Le foyer de la rue Myrha
Les jours qui suivirent, Idriss, recru d’épreuves, ne quitta guère le foyer de la rue Myrha. Il ressentait le besoin de se protéger du monde extérieur, et voulait éviter ses pièges et les mirages qui se dressaient sous ses pas. Le foyer sommeillait tout l’après-midi pour ne s’animer qu’après six heures du soir avec le retour des travailleurs. Isidore en profitait pour jeter un coup d’œil dans les chambres grâce à son passe-partout. Il prenait note mentalement des observations à faire aux occupants le soir même. Certaines chambres révélaient un ordre méticuleux. D’autres au contraire étalaient une saleté provocante. Isidore connaissait son monde. Ces garçons, arrachés à la vie familiale du bled, ignoraient parfois que la lessive et la vaisselle ne se font pas toutes seules, et qu’il ne convient pas de casser les carreaux de la fenêtre pour jeter plus facilement les ordures dans la rue. Il veillait, le vieil Isidore, paternel, autoritaire et fort d’une longue expérience. Certains immigrés âgés, qui touchaient une retraite, s’étaient définitivement incrustés dans le foyer, dont la vocation administrative n’était pourtant pas de devenir un asile de vieillards. C’était les locataires que préférait Isidore, les plus calmes, les plus soigneux, les plus faciles. Ils se rassemblaient dans la salle commune autour du kanoun d’argile sur lequel mijotait le thé, et jouaient aux dominos ou à la kharbaga en échangeant de rares propos. Isidore se joignait à eux parfois pendant les heures creuses, et ils évoquaient ensemble par des allusions parcimonieuses l’Algérie de leur jeunesse.
Cette vieille garde formait avec les immigrés les plus anciens le groupe des écouteurs de la radio, séparés par une génération – ou deux – des fanatiques de la télévision. La télévision, c’était l’image, la vie moderne, la langue française, voire une lucarne ouverte sur l’univers fascinant de la vie américaine. La radio – qu’on n’entendait qu’à certaines heures et parfois l’oreille appliquée contre le récepteur – c’était Le Caire, Tripoli ou Alger, la langue arabe, les discours politiques et surtout le Coran et la musique traditionnelle. Idriss, échaudé par ses mésaventures, recherchait la compagnie de ces aînés qui l’accueillaient avec bienveillance et l’initiaient au monde invisible et bruissant de l’ionosphère. Il comprenait peu à peu que, contre la puissance maléfique de l’image qui séduit l’œil, le recours peut venir du signe sonore qui alerte l’oreille. Il trouva un guide passionné dans la personne d’un ouvrier tailleur d’origine égyptienne. Mohammed Amouzine était arrivé en France dès le lendemain de la guerre. La fatalité l’avait empêché de regagner son village où toute une tribu dépendait des sommes qu’il lui envoyait. Mais la nostalgie le dévorait. « L’Égyptien, attaché à la terre du Nil depuis sept mille ans, est le paysan le moins doué pour le nomadisme de tout le monde arabe, expliquait-il. Rien ne lui répugne autant que de s’expatrier. » Il avait vécu dans des transes, les mains nouées sur son Coran, l’oreille collée à sa radio, la première défaite de l’armée égyptienne contre Israël en 1948, la chute du roi Farouk en 1952, la nationalisation du canal de Suez suivie de la triple et lâche agression franco-anglo-israélienne en 1956, la guerre des Six Jours en 1967, et surtout la mort du Bikbachi le 28 septembre 1970 et ses funérailles grandioses. Il fit comprendre à Idriss la sombre et exaltante beauté des discours politiques diffusés quotidiennement par La voix des Arabes, ce triomphalisme déclamatoire, si peu justifié par les faits, mais si bien accordé à la puissance virtuelle du monde islamique.
