Lorsqu’il se présenta à l’arrêt du car
 

Lorsqu’il se présenta à l’arrêt du car une heure avant le départ, Idriss fut effrayé par le nombre des voyageurs qui l’avaient précédé. Des familles entières chargées d’enfants en bas âge avaient visiblement passé la nuit sur place à côté de colis et de ballots, de cageots de dattes fraîches et de poules vivantes enfermées dans des mannequins de vannerie. Il s’accroupit sur ses talons à côté d’une vieille femme apparemment aussi isolée que lui et à laquelle son menton, relevé jusqu’au nez par l’absence de dents, donnait un air buté et hostile. Et là, pauvre parmi les pauvres, il fit ce pour quoi les pauvres ont une vocation inépuisable, il attendit, immobile et patient.

L’onde de satisfaction que souleva dans cette foule l’arrivée du car fut de courte durée. En effet contre toute attente, il était déjà plein. D’où venaient-ils donc tous ces voleurs de places qui s’étalaient sur les sièges et encombraient la galerie de leurs bagages ? Suivit une longue et lente opération d’absorption par le car de toute cette humanité humble et obstinée, d’autant plus encombrée d’objets volumineux qu’elle était plus démunie. Un quart d’heure plus tard, tout le monde avait trouvé place à l’intérieur, et sur le toit la pyramide des colis et des valises montait jusqu’aux étoiles. Le car s’ébranla tous feux allumés, et se dirigea à grands coups d’avertisseur vers la place Si Kouider qu’il traversa pour s’engager sur la route d’Oujda. Les hommes, les femmes et les enfants entassés à l’intérieur cherchèrent dans un premier temps à utiliser au mieux la place exiguë impartie à chacun. Il y eut quelques protestations, des rires, des accommodements, puis chacun ayant aménagé son trou, on sombra dans un silence patient. Beaucoup s’endormirent. Idriss se retrouva près d’une fenêtre, à côté de la vieille femme édentée. Elle était menue, légère, sans enfant, une bonne voisine en somme. Mais elle ne paraissait guère encline à communiquer. De temps en temps, Idriss se détournait de la fenêtre obscure, et jetait un coup d’œil vers elle. Elle ne bougeait pas plus qu’une statue, le visage dur et fermé. Ses yeux, comme ceux d’un serpent, ne cillaient jamais.

Les premières lueurs de l’aube, puis un pâle rayon de soleil provoquèrent un certain remue-ménage dans le car. On ouvrit des cabas. Des bébés réveillés pleurnichèrent. Des biberons apparurent. Une forte odeur d’oranges épluchées emplit l’air. Idriss regardait par la vitre, en partie embuée, défiler un bled toujours désertique. Chaque fois que le car doublait un cycliste ou un âne, il y avait des coups d’avertisseur qu’on n’entendait même plus. Quand il tourna la tête en direction de la vieille femme, il eut la surprise de la voir lui tendre une orange de la main gauche. Elle le fixait de ses yeux sans cils, mais aucun sourire n’éclairait son visage osseux. Idriss prit l’orange, tira son couteau et la pela soigneusement. Puis il passa les tranches une à une à la vieille femme, comme s’il ne faisait que lui rendre un service attendu. Elle accepta les deux premières tranches, mais refusa les autres avec un geste qui signifiait que c’était pour lui.

Une heure plus tard le car faisait halte au bord d’un bois d’eucalyptus, à quelques kilomètres d’Aïn Sefra. Les voyageurs se répandirent au-dehors en formant spontanément deux groupes, d’un côté les femmes et les enfants, de l’autre les hommes et les adolescents. Idriss s’approcha instinctivement d’un petit cercle où l’on parlait vivement et en riant, et qui paraissait l’observer.

— Le voilà, dit un adolescent de son âge, l’ami de la vieille Lala Ramirez !

Et tous rirent de plus belle. Idriss se joignit à eux l’air interrogateur.

— Tu devrais prendre des précautions, tu sais, elle n’a pas la baraka, c’est le moins qu’on puisse dire !

— C’est surtout ceux qui l’approchent qui n’ont pas la baraka. Mais ensuite quand ils sont morts, elle s’occupe d’eux.

— Qui est Lala Ramirez ? demanda Idriss.

