CHAPITRE XIV

 

Nous avions le choix : mourir en héros ou être capturés lamentablement. Nous n'eûmes même pas besoin de nous consulter pour décider à l'unanimité que nous préférions être lamentables. Toutes nos armes claquèrent sur le sol dallé du cachot. Les gardes en prirent prestement possession.

— Lequel d'entre vous s'appelle Ange ? demanda l'un d'entre eux, qui avait des ficelles sur son uniforme.

Cette fichue célébrité commençait à me courir.

— C'est moi ! dis-je.

— Veuillez nous suivre ! La maîtresse de la ville désire vous parler !

Ah ! Donc Krina m'avait vu. Donc j'avais été un imbécile de croire que notre arrivée n'avait pas été observée. Donc Valeyre avait menti : il y avait des caméras dans les souterrains, ou juste après…

— Moi, je ne veux pas la voir, dis-je. Si elle y tient, qu'elle se déplace !

— Vous nous suivez, ou je vous fais abattre sur place ! déclara le garde.

— Bon, je vous suis, capitulai-je. Si vous me prenez par les sentiments…

Au travers d'un dédale de couloirs, on me conduisit à la salle du trône. Krina l'avait un peu transformée depuis ma dernière visite, changeant la richesse austère dans laquelle se complaisait Gelnar en richesse tout court. La moindre tenture était en soie, le moindre bibelot en jade, le moindre meuble en ébène, incrusté de diamants. Mais le trône lui– même n'avait pas changé : improbable et prétentieux siège d'or massif, posé sur une estrade de marbre, il brillait des mille feux que dirigeaient sur lui des sources de lumière multicolores. Il était vide. 

Les gardes me poussèrent dans la salle du trône, sortirent, m'enfermèrent à double tour et je restai seul. Krina n'