Mais c’était surtout la voix sublime d’Oum Kalsoum qui le jetait dans un enthousiasme brûlant. Sur le « Rossignol du Delta », sur l’« Étoile de l’Orient », sur celle qu’on appelait tout simplement à la fin « la Dame » (As Sett), Mohammed Amouzine, le petit tailleur du Caire, était intarissable. Parce qu’il était né la même année – en 1904 – près de Simballawen dans une province du Rif égyptien nommée Dakhalia dont elle était elle-même originaire, il se croyait son pays, presque son frère. Habillée en garçon par austérité, elle chantait dès l’âge de huit ans lors des mariages. On la payait de quelques gâteaux avant qu’elle ne s’endorme épuisée dans les bras de son père. Aucun instrument ne l’accompagnait, car la voix est le seul instrument de musique donné par Dieu. La renommée de cette enfant bédouine qui embellissait les fêtes familiales en louant le Prophète ne cessait de grandir. Un drame éclate pourtant le jour où pour la première fois sa photo paraît dans un journal. C’est le commencement de la gloire, mais pour son père, c’est un déshonneur ineffaçable. Toute sa vie elle aura dès lors à lutter contre les photographes avides de surprendre sa vie privée et d’en divulguer des images triviales. Oum Kalsoum a un public presque exclusivement masculin, et c’est une femme sans homme. (Elle épousera tardivement le médecin qui la soigne.) C’est qu’elle se veut l’épouse de tout le peuple arabe, une sorte de madone, une vestale de la nation qui vit son art comme une mission à la fois sentimentale et patriotique. « C’est comme une réunion politique », disent les maris à leur femme pour expliquer qu’ils vont seuls écouter la chanteuse. D’ailleurs Kalsoum veut dire « étendard », et sur scène elle tient toujours dans sa main droite un vaste mouchoir qu’elle secoue comme un voile, comme une flamme. C’est son symbole, mais aussi son refuge, le confident de ses larmes et de ses sueurs.
Ainsi apparaît Oum Kalsoum, ses yeux, exorbités par son goitre, cachés derrière de grosses lunettes noires, un foulard noué sur ses cheveux, car, par atavisme arabe, elle se sent mieux la tête couverte, sa main potelée agitant son mouchoir. La première, elle a l’audace de refuser l’arabe littéraire et de chanter à la radio en dialecte égyptien. Et le miracle, c’est qu’elle parvient à se faire entendre de tout le monde arabe. Quand l’un de ses récitals est retransmis en direct par la radio, subitement à la même minute, on voit se vider les rues et les marchés du Caire, de Casablanca, de Tunis, de Beyrouth, de Damas, de Khartoum et de Ryad. La foule l’acclame avec des mots insensés : « Tu es à nous. Tu es la fiancée de ma vie. Depuis que je te connais, je suis sourd, je n’entends que ta voix, je suis muet, je ne parle que de toi ! »
Cette voix est inséparable désormais de la vie de la nation. Elle est l’âme de l’Égypte et de tout le monde arabe. Des dictons circulent : « Comment va l’Égypte ? Très bien : trois jours de football, trois jours d’Oum Kalsoum, un jour de viande. » Le 22 juillet 1952, un groupe de jeunes officiers mettent fin à des millénaires de sujétion étrangère. Pour la première fois depuis les Pharaons, l’Égypte est indépendante. Mais le général Néguib et le colonel Nasser ne peuvent se passer du rayonnement d’Oum Kalsoum. La Révolution doit être couronnée par un récital de l’Étoile de l’Orient. Néguib et Nasser sont au premier rang. Et quand, après les désastres de la guerre des Six Jours en juin 1967, le Bikbachi désespéré annonce qu’il donne sa démission et se retire, c’est encore la voix d’Oum Kalsoum qui s’élève et l’oblige à rester :
Relève-toi et écoute mon cœur, car je suis le peuple
Reste, tu es la digue protectrice
Reste, tu es le seul espoir qui reste à tout le peuple
Tu es le bien et la lumière, tu es la patience face au destin
Tu es le vainqueur et la victoire
Reste, tu es l’amour de la nation
L’amour et l’artère du peuple{7} !
Le 21 mars 1969, toutes les conditions semblaient réalisées pour permettre à Moammar El Kadhafi et Abdesselam Jalloud de renverser le roi Idriss, et de prendre le pouvoir en Libye. Toutes les conditions sauf une : ce soir-là le Rossignol du Delta chantait à Benghazi ! Événement national incompatible avec un coup d’État. Les conjurés ne pouvaient se trouver ailleurs que dans l’assistance pour acclamer leur idole. Il fallut décommander la révolution et attendre plus de six mois – jusqu’au 1er septembre – que les conditions favorables se trouvent à nouveau réunies.
Amouzine ne se lassait pas d’évoquer les deux concerts mémorables qu’elle avait donnés à Paris – à l’Olympia – les 15 et 17 novembre 1967. Le 15, la foule massée sur le trottoir du boulevard des Capucines était énorme et ne lui laissait que peu d’espoir de parvenir à entrer. Des individus louches la parcouraient certes pour offrir des billets « au noir », mais leur prix dépassait largement les moyens d’un ouvrier tailleur chargé de famille. C’est alors que le destin intervint merveilleusement en sa faveur. Il avisa un aveugle qui naviguait au milieu des piétons en fauchant d’un geste lent et doux avec sa canne blanche. C’était un vieil Arabe coiffé d’un turban et vêtu d’une djellaba. Le premier mouvement d’Amouzine fut de se précipiter pour l’aider de façon désintéressée. Mais il comprit bientôt tout le parti qu’il pouvait tirer de sa propre générosité. Prenant l’aveugle par le bras, il lui dit rapidement : « Viens avec moi, je vais te faire entrer. » Puis il fendit la foule dans le hall du théâtre en poussant l’infirme devant lui et en répétant : « Place, s’il vous plaît, place, s’il vous plaît ! » Dans tous les pays du monde, mais plus encore dans un public en majorité africain, l’aveugle inspire une crainte respectueuse. Amouzine et son protégé se retrouvèrent rapidement dans la salle, puis au premier rang, au bord même de la rampe lumineuse. C’était un vrai miracle, et le tailleur en riait encore de joie en l’évoquant. Mais il y en eut un second, combien plus profond, plus significatif, plus émouvant !
