant plus léger que
l'eau.
Dès qu'un remorqueur avait lâché ses quatre ironbergs, la flottille de
récupération levait l'ancre. Les ironbergs étaient ensuite conduits
dans une fonderie, où leur métal était récupéré pour alimenter les
usines de Tonala. L'économie de la nation était enrichie par cette
manne de métal bon marché, obtenue sans dommage aucun pour
l'écologie.
Même le farouche conflit électronique opposant les réseaux DS
n'était pas de nature à interrompre leur transport. Les remorqueurs
entourant le Spirit of Freedom continuaient de recevoir les
cargaisons prévues. Des techniciens en combinaison IRIS rampaient
sur les poutrelles, tandis que VSM et réservoirs flottaient à proximité.
Exception faite du Lady Mac, ces appareils étaient les seuls à voler
autour du spatioport. Joshua avait la voie libre et effectua son
approche en un temps record. Comme ils survolaient la station, les
capteurs lui montrèrent onze autres astronefs nichés dans les baies
d'accostage.
L'inspection à laquelle ils eurent droit n'avait rien d'inattendu ; après
avoir vérifié qu'aucun des occupants de l'astronef n'était possédé,
les fonctionnaires fouillèrent les modules de vie, le spatiojet et le
VSM, les passant au crible de leurs blocs de brouillage électronique.
Une fois ces formalités accomplies, Joshua reçut un message du
ministère de l'Industrie de Tonala, qui l'invitait à discuter de ses
besoins et lui proposait de le mettre en contact avec des entreprises
locales. Le spatiojet du Lady Mac reçut par ailleurs l'autorisation de
se poser à Harrisburg.
-J'emmène deux sergents, ainsi que Dahybi et Melvyn, annonça
Joshua. Quant à toi, Ashly, tu nous accompagnes mais tu resteras à
bord du spatiojet au cas où il serait nécessaire d'évacuer en vitesse.
Sarha, Beaulieu, je veux que le Lady Mac soit prêt à repartir en
permanence. Même procédure que la dernière fois, on risque de filer
d'ici en vitesse, alors surveillez ce qui se passe à la surface - je veux
être informé dès que ça commence à sentir mauvais.
-Je peux vous accompagner, dit Liol. Je sais me débrouiller en cas
de pépin.
-Fais-tu confiance à mes capacités de commandement ?
-Bien sûr que oui, Josh.
-Parfait. Alors tu restes ici. Car mes capacités de commandement
me disent que tu ne suivras pas mes ordres.
L'obscurité régnait désormais dans la biosphère de Jesup, un éternel
crépuscule sinistre et glacial. Telle était la volonté de Quinn. Les
tubes solaires disposés le long de la poutre axiale ne produisaient
qu'un faible éclat opalescent, dont le seul but était de permettre aux
gens de voir où ils allaient.
Un impossible automne frappait donc la végétation tropicale. Les
feuilles jaunissaient après avoir cherché en vain une quelconque
lueur. Nombre d'entre elles étaient déjà tombées, noircies par l'air
vicié. Les jolis ruisseaux dessinaient un labyrinthe boueux, les
canaux d'évacuation se bouchaient, des mares se formaient autour
d'eux.
Quinn savourait cette expérience de décomposition accélérée. Elle
témoignait du pouvoir dont il jouissait sur son environnement. Rien à
voir avec la rupture dans le réel, qui nécessitait une concentration de
tous les instants. Ce changement-ci était concret, irréversible.
Puissant.
Dressé devant l'autel qu'on avait bâti dans le parc, il considérait la
silhouette attachée à la croix inversée qui le surmontait. Il s'agissait
d'un vieillard, ce qui, d'une certaine façon, était un bon point. Grâce
à lui, Quinn allait confirmer son absence totale de compassion ; seuls
les enfants étaient aussi sacrés.
Sept de ses loyaux disciples l'entouraient, vêtus de robes rouge
sang. Leurs visages étaient aussi étincelants que leurs esprits,
habités par l'avidité et un lugubre désir.