— Cette vieille sorcière qui te couve du regard…

— Avec son mauvais œil !

— … Et qui te donne des oranges.

Idriss finit par apprendre, à travers les plaisanteries et les allusions, l’histoire de la vieille femme. D’abord qu’elle avait été fort riche et qu’elle devait l’être encore passablement sous ses airs de pauvresse. Ensuite qu’originaire du sud – un sud indéterminé – elle avait tourné la tête d’un entrepreneur oranais d’origine espagnole fixé à Béchar, lors de la construction de la ville moderne. Il l’avait ramenée à Oran pour l’épouser chrétiennement, et le couple, bientôt entouré de six enfants, avait sans cesse fait la navette entre les deux villes. Cette navette, Lala continuait à la faire, mais seule depuis plusieurs années. En effet le mauvais sort s’était acharné sur cette famille emportant le mari, puis les six enfants successivement, enfin deux bébés qui avaient trouvé moyen de naître au milieu des calamités. Tout s’en était mêlé, maladies, assassinats, accidents, suicides, pour ne plus laisser debout que la vieille ancêtre au centre de neuf tombes dispersées dans plusieurs cimetières. C’était pour visiter ses morts qu’elle ne cessait de se déplacer, et elle était connue et redoutée dans les gares et sur les lignes des cars qu’elle fréquentait.

— Maintenant tu es prévenu !

— Ça m’étonnerait qu’il reste avec elle.

— Mais peut-être qu’il ne tient pas à la vie ?

— Ou qu’il est attiré par les morts ?

— Non, non, c’est une passion de vieille femme, pas de jeune homme !

Le chauffeur annonçait le départ à coups d’avertisseur. Chacun s’efforça de reconstituer son trou individuel. Idriss regagna sa place à la gauche de Lala Ramirez. Il savait maintenant qui elle était, et, curieusement, elle paraissait elle-même le regarder avec une familiarité accrue. Un peu plus tard, alors que tout le monde saucissonnait autour d’eux, elle sortit de sous son siège un paquet oblong enveloppé de papier journal et l’offrit en silence à Idriss. C’était un tronçon de pain à l’intérieur duquel on avait enfilé une merguez. Idriss hésita un instant, puis il mangea à belles dents sous le regard immobile de la vieille. Que voulait-elle de lui ? Une seconde orange sortit comme par enchantement de sa manche, et, ma foi, après le pain-merguez, cela ne pouvait se refuser. Idriss se laissa ensuite aller sur le dossier de son fauteuil, et observa la métamorphose de la campagne. Ce n’était plus le désert, loin de là. Non seulement les bouquets d’acacias piquetaient la plaine, mais les champs cultivés succédaient aux grosses fermes et aux cultures potagères, et le car ne cessait de ralentir et de corner pour doubler des tracteurs et des machines agricoles. On traversait une plaine céréalière dont l’opulence l’étonnait. Enfin apparurent les premiers immeubles H.L.M. de la banlieue d’Oran pavoisés par les guirlandes de linge multicolore qui séchait aux balcons. Parfois des groupes d’enfants dérangés dans leurs jeux se jetaient en hurlant à la poursuite du car. On longea le centre administratif, puis la nouvelle mosquée pour aboutir par le boulevard Maata Mohammed El Habib à la place du 1er-Novembre. Le car s’immobilisa. Idriss tourna la tête vers sa voisine. Le regard de reptile était posé sur lui, et pour la première fois une ombre de sourire semblait errer sur ses lèvres. Les gens s’ébrouaient à grand bruit en se poussant vers la porte du véhicule. En sortant, Idriss fut saisi par la fraîcheur de l’air. Un ciel uniformément gris s’étendait sur des immeubles hérissés d’antennes de télévision qui lui parurent gigantesques. C’était donc cela le nord ? Une poignée de garçons blêmes jouaient à envoyer un ballon contre une façade lépreuse, et les impacts sonnaient comme des coups de poing. Il y avait dans l’atmosphère une brutalité, une désolation, une énergie qui blessaient et gonflaient le cœur. Le chauffeur juché sur la galerie passait les colis et les valises à des jeunes gens qui les rangeaient sur le trottoir. Idriss possédait l’adresse d’un foyer d’émigration avec une recommandation pour l’un des employés. Il s’attardait au spectacle si nouveau pour lui de cette grande ville, quand il entendit un souffle près de son oreille.

