Peter F. HAMILTON

L'AUBE DE LA NUIT

DEUXIEME PARTIE:

L'ALCHIMISTE DU NEUTRONIUM II

QUATRIÈME LIVRE:

CONFLIT

1.

Le Lady Macbeth se plaça en douceur au-dessus du berceau

d'accostage, ses verniers équatoriaux lâchant quelques étincelles

lorsque Joshua compensa la dérive. Les capteurs optiques ne

donnaient qu'un faible retour dans ce secteur ; l'éclat rubis de Tunja,

déjà insipide quand l'espace était dégagé, se réduisait à un halo rosé

parmi les particules du disque où se nichait Aya-cucho. Le radar

laser guida l'astronef jusqu'à ce que les attaches du berceau

l'agrippent fermement.

Les projecteurs périphériques de la baie passèrent à leur intensité

maximale, découpant la coque et rebondissant en reflets irréguliers

sur les échangeurs thermiques en train de se rétracter dans leurs

niches. Puis le berceau entama sa descente.

Sur la passerelle, Sarha examina Joshua en quête d'un signe de...

d'humanité, supposa-t-elle. Il les avait menés à bon port, en un temps

record comme à son habitude. Et il n'avait pas prononcé plus de dix

mots, excepté pour donner les instructions nécessaires à un vol

correct. Il avait même pris ses repas tout seul dans sa cabine.

Beaulieu et Dahybi avaient informé le reste de l'équipage des

événements de Norfolk, insistant sur l'inquiétude que le sort de

Louise inspirait à Joshua. Sarha savait donc pourquoi il était

déprimé, mais cela lui semblait pourtant difficile à croire. L'année

précédente, elle avait été l'amante de Joshua durant six mois. Son

attachement pour elle était si superficiel que, lorsqu'ils avaient cessé

de coucher ensemble, elle avait pu rester au sein de l'équipage sans

aucune gêne de part et d'autre.

Difficile d'admettre, donc, que Joshua puisse être aussi affecté par

ce qui était arrivé à Louise, qui n'était rien de plus qu'une simple fille

de la campagne. Jamais il ne s'était impliqué à ce point.

L'engagement était un concept qui lui était étranger. C'était en partie

cela qui le rendait si fascinant. Avec lui, on savait toujours à quoi s'en

tenir, il ne cherchait jamais à vous tromper.

Peut-être que Louise n'était pas si simple, après tout. Et peut-être

que je suis jalouse, tout simplement.

-Alors, capitaine, tu es prêt à nous le dire ? demanda-t-elle.

-Hein ? fit Joshua en se tournant dans sa direction.

-À nous dire ce que nous faisons ici ? On a cessé de courir après

Meyer. Alors, qui est ce Dr Mzu ?

-Mieux vaut ne pas le savoir.

Elle jeta un regard circulaire sur la passerelle, constatant que ses

camarades étaient eux aussi irrités par l'attitude de leur capitaine.

-Absolument, Joshua ; après tout, tu n'es pas encore sûr de pouvoir

nous faire confiance, pas vrai ? lança-t-elle. Pas après tout ce temps.

Joshua la fixa sans rien dire. Heureusement, ce qu'il lui restait

d'intuition réussit à lui faire oublier ses sombres pensées, et il prit

conscience de l'exaspération de son équipage.

-Et merde, fit-il en grimaçant.

Sarha avait raison : après tout ce qu'ils avaient vécu ensemble, ils

méritaient mieux de la part de leur capitaine. Seigneur, la paranoïa

d'Ione devient contagieuse. Heureusement que je n'ai pas eu à

prendre de véritable décision de commandement.

-Excusez-moi, j'ai été secoué par ce qui est arrivé à Norfolk. Je ne

m'attendais pas à ça.

-

Personne ne pouvait s'y attendre, Joshua, dit Sarha,

compatissante.

-Ouais, d'accord. Bon. Le Dr Mzu est une physicienne qui a jadis

travaillé pour les forces spatiales de Garissa...

Les astros ne dirent pas grand-chose pendant qu'il leur expliquait

leur mission. Ce qui valait sans doute mieux, songea-t-il. Il avait signé

sans les consulter un contrat des plus douteux. Comment réagirais-je

s'ils m'entraînaient dans une galère de ce genre ?

Quand il conclut son discours, il vit les lèvres d'Ashly esquisser un

sourire, mais le vieux pilote affirmait toujours être avide d'aventures.

Les autres se montrèrent relativement stoï-ques ; Sarha, cependant,

lui lançait des regards mi-étonnés, mi-furibonds.

Joshua se força à afficher un des sourires les plus narquois de son

répertoire.

-Je vous l'avais dit : il valait mieux ne pas le savoir. Sarha fit mine de

feuler, puis se ravisa.

-

Nom de Dieu, le Seigneur de Ruine ne pouvait pas trouver

quelqu'un d'autre ?

-À qui te serais-tu fiée à sa place ?

Sarha tenta de trouver une réponse, y échoua lamentablement.

-Si l'un d'entre vous préfère se désister, qu'il ou elle me le dise,

déclara Joshua. Ce genre de boulot ne rentre pas exactement dans

le cadre de votre contrat.

-On pouvait en dire autant de Lalonde, commenta Melvyn.

-Beaulieu ? demanda Joshua.

-J'ai toujours fait de mon mieux pour servir mon capitaine, répondit

la cosmonik. Je ne vois pas de raison pour changer d'attitude.

-Merci. Merci à tous. Bien, occupons-nous de désactiver le Lady

Mac. Ensuite, on va se mettre à la recherche du bon docteur.

Le Service des douanes et de l'immigration des Dorades consacra

soixante-quinze minutes à contrôler l'équipage du Lady Mac. Vu la

quarantaine, Joshua s'était attendu à des tracasseries, mais ces

officiers semblaient résolus à analyser la moindre molécule de

l'astronef. Leurs documents furent soumis à quatre examens

consécutifs. En fin de compte, Joshua dut verser à l'inspecteur en

chef une taxe administrative de cinq mille fusio-dollars avant qu'il les

déclare vierges de toute possession, détenteurs d'une autorisation

de vol en bonne et due forme délivrée par le gouvernement de

Tranquillité et aptes à débarquer sur Ayacucho.

Les avocats les attendaient à l'extrémité du boyau-sas du quai. Deux

hommes et une femme, vêtus de costumes bleus de coupe stricte

clones à partir d'un logiciel de confection des plus conservateurs.

-Capitaine Calvert ? demanda la femme.

Elle fixa Joshua en plissant les yeux, comme si elle doutait de son

identité.

Il pivota légèrement sur lui-même pour lui montrer l'étoile d'argent

sur son épaulette.

-C'est bien moi.

-Vous êtes le capitaine du Lady Macbeth ? Toujours la même

hésitation.

-Ouais.

-Mme Nateghi, du cabinet Tayari, Usoro & Wang, représentant la

Compagnie de service et d'équipement Zaman établie dans ce

spatioport.

-Navré, les gars, je n'ai pas besoin d'un contrat de maintenance. On

vient juste d'être refaits à neuf.

Elle lui tendit un microcartel où était embossé le sceau de la justice.

-Marcus Calvert, voici un commandement à payer une somme due à

notre client depuis août 2586. Vous êtes tenu de comparaître devant

le Tribunal civil d'Ayacucho à une date restant à déterminer afin

d'apurer cette dette.

Le cartel se retrouva dans la main de Joshua.

-Hein ? réussit-il à grogner.

Sarha se mit à glousser, ce qui lui valut un regard glacial de Mme

Nateghi.

-

Nous avons également déposé une demande de saisie

conservatoire du Lady Macbeth, dit-elle d'une voix polaire. Veuillez

ne pas tenter de filer en douce comme la dernière fois.

D'un geste plein d'emphase, Joshua déposa un baiser sur le cartel et

gratifia la femme de son plus beau sourire.

-Je suis Joshua Calvert. Vous devriez vous adresser à mon père, je

pense. Il s'appelle Marcus Calvert.

Si cette information la déstabilisa, elle n'en laissa rien paraître.

-Êtes-vous le propriétaire actuel du Lady Macbeth ?

-Oui.

-En ce cas, vous restez redevable de la dette. La convocation sera

révisée pour tenir compte de ce fait. La demande de saisie n'en est

nullement affectée.

Joshua conserva son sourire. Il télétransmit à l'ordinateur du

vaisseau une demande d'accès au journal de bord pour l'année 2586.

Résultat : néant.

-

Merci, papa, merci mille fois, marmonna-t-il. (Pas question

d'afficher son désarroi devant ces trois vautours.) Écoutez, il s'agit

de toute évidence d'un malentendu, d'une erreur informatique ou de

quelque chose comme ça. Je n'ai aucune intention de contester cette

dette. Et je serai ravi de rembourser les sommes dues en rapport

avec le Lady Mac. Je suis sûr que personne ne tient à ce que cette

regrettable méprise soit tranchée par un tribunal.

Il donna un coup de pied à Sarha qui, des gloussements, était passée

au fou rire.

Mme Nateghi hocha sèchement la tête.

-Il est dans mes compétences d'accepter le paiement de la somme

due.

-Bien.

Joshua attrapa son crédisque de la Banque jovienne dans la poche

de poitrine de sa combi.

-Le montant de la facture émise par la Compagnie Zaman en 2586

est de soixante-douze mille fusiodollars. J'en ai une copie sur moi.

-Je n'en doute pas.

Joshua lui tendit le crédisque, impatient d'en avoir fini avec cette

histoire.

L'avocate consulta ostensiblement son bloc-processeur.

-

L'intérêt accumulé par votre dette au cours des vingt-cinq

dernières années se monte à deux cent quatre-vingt-neuf mille

fusiodollars, somme approuvée par la cour.

Sarha faillit s'étouffer sur son rire. Joshua dut faire appel à un

blocage naneuronique pour ne pas retrousser les lèvres et gronder

comme un fauve. Il était sûr que l'autre utilisait la même tactique

pour ne pas ricaner. Salope !