Douze-T assistait également à la cérémonie, ployant sous le
formidable fardeau de la survie. Sa tête meurtrie était baissée en
permanence. Aucun possédé ne le tenait sous son emprise, mais sa
posture rappelait de plus en plus celle d'un Néandertalien.
Les acolytes formaient un vaste demi-cercle autour de l'élite. Tous
étaient vêtus d'une robe grise dont le capuchon était rabaissé. Leurs
visages, illuminés par les feux anormalement chauds qui flanquaient
l'autel, arboraient des expressions trompeuses sous l'effet de la
lueur topaze qui leur caressait la peau.
Quinn sentit plusieurs fantômes parmi eux. Ils étaient aussi terrifiés
que démoralisés, comme à leur habitude, et, ainsi qu'il l'avait
découvert, complètement inoffensifs. Ils ne pouvaient exercer
aucune
influence
sur
le
monde
physique.
Des
créatures
insignifiantes, encore plus dénuées de substance que l'ombre
qu'elles recherchaient.
Dans un certain sens, il était ravi de les savoir là. À l'espionner. Cette
cérémonie allait leur montrer de quoi il était capable. Ils pouvaient
être soumis, aucun doute là-dessus, sur ce point ils ne différaient en
rien d'un être humain ordinaire. Ils devaient comprendre qu'il
n'hésiterait pas un instant à les faire souffrir s'ils refusaient de lui
obéir.
Satisfait, Quinn entonna :
-Nous sommes les princes de la Nuit.
-Nous sommes les princes de la Nuit, reprirent les acolytes. Leur
murmure évoquait le tonnerre grondant derrière l'horizon.
-Quand le faux Dieu conduira ses légions vers l'oubli, nous serons
là.
-Nous serons là.
Le vieil homme priait en silence, tremblant de tous ses membres.
C'était un prêtre chrétien, raison pour laquelle Quinn l'avait
sélectionné. Une double victoire. Une victoire contre le faux Dieu. Et
une victoire pour le serpent. Il allait prendre une vie uniquement
parce qu'il le désirait et parce que cela en ferait souffrir d'autres.
Un tel sacrifice avait toujours pour but de renforcer l'autorité. C'était
un spectacle conçu pour faire trembler les faibles. À l'époque
préindustrielle, ce rite était également associé à la sorcellerie ; mais
à l'ère de la technologie nanonique, l'homme avait surpassé la magie,
blanche ou noire. Les sectes des arches connaissaient et
encourageaient la valeur de l'image, la psychologie de la brutalité. Et
ça marchait.
Qui, au sein de cette assemblée, oserait maintenant le défier ? Cette
cérémonie était en fait une ordination, une confirmation de sa
puissance.
Il tendit la main et Lawrence y plaça la dague. Elle avait une poignée
d'ébène délicatement ouvragé, mais une lame de carbotanium aussi
simple qu'affûtée.
Le prêtre poussa un cri lorsque Quinn la plongea dans son ventre
proéminent. Ce cri se transforma en gémissement comme Quinn
récitait :
-Accepte cette vie en témoignage de notre amour et de notre
dévotion.
-Nous T'aimons et nous Te sommes dévoués, Seigneur, grondèrent
les acolytes.
-Que Dieu vous délivre, mon fils, hoqueta le prêtre.
Le sang coulait le long du bras de Quinn, maculait l'autel.
-Va te faire foutre, lança-t-il.
Lawrence éclata de rire en voyant le visage défait du prêtre. Quinn
était immensément fier du garçon ; jamais il n'avait vu un être s'offrir
ainsi sans réserves au Frère de Dieu.
Le prêtre agonisait sous les acclamations des acolytes. Quinn sentit
l'âme du vieil homme s'élever au-dessus de son corps, pareille à un
plumet de fumée dans un ciel agité, puis disparaître dans une fissure