Le train pour Paris
 

Le train pour Paris partait à 11 h 48. Dès le début de la matinée, Idriss errait dans la gare Saint-Charles. L’atmosphère turbulente le grisait agréablement. Dans sa détresse, il se sentait conforté par les scènes d’adieux et de retrouvailles qui accompagnaient chaque départ et chaque arrivée d’un train, et auxquelles il participait en témoin affamé. Il interrogeait ses maigres connaissances géographiques pour essayer d’imaginer la destination des convois qu’il voyait s’ébranler vers Gênes, Toulouse ou Clermont-Ferrand. Il tentait d’établir un lien entre ces villes et les affiches de la S.N.C.F. où l’on voyait le mont Saint-Michel, Azay-le-Rideau, Versailles ou la pointe du Raz. Pourquoi ces hauts lieux de l’imagerie française ne correspondaient-ils jamais aux grandes cités où allaient les trains et les travailleurs qu’ils transportaient ? Il y avait là, semblait-il, deux mondes sans rapport, d’une part la réalité accessible, mais âpre et grise, d’autre part une féerie douce et colorée, mais située dans un lointain impalpable.

À onze heures, le train pour Paris fut mis à quai. Idriss attendit pour monter que nombre de voyageurs eussent pris place. Observer, imiter, faire comme les autres pour ne pas trahir sa sauvagerie au milieu de ces civilisés. Il trouva un coin couloir, la place qui permet d’entrer et de sortir du compartiment sans déranger. Un jeune homme surgi au dernier moment n’avait apparemment pas les mêmes scrupules. Il piétina quelques pieds pour gagner la fenêtre, et ayant abaissé la vitre, bavarder gaiement avec d’autres jeunes demeurés sur le quai. Quand le train s’ébranla, il y eut des grands cris, des mains nouées et de vastes gestes. Puis le jeune homme, le visage encore illuminé par ces adieux, se laissa tomber à la place restée libre en face d’Idriss. Il le regardait, toujours souriant, sans le voir. Idriss le dévorait des yeux. Comme il semblait enraciné chez lui, sûr de lui, bien adapté ce jeune Français de son âge ! Lorsque plus tard le train s’arrêta en gare d’Arles, il retourna à la fenêtre et se pencha vers le quai, comme s’il s’attendait à y retrouver ses amis. Idriss ferma les yeux et se laissa bercer par le rythme régulier de la marche du train. Il entendait se reformer dans sa tête la musique de Zett Zobeida. Il revoyait la femme noire et rouge, entourée par les musiciens et leur énigmatique ritournelle :

 

La libellule vibre sur l’eau

Le criquet grince sur la pierre

La libellule libelle la ruse de la mort

Le criquet écrit le secret de la vie.

 

La danse fut interrompue par l’arrêt du train à Avignon, mais elle reprit ensuite :

 

L’aile de la libellule est un libelle

L’aile du criquet est un écrit.

 

Idriss voyait la goutte d’or rouler sur la gorge de la danseuse, puis se balancer dans le soleil au bout de son fil brisé. Il entendait la prostituée de Marseille : « Fichtre ! C’est beau ça ! On dirait de l’or massif. » Les cuisses écartées de la fille s’ouvraient sur un sexe brun, car bien entendu, cette blonde platinée était décolorée. Idriss avait perdu sa bulla aurea, talisman oasien et signe de liberté. Il fonçait maintenant au rythme du train vers le pays des images. On approchait de Valence quand il se secoua et, quittant le compartiment, alla s’accouder à la barre de la fenêtre du couloir. Le paysage provençal déployait ses garrigues, ses oliveraies, ses champs de lavandin. Le jeune homme vint se placer à côté de lui. Il jeta vers lui un regard amical, et se mit à parler comme pour lui-même, mais en s’adressant à Idriss de plus en plus directement.

— C’est encore la Provence. Cyprès rangés en haie pour protéger les cultures des coups de mistral. Tuiles romaines sur les toits. Mais il n’y en a plus pour longtemps. C’est Valence la frontière du Midi. À Valence, on change de climat, on change de paysage, on change de constructions.

— Mais c’est toujours la France ? demanda Idriss.

— Ce n’est plus la même France, c’est le Nord, c’est plutôt mon pays.

Il parla de lui. Il s’appelait Philippe. Sa famille avait une propriété en Picardie, près d’Amiens, où il était né. Il avait été élevé à Paris.

— Pour moi, le Midi, c’est les vacances. C’est aussi une curiosité un peu folklorique, l’accent, les histoires marseillaises. Mais je comprends qu’un Provençal qui passe la frontière de Valence se sente un peu en exil. Il fait gris et froid. Les gens ont l’accent pointu.