-Certes, fit-il d'une voix blanche.

-Et les émoluments de notre cabinet pour cette affaire se montent à

vingt-trois mille fusiodollars.

-Oui, je me disais bien que vous n'étiez pas chers. Cette fois-ci, elle

tiqua.

Joshua procéda au transfert de fonds. Les avocats se retournèrent

et s'éloignèrent dans le corridor.

-On peut se permettre une telle dépense ? s'enquit Sarha.

-Oui. J'ai droit à une note de frais illimitée pour cette mission. C'est

lone qui paie.

Quant à savoir comment elle allait réagir en voyant ladite note...

mieux valait ne pas y penser.

Pourquoi papa était-il parti aussi précipitamment ? Ashly tapa

Joshua sur l'épaule.

-Ton père était un homme plein de surprises, hein ?

-J'espère qu'il va se dépêcher de posséder quelqu'un, dit Joshua en

grinçant des dents. J'aimerais bien avoir une petite conversation

avec lui.

Puis il prit conscience de ce qu'il venait de dire. C'était beaucoup

moins drôle, beaucoup moins sarcastique qu'il ne l'avait cru. Car

papa était bel et bien quelque part dans l'au-delà. En proie à

d'atroces souffrances. À moins qu'il n'ait déjà...

-Venez, mettons-nous au boulot.

À en croire le personnel du spatioport, l'établissement idéal

s'appelait le Bar KF-T ; c'était là que ça se passait. On y trouvait

trafiquants, dealers, maquereaux et autres affranchis.

L'ennui, comme Joshua s'en rendit compte après avoir passé deux

heures à parler avec les clients, c'était que personne n'avait eu vent

de l'information qu'il recherchait. Le nom d'Alkad Mzu n'avait laissé

aucun souvenu-aux citoyens d'Ayacucho.

Au bout du compte, il renonça et alla rejoindre Ashly et Melvyn, qui

avaient pris place autour d'une table surélevée. De là, il avait une vue

imprenable sur la piste de danse, où de jolies filles se trémoussaient

de fort agréable façon. Il fit tourner sa canette entre ses mains,

indifférent à son contenu.

-Ce n'était qu'une première tentative, capitaine, lui dit Melvyn. On

devrait fouiner autour des compagnies d'astro-ingé-nierie. En ce

moment, elles ont tellement besoin de boulot que même les plus

honnêtes seraient capables de lui vendre une frégate.

-Si elle veut disparaître, elle doit passer par les bas-fonds, répliqua

Joshua. Je croyais que les trafiquants seraient au courant de

quelque chose.

-Pas forcément, intervint Ashly. Il y a bel et bien un mouvement

clandestin dans le coin. Et rien à voir avec les groupes autonomistes

qu'on rencontre dans les astéroïdes ; les Dorades sont déjà un État

souverain. Des types m'ont glissé quelques sous-entendus en

croyant que je proposais les services du Lady Mac, des histoires de

vengeance à rencontre d'Omuta. Mzu aurait pu se tourner vers ce

mouvement - c'est son peuple, après tout. Malheureusement, les

gens comme vous et moi auraient du mal à se faire passer pour des

tenants de cette cause.

Il leva une main pour l'examiner d'un air neutre. Joshua considéra sa

propre peau.

-Ouais, tu n'as pas tort. On n'a pas vraiment l'allure^ej cousins afro-

ethniques, pas vrai ?

-Dahybi pourrait faire illusion.

-J'en doute. (Joshua plissa les yeux.) Seigneur, vous avez vu le

nombre de gamins avec un mouchoir rouge autour de la cheville ?

À six ou sept reprises, pendant qu'il allait de table en table, des

adolescents lui avaient demandé de les emmener sur Valisk.

-Il y a encore pire que les Nocturnes, dit Melvyn d'un air lugubre. Je

n'ai vu aucun possédé dans les parages, c'est déjà ça.

-N'en sois pas si sûr. (Ashly se pencha au-dessus de la

table et baissa la voix.) Mes naneuroniques ont subi deux ou trois

avaries ce soir. Rien de grave, mais aucune cause n'a pu être

diagnostiquée.

-Hum, fit Joshua, qui se tourna vers Melvyn. Et toi ?

-Certaines de mes cellules mémorielles n'étaient plus en ligne tout à

l'heure. J'aurais dû faire plus attention. Merde. Ça fait à peine trois

heures qu'on est ici, et on s'est déjà suffisamment approchés de ces

saletés pour être affectés. Vous imaginez le pourcentage de la

population qui est déjà frappé ?

-La paranoïa est parfois plus grave que le véritable danger, énonça

Melvyn.

-Oui. S'ils sont ici, ils ne sont pas encore assez puissants pour

monter une campagne d'envergure. Pas encore. Ça nous laisse un

peu de temps.

-Alors, que faisons-nous à présent ? demanda Melvyn.

-On change de registre, je suppose, répondit Joshua. On contacte

un fonctionnaire susceptible de faire des recherches discrètes pour

notre compte. On pourrait aussi faire savoir que le Lady Mac est à

louer. Si Mzu est venue ici pour chercher de l'aide, elle n'en trouvera

qu'au sein des partisans nationalistes. Peut-être qu'ils auront l'idée

de nous affréter pour déployer leur engin de mort.

-C'est trop tard maintenant, dit Ashly. Officiellement, nous sommes

ici pour acheter des composants destinés à la défense de

Tranquillité. Et on a déjà posé trop de questions.

-Ouais. Bon Dieu, je n'ai pas l'habitude de ce genre de manoeuvres.

Je me demande si d'autres capitaines ont été contactés pour des

missions de combat.

-Seulement si Mzu se trouve bien dans cet astéroïde, dit Ashly. Rien

ne dit que le Samaku n'a pas accosté ailleurs lors de son arrivée

dans le système. Et on n'a même pas la certitude qu'elle soit venue

par ici. Il faudrait vérifier.

-Je ne suis pas stupide, gémit Joshua. Sarha s'en occupe.

Le sourire de Sarha se fit un peu forcé lorsque Mabaki se cogna à

elle pour la troisième fois. La clientèle du Bar KF-T n'était pourtant

pas du genre excitable. Elle parvenait à se frayer un chemin dans la

salle sans bousculer quiconque.

Mabaki haussa les sourcils lorsqu'elle se retourna vers lui.

-Pardon, fit-il en souriant.

Ce qui la gênait surtout, c'était l'endroit où il se cognait à elle, et la

façon dont il s'attardait. Enfin, songea-t-elle, un quinquagénaire

vicelard ne serait sans doute que le moindre des obstacles qui

allaient se dresser sur la route que Joshua leur avait tracée.

Alors qu'elle allait se résigner à télétransmettre un message audit

Joshua, elle l'aperçut enfin, debout devant le comptoir (là où elle

aurait dû regarder dès le début, évidemment).

-C'est lui, dit-elle à Mabaki.

Sarha tapa sur l'épaule de son capitaine alors qu'il acceptait la

canette que lui tendait la serveuse.

-Joshua, j'ai trouvé quelqu'un qui peut sans doute... Elle laissa sa

phrase inachevée. Ce n'était pas Joshua. Qu'elle

ait pu se tromper ainsi, voilà qui était stupéfiant. Mais cet homme lui

ressemblait de façon frappante, en particulier sous les feux

chatoyants du geyser holographique de la piste de danse. La même

carrure, typique d'un métabolisme adapté à la chute libre, les mêmes

mâchoires carrées et les mêmes joues plates. Mais la peau de cet

homme était plus sombre, même si elle n'approchait pas l'ébène

soutenu d'une population afro-ethnique comme celle des Dorados, et

ses cheveux étaient d'un noir de jais là où ceux de Joshua étaient

châtains.

-Désolée, bafouilla-t-elle.

-Pas moi.

Il avait aussi le sourire de Joshua. En plus ravageur, si possible.

-Je cherchais quelqu'un d'autre.

-Je le déteste déjà.

-Adieu.

-Oh, je vous en prie, je suis trop jeune pour mourir. Et je ne survivrai

pas à votre départ. Buvez un verre avec moi, au moins. L'autre peut

attendre.

-Non.

Elle commença à s'éloigner. Une impulsion irraisonnée la poussa à

se retourner, perplexe. La ressemblance était vraiment stupéfiante.

Le sourire de l'homme s'élargit.

-C'est bien. Vous avez fait le bon choix.

-Non. Non, je m'en vais.

-Au moins laissez-moi vous donner mon e-adresse.

-Merci, mais nous ne restons pas ici très longtemps. Sarha ordonna

à ses jambes de s'animer. Elle savait que son visage était écarlate.

C'était aussi stupide qu'embarrassant.

-Je m'appelle Liol, lança l'homme derrière elle. Si vous voulez me

voir, demandez Liol. Tout le monde me connaît.

Je n'en doute pas, songea-t-elle, et surtout les filles. La foule se

referma autour d'elle et Mabaki la suivit.

La seconde fois fut la bonne. Joshua était assis à une table dans un

coin, en compagnie d'Ashly et de Melvyn, de sorte qu'il était

impossible de se tromper.

-

L'officier Mabaki travaille pour le Service d'immigration des

Dorados, expliqua-t-elle en rapprochant une chaise.

-

Excellent, fit Joshua. J'aimerais me procurer certains de vos

fichiers.

Quinze mille fusiodollars lui permirent d'apprendre que le Samaku

avait bel et bien accosté à Ayacucho. Un seul passager avait

débarqué.

-C'est elle, confirma Mabaki après que Joshua lui eut transmis un

fichier visuel. Daphine Kigano. On ne risque pas d'oublier une femme

comme celle-là.

-Daphine Kigano, hein ? Le genre intraitable, pas vrai ?

-Je veux. (Mabaki savoura une nouvelle gorgée du Tennessee Malt

que Joshua lui avait offert.) C'est une vieille amie d'Ikela. Le genre de

relation avec qui on ne plaisante pas.