Le rideau se leva. Le petit orchestre qui accompagnait traditionnellement Oum Kalsoum était en place et préluda longuement, comme à l’accoutumée. C’était une mélopée sinueuse dessinée par les violons, puis reprise par les qanouns et les luths, soulignée enfin par l’orgue électronique. La chanteuse apparut elle-même, cernée par le pinceau lumineux d’un projecteur, et marcha lentement vers le micro. Elle levait la tête d’un air inspiré et laissait pendre inerte dans sa main son long foulard. Aucun appel, aucun applaudissement, aucune manifestation ne salua son arrivée tant attendue pourtant. Elle baissa un peu la tête et sembla scruter la gueule béante et noire de la salle. Oum Kalsoum a fait relativement peu de tournées hors des pays arabes. Elle est si profondément enracinée dans sa terre deltaïque qu’elle éprouve toujours une certaine répugnance à s’aventurer dans cet Extrême-Occident que sont les capitales européennes et les grandes cités américaines. Cela se sent à son attitude en face de ce public parisien. Visiblement elle cherche dans cette foule obscure un visage, un regard qui la rassure et fasse passer le courant entre le public et elle. Elle trouve. Mais c’est un visage sans regard. Elle a aperçu au premier rang d’orchestre l’aveugle en turban et djellaba avec sa canne blanche. Elle murmure d’une voix imperceptible : « C’est pour toi que je chante. » Quelqu’un d’autre que l’aveugle a-t-il entendu ? Ce n’est pas sûr. Mais le vieil homme a tressailli. Son visage obscurci par la cécité s’est éclairé d’un sourire. Il écoute passionnément. C’est pour lui qu’elle chante ! Et à côté de lui le petit tailleur qui a été témoin du miracle, un miracle où il a sa part, se tait, transi de joie et d’émerveillement.
— Quand nous sommes sortis, raconte-t-il à Idriss, la foule s’écartait devant nous avec respect. Je n’ai pas pu m’empêcher de demander à l’aveugle comment il imaginait Oum Kalsoum. J’ai même dû lui demander dans mon trouble comment il la voyait. Comme si ma question n’était pas incongrue, il n’a pas hésité à me répondre : « Verte ! » m’a-t-il dit. Cet aveugle de naissance voyait notre chanteuse nationale comme une couleur, la couleur verte ! Et il a précisé : « Sa voix a autant de nuances que tout le vert de la nature, et le vert est la couleur du Prophète. »
Amouzine, ayant rapporté ce propos, se taisait et souriait en regardant Idriss. Ce garçon si jeune comprendrait-il que la parole soit assez puissante pour faire voir un aveugle, que le signe soit assez riche pour évoquer la couleur verte dans sa tête enténébrée ?
Pas plus que l’aveugle Idriss n’avait vu Oum Kalsoum, et ce n’était pas la coupure de presse qu’Amouzine serrait dans son portefeuille et où l’on devinait une grosse dame au visage lourd, masqué par d’épaisses lunettes noires, qui pouvait exalter son imagination. Mais il l’écoutait des heures durant, et peu à peu le souvenir de Zett Zobeida s’imposait à son esprit. C’était la même voix, un peu trop grave pour une femme, la voix de jeune bédouin dont Oum Kalsoum avait pris l’apparence au début de sa carrière, avec des intonations charnelles d’une déchirante tristesse. Idriss revoyait alors le ventre luisant et noir de la danseuse, cette bouche sans lèvres par laquelle s’exprimait tout le corps pudiquement voilé. C’était la même articulation parfaitement distincte, la prononciation martelée, les mots détachés selon les règles de la diction coranique, et aussi cette répétition modulée, ce retour inlassable du même verset repris avec une intonation différente, jusqu’au vertige, jusqu’à l’hypnose. La libellule qui est libelle, et déjoue la ruse de la mort, le criquet qui est écrit, et dévoile le secret de la vie…
Ce fut aussi Amouzine qui présenta Idriss au maître calligraphe Abd Al Ghafari.