— L’accent pointu ?

— Oui, l’accent pas provençal, celui qu’on entend à Lyon ou à Paris par exemple. Tu comprends, pour les gens du Midi, les gens du Midi n’ont pas d’accent. Ils croient parler normalement. Ce sont les autres Français qui ont un accent : l’assente poinntu. Pour les gens du Nord, ce sont les Méridionaux qui ont un accent, l’accent du Midi, un accent amusant, joli, mais qui ne fait pas sérieux. L’accent de Marius.

— Et ceux d’Afrique du Nord ?

— Les pieds-noirs ? Oh alors, c’est encore pire : le pataouet. Ça, c’est la fin de tout. Ceux-là, il faut vraiment qu’ils se mettent au vrai français.

— Non, je parle pas des pieds-noirs. Je veux dire : les Arabes, les Berbères ?

Philippe un peu choqué regarda son voisin de plus près.

— Ceux-là, c’est pas la même chose. Ce sont des étrangers. Ils ont leur langue, l’arabe ou le berbère. Il faut qu’ils apprennent le français. Toi, tu es quoi ?

— Berbère.

— Alors ici t’es vraiment à l’étranger.

— Tout de même moins qu’en Allemagne ou en Angleterre. En Algérie, on a toujours vu des Français.

— Oui, on se connaît. Chaque Français a son idée sur l’Algérie et le Sahara, même s’il n’y a jamais mis les pieds. Ça fait partie de nos rêves.

— Moi une femme française m’a photographié.

— La photo était réussie ?

— Je ne sais pas. Je ne l’ai toujours pas vue. Mais depuis que j’ai quitté mon pays, j’ai de plus en plus peur que ça ne soit pas une bonne photo. Enfin pas exactement la photo que j’attendais.

— Moi, dit Philippe, j’ai toujours un tas de photos avec moi quand je voyage. Ça me tient compagnie. Ça me rassure.

Il entraîna Idriss dans le compartiment, et sortit un petit album de son sac de voyage.

— Tiens, ça c’est moi avec mes frères et ma sœur.

Idriss regarda la photo, puis Philippe comme pour comparer.

— C’est bien toi, mais en plus jeune.

— C’était il y a deux ans. À droite ce sont mes frères et derrière, mon père. La vieille dame, c’est ma grand-mère. Elle est morte au printemps. Ça c’est notre maison de famille près d’Amiens avec Pipo, le chien du jardinier. C’est dans ces allées que j’ai appris à marcher et à monter à bicyclette. Ça c’est toute la famille en pique-nique dans la forêt domaniale. Ma première communion, je suis le troisième à gauche. Ah et puis celle-là, c’est un secret !

Il faisait mine de dissimuler la photo en riant, mais finalement, redevenu grave, il la passa à Idriss.

— C’est Fabienne, la femme que j’aime. Nous sommes fiancés. Enfin pas officiellement. Elle prépare Sciences-Po, comme moi, mais elle a trois ans de plus que moi. Ça se voit ?

Idriss regardait la photo avec avidité. Il avait reconnu le type de la femme blonde, celle de la Land Rover et celle de Marseille. Il se rembrunit et rendit l’album à Philippe qu’il scruta avec méfiance. Tout ce que le jeune Français lui avait dit sur lui-même, sa famille, leur maison, son pays, tout ce qui le distinguait d’Idriss venait se concrétiser dans l’image de cette femme. Philippe appartenait à la race des blondes voleuses de photo et de goutte d’or. Sa gentillesse, sa bonne volonté, le casse-croûte qu’il partagea avec Idriss, les commentaires qu’il égrena lorsque le train traversa les hauts du Vivarais, les doux vallonnements du Beaujolais, la plaine champenoise avec ses sapinières, rien ne dissipa l’angoissante certitude d’Idriss qu’il n’était entouré que d’étrangers, et qu’un obscur danger le menaçait.

Lorsque le train s’arrêta en gare de Lyon, Philippe parut l’oublier pour ne plus se soucier que de découvrir les siens dans la foule massée sur le quai. Idriss descendit derrière lui pour le voir aussitôt entouré par un groupe démonstratif. Il comprit que la brève complicité qui les avait rapprochés s’était effacée. Poussé par le flot des voyageurs, il s’avança jusque sur le trottoir de la gare le long duquel défilait une procession de taxis. La nuit était tombée. L’air était limpide mais presque froid. Le boulevard Diderot et plus loin l’enfilade de la rue de Lyon n’étaient qu’un scintillement de phares, d’enseignes, de vitrines, de terrasses de cafés, de feux tricolores. Idriss hésita un moment avant de se laisser glisser dans cette mer d’images.