Au Képi Blanc
 

Le menu – enluminé et tout frisé d’arabesques – annonçait en lettres calligraphiées :

 

Au Képi Blanc

Spécialités de méchoui, tagine, couscous.

Décor mauresque

 

La façade de l’établissement tenait du bordj militaire, du marabout religieux et du palais des Mille et Une Nuits. Un garçon en chéchia et pantalon bouffant veillait à la porte. Idriss s’approcha du menu, et se plongea dans sa lecture. Les mots dansaient devant ses yeux sans rien évoquer de précis dans son esprit : Bstila de pigeon à la cannelle, seksou au lait, briks au miel, chakchouka aux œufs, chorba aux herbes, bourek d’oignons, maktfah de vermicelles, dolma de poivrons…

— À votre avis, le couscous est-il meilleur au poulet ou au mouton ?

Idriss se retourna. Le jeune homme qui l’interpellait le fixait avec une ironie dure de ses yeux enfoncés dans un visage osseux.

— Je sais pas, balbutia Idriss, je n’ai jamais mangé de couscous.

Le jeune homme le dévisagea.

— Tiens, ça alors ! Je vous aurais pris pour un Arabe.

— Non, je suis berbère.

— Arabe, Berbère, c’est kifkif, non ?

— Non.

— Alors d’où venez-vous comme ça ?

— Du Sahara. D’une oasis du nord-ouest du Sahara.

— Tu viens du Sahara et tu n’as jamais mangé de couscous ?

— Non, jamais. À Tabelbala, on est trop pauvre pour manger du poulet ou du mouton. On dit : le ventre est une outre vide que l’expérience apprend à nouer.

— Alors votre plat national, qu’est-ce que c’est ?

— Je ne pense pas qu’on a un plat national. Ce qu’on mange le plus, c’est du tazou, mais ça ressemble vraiment pas à un plat national.

— Le tazou ?

— De la semoule avec des carottes, des piments, des choux, des fèves, des poivrons, des aubergines, des courgettes…

— De quoi vous emporter la gueule, quoi ! Et la viande ?

— Non, un bout d’os de chameau peut-être…

Quelques minutes plus tard, ils étaient accroupis à une table basse du restaurant devant un somptueux couscous au poisson. La pénombre luxueuse favorisait les rêves et les évocations du nouvel ami d’Idriss.

— Je te regarde et je me dis : c’est le Sahara qui vient à moi !

— Le Sahara, dit Idriss, j’ai appris ça en France. Chez nous y a pas de mot pour ça.

— Le Sahara, le désert, quoi !

— Chez nous y a pas de mot pour désert.

— Bon, alors si tu veux, les mots, c’est mon affaire. Je vais t’expliquer le Sahara.

— Les Français, faut toujours qu’ils expliquent tout. Mais moi, je comprends rien à leurs explications. Un jour une Française blonde est passée par chez-moi. Elle m’a photographié. Elle m’a dit : « Je t’enverrai ta photo. » J’ai jamais rien reçu. Alors maintenant, je suis pour travailler à Paris. Des photos, j’en vois partout. Des photos d’Afrique aussi, du Sahara, du désert, des oasis. Je reconnais rien. On me dit : « C’est ton pays ça, c’est toi ça. » Moi ? Ça ? Je reconnais rien !

— C’est parce que tu ne sais pas. Il faut apprendre. Après tout, les petits Français apprennent bien la France à l’école. Je vais t’apprendre Idriss-du-Sahara.

— Et si tu m’apprenais aussi un peu toi ?

— C’est vrai, ça, où avais-je la tête ! Qui suis-je ? Je suis le marquis Sigisbert de Beaufond pour te servir !

Et il se leva à demi pour s’incliner devant Idriss.