Joshua accéda au processeur-réseau du bar, section informations

générales, et demanda un fichier sur Ikela. Celui-ci contenait surtout

des communiqués émanant de T'Opingtu, mais cela lui suffit pour se

faire une idée.

-Je vois, maugréa-t-il. Pouvez-vous nous dire quels astronefs ont

appareillé depuis l'arrivée de Daphine Kigano ?

-Rien de plus simple : aucun. Enfin, exception faite de ceux de la

délégation édéniste, mais elle venait de la géante gazeuse de ce

système, de toute façon. Quelques spationefs sont encore en vol,

mais il n'y a pas un seul astronef adamiste dans les parages. Le Lady

Macbeth est le premier à débarquer depuis le départ du Samaku.

Une fois que Mabaki eut pris congé, Joshua se fendit d'un large

sourire. C'était la première fois depuis un bon moment qu'il n'avait

pas besoin de ses naneuroniques pour ce faire.

-Elle est encore ici, dit-il aux autres. On la tient.

-On a une piste, corrigea Melvyn. Rien de plus.

-Toujours optimiste. Maintenant que nous avons un nom, nous

pouvons orienter nos efforts. Je pense qu'il faudrait commencer par

cet Ikela. On peut même lui demander un rendez-vous en bonne et

due forme, bon sang. T'Opingtu fabrique le genre de produits dont

les défenses de Tranquillité ont soi-disant besoin.

Il vida sa canette et la posa sur la table. Percevant un vif mouvement,

il écrasa violemment l'araignée qui trottinait près du sous-bock

imbibé de bière.

-Zut, fit Samuel. Enfin, nous savons au moins pourquoi il est ici. lone

Saldana a dû lui demander de retrouver Mzu, je suppose.

-Cette vache stupide, lâcha Monica. Elle n'a donc aucune idée de la

gravité de la situation ? Envoyer un crétin de mercenaire sur sa piste

!

-Lagrange Calvert, dit Samuel d'un air songeur. Elle aurait pu

choisir pire. Il a assez de couilles pour une mission de ce genre.

-Mais il n'a aucun style. Bon Dieu, s'il se promène un peu partout en

posant des questions stupides, tous les habitants des Dorados vont

savoir que Mzu est en liberté. Et qu'elle est dans le secteur ! Je

devrais l'éliminer séance tenante ; ça nous épargnerait de sérieuses

migraines sur le long terme.

-Vous avez une fâcheuse tendance à affirmer que la vie serait bien

plus facile si on tuait tout ceux qui nous posent le moindre problème.

Calvert est un amateur, il ne risque pas de nous gêner. En outre, ce

n'est pas lui qui va agiter la population.

Samuel désigna la rangée de colonnes AV disposées le long d'un des

murs du bureau. Les agents édénistes s'affairaient à étudier les

émissions de tous les médias d'Ayacucho.

On venait d'annoncer le décès d'Ikela, apparemment lié à un "

incident " survenu dans les bureaux de Laxa & Ahmad. La police,

considérant que ce décès était suspect, refusait de parler aux

reporters massés devant les portes du cabinet d'avocats. Mais on

savait déjà qu'elle souhaitait interroger Kaliua Lamu en tant que

témoin.

Monica grimaça en entendant cela. Elle n'aurait pas dû exposer ainsi

le financier, mais il détenait des informations trop précieuses. Il avait

exigé que Monica le protège de ses prétendus camarades, ce qu'elle

ne pouvait guère refuser. Sa famille et lui-même se trouvaient déjà à

bord de l'un des faucons de la délégation édéniste, dans l'attente de

fuir en lieu sûr.

-Comme si je ne le savais pas, grommela-t-elle. Cet enfoiré de

Cabrai va nous rendre la vie impossible. Je ne comprends toujours

pas pourquoi vous les avez laissés partir, lui et les deux autres.

-

Vous le savez parfaitement. Comment aurions-nous pu agir

autrement ? Feira Ile est le chef de la Défense stratégique

d'Ayacucho ; Malindi est le président de la Chambre de commerce ;

et tous deux siègent au Conseil des Dorados. Je ne pouvais pas

autoriser leur enlèvement.

-Sans doute que non, soupira-t-elle.

-Ils ne vont pas dire aux gens ce qu'ils étaient en train de faire, ni

même qu'ils étaient sur les lieux.

-Je n'en suis pas si sûre. Vu leur situation, ils sont au-dessus des

lois ; et si l'on découvre la présence de Mzu, ça va renforcer la cause

nationaliste.

-C'est probablement ce qui va se produire. Cabrai y veillera. Après

tout, il a voté pour qu'on l'aide à récupérer l'Alchimiste.

-Oui. (Elle poussa un grognement exaspéré.) Bon Dieu, et dire qu'on

est passés devant elle sans la voir !

-Nous étions trop occupés à courir. Monica gratifia Samuel d'un

regard noir.

-Est-ce qu'on l'a de nouveau aperçue ?

-Non. Toutefois, nous perdons un nombre inhabituel d'araignées.

-Ah?

-Les enfants s'amusent à les tuer un peu partout. Une sorte de jeu

organisé. Plusieurs crèches ont lancé des concours pour voir qui en

massacrerait le plus. Des concours avec des lots. Astucieux,

commenta-t-il.

/

-Quelqu'un est bien organisé.

^--

-

Oui et non. Le choix des enfants dénote une stratégie plutôt

bizarre, le nombre d'araignées éliminées nous gênant sans nous

bloquer. Si c'était une autre agence qui avait découvert notre

présence, elle aurait lâché un virus conçu pour tuer nos petits

espions. (Il lui jeta un regard interrogateur.) N'est-ce pas ?

Elle plissa les lèvres en un sourire ironique.

-Procédure standard pour certains, j'imagine.

-Donc, il ne s'agit pas d'une agence, mais de quelqu'un ayant des

contacts lui permettant d'influencer les crèches. Et vite.

-

Ce ne sont pas les partisans. Ils n'ont jamais été très bien

organisés, et leurs membres ne sont plus tout jeunes. Le groupe qui

protège Mzu ?

-Si l'on procède par élimination, c'est la seule solution.

-Oui, mais, jusqu'ici, nous n'en connaissons qu'un seul membre,

cette Voi. S'il existe un noyau secret de partisans, j'ai peine à croire

que l'ASE n'en ait jamais entendu parler.

-Ni nous non plus.

Il se tourna vers les agents qui étudiaient les médias, adoptant toute

une série d'expressions à mesure qu'il dialoguait avec eux via le lien

d'affinité.

-Intéressant, dit-il.

-Quoi donc ? s'enquit Monica d'une voix patiente.

-

Si l'on considère le caractère mystérieux du décès d'Ikela et

l'étendue de sa richesse, il est étrange que personne ne parle de sa

fille. En général, c'est là-dessus que se concentre la presse : sur les

héritiers.

-Cabrai la protège.

-On dirait.

-Pensez-vous qu'il fasse partie de ce nouveau groupe ?

-C'est fort improbable. D'après ce que nous savons de lui, son

implication dans le mouvement était minimale, elle ne servait qu'à

asseoir son image de marque.

-Qui sont les alliés de Voi, alors ?

Beaucoup plus tard, quand il eut le temps de s'asseoir et de réfléchir,

Liol décida que c'était à cause de Lalonde qu'il avait réagi aussi

lentement. Dans des circonstances normales, il aurait été beaucoup

plus vif. Mais, après avoir accédé au reportage de Kelly Tirrel, il avait

fait la tournée des bars et des boîtes d'Aya-cucho, se saoulant

méthodiquement à l'alcool et aux stims. Bien des gens avaient choisi

le même exutoire, mais pour une tout autre raison. Ils avaient peur

des possédés, tout simplement, alors que Liol venait d'assister à

l'effondrement du rêve de toute une vie.

Un rêve qui avait toujours été dangereux. Il est fortement déconseillé

de bâtir une vie sur un unique espoir qui date de votre plus tendre

enfance. Mais c'était ce qu'avait fait Liol. Sa mère lui avait toujours

dit que son père reviendrait un beau jour ; cette certitude ne l'avait

jamais quittée, survivant à trois autres maris et à une foule d'amants.

Il reviendra pour nous emmener avec lui ; quelque part où le soleil est

d'un blanc étincelant et la terre plate et infinie. À un univers de

distance des Dorados, ces mondicules hantés par un passé horrible

et tragique.

Quant à Liol, le rêve - la certitude - de sa destinée l'avait fait sortir du

lot, lui avait donné une attitude. Il appartenait à la première

génération de Garissans nés après le génocide. Là où ses pairs

souffraient des cauchemars de leurs parents, le jeune Liol

s'épanouissait dans les cavernes et les corridors en construction de

Mapire. Il était le champion de sa crèche ; adolescent, il était l'idole

de ses camarades, le premier d'entre eux à s'enivrer, à coucher avec

une fille, à essayer les drogues douces, puis moins douces, le

premier à tester un programme stim du marché noir dans ses

naneuroniques nouvellement implantées. Un authentique rebelle,

jeune et déjà blasé, du moins autant qu'on pouvait l'être dans les

limites permises par le système de Tunja.

Son enthousiasme perdura même après qu'il eut fêté son vingtième

anniversaire, bien que les années d'absence de son père aient

commencé à s'accumuler de façon inquiétante. Il s'accrochait

toujours à la promesse de sa mère.

Bon nombre de ses contemporains quittèrent les Dorados une fois

atteinte leur majorité, une émigration inquiétante aux yeux du

Conseil. Tout le monde supposait que Liol ferait de même, qu'il serait

le premier à partir en quête de nouvelles opportunités. Mais il était

resté, participant à l'effort collectif qui visait à faire des Dorados une

puissance industrielle.

L'Assemblée générale de la Confédération avait accordé les Dorados

aux réfugiés garissans en guise de compensation du génocide

perpétré par Omuta. Toute compagnie multistellaire exploitant les

minerais était tenue de payer au Conseil une taxe dont le produit était

en partie utilisé pour investir dans l'infrastructure des astéroïdes, le

reste étant directement reversé aux survivants et à leurs

descendants, à présent dispersés dans toute la Confédération.