— Ismaïl, prends un taxi et emmène-moi au cimetière espagnol.

C’était la vieille Lala. Elle lui tendait en même temps un billet de cinquante dinars plié en quatre. Les taxis attirés par l’arrivée du car se succédaient en file régulière. Idriss, rendu docile par l’étrangeté des lieux, se jeta dans le plus proche suivi par Lala. Ce fut elle qui donna l’adresse : le cimetière de l’église Saint-Louis. Mais pourquoi l’avait-elle appelé Ismaïl ? Ils stoppèrent devant l’église désaffectée depuis plusieurs années, mais dont le cimetière demeurait bien entretenu. Lala semblait transformée.

— C’est l’église du cardinal Ximénès de Cisneros, Grand Inquisiteur sous Charles Quint. Ses armes se voient encore à l’entrée du chœur, expliqua-t-elle dans un accès de loquacité surprenant.

Puis elle entraîna Idriss parmi les chapelles funéraires et les monuments pompeux et baroques produits par la nécrophilie espagnole. Ils s’arrêtèrent devant un obélisque de marbre noir à la base duquel un nom et une photo étaient lourdement encadrés d’or : Ismaïl Ramirez 1940-1957. Idriss se pencha par-dessus les grosses chaînes qui délimitaient un rectangle de graviers gris pour observer le portrait. C’était un jeune garçon de son âge, aussi brun que lui, et dont le mince visage exprimait une attente anxieuse, une tendresse vulnérable, une apparente faiblesse capable en vérité de toutes les résistances. Lui ressemblait-il vraiment ? Idriss était hors d’état d’en juger, n’ayant qu’une idée vague de son propre visage. Mais Lala, elle, paraissait possédée par une certitude inébranlable. Elle parcourait de son regard de presbyte le dévalement des terrasses et des coupoles de la vieille ville, et, plus loin, le port avec ses grues cassées en deux, ses docks, les cargos à l’ancre dont les feux commençaient à briller dans le crépuscule.

— Ismaïl, c’est toi, dit-elle à Idriss en lui posant la main sur l’épaule. Je t’ai enfin retrouvé. Tu restes avec moi. Pour toujours. Je suis seule, mais je suis riche. Je t’adopte. Tu t’appelles désormais Ismaïl Ramirez.

Idriss la regardait en secouant la tête silencieusement. Mais la vieille refusait de le voir. Elle fixait maintenant l’un des immeubles noyés dans la brume du soir.

— Tu vois cette maison, reprit-elle avec un coup de menton vers la ville. Elle est à moi. Il y a onze pièces, trois terrasses, un patio où pousse un figuier, des cuisines en sous-sol, et même un oratoire chrétien. Je vais tout faire rouvrir, nettoyer, rénover, pour toi Ismaïl, et nous célébrerons ton retour en allant annoncer la grande nouvelle à tous les morts de la famille. Qui sait s’ils ne reviendront pas eux aussi ?

Idriss continuait à dire non de la tête. La folie de la vieille femme, et son acharnement à vouloir l’enfoncer dans la peau d’un mort l’effrayaient et lui donnaient la nausée. D’un mouvement, il se débarrassa de la main crochue qui pesait sur son épaule, et fit un pas en arrière.

— Je ne suis pas Ismaïl. Je suis Idriss. Après-demain je pars travailler en France. Plus tard je reviendrai, plus tard peut-être… plus tard…

Il songeait à la photo de la femme à la Land Rover, mais il se gardait d’y faire allusion. La photo d’Ismaïl, cela suffisait pour aujourd’hui ! Il répétait en reculant, comme on calme un enfant ou un animal affolé :

— Plus tard… peut-être… plus tard…

Puis il s’enfuit, et sortit du cimetière à la recherche du foyer dont on lui avait donné l’adresse.