— Une des plus vieilles familles du terroir franc-comtois. Oui, monsieur. Et j’ajoute que ça me fait une belle jambe ! Dès mon enfance, le révolté, le marginal, l’inscolarisable. Mis à la porte du jardin d’enfants de Passy, des Frères des Écoles chrétiennes de Neuilly, des Oratoriens de Pontoise, des Jésuites d’Évreux, des Lazaristes de Sélestat, des Ignorantins d’Alençon. À dix-sept ans, ma troisième fugue me mène à Sidi-bel-Abbès où je m’engage avec des faux papiers dans la Légion étrangère. Ah Idriss, la Légion ! L’épopée des képis blancs. Tiens justement le patron du restaurant est un ancien. Marche ou crève ! Camerone{6}. La Bandera, le film de Duvivier dédié au général Franco, chef de la Légion espagnole. Le premier grand rôle de Gabin. Le choc avec Pierre Renoir : « Vous me ferez huit jours de prison pour avoir eu l’intention de me tuer, et huit autres jours pour ne pas l’avoir fait quand vous en aviez l’occasion ! » Et Pierre Benoit, L’Atlantide ! Brigitte Helm dans le rôle d’Antinéa. « Quelle journée écrasante ! Quelle nuit lourde, lourde… On ne se sent plus soi-même, on ne sait plus…

— Oui, dit la voix lointaine de Saint-Avit. Une nuit lourde, lourde, aussi lourde, vois-tu, que celle où j’ai tué le capitaine Morhange. » Et derrière tout ça, la vision mystique de Charles de Foucauld le saint de l’Assekrem : « Pense que tu dois mourir martyr, dépouillé de tout, étendu à terre, méconnaissable, couvert de sang et de blessures, violemment et douloureusement tué, et désire que ce soit aujourd’hui. »

« Mais vois-tu, Idriss, de tous les épisodes de l’épopée saharienne, celui que j’ai vécu le plus intensément, c’est la mort du général Laperrine en mars 1920, lors de sa tentative de liaison aérienne Alger-Niger. Le plus étrange : cet ancien commandant du territoire des oasis, ce compagnon de Charles de Foucauld, ce créateur des compagnies sahariennes, eh bien c’est par hasard qu’il a été embarqué dans cette mortelle aventure ! J’ai rencontré le pilote de son avion, le colonel Alexandre Bernard, dans la ferme bressane où il a terminé sa vie. Il m’a fait le récit de ce drame. Écoute bien ça, Idriss, c’est une épopée vraie !

« Il s’agissait donc d’établir la première liaison aérienne entre l’Afrique blanche et l’Afrique noire. Deux escadrilles de trois avions chacune devaient participer au raid, l’une partant de France, l’autre d’Alger. Des trois avions partant de France, l’un s’écrase à Istres, l’autre capote à Perpignan, seul le troisième arrive à Alger. Ce sont donc quatre appareils qui décollent d’Alger le 16 février. Celui que pilotait Alexandre Bernard devait emmener le général Nivelle qui commandait le 19e Corps d’Armée d’Alger. Mais les ennuis continuent. Nivelle, rappelé d’urgence à Paris, se décommande. L’avion mal réglé doit revenir à Alger après une heure de vol. Car les avions de ce temps étaient en bois et en toile avec des câbles et des haubans. La nuit, les écarts de température et l’humidité les déformaient, et il fallait, avant de décoller, les retendre et les équilibrer, un peu comme on accorde un violon avant le concert.

« La première étape se situait à Biskra où résidait le général Laperrine. Voyant que Nivelle avait dû renoncer, il se dépêcha de prendre sa place dans l’avion de Bernard. C’est d’ailleurs beaucoup dire quand on parle de place. En réalité, il n’y avait que deux trous dans la carlingue, l’un pour le pilote, l’autre pour le mécanicien, en l’occurrence Marcel Vasselin, un garçon de vingt ans. Laperrine doit donc s’asseoir sur les genoux de Vasselin, ce qui l’exposait anormalement à la violence du vent. L’avion volait à 130 kilomètres à l’heure avec une autonomie de cinq heures. Le tableau de bord comportait un compte-tours, un altimètre, une montre et un thermomètre d’eau. Ni compas, ni radio, ni micro pour communiquer avec les coéquipiers. Parfois Laperrine griffonnait un billet et le faisait passer au pilote.