En 2606, ce dividende s'élevait à vingt-huit mille fusiodollars par an.

Disposant comme garantie de ce revenu assuré,-~Liol n'eut aucune

peine à obtenir des prêts et des subventions des banques et de la

Société d'exploitation des Dorados, ce qui lui permit de créer sa

propre entreprise, Quantum Serendipity. Fidèle à son obsession,

désormais un tantinet malsaine, pour le vol interstellaire, il décida de

se spécialiser dans les composants électroniques pour astronefs. Un

choix des plus avisés ; la circulation spatiale au sein du système de

Tunja augmentait d'année en année. Il travailla d'abord comme sous-

traitant pour les compagnies de fourniture et d'entretien les plus

importantes, jusqu'à ce que son entreprise soit considérée comme

fiable. Au bout de deux ans de croissance, il loua une baie

d'accostage dans le spatioport, ce qui lui permettait de maîtriser

toutes les phases de l'entretien d'un vaisseau spatial. La troisième

année, Quantum Serendipity devint actionnaire majoritaire d'une

petite station électronique ; en produisant elle-même ses

processeurs, l'entreprise était plus compétitive tout en continuant à

faire des bénéfices.

Aujourd'hui, Liol détenait la majorité des parts de deux stations

électroniques, possédait sept baies d'accostage et employait

soixante-dix personnes. Et, six mois plus tôt, Quantum Seren-dipity

avait décroché le contrat d'entretien du réseau de communication

reliant les plates-formes DS d'Ayacucho ; ses revenus, à présent

consolidés, étaient sur le point de lui faire franchir un nouvel

échelon.

Puis l'Assemblée générale de la Confédération avait lancé son

message d'alerte relatif à la possession, aussitôt suivi par la diffusion

du reportage de Kelly Tirrel. Liol fut nettement moins affolé que ses

concurrents par ce fameux message, son contrat avec la défense

stratégique lui permettant de survivre pendant la durée de la crise.

Quant au reportage, où l'on voyait Lagrange Calvert, superpilote et

héros du jour, sauver des enfants grâce à son astronef... Liol faillit en

être brisé. C'était la fin de son univers.

Aucun de ses amis ne put expliquer sa dépression aussi soudaine

que féroce, ni les inquiétants excès auxquels il se livrait. Mais il ne

leur avait jamais parlé de son rêve, de l'importance qu'il revêtait à

ses yeux, le gardant pour lui seul. De sorte que, après avoir tenté une

ou deux fois de lui remonter le moral, n'obtenant pour leur peine que

des injures bien senties, ils avaient fini par le laisser tranquille.

C'est pourquoi il fut fort surpris lorsque la fille s'adressa à lui au Bar

KF-T. Surpris et pas mal déconcerté. Il se lança dans son petit

numéro de séducteur par pur réflexe, sans même avoir besoin de

réfléchir. Ce fut seulement lorsqu'elle s'éloigna que son beau visage

un peu épaté se renfrogna.

-Joshua, dit-il d'une voix avinée. Elle m'a appelé Joshua. Pourquoi ?

La serveuse, qui avait désormais renoncé à l'idée de le lever, haussa

les épaules et s'éloigna.

Liol vida sa bière d'un trait, puis télétransmit une demande de

recherche au registre informatique du spatioport. La réponse qu'il

reçut sembla activer dans ses naneuroniques un programme de

dégrisement particulièrement corsé.

Alkad avait connu des chambres plus minables lors de sa fuite, trente

ans plus tôt. L'hôtel appliquait un tarif horaire, sa clientèle se

composant d'astros faisant escale sur l'astéroïde et de citoyens en

quête d'un endroit tranquille et discret où s'adonner aux vices

procurés par la technologie moderne. Il n'y avait pas de fenêtre,

l'établissement étant creusé dans le roc à quelque distance de la

falaise donnant sur la biosphère.

Deux des murs de la pièce étaient occupés par des hologrammes qui

affichaient une cité planétaire au crépuscule, une constellation de

lumières s'étendant jusqu'à un horizon rosé saumon. Le lit prenait la

moitié de l'espace, laissant juste assez de place aux occupants pour

le contourner. Les autres meubles brillaient par leur absence. La

salle de bains se réduisait à une cabine équipée d'une douche et d'un

cabinet de toilette. On se procurait savons et gels à un distributeur

payant.

-Voici Lodi Shalasha, dit Voi quand ils entrèrent. Notre sorcier de

l'électronique, il s'est assuré que la chambre n'était pas surveillée.

Enfin, je l'espère. Il a intérêt.

Le jeune homme descendit du lit et gratifia Alkad d'un sourire

nerveux. Il était vêtu d'une tenue d'un orange flamboyant mouchetée

de spirales vertes qui donnaient le vertige. Un peu moins grand que

Voi, avec pas mal de kilos en trop.

Alkad reconnut aussitôt en lui l'étudiant typique, empli d'une

indignation engendrée par un monceau de connaissances nouvelles.

Elle en avait vu un bon millier comme lui lorsqu'elle enseignait ; des

gosses venant d'un milieu aisé, que la première bouchée de liberté

intellectuelle conduisait à orienter leur esprit dans les mauvaises

directions.

Son sourire devint forcé quand il se tourna vers Voi.

-Tu es au courant ?

-Au courant de quoi ? demanda la grande fille, aussitôt

soupçonneuse.

-Je suis navré, Voi. Vraiment navré.

-Que s'est-il passé ?

-Ton père. Il y a eu un incident dans les bureaux de Laxa & Ahmad. Il

est mort. Les médias ne parlent que de ça.

Le corps de la jeune fille se tétanisa, et elle fixa Lodi comme si elle ne

le voyait pas.

-Comment est-ce arrivé ?

-Les flics disent qu'il a été abattu. Ils veulent interroger Kaliua

Lamu.

-C'est ridicule, pourquoi Kaliua aurait-il tiré sur mon père?

Lodi haussa les épaules en signe d'ignorance.

-C'est sûrement ces types qui couraient dans les couloirs, dit Voi.

Ce sont des agents étrangers qui ont fait le coup. Mais cela ne doit

pas nous distraire.

Elle marqua une pause, puis éclata en sanglots. Alkad s'y était

attendue, cette fille était bien trop rigide. Elle la fit asseoir sur le lit et

lui passa un bras autour des épaules.

-Laissez-vous aller, lui dit-elle. Ne résistez pas.

-Non. (Voi oscillait d'avant en arrière.) Il ne faut pas. Rien ne doit

interférer avec la cause. J'ai un programme inhibiteur. Je vais

l'activer.

-Surtout pas, avertit Alkad. Ce serait la pire des choses à faire. J'ai

suffisamment l'expérience du chagrin pour savoir ce qui marche,

croyez-moi.

-

Je n'aimais pas mon père, brailla Voi. Je lui ai dit que je le

détestais. Je détestais ce qu'il faisait. C'était un faible.

-Non, Ikela n'a jamais été faible. N'allez pas penser ça de lui. C'était

l'un des plus vaillants capitaines de nos forces spatiales.

Voi se passa une main sur le visage, ne faisant qu'étaler ses larmes

sur ses joues.

-Un capitaine des forces spatiales ?

-En effet. Il commandait une frégate durant la guerre. C'est comme

ça que j'ai fait sa connaissance.

-Papa s'est battu pendant la guerre ?

-Oui. Et après aussi.

-Je ne comprends pas. Il n'en parlait jamais.

-Il n'était pas censé le faire. Il avait reçu des ordres, et il leur a obéi

jusqu'à l'heure de sa mort. C'était un officier valeureux. Je suis fïère

de lui. Tous les Garissans peuvent être fiers de lui.

Alkad espéra que sa voix était vierge de toute trace d'hypocrisie.

Désormais, elle savait qu'elle avait besoin de Voi et de ses alliés,

quels qu'ils soient. Et Ikela avait gardé la foi presque jusqu'au bout,

elle ne faisait que proférer un pieux mensonge.

-Qu'est-ce qu'il a fait quand il était dans les forces spatiales ?

s'enquit Voi, avide de détails.

-

On en parlera plus tard, c'est promis, répondit Mzu. Pour le

moment, je veux que vous activiez un programme de somnolence.

C'est la meilleure solution, croyez-moi. La journée a déjà été assez

dure, même avant cette mauvaise nouvelle.

-Je n'ai pas envie de dormir.

-Je sais. Mais vous en avez besoin. Et je ne compte aller nulle part.

Je serai ici à votre réveil.

Voi jeta un regard hésitant à Lodi, qui hocha la tête en signe

d'encouragement.

-D'accord, fit-elle.

Elle s'allongea sur le lit, chercha une position confortable et ferma

les yeux. Le programme se mit en route.

Alkad se leva et désactiva sa tenue caméléon. La matière ultramince

lui collait à la peau, et elle grimaça en la détachant de son visage.

Mais l'air frais de la chambre la tonifia ; elle avait pas mal transpiré

là-dedans.

Elle ouvrit le sceau de son chemisier et entreprit de se défaire de la

tenue.

Lodi se mit à toussoter bruyamment.

-C'est la première fois que vous voyez une femme nue ?

-Euh... non, mais je... c'est-à-dire...

-Est-ce que tout ceci est un jeu pour vous, Lodi ?

-Un jeu ?

-Oui, le jeu du courageux rebelle, du révolutionnaire en fuite?

-Non!

-Très bien. Parce que, avant qu'on en ait fini, vous verrez des

choses plus horribles qu'une vieille femme cul nu.

Il se calma aussitôt.

-Je comprends. Oui, je comprends. Euh...

Alkad s'attaqua au pantalon, nettement plus serré que la cagoule.

-Oui ? fit-elle.

-Qui êtes-vous au juste ?

-Voi ne vous l'a pas expliqué ?

-Non. Elle m'a seulement demandé d'alerter le groupe car il risquait

d'y avoir de l'action. Elle m'a dit qu'on devait être prudents car

l'astéroïde était probablement placé sous surveillance.