*

Le car-ferry Tipasa partait le lendemain à dix heures pour arriver à Marseille le surlendemain à dix-huit heures. Idriss avait sa journée, mais il devait passer prendre son passeport au bureau de l’O.N.A.M.O.{4}. Il fit la queue deux heures pour s’entendre signifier qu’il manquait deux photos d’identité à son dossier. On lui parla d’une cabine automatique qui pour un dinar lui fournirait les photos nécessaires. Il chercha longtemps dans des rues inconnues l’objet tout aussi inconnu. C’était sous un porche d’immeuble où des quincailliers vendaient des ustensiles de cuisine sur des tréteaux. La cabine, fort délabrée, était occupée par deux gamins qui s’y bousculaient en faisant des grimaces devant la caméra. Ils partirent enfin, et Idriss prit leur place derrière le rideau. Il y eut des éclairs de flash. Il ressortit, et examina le tiroir où tombent les épreuves. Il restait une photo : c’était celle d’un des gamins louchant et tirant la langue. Idriss attendit encore. Deux nouvelles images tombèrent : celles d’un homme barbu. Il se regarda longuement dans le miroir fêlé de la cabine. Après tout pourquoi n’aurait-il pas eu une barbe avant de quitter Tabelbala ? Les barbus ont aussi droit à un passeport.

Il lui restait une découverte importante à faire. Il se dirigea vers la mer. On lui avait décrit des plages de sable blond où viennent crouler des vagues limpides. La mer aurait ressemblé aux dunes de sable qu’il connaissait à Tabelbala, et surtout dont il avait vu le déferlement doré à Béni Abbès. Il hâtait le pas, descendant par la rue Rahmani Khaled vers le port où l’on apercevait déjà les mâts vernis des bateaux de plaisance. La marée basse avait découvert une partie du quai qui apparaissait noire et couverte de mousse gluante. Idriss s’assit sur la pierre, les pieds au ras des eaux grumeleuses sur lesquelles flottaient des paillons et des bouteilles de matière plastique. C’était donc cela ! Les yachts les plus proches dormaient immobiles sur des eaux moirées. Plus loin, la surface marine s’étendait piquetée de bateaux amarrés jusqu’au ciel également gris et plombé avec lequel elle se confondait à l’horizon. Idriss s’emplissait les yeux de ce spectacle triste et décevant. En même temps, il découvrait une vision nouvelle de sa terre natale. Pour la première fois, il pensait à Tabelbala comme à une entité cohérente et cernable. Oui, l’éloignement venait enfin de rassembler dans sa mémoire sa mère et son troupeau, sa maison et la palmeraie, la place du marché où stationnait le car de Salah Brahim, le visage de ses frères, de ses cousines. Un sanglot sec vint mourir dans sa gorge. Il se sentait perdu, abandonné, rejeté devant cette eau, grise comme l’au-delà. « Ismaïl Ramirez », prononça-t-il à mi-voix. La vieille Lala, gardienne des morts, ne lui avait-elle pas assigné une place dans cette ville funèbre ? Demain il embarquait dans l’énorme car-ferry pour une destination mystérieuse. Était-ce pour échapper à la vie ou pour s’enfoncer dans l’infini ? Il glissa son index dans le col de sa chemise et tira sur le fil de son collier. La goutte d’or apparut, chaude et douce. Il la plaça devant son visage, la balança sur le fond plombé de la mer. Il entendit dans sa mémoire le chant mystérieux de Zett Zobeida :

 

La libellule vibre sur l’eau

Le criquet grince sur la pierre

La libellule libelle la ruse de la mort

Le criquet écrit le secret de la vie.

 

Une vaguelette vint se briser sur le quai et l’éclaboussa des pieds à la tête. Il porta sa main à sa bouche. Sur ce point au moins, on ne l’avait pas trompé : elle était salée. Salée, imbuvable, stérile…