« L’étape suivante, c’était In Salah. Jamais encore un avion n’avait atterri dans cette oasis. On fêta gaiement l’événement. Puis deux appareils reprirent leur vol vers Alger. Deux avions seulement devaient poursuivre vers le sud, l’un ayant à son bord le général Joseph Vuillemin, l’autre piloté par Bernard avec Laperrine et le mécanicien Vasselin. Bien entendu, il n’était pas question de franchir d’un coup d’aile les 690 kilomètres séparant In Salah de Tamanrasset. On atterrit encore à Arak au milieu de gorges tourmentées pour arriver le lendemain 18 février à Tam. Ces 2 300 premiers kilomètres, couverts en un temps record et avec une météo idéale, nous avaient rendus confiants. Dangereusement confiants. Nous nagions dans l’euphorie. Le raid Alger-Niger se déroulait avec une facilité presque décevante. Pourtant au sud de Tam, c’était la plongée dans l’inconnu. On avait certes envoyé des messages aux autochtones pour qu’ils jalonnent le trajet de dessins au sol et de grands feux de broussailles. Mais dès la deuxième heure de vol, on entre dans un brouillard de sable épais. Notre avion est plus rapide que celui de Vuillemin, mais il n’a que cinq heures d’essence, contre dix pour celui de Vuillemin. Les deux équipages se perdent de vue. Laperrine m’ordonne de m’élever au-dessus des nuages à plus de 3 000 mètres pour essayer de reprendre le contact. Vainement. Il me passe message sur message. “Je suis sûr que le vent nous fait dériver vers l’est”, m’écrit-il. Moi, j’ai un autre souci. Mon réservoir est presque vide. Il faut se poser. Il est midi quand j’amorce un vol plané qui va encore aggraver notre dérive. J’aurais mieux fait de descendre en spirale. Le sol qui apparaît se présente assez bien. L’avion commence à rouler normalement. Mais à mesure qu’il ralentit, les roues pèsent davantage sur le sable, et soudain la croûte superficielle s’effondre. Les roues s’enlisent. L’avion pique du nez et capote. Laperrine, toujours assis en équilibre sur les genoux de Vasselin, est projeté au sol. Nous ne nous doutons pas d’abord qu’il est grièvement blessé. Nous nous dégageons du grand oiseau de toile qui gît sur le dos, les pattes en l’air. Laperrine se plaint de son épaule gauche. Je la lui frictionne avec une lotion à l’époque très populaire, l’Arquebuse. Il s’évanouit. Nous devions apprendre plus tard qu’il avait la clavicule fracturée et plusieurs côtes enfoncées. Revenu à lui, il assume pleinement la direction des opérations. Il décide que nous allons faire une marche de reconnaissance vers l’ouest, puis revenir ensuite vers l’avion qui a l’avantage de signaler notre présence. Nous marchons donc plusieurs heures sur un sol pourri qui s’effondre sous chacun de nos pas. Quand nous nous arrêtons épuisés, il n’y a toujours rien en vue. À tout hasard nous tirons trois coups de feu rapprochés, signal conventionnel de détresse. Ensuite nous faisons demi-tour, et nous revenons sur nos traces. Si le vent les avait effacées, il est douteux que nous aurions retrouvé l’avion. Or il contenait l’essentiel de notre eau. Nous nous avisons en effet que son radiateur contient dix-huit litres d’eau qui viennent s’ajouter providentiellement à celle de nos bidons. Le radiateur est retourné, ouverture en bas, mais par chance pas une goutte n’a fui. Laperrine décide que nous boirons chacun la valeur de sa timbale toutes les trois heures. Cette timbale d’argent est un cadeau du duc d’Aumale, vainqueur en 1843 d’Abd-el-Kader. Elle ne le quitte pas dans ses déplacements. Comment tu trouves ça, petit, Laperrine qui nous fait boire toutes les trois heures dans la timbale du duc d’Aumale ?