-Elle avait raison.

-Ouais, je sais, dit-il, fier de lui. C'est moi et quelques autres qui

avons découvert que ces araignées étaient un coup des Édénistes.

-Astucieux.

-Merci. Les plus jeunes de nos cadres sont en train de nettoyer les

zones critiques, les places et les croisements. Mais j'ai veillé à ce

qu'ils évitent cet hôtel. Je ne voulais pas attirer l'attention sur lui.

-Sage précaution. Ces cadres, ils savent que nous sommes ici?

-Non, jamais de la vie ; personne ne le sait. Je le jure. Voi voulait une

chambre parfaitement sûre ; je l'ai même payée en liquide.

Peut-être que je peux encore sauver la situation, après tout, se dit

Alkad.

-Voici ce qu'on va faire, Lodi : je vais commencer par prendre une

douche et, ensuite, vous allez tout me dire sur votre petit groupe.

À l'instar de la majorité des astros, Joshua aimait bien loger à l'hôtel

lors d'une escale, même quand celle-ci ne durait qu'une nuit. Ce

n'était pas nécessairement plus pratique que de rester à bord du

Lady Mac, mais ça le changeait de ses habitudes. Cette fois-ci,

cependant, l'équipage regagna l'astronef; et Joshua dépressurisa le

sas une fois que tout le monde eut embarqué. Cela n'arrêterait pas

un intrus en combinaison IRIS, mais le Lady Mac était bien équipé

question systèmes de défense. En outre, il croyait savoir qu'un

possédé aurait du mal à porter et à faire fonctionner un vidoscaphe ;

si Kelly avait raison, leur pouvoir énergétique difficilement

contrôlable sèmerait la panique chez les processeurs. Lorsqu'il

scella son cocon de sommeil, son taux de paranoïa était le moins

élevé qu'il ait enregistré depuis plusieurs jours.

Cinq heures plus tard, les astros gagnèrent la cuisine l'un après

l'autre pour y prendre un petit déjeuner particulièrement morose.

Tous avaient accédé aux agences de presse locales. Le meurtre

d'Ikela faisait les gros titres.

Ashly jeta un coup d'oeil à la colonne AV de la cuisine tandis qu'il

branchait sa ration de céréales sur le distributeur de lait.

-On cherche sûrement à étouffer l'affaire, grommela le pilote. Trop

de fumée et pas assez de feu. La police aurait dû arrêter un suspect

à présent. Où un type aussi connu que ce Lamu a-t-il pu se planquer

dans l'astéroïde ?

Joshua leva les yeux de son jus d'ananas.

-Tu penses que c'est Mzu qui a fait le coup ?

-Non. (Ashly récupéra ses céréales et en avala une bouchée.) Je

pense que c'est quelqu'un qui cherchait à capturer Mzu ; Ikela s'est

retrouvé sur son chemin, tout simplement. Les flics doivent être au

parfum. Mais ils ne peuvent pas le déclarer publiquement.

-Alors, est-ce que ce quelqu'un l'a capturée ? demanda Melvyn.

-Je ne suis pas voyant.

-De telles questions sont sans importance, intervint Beau-lieu. Nous

n'avons pas assez d'informations pour entretenir ce genre de

spéculations.

-En attendant, nous pouvons spéculer sur l'identité des personnes

cherchant à la capturer, dit Melvyn. Je parierais que c'est un de ces

putains de services secrets. Si nous pouvons confirmer la présence

de Mzu, eux aussi. Ce qui signifie qu'on est dans la merde, capitaine.

S'ils peuvent descendre quelqu'un comme Ikela en toute impunité, ils

n'auront aucun scrupule à éliminer des gens comme nous.

Joshua troqua sa brique de jus d'ananas vide contre une boîte de thé

et un croissant. Il parcourut son équipage du regard tout en

mâchonnant la pâtisserie insipide (une autre des raisons pour

lesquelles il aimait l'hôtel : la bouffe conçue pour la chute libre était

molle afin d'éviter les miettes). Les paroles de Melvyn le troublaient :

aucun d'eux n'avait l'habitude d'affronter des situations de danger

individuel ; l'aptitude au combat spatial, c'était autre chose. En outre,

il subsistait toujours le risque d'une rencontre avec les possédés.

-Beaulieu a raison, nous n'avons pas encore assez de données,

déclara-t-il. Nous allons consacrer la matinée à en rassembler.

Melvyn et Ashly, vous allez faire équipe ; concentrez-vous sur les

contrats de défense, voyez si vous pouvez trouver qui a vendu

l'équipement nécessaire à Mzu pour déployer l'Alchimiste. En

particulier, elle aura besoin d'un astronef, mais celui-ci devra être

rénové de fond en comble ; si on a du pot, elle aura commandé du

matériel sur mesure. Dahybi et Beaulieu, essayez de trouver ce

qu'est devenue sa fausse identité, Daphine Kigano - où on l'a aperçue

pour la dernière fois, le numéro de son crédisque, ce genre de truc.

Quant à moi, je vais m'intéresser à Ikela et à ses associés.

-Et moi ? protesta Sarha.

-Toi, tu montes la garde à bord et tu ne laisses monter personne,

excepté nous autres. À partir de maintenant, il y aura toujours

quelqu'un de quart sur la passerelle. Je n'ai pas la certitude que les

possédés soient présents à Ayacucho, mais je ne veux pas courir ce

risque. Et n'oublions pas les services secrets, ainsi que les forces de

sécurité locales et les alliés de Mzu, quels qu'ils soient. Je pense

aussi que le moment est bien choisi pour faire sortir les sergents de

tau-zéro, au cas où les choses tourneraient mal. Nous n'aurons

aucune peine à les faire passer pour des cosmoniks.

lone éprouvait une sensation d'indépendance vraiment bizarre, aussi

bien quand elle se réduisait à un seul individu que lorsqu'elle était à

l'unisson des esprits fragmentaires des autres sergents. Ses

pensées papillonnaient sur la bande d'affinité comme des oiseaux

fuyant un cyclone.

Nous devons nous séparer plus souvent, dit-elle.

À quoi ses propres pensées répondirent : Absolument.

Elle avait envie de glousser ; comme si elle subissait les cha-touillis

d'un amant impitoyable, aussi troublants qu'indispensables.

Elle réduisit le contact avec les trois autres sergents, limitant à

l'essentiel le flux d'informations : localisation, évaluation des risques,

interprétation de l'environnement. Elle ne pouvait s'empêcher de

frissonner mentalement à l'idée de cette nouvelle expérience ; c'était

la première fois de sa vie qu'elle sortait de Tranquillité. Ayacucho

n'était peut-être pas un endroit extraordinaire, mais elle était bien

décidée à s'en imprégner au maximum.

Elle sortit à la suite de Joshua de la capsule de transit qui venait de

les conduire dans le spatioport. La chambre axiale n'était qu'une

bulle creusée dans le roc, où régnait une faible gravité, mais c'était

une bulle creusée dans le roc qu'elle n'avait jamais vue. Son premier

monde étranger.

Joshua monta dans une cabine d'ascenseur et s'assit sur un siège.

Elle prit place en face de lui, sentit le matériau composite grincer

comme il s'adaptait à son poids.

-Tout ceci est si étrange, dit-elle alors que la cabine démarrait. Une

partie de moi-même a envie d'être près de toi.

Le visage de Joshua s'anima.

-Seigneur, lone, pourquoi as-tu fourré ta personnalité dans ces

sergents ? Celle de Tranquillité aurait tout aussi bien fait l'affaire.

-Eh bien, Joshua Calvert, on dirait que vous êtes gêné.

-Qui, moi ? Pas le moins du monde, j'ai l'habitude de me faire

draguer par des monstruosités de deux mètres de haut.

-Ne sois pas si grincheux. Ça ne te va pas. Et puis, tu devrais me

remercier. Tu éveilles mon instinct protecteur. Ça pourrait me

donner un avantage.

La réplique de Joshua lui resta dans la gorge.

La cabine déboucha dans un corridor public, situé dans le quartier

commerçant de l'astéroïde, où l'on voyait plusieurs employés en

retard se précipiter vers leur lieu de travail et quelques mécanoïdes

nettoyer le sol et les murs. Moins Spartiate que la chambre axiale, ce

corridor était pourvu d'un toit en voûte et décoré de plantes

disposées à intervalles réguliers. Ce n'en était pas moins un banal

tunnel creusé dans le roc. Malheureusement, le sergent n'était pas

équipé de lèvres susceptibles de dessiner une moue, ce qui frustra

quelque peu lone. Elle était impatiente de découvrir la biosphère.

Joshua s'engagea dans le corridor.

-Qu'espères-tu accomplir ici ? demanda-t-elle.

-T'Opingtu est une grande compagnie ; quelqu'un a sûrement été

désigné pour la diriger. Et Ikela a dû choisir comme successeur un

homme ou une femme de confiance, quelqu'un qui lui était proche.

Ce n'est pas grand-chose, mais c'est notre meilleure piste.

-Je ne pense pas que tu pourras obtenir un rendez-vous aujourd'hui.

-Ne sois donc pas si pessimiste, lone. L'ennui, c'est que tu ne

connais que Tranquillité, qui est aussi logique qu'incorruptible. Rien

à voir avec les astéroïdes comme Ayacucho. Le contrat que je vais

agiter devant mon interlocuteur va me conduire tout droit au bureau

directorial. Ce genre de transaction suit un protocole bien précis.

-Bien, admettons que tu entres dans la place. Et ensuite ?

-J'aviserai une fois entré. Rappelle-toi que notre mission se limite à

l'acquisition de données - tout peut nous être utile, même quelque

chose de négatif. Alors garde tes sens bien ouverts et fais tourner ta

mémoire à plein régime.

-À vos ordres, capitaine.

-Bon, ce qui nous intéresse au premier chef, c'est tout ce que nous

pourrons apprendre sur la vie d'Ikela. Nous savons que c'était un

réfugié garissan, mais qui fréquentait-il autrefois, était-il un

nationaliste fervent ? Il nous faut des noms, des contacts, ce genre

de trucs.