*

Le spectacle des motos, des voitures et des poids lourds s’engouffrant dans le ventre béant du ferry attirait toujours la même foule d’oisifs et d’adolescents. Les semi-remorques surtout, par leur longueur et leurs marches arrière difficiles, donnaient lieu à de laborieuses manœuvres. Mais la cale du bateau paraissait douée d’une capacité illimitée. Entre les poids lourds se glissaient des voitures de touristes et des véhicules tout terrain semblables à celui de la femme blonde. Les badauds riaient de pitié et de sympathie quand une 2 CV rapiécée sautillait vivement pour trouver sa place parmi les mastodontes. Les chauffeurs et les passagers des véhicules ne reparaissaient pas à l’extérieur ; ils gagnaient les ponts du bateau par des escaliers partant du garage. Enfin la file des passagers fut admise sur la passerelle. Chacun devait avoir à la main son billet et son passeport, ce dernier ouvert à la page de la photographie. Le préposé ne remarqua même pas l’étrange dissemblance d’Idriss et du barbu dont le portrait était fixé par deux œillets sur son passeport. Idriss jeta un bref coup d’œil aux rangées de fauteuils qui meublaient les « dortoirs » de la classe économique, et il traversa avec les autres voyageurs la salle de prière et le restaurant « self-service » pour gagner le pont arrière qui dominait le quai. Une foule compacte et colorée s’y agitait. Les familles qui étaient à terre faisaient de grands gestes et lançaient des appels à « leur » voyageur sans aucune chance de se faire entendre. C’était un étrange et chimérique réseau de communications qui tentait vainement de se nouer entre ceux du quai et ceux du bord. Brusquement le plancher du pont se mit à vibrer. L’eau bouillonna à l’arrière du bateau. Le moment allait venir où Idriss pour la première fois quitterait le continent africain. Il fut soudain apostrophé par un adolescent au visage lisse et doux que défigurait une sorte de fureur joyeuse.

— Je vois bien que tu n’as personne toi sur le quai ! C’est comme moi : personne. Oui, c’est comme ça qu’on part : tout seul ! C’est le vrai départ, ça. Pas de mouchoirs ni de mains agitées. Rien !

Il fut interrompu par un formidable coup de sirène qui provoqua l’envol d’une foule de mouettes au-dessus du port. Le Tipasa se détachait lentement du quai.

— Regarde le quai qui fout le camp ! reprit l’adolescent de plus en plus excité. C’est comme ça que je l’aime moi l’Afrique : quand je la vois foutre le camp à l’arrière d’un bateau. Putain d’Afrique ! Deux ans ! Deux ans de service militaire ! Deux ans de souffrance à casser des cailloux dans le désert ! Moi, tu comprends, mon métier, c’est orfèvre. Depuis cinq générations, on est spécialisés dans les boucles d’oreilles chez nous de père en fils. Regarde mes mains. C’est des mains d’orfèvre, pas des mains de casseur de cailloux. Putain d’Afrique ! Où tu vas comme ça ?

— Moi ? À Marseille d’abord. Ensuite j’espère à Paris où j’ai un cousin.

— Marseille, Paris c’est pas assez loin ça. Pas assez loin des cailloux du désert. Parle-moi de Bruxelles, d’Amsterdam, de Londres, de Stockholm. Orfèvre je suis, tu m’entends ?

Il se tut. Le silence s’était fait sur le pont. Tout le monde regardait la ville d’Oran s’éloigner, la rade, les navires à l’ancre, une énorme bouée rouge et verte, semblable à une toupie d’enfant géant, qui dansait sur son ventre, et, dans le lointain, la colline qui domine la ville, ce djebel Murdjajo, surmontée d’un fort espagnol où flottait le drapeau de l’armée algérienne.

Idriss s’enfonça avec quelques autres dans les dédales intérieurs du bateau. Les coursives, les escaliers, les galeries marchandes, les bars, c’était une petite ville flottante que les machines ne cessaient d’habiter de leur frémissement. Des familles se groupaient et colonisaient un coin de salle ou une rangée de fauteuils avec leurs ballots et leurs valises. Certains déballaient déjà des victuailles, et un garçon de bord intervint avec autorité pour faire éteindre un petit réchaud à gaz sur lequel une femme prétendait cuisiner. Bien qu’il fût encore tôt, les chauffeurs de poids lourds s’étaient réunis au bar en une tablée bruyante et joviale où l’on commençait à boire sec. La division des voyageurs en deux catégories, ceux qui avaient de l’argent à dépenser et ceux qui n’en avaient pas, était d’ores et déjà établie. Quant à la catégorie supérieure, celle des premières classes avec cabines individuelles à hublots et salle à manger aux tables nappées de blanc, elle demeurait invisible et inaccessible, retranchée derrière les portes verrouillées du deuxième pont, à l’avant du bateau.