« Et l’attente commence, chaque jour absolument semblable au précédent, avec des nuits glaciales et des midis de fournaise. Au début, nous mangions un peu, mais notre déshydratation progressant, nous ne pouvons plus rien avaler de solide dès le huitième jour. Le quinzième jour, Laperrine a la bouche ensanglantée. Le lendemain, il commence à délirer. Le matin suivant, il ne bouge plus. Je m’aperçois que des fourmis courent sur ses yeux ouverts. Il est mort. Nous l’enfouissons dans le sillon creusé par l’avion. Nous couvrons l’emplacement avec un morceau de toile. Une idée bizarre nous fait poser sur cette toile la roue de secours de l’avion surmontée de son képi de général. Nous ne savons pas encore que cette mort va nous sauver ! Nous prenons la décision héroïque de diminuer de moitié notre ration d’eau : un tiers de litre par vingt-quatre heures, là où il nous aurait fallu six à sept litres pour compenser notre déshydratation. Le vingt-troisième jour, il ne nous reste plus une goutte d’eau. Nous buvons la fameuse Arquebuse, le liquide de la boussole, tous les flacons de notre pharmacie de campagne – teinture d’iode, huile camphrée, élixir parégorique. Nous mangeons notre pâte dentifrice. Enfin nous décidons de nous tuer. Comment ? En buvant, nom de Dieu, en buvant ! En buvant quoi ? Notre propre sang. Il y a un rasoir. Nous nous entaillons profondément les poignets. Mais là, c’est la déception : pas une goutte de sang ne coule. Des plaies blanches. Nous sommes trop déshydratés. Et tiens, regarde.

Il tendit ses poignets à Idriss.

— Tu vois ces traits blancs sur la peau. Ce sont les cicatrices !

— Non, avoua Idriss honnêtement, je ne vois rien.

— C’est trop mal éclairé ici, expliqua Sigisbert.

Puis après un moment de silence, il reprit le fil de son rêve.

— Ces plaies blanches, eh bien elles se sont enfin décidées à saigner, mais au bout de trois jours complets d’arrosage. Car nous avons été sauvés ! Un jour – c’était le 25 mars – Vasselin me dit qu’il a entendu un chameau blatérer. Je lui réponds qu’il délire. Mais bientôt j’entends moi aussi des bruits de vie dans le silence minéral du désert. Je saute sur ma carabine, et je tire trois coups en l’air. Il s’agissait bien d’une équipe de sauvetage, celle que commandait le lieutenant Pruvost. Seulement mes coups de fusil, au lieu de les faire accourir, les mettent en état d’alerte. Ils font baraquer leurs chameaux, et nous voyons s’avancer sur nous une ligne de tirailleurs en formation de combat. C’était ridicule, mais nous étions tirés d’affaire.

« Or je vais te dire encore deux choses à peine croyables. On m’a jeté une guerba. Et j’ai bu. J’ai bu la valeur de la timbale d’argent du duc d’Aumale. Pas une goutte de plus ! C’était devenu ma ration pour huit heures. Je n’avais pas soif pour une goutte de plus. Il a fallu se réhabituer à avoir soif et à satisfaire sa soif.

« Et ceci encore qui est beaucoup plus grave. Tu crois peut-être que la survenue de ces sauveteurs nous a remplis, Vasselin et moi, d’une joie intense ? N’en crois rien. La vérité, c’est qu’ils arrivaient trop tard. Trop tard, oui, nous étions déjà largement engagés sur le chemin de la mort. Nous étions déjà morts en grande partie. Ces hommes, vivants à cent pour cent avec tout leur tintamarre de chameaux et de ravitaillement, eh bien ils nous dérangeaient. Nous avions payé assez cher, non, le droit de crever en paix ?

« D’ailleurs nous avons vite compris dans quel enfer ce sauvetage inespéré nous précipitait. Nous étions incapables, non seulement de marcher, mais de tenir sur un chameau. On a donc fabriqué pour nous des sortes de civières de fortune fixées au flanc d’un chameau, et c’est dans cet équipage lamentable qu’on nous a ramenés à Tamanrasset. Oh pas d’une seule traite ! Il a fallu faire des haltes de plusieurs jours parfois, quand nous étions épuisés au point de risquer de crever dans ces litières infernales.

« Tu vois, Idriss, dans toute cette histoire, ce qui m’impressionne le plus, c’est ce travail que nous avons accompli dans des souffrances indicibles pour nous arracher à la vie. Et voici que surgissent ces diables de méharistes, juste à temps pour nous attraper par les pieds et nous tirer à eux, nous faire retomber dans la vie, dans toute la misère de la vie…