-Ma personnalité n'a souffert aucun dommage lors du processus de

réplication. Je suis encore capable de réfléchir.

-Génial. Un garde du corps susceptible.

-Joshua, mon chéri, ce n'est pas de la susceptibilité. Il s'arrêta et

tendit l'index vers le sergent massif.

-Bon, écoute...

-C'est Pauline Webb, coupa lone.

-Hein ? Qui ça ?

Trois personnes se dirigeaient vers Joshua. Deux hommes afro-

ethniques flanquant une femme blanche. Ces deux types ne lui

inspiraient pas confiance ; ils étaient vêtus en civil, mais on les

imaginait mieux en armure de combat. Renforcés, sans aucun doute,

et probablement équipés de toutes sortes d'implants extrêmement

létaux.

Pauline Webb fit halte deux mètres devant Joshua et lança au

sergent un regard curieux.

-Votre rendez-vous est annulé, Calvert. Rassemblez votre équipage,

regagnez votre astronef et rentrez chez vous. Dès aujourd'hui.

Joshua afficha son sourire le plus nonchalant.

-Pauline Webb. Vous ici ?

L'intéressée jeta un nouveau regard soupçonneux au sergent.

-La présente situation n'est plus de votre ressort.

-Elle est du ressort de tout le monde, répliqua lone. En particulier du

mien.

-Je ne savais pas que ces trucs pouvaient opérer indépendamment.

-Eh bien, maintenant, vous le savez, dit poliment Joshua. Si vous

voulez bien vous écarter...

L'homme qui se trouvait en face de lui croisa les bras et écarta

légèrement les jambes, se transformant en obstacle infranchissable.

Il adressa à Joshua un sourire franchement Carnivore.

-Euh... peut-être pourrions-nous parvenir à un accord ?

-Notre accord est tout simple, dit Webb. Si vous partez, vous

resterez en vie.

-Viens, Joshua, dit lone.

La main bien trop humaine du sergent se referma sur son épaule,

l'obligeant à faire demi-tour.

-Mais...

-Viens.

-C'est un conseil avisé, déclara Webb. Suivez-le.

lone lâcha l'épaule de Joshua au bout de quelques pas. Fulminant, il

se laissa escorter jusqu'à la cabine au bout du corridor. Jetant un

coup d'oeil par-dessus son épaule, il vit que Webb et ses deux

acolytes n'avaient pas cessé de les observer.

-Ce n'est pas sa juridiction, siffla-t-il. On aurait pu faire une scène,

lui attirer des ennuis. Les flics l'auraient embarquée en même temps

que nous.

-Tout conflit entre les autorités et elle aurait été résolu en sa faveur.

C'est un officier du SRC ayant pour mission de retrouver Mzu ;

l'antenne des Forces spatiales de la Confédération l'aurait appuyée,

et nous nous serions retrouvés dans la merde, voire carrément en

prison.

-Comment diable s'y est-elle prise pour savoir où je me rendais ?

-J'imagine que l'équipage du Lady Mac est placé sous surveillance

permanente.

-Nom de Dieu !

-Eh oui ! Nous allons devoir nous replier et élaborer une nouvelle

stratégie.

Ils arrivèrent devant la cabine, et Joshua télétransmit une demande

de transfert à la chambre axiale. Il se retourna une nouvelle fois vers

Webb et esquissa un sourire.

-Tu sais ce que ça signifie, n'est-ce pas ?

-Quoi donc ?

-Les services secrets ne l'ont pas encore capturée. Nous sommes

toujours dans la course.

-C'est logique.

-

Bien sûr que c'est logique. Peut-être même qu'on va pouvoir

retourner la situation à notre avantage.

-Comment cela ?

-Je te le dirai quand on sera à bord du Lady Mac. Mais pour

commencer : décontamination pour tout le monde. Dieu sait avec

quelle sorte de nanoniques ils nous ont infectés. Si on n'y prend pas

garde, ils vont bientôt capter jusqu'à nos pensées.

Il pénétra dans la cabine. Quelqu'un avait placé sur ses cloisons une

demi-douzaine d'autocollants holomorphes, d'une vingtaine de

centimètres de diamètre ; il y en avait même deux ou trois au plafond.

L'un d'eux, qui était à hauteur de visage, démarra son cycle, une

éclosion de photons couleur lavande dessinant peu à peu la

silhouette d'une pom-pom-girl court vêtue. Elle agita son bâton

d'argent avec enthousiasme. " Fuis, Alkad, fuis ! glapit-elle. Tu es

notre dernier espoir ; ne te laisse pas attraper. Fuis, Alkad, fuis ! "

Joshua ouvrit de grands yeux interloqués.

-Seigneur Dieu !

La pom-pom-girl lui lança une oillade, puis disparut sous la surface

de l'autocollant, comme emportée par un tourbillon. Trois autres

démarrèrent leur cycle.

2.

Arnstadt tomba aux mains de l'Organisation de Capone après une

bataille spatiale de quatre-vingt-dix minutes. Le réseau DS fut

anéanti par les guêpes de combat propulsées à l'antimatière. Les

Edénistes avaient eu le temps de prévenir les forces spatiales

locales, les mettant en mesure de redéployer leurs vaisseaux. Trois

escadres de faucons étaient venues soutenir les astronefs adamistes

depuis les habitats en orbite autour de l'une des géantes gazeuses

du système.

Ces préparatifs ne purent altérer l'issue de la bataille. Quarante-sept

vaisseaux des forces spatiales d'Arnstadt furent perdus corps et

biens, ainsi que quinze faucons. Les autres astronefs édénistes

battirent en retraite, regagnant les parages de la géante gazeuse.

La flotte de transport de l'Organisation se plaça en orbite basse sans

rencontrer de résistance, et les spatiojets entreprirent de conduire

sur la surface une petite armée de possédés. Comme toutes les

planètes modernes de la Confédération, Arnstadt ne disposait que de

troupes réduites. On y trouvait quelques brigades de marines,

surtout rompues au combat spatial et aux techniques d'infiltration. À

cette époque, la guerre se faisait dans l'espace. Jamais, depuis la fin

du xxf siècle, on n'avait vu des fantassins hostiles envahir un

territoire à marche forcée.

Son réseau DS étant réduit à un essaim de météorites radioactives

sillonnant un ciel meurtri, Arnstadt se révéla incapable de résister

aux possédés descendant en masse de leurs spatiojets. Ceux-ci

commencèrent par s'infiltrer dans les villages, augmentant leurs

forces et passant ensuite aux villes. La surface de la zone occupée

se mit à croître de façon exponentielle.

Luigi Balsamo établit son QG dans une colonie-astéroïde en orbite.

On lui transmettait les informations relatives aux personnes

capturées par les possédés, et les programmes de coordination

structurelle rédigés par Emmet Morden décidaient alors de leur

intégration aux rangs de ces derniers. Plusieurs membres de

l'Organisation furent promus lieutenants, leur autorité étant assurée

par la puissance de feu des astronefs en orbite basse.

Une fois que la conquête de la planète fut bien avancée, Luigi divisa

la moitié de la flotte en escadres et déploya celles-ci pour attaquer

les colonies-astéroïdes du système. Seuls les habitats édénistes

furent laissés de côté ; Capone ne tenait pas à risquer une seconde

défaite de l'ampleur de celle de Yosemite.

Des astronefs furent renvoyés en Nouvelle-Californie, et de nouveaux

vaisseaux de transport ne tardèrent pas à arriver, porteurs des

éléments

constitutifs

d'un

nouveau

réseau

DS,

ainsi

que

d'équipements destinés à consolider la position de l'Organisation. On

autorisa des journalistes à filmer la vie sur la planète conquise, ou du

moins certains aspects sélectionnés avec soin : des enfants

épargnés par la possession et libres de leurs mouvements, des

possédés et des non possédés travaillant ensemble à faire

redémarrer l'économie, les actions entreprises par Luigi à rencontre

des possédés refusant de reconnaître l'autorité de l'Organisation.

La nouvelle de l'invasion se répandit dans la Confédération,

confirmée par les sensovidéos enregistrés par les reporters. La

surprise fut générale. La conquête d'un État stellaire par un autre -

quelle que soit la nature de celui-ci - avait toujours été jugée

impossible. Capone venait de prouver le contraire. Ce faisant, il

déclencha une réaction en chaîne de panique à l'état pur. Les

commentateurs évoquèrent une progression exponentielle de son

offensive, la plus alarmante prévoyant que la Confédération tout

entière succomberait à l'Organisation au bout de six mois, à mesure

que l'empire de Capone absorberait une quantité croissante de

ressources industrielles.

Les ambassadeurs auprès de l'Assemblée générale exigèrent en

masse que les Forces spatiales de la Confédération interviennent et

détruisent la flotte de l'Organisation. Le grand amiral Aleksandrovich

dut prendre la parole à plusieurs reprises pour expliquer qu'une telle

idée était inapplicable. Les Forces spatiales ne pouvaient intervenir

que d'une seule manière : localiser la source d'antimatière de

Capone afin de prévenir l'invasion d'un troisième système. Celui

d'Arnstadt était déjà perdu. On ne pourrait le libérer qu'au prix

d'énormes pertes en vies humaines. Ce qui, à ce stade du conflit,

était totalement inacceptable. Le grand amiral fit également

remarquer que, malheureusement, un grand nombre d'équipages

non

possédés

collaboraient

avec

l'Organisation

pour

faire

fonctionner ses astronefs. Sans eux, l'invasion d'Arnstadt aurait été

impossible. Peut-être, suggéra-t-il, que l'Assemblée générale devrait

prononcer un décret à rencontre de ces traîtres. À l'avenir, cette

législation serait susceptible de décourager les capitaines d'astronef

de s'allier à Capone pour en retirer un bénéfice à court terme.

-Une mission d'escorte ? demanda André Duchamp d'une voix lasse.

Je croyais que nous étions censés défendre la Nouvelle-Californie.