Un très léger tangage indiquait qu’il venait d’accéder à la pleine mer, quand l’appel du muezzin diffusé par les haut-parleurs invita les fidèles à se réunir dans la salle où l’on avait déroulé les tapis de prière pour le troisième salât. Idriss, peu porté aux pratiques religieuses, comme la plupart des jeunes de sa génération, observa de loin les inclinations et les prosternations de la foule dévote. Quand elle se dispersa, il eut la surprise d’y voir l’orfèvre qui vint le rejoindre.

— Tu ne respectes pas les prescriptions de l’islam ? lui demanda-t-il.

— Pas toutes, répondit-il avec humeur.

— Je souhaite pour toi que tu y viennes. Là où nous allons, la religion est plus nécessaire que chez nous. Tu vas te trouver entouré d’étrangers, d’indifférents, d’ennemis. Contre le désespoir et la misère, tu n’auras peut-être que le Coran et la mosquée.

— Mais tout à l’heure, tu maudissais ta patrie ?

L’orfèvre se tut un moment en regardant la surface tourmentée de la mer.

— Le drame, vois-tu, c’est que beaucoup d’entre nous ne peuvent vivre ni dans leur patrie, ni à l’étranger.

— Alors que leur reste-t-il ?

— Le malheur.

— Moi, j’aurais pu rester à Tabelbala. À Tabelbala, on n’a rien, mais on ne manque de rien. C’est ça une oasis.

— Alors pourquoi es-tu parti ?

— Pour partir. Chez nous, il y a les deux races, quelquefois mélangées dans une même famille : ceux qui restent où ils sont nés, et ceux qui doivent partir. Moi je suis de la seconde sorte. Il fallait que je parte. Et puis j’ai été photographié par une femme blonde. Elle est retournée en France avec ma photo.

— Alors toi tu es parti pour chercher ta photo ?

L’orfèvre le regardait d’un air moqueur.

— Aller chercher ma photo ? Non, pas exactement. C’est autre chose. Il faudrait peut-être dire : aller rejoindre ma photo…

— Oh la la ! Mais tu es un grand penseur, toi ! Ta photo est en France, et t’attire comme un aimant un bout de fer.

— Pas seulement en France. Cette photo, je l’ai déjà trouvée à Béni Abbès, à Béchar et à Oran.

— Tu en trouves des morceaux sur ta route et tu les recolles ?

— Oui si tu veux. Seulement jusqu’ici les morceaux que j’ai trouvés ne me ressemblaient pas. Tiens, regarde ça par exemple.

Il lui montra son passeport ouvert à la page du barbu. L’orfèvre le regarda d’un air préoccupé.

— Tu risques d’avoir des histoires. Tu devrais peut-être laisser pousser ta barbe.

— Ce serait pire, je n’en ai presque pas. Et puis tout de même, ce n’est pas à moi à ressembler à ma photo. C’est ma photo qui doit me ressembler, non ?

— Tu crois ça ? Mais déjà l’expérience te prouve le contraire. L’image est douée d’une force mauvaise. Elle n’est pas la servante dévouée et fidèle que tu voudrais. Elle prend toutes les apparences d’une servante, oui, mais en vérité elle est sournoise, menteuse et impérieuse. Elle aspire de toute sa mauvaiseté à te réduire en esclavage. Cela aussi, c’est dans la religion.

Idriss l’écoutait sans bien comprendre. Pourtant les mésaventures qu’il avait subies depuis sa rencontre avec la femme blonde éclairaient curieusement ces propos de l’orfèvre.

À midi l’orfèvre l’entraîna au self-service, et Idriss se trouva partagé entre sa faim et la gêne qu’il éprouvait à se faire inviter par cet aîné un peu inquiétant. Ils s’assirent à la même table qu’un chauffeur routier, un géant blond aux yeux de porcelaine bleus et dont les bras énormes s’adornaient de tatouages canailles. Il prit ces deux jeunes Maghrébins à partie, et se mit en tête de leur faire boire du vin rouge. L’orfèvre faisait face avec entrain, et il surprit Idriss en vidant verre sur verre avec le routier, malgré l’interdit de la religion islamique. Aux plaisanteries du chauffeur, il riait avec à-propos et répliquait par d’autres plaisanteries, et, voulant faire participer Idriss au dialogue, il se mit à lui parler en français, alors qu’ils n’avaient parlé entre eux auparavant que berbère. En vérité la duplicité de l’orfèvre était admirable, et Idriss se demandait s’il arriverait jamais à un pareil degré de familiarité avec les Français. Le chauffeur offrit les cafés, puis il se retira dans sa cabine de seconde classe pour une sieste bien méritée, expliqua-t-il, après dix heures de conduite nocturne sur la route du littoral maghrébin.

La nuit tombait quand une rumeur parcourut les voyageurs, et les attira sur les ponts et les coursives de bâbord. Le bateau longeait les côtes d’Ibiza où quelques feux commençaient à clignoter. Il faisait presque nuit plus tard quand on se montra à tribord les lumières de Majorque, la plus grande des îles Baléares. Ensuite le bateau s’enfonça dans une mer de ténèbres insondables.

Idriss dormait dans un fauteuil bercé par une houle de plus en plus creuse. Il fut réveillé par les gémissements d’une femme assise non loin de lui. Sa tête roulait à droite et à gauche, et une écume moussait sur ses lèvres. Elle finit par se lever, fit deux pas et s’écroula sur le plancher. Là, accroupie, à quatre pattes, elle commença à vomir avec des hoquets profonds et bruyants.

— La femme qui a le mal de mer n’a pas plus de pudeur que celle qui accouche.

C’était l’orfèvre. Derrière lui le chauffeur se dandinait en ricanant. L’orfèvre avait parlé français par égard pour lui.

— Cette cabine sans hublot, c’est pas possible, dit ensuite le chauffeur. On est enfermé là-dedans comme dans un cercueil. Alors les enfants, si vous voulez profiter de ma couchette, vous pouvez y aller. Moi je préfère un fauteuil.

— Tu viens ? dit l’orfèvre.

Idriss se leva et le suivit.

— Vous pouvez aussi prendre une douche ! leur cria encore le chauffeur.

Le fait est qu’à cette heure de la nuit, la cabine avait une allure sépulcrale. Aucune ouverture sur le dehors. Deux châlits métalliques fixés aux cloisons d’acier. Trois dormeurs écrasés de sommeil. Une cellule de douche minuscule. Et sur tout cela, dans une atmosphère moite et vibrante, la lueur glauque d’une veilleuse. La porte se referma lourdement sur les deux adolescents. Ils hésitèrent un instant, puis l’orfèvre commença à ôter ses vêtements. Nu, il se dirigea vers la douche. Idriss l’imita. Pour tenir à deux dans le bac, ils devaient se coller l’un à l’autre. Il en allait de même dans la seule couchette libre où ils s’étendirent ensuite, encore humides. Au soulagement qu’il éprouva en se serrant contre son compagnon, Idriss prit conscience de la terrible solitude dont il souffrait corps et âme depuis qu’il avait quitté sa famille. La tendresse maternelle et l’érotisme des amants ne sont que des aspects particuliers de l’ardent besoin de contact physique qui fait le fond de la chair et du cœur. Les yeux fermés, bercé par la houle et le grondement sourd des machines, il songeait dans cette pénombre souterraine à son ami Ibrahim, disparu dans les entrailles du puits d’Hassi el Hora. Il sombrait dans le sommeil, quand l’orfèvre se dégagea, et, appuyé sur un coude, présenta au mince faisceau de la lampe la goutte d’or d’Idriss.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est mon gri-gri saharien.

— Mais c’est de l’or !

— Peut-être…

L’orfèvre faisait tourner la sphère oblongue dans la lumière en fronçant les sourcils.

— Celui qui t’a donné ça s’est pas moqué de toi.

— Personne me l’a donné.

— Bulla aurea.

— Quoi ?

— C’est du latin : bulla aurea, la bulle d’or. Tous les orfèvres connaissent ça. C’est un insigne romain et même étrusque qui subsiste encore de nos jours dans certaines tribus sahariennes. Les enfants romains de naissance libre portaient cette goutte d’or suspendue à leur cou par une bélière, comme preuve de leur condition. Lorsqu’ils échangeaient la robe prétexte contre la toge virile, ils abandonnaient également la bulla aurea en offrande aux lares domestiques.

— Comme tu es savant !