Qu'est-ce que c'est exactement que cette mission d'escorte ?

-Monterey ne m'a pas donné de détails, répondit lain Girardi. Vous

protégerez des cargos des attaques des Forces spatiales de la

Confédération, voilà tout. Ce qui correspond exactement aux termes

de votre contrat.

-À peine, gronda Madeleine. Et le contrat en question ne stipule

nullement que nous devons aider un dictateur fou qui a anéanti toute

une planète. Laissons tomber, capitaine. Active les nouds

ergostructurants et foutons le camp d'ici tant qu'il en est encore

temps.

-J'aurais cru que cette tâche vous apparaîtrait comme séduisante,

dit lain Girardi. (Le filet de protection de sa couche anti-g se rétracta

et il se mit à flotter au-dessus d'elle.) Les équipages de ces cargos

sont en majorité des non-possédés, et vous serez la plupart du temps

hors de portée des plates-formes DS de l'Organisation. En fait, nous

vous offrons un boulot plus facile et moins risqué, sans diminution de

salaire.

-Où devrions-nous aller ? s'enquit André.

-À Arnstadt. L'Organisation y expédie des équipements industriels

pour faire redémarrer l'économie planétaire.

-Si elle ne l'avait pas ravagée pour commencer, elle ne serait pas

obligée de la faire redémarrer, lança Madeleine.

André la fit taire d'un geste agacé.

-Ça me paraît convenable, dit-il à lain Girardi. Cependant, l'astronef

aura besoin d'une réfection avant que nous puissions entreprendre

une telle mission. Assurer une escorte, ce n'est pas la même chose

que compléter un système de défense planétaire.

lain Girardi sembla perdre son sens de l'humour.

-Bien. Il faut que je discute avec Monterey de la nature de cette

réfection.

Il demanda à l'ordinateur de bord d'ouvrir un canal de

communication.

André attendit la suite en affichant un sourire neutre.

-L'Organisation est disposée à équiper le Vengeance de Villeneuve

pour en faire un vaisseau de combat, annonça lain Girardi. Nous

assurerons la réparation de votre coque et de vos capteurs, mais

c'est vous qui paierez le coût de vos systèmes secondaires.

André haussa les épaules.

-Défalquez-le de nos émoluments.

-Entendu. Veuillez accoster au spatioport de Monterey, baie VB757.

Je débarquerai là ; on vous affectera un officier de liaison pour votre

mission.

-Non possédé, dit sèchement Desmond Lafoe.

-Naturellement. Je pense qu'on souhaitera que vous embarquiez

également quelques journalistes. Ils devront avoir accès à vos

capteurs durant le vol.

-Merde1. Ces enfoirés. Pour quoi faire ?

-M. Capone est soucieux de s'assurer une publicité conforme à la

réalité. Il veut que la Confédération comprenne qu'il ne représente

pas une véritable menace.

-Contrairement à Arnstadt, railla Madeleine.

André guida le vaisseau de sa zone d'émergence jusqu'au gros

astéroïde. Le trafic spatial était important au-dessus de la Nouvelle-

Californie : les astronefs faisaient la navette entre les zones

d'émergence et les astéroïdes en orbite, les spatiojets et les aéros à

propulsion ionique entre ceux-ci et la surface de la planète. Seuls

soixante-cinq pour cent des capteurs du Vengeance de Villeneuve

demeuraient opérationnels, mais André les maintint en activité afin

de rassembler le maximum d'informations.

Lorsque l'ordinateur de vol apprit à Madeleine que Girardi était de

nouveau en communication avec Monterey, elle ouvrit un canal

crypté vers André.

-

Je ne pense pas qu'on devrait accoster, télétransmit-elle. Le

capitaine élargit le canal pour inclure Erick et Desmond.

-Pourquoi donc ?

1. En français dans le texte, comme la plupart des dialogues en

italiques

-Regarde tous ces astronefs, la planète est encore plus active

qu'avant sa possession. Je ne m'étais pas rendu compte à quel point

cette putain d'Organisation était efficace. On ne se sortira jamais de

cette merde, André, on est dedans trop profond. Dès qu'on aura

accosté, ils envahiront l'astronef pour nous posséder.

-Et qui le fera fonctionner pour eux ? Non, ils ont besoin de nous.

-

Peut-être, mais elle a raison de souligner la taille et la

détermination de l'Organisation, transmit Erick. Les possédés ont

bien besoin de nous pour piloter leurs vaisseaux de guerre, mais que

se passera-t-il quand il ne restera plus aucun monde à envahir ?

Capone a conquis Arnstadt en moins d'une journée, ce qui lui a

permis de doubler sa puissance militaire ou presque. Il ne va pas

s'arrêter en si bon chemin. Si lui et les autres possédés continuent de

triompher à ce rythme, les non-possédés n'auront bientôt plus aucun

refuge au sein de la Confédération. Et ce sera en partie de notre

faute.

-Je le sais. (André jeta un regard coupable en direction de Girardi

pour s'assurer qu'il n'écoutait pas leur conversation.) C'est pour ça

que j'ai accepté cette mission d'escorte.

-Je ne pige pas, dit Madeleine.

-C'est tout simple, ma chérie. L'Organisation répare le Vengeance

de Villeneuve à notre place, elle remplit nos réservoirs de carburant

cryogénique, elle nous équipe de guêpes de combat et elle nous

envoie en mission. Et pendant qu'on est en route, on file à l'anglaise.

Qu'est-ce qui pourrait nous en empêcher ?

-Leur officier de liaison, pour commencer, remarqua Des-mond.

-Un seul homme contre nous, tu parles. Nous n'aurons aucun mal à

le maîtriser. En voulant déshonorer André Duchamp, Capone a

commis sa plus grande erreur. Désormais, c'est moi qui vais me

servir d'eux, pour le plus grand bénéfice de mes semblables, tout à

fait comme il faut. Je ne suis pas un collabo. Et je pense que les

journalistes devraient être informés de ce coup porté contre Capone.

-Tu as vraiment l'intention de t'éclipser ? demanda Madeleine.

-Évidemment.

Erick se permit de sourire en dépit de la fragilité de sa peau toute

neuve. Pour une fois, la duplicité de Duchamp allait lui être utile. Il

ouvrit un nouveau fichier dans la cellule mémorielle de ses

naneuroniques et commença à enregistrer les images fournies par

les capteurs. Le SRC ferait son miel de ces aperçus sur la structure

de l'Organisation ; mais il soupçonnait le système de Nouvelle-

Californie d'être déjà placé sous étroite surveillance.

-

Et Shane Brandes ? demanda Desmond. Le visage d'André

s'assombrit.

-Que veux-tu dire ?

-Combien de temps avais-tu l'intention de le conserver en tau-zéro ?

-Je ne pouvais pas le relâcher à Chaumort, cet astéroïde est trop

petit. Ce qu'il nous faut, c'est une planète arriérée où on pourra le

larguer au milieu d'un désert ou d'une jungle.

-Lalonde ferait l'affaire, dit Madeleine à mi-voix.

-Comme endroit dont il ne risque pas de revenir, c'est parfait,

commenta Desmond avec malice.

-Non, télétransmit Erick.

-

Pourquoi ? s'enquit André. On pourrait aussi le livrer à

l'Organisation quand on aura accosté. L'idée me paraît excellente.

Cela leur prouverait notre loyauté.

-Qu'on le tue ou qu'on le largue, d'accord. Mais pas ça. Tu n'as pas

vu ce qu'ils ont fait à Bev.

André tiqua.

-Très bien. Mais je ne vais pas conserver ce salopard indéfiniment,

son maintien en tau-zéro me coûte de l'énergie.

Le Vengeance de Villeneuve accosta au quai qu'on lui avait désigné,

son équipage prêt à réagir à un coup fourré de l'Organisation. Rien à

signaler. Comme l'avait promis lain Girardi, des équipes de

maintenance se mirent aussitôt au travail sur la coque défoncée et

les capteurs hors service. Il leur fallut onze heures pour extraire et

remplacer les sections endommagées. Plus deux heures pour mener

à bien les opérations de contrôle et de diagnostic.

Une fois qu'André jugea l'astronef prêt à effectuer sa mission

d'escorte, l'Organisation commença à charger des guêpes de

combat dans les tubes de lancement. Un boy au-sas se déploya

depuis la cloison de la baie pour se connecter avec le Vengeance de

Villeneuve.

Ce fut Desmond, armé d'un pistolet-mitrailleur acheté sur Chaumort,

qui accompagna Girardi sur le pont inférieur. Il vérifia que le boyau-

sas était complètement vide avant d'ouvrir l'écoutille et de laisser

sortir l'homme de l'Organisation. Il attendit ensuite que Girardi soit

arrivé à l'autre extrémité et ait refermé l'autre écoutille pour aviser

André que tout se passait bien.

-Envoyez votre officier de liaison, télétransmit André au spatioport.

Comme convenu, l'homme qui entra dans le boyau-sas était nu, ses

vêtements se trouvant dans un petit sac. Desmond le soumit à tous

les tests possibles et imaginables, exigeant de lui qu'il effectue des

télétransmissions complexes à partir de ses naneuroniques et

l'exposant à plusieurs types de blocs-processeurs.

-

Je pense qu'il est propre, transmit-il finalement. Madeleine

débloqua la commande manuelle de l'écoutille du

pont inférieur.

L'officier de liaison déclara se nommer Kingsley Pryor. À en juger par

son comportement un peu éteint et sa voix hésitante, se dit Erick, cet

homme était encore en état de choc.

-Un convoi de douze cargos partira pour Arnstadt dans trois heures,

leur dit Kingsley Pryor. Il sera escorté par cinq vaisseaux de guerre,

dont le Vengeance de Villeneuve. Votre mission consiste à défendre

ces cargos contre toute attaque surprise des Forces spatiales de la

Confédération. Si une telle attaque se produit, elle sera

probablement le fait de faucons. (Il considéra la passerelle d'un air

pensif.) On m'a dit que vous n'étiez que quatre. Est-ce suffisant pour

garantir une efficacité totale en cas de combat ?

-Bien sûr que oui, rétorqua André. Nous avons survécu à bien pire

qu'une attaque de faucons.

-Très bien. Il y a autre chose que vous devez savoir. L'Organisation

est cimentée par la crainte et le respect, et vous lui devez une

obéissance absolue. Vous avez accepté notre contrat et vous êtes

entrés dans notre flotte, de sorte que nous ne tolérerons aucune

traîtrise de votre part.

-Vous osez monter à bord de mon astronef et me dire..., s'emporta

André.

Kingsley Pryor leva une main. En dépit de sa faiblesse bien visible, ce

geste imposa le silence à Duchamp. Quelque chose dans l'attitude de

l'officier de liaison lui conférait une autorité incontestable.

-Vous avez signé un pacte avec le diable, capitaine. Maintenant, je

vais vous expliquer les petits caractères. Vous vous méfiez de nous,

c'est normal ; nous nous méfions de vous, nous aussi. À présent que

vous avez vu à quoi ressemble la Nouvelle-Californie, je suis sûr que

vous avez pris conscience de la puissance et de la détermination de

l'Organisation et que vous hésitez désormais à nous servir. C'est

parfaitement naturel. Après tout, il serait très facile à un astronef de

disparaître et de rejoindre la Confédération. Permettez-moi de vous

en dissuader. Pendant qu'on réparait votre vaisseau, on a installé

dans l'un de ses nouveaux composants un explosif nucléaire. Il est

équipé d'une minuterie réglée sur sept heures qui est réactivée au

moyen d'un code. Je ne possède pas ce code, si bien que même des

nanoni-ques de débriefing ne pourraient pas me l'arracher. Un

officier de liaison se trouvant à bord de l'un des autres astronefs

d'escorte nous transmettra ce code toutes les trois heures, ce qui

nous permettra de remettre la minuterie à zéro. Quant à moi, je

transmettrai le code qu'on m'a donné aux autres bâtiments, qui ont

été altérés suivant la même méthode. Si nous restons tous ensemble,

il n'y aura aucun problème. Si l'un des vaisseaux prend la fuite, il

signera son arrêt de mort et celui d'un autre astronef.

-Enlevez cette bombe tout de suite ! s'écria André, fou de rage. Je

refuse de subir un tel chantage.

-Ce n'est pas du chantage, capitaine, c'est une mesure de discipline

conçue pour vous faire respecter les termes de votre contrat. Vous

devez connaître l'argument qui s'applique dans un tel cas : si vous

avez l'intention de tenir vos engagements, vous n'avez aucun souci à

vous faire.

-Je refuse de voler avec une bombe à bord. C'est mon dernier mot !

-

Alors ils vont venir vous posséder. Et on trouvera un autre

équipage. C'est votre astronef et ses capacités qui les intéressent,

capitaine, pas vous en tant qu'individu.

-C'est intolérable !

L'espace d'un instant, une colère non feinte se lut dans les yeux de

Kingsley Pryor. Il gratifia André d'un rictus.

-Aussi intolérable que l'idée qu'un homme accepte d'aider Capone

de son plein gré, capitaine. (Puis toute émotion le déserta, et il reprit

son expression éteinte.) Je vous propose à présent d'embarquer les

journalistes. Il ne nous reste plus beaucoup de temps pour rejoindre

les coordonnées de saut.

Jed Hinton était encore à cent mètres du pub lorsqu'il s'accroupit

pour ôter le mouchoir rouge passé autour de sa cheville. Les adultes

de Koblat, de plus en plus irrités par les Nocturnes, harcelaient les

enfants qui défendaient la cause. Rien de bien grave, moqueries en

public et disputes familiales. Les conneries habituelles.

Digger, comme de bien entendu, n'avait que haine pour

l'enregistrement, entrant dans une rage folle chaque fois qu'on en

parlait. Pour une fois, Jed éprouvait un plaisir coupable en le voyant

menacer Miri et Navar, leur interdire de s'y intéresser de quelque

façon que ce soit. Sans s'en rendre compte, il avait altéré l'équilibre

politique de la famille. À présent, c'étaient Jed et Gari qui avaient

l'avantage, eux qui pouvaient accéder à Kiera Salter, parler de ses

idées avec leurs copains et savourer le goût de la liberté.

Jed entra dans la Fontaine bleue, aussi détaché que s'il était un

habitué des lieux. En temps normal, jamais il n'aurait mis les pieds

dans ce pub, dont Digger était l'un des piliers. Mais son beau-père

était fort occupé ces temps-ci, à entretenir les machines dans les

baies du spatioport plutôt qu'à creuser des tunnels. Le trafic spatial

était si élevé que le nombre d'équipes était passé à trois par jour.

Cependant, bien que tout le monde sache parfaitement que les

astronefs débarquaient ou appareillaient plusieurs fois par jour, on

ne tenait aucun registre officiel. Il avait par trois fois accédé au

réseau pour consulter la liste des vaisseaux à quai, et on lui avait

répondu qu'il n'y en avait aucun.

Fascinés, les Nocturnes avaient posé des questions autour d'eux, et

ils avaient fini par comprendre la méthode par laquelle la

quarantaine était contournée. Ils avaient été fort excités ce jour-là :

un trafic stellaire illégal, c'était parfait ! Beth lui avait dit en souriant :

" Nom de Dieu, peut-être qu'on va pouvoir aller à Valisk, après tout. "

Puis elle l'avait serré dans ses bras. Jamais elle ne l'avait fait, du

moins pas de cette façon.

Il commanda une bière au comptoir et parcourut la salle du regard.

Les paysages holographiques décorant les murs, vieux d'une dizaine

d'années, se réduisaient à des images brouillées aux couleurs

fanées. La roche nue qu'ils dissimulaient aurait été moins

déprimante. La plupart des tables en aluminium et matériau

composite étaient occupées. Penchés au-dessus de leurs verres, des

groupes d'hommes et de femmes échangeaient des murmures.

Environ un quart d'entre eux portaient des combis d'astros, dont la

coupe exotique et les couleurs vives contrastaient avec la tenue

terne des résidents de Koblat.

Jed repéra les membres de l'équipage du Ramsès X, dont le nom

était brodé sur la poche de poitrine. Leur capitaine se trouvait dans

le lot, une femme d'un certain âge avec une étoile d'argent sur son

épaulette. Il se dirigea vers eux.

-Puis-je vous parler, madame ?

Elle se tourna vers lui, ses soupçons éveillés par le ton poli qu'il avait

adopté.

-Qu'est-ce qu'il y a ?

-J'ai un ami qui aimerait aller à Valisk.

Le capitaine éclata de rire. Jed rougit en voyant les astros le toiser

d'un air supérieur qu'il trouva des plus irritants.

-Eh bien, mon garçon, je comprends parfaitement que ton ami

s'intéresse à la jeune Kiera.

Elle lui lança une oillade.

Jed se sentit de plus en plus gêné, ce qui était sûrement visible aux

yeux de tous. Certes, il avait passé des heures avec le programme

graphique de son bloc-processeur, altérant sans se lasser l'image de

l'enregistrement. À présent, la petite colonne AV du bloc pouvait la

projeter allongée sur le lit à ses côtés, ou penchée au-dessus de lui,

souriante. D'abord, il s'était dit qu'il lui manquait de respect en

agissant ainsi, mais elle comprendrait sûrement le besoin qu'elle

éveillait en lui. Ou plutôt l'amour. Elle savait tout de l'amour, dans

toutes ses manifestations. C'était là son message.

-C'est à cause de ce qu'elle propose, bafouilla-t-il sans pouvoir s'en

empêcher. C'est ce qui nous intéresse.

Éclat de rire général autour de la table.

-

S'il vous plaît, dit-il. Pouvez-vous nous emmener là-bas ? Le

capitaine redevint sérieuse.

-Ecoute, mon garçon, suis les conseils d'une femme d'expérience.

Cet enregistrement n'est qu'un piège à cons. S'ils veulent que vous

alliez là-bas, c'est uniquement pour pouvoir vous posséder. Il n'y a

pas de paradis au pied de l'arc-en-ciel.

-Vous êtes allée vérifier ? demanda-t-il, vexé.

-Non. Non, en effet. Tu as raison, je ne peux pas en être sûre. Disons

que c'est mon cynisme qui parle, un cynisme salutaire ; tout le monde

l'attrape en vieillissant.

Elle se retourna vers son verre.

-Vous m'emmènerez là-bas ?

-Non. Écoute, mon petit, même si j'étais assez cinglée pour aller à

Valisk, as-tu une idée de ce que ça te coûterait d'affréter un astronef

pour t'y conduire ?

Il fit non de la tête.

-Environ deux cent cinquante mille fusiodollars si on partait d'ici.

Est-ce que tu disposes de cette somme ?

-Non.

-Et voilà. Maintenant, arrête de me faire perdre mon temps.

-Vous connaissez quelqu'un qui pourrait nous emmener, quelqu'un

qui croit à Kiera ?

-Nom de Dieu ! (Elle pivota sur son siège pour lui faire face.) Vous

êtes donc tous débiles pour ne pas capter un sous-entendu quand on

vous l'envoie en pleine gueule ?

-Kiera a dit que vous nous détesteriez parce qu'on l'écoutait.

Le capitaine émit un reniflement stupéfait.

-C'est pas possible. Vous ne voyez pas à quel point vous êtes

crédules ? C'est un service que je vous rends.

-Je ne vous l'ai pas demandé. Et pourquoi êtes-vous si aveugle à son

message ?

-Aveugle ? Va te faire foutre, petit con.

-Vous êtes aveugle. Vous avez peur qu'elle dise vrai, qu'elle ait

raison.

Elle le regarda sans rien dire durant un long moment, tandis que les

autres astros le fixaient d'un air méchant. Sans doute allaient-ils le

tabasser dans une minute. Jed s'en foutait désormais. Il la détestait

autant qu'il détestait Digger, ainsi que tous les autres adultes de