— L’orfèvrerie n’est pas qu’un artisanat, c’est aussi une culture traditionnelle. Je pourrais te parler ainsi des fibules, des peltes, des sceaux de Salomon, des mains de Fatma, ajouta-t-il en se laissant retomber sur le dos.

— Alors ma goutte d’or, qu’est-ce qu’elle veut dire ?

— Que tu es un enfant libre.

— Et ensuite ?

— Ensuite… Tu vas devenir un homme, et alors tu verras bien ce qui arrivera à ta goutte d’or, et à toi aussi…

*

Le lendemain, il pouvait être midi quand un cri parcourut le bateau et rassembla les passagers dans la salle de restaurant : la télé ! Sur les trois récepteurs, une image sautait, disparaissait, revenait dans un clignotement fiévreux. La première image provenant directement de France ! Une foule d’immigrés inquiète et attentive, des visages osseux, des yeux sombres attendent ce premier message de la Terre Promise. L’écran palpite, s’éteint et se rallume, un paysage, une silhouette, un visage ondulent, puis se stabilisent. On voit un couple marcher dans une prairie. Ils sont jeunes, beaux, amoureux. Ils se sourient. Deux enfants radieux se précipitent vers eux en écartant les herbes et les fleurs. Longue embrassade, bonheur. Soudain l’image s’immobilise. Un homme grave à lunettes apparaît en surimpression. Il tient à la main à hauteur de son visage un contrat d’assurance-vie. Ensuite on voit une jolie maison provençale. Devant la piscine, toute une famille prend son petit déjeuner en riant. Le bonheur. Cette fois, c’est grâce à la poudre à laver Soleil. Il pleut. Une élégante marche, abritée sous son parapluie. En passant devant la glace d’un magasin, elle se trouve si chic qu’elle se sourit. Comme ses dents brillent ! Le bonheur. Il faut utiliser le dentifrice Briodent. Le petit écran s’assombrit. Plus rien. Les hommes et les femmes du bateau qui voyagent en classe économique se regardent. C’est donc cela la France ? Ils échangent leurs impressions. Mais tout le monde se tait, car l’image reparaît. Une voix explique que, contre les étudiants qui manifestaient au Quartier latin, les C.R.S. ont fait usage de bombes lacrymogènes. Les policiers casqués, masqués et munis de boucliers en plexiglas ressemblent à des samouraïs japonais du Moyen Âge. Les étudiants leur lancent des pierres, puis se dispersent en courant. Des fusées éclatent parmi eux. On voit en gros plan le visage inondé de sang d’une très jeune fille. L’écran s’éteint à nouveau.

Deux heures plus tard les côtes de France étaient en vue. Les familles commençaient à rassembler les enfants et les bagages. Idriss se retrouva accoudé au bastingage à côté de l’orfèvre pour voir passer le château d’If. Sans doute à l’intention des touristes de première classe, les haut-parleurs se mirent à claironner que, dans cette forteresse, avaient été enfermés le Masque de fer qui était peut-être le frère jumeau de Louis XIV, ainsi que le comte de Monte-Cristo et l’abbé Faria, personnages célèbres d’Alexandre Dumas. La foule des Maghrébins reçut ces informations avec tout le respect de l’incompréhension.

— Je vais travailler à Paris dans un atelier clandestin de bijouterie, dit l’orfèvre. C’est Étienne le chauffeur qui m’emmène dans son camion. Je ne sais pas quand nous nous reverrons. Je voulais simplement te dire une chose. Orfèvre, ça veut dire : forgeron de l’or. Mais il y a bien longtemps que les orfèvres ont abandonné l’or pour ne plus travailler que l’argent. Nos bracelets, nos plateaux, nos cassolettes, tout ce que nous faisons, nous le faisons en argent. Pourquoi ? La plupart d’entre nous refusent aujourd’hui de travailler l’or. La vérité, c’est qu’ils ne connaissent pas la technique particulière de ce métal. Mais il y a autre chose. Nous pensons que l’or porte malheur. L’argent est pur, franc et honnête. L’or, excessivement précieux, excite la cupidité et provoque le vol, la violence, le crime. Je te dis cela parce que je te vois partir à l’aventure avec ta bulla aurea. C’est un symbole de liberté, mais son métal est devenu funeste. Que Dieu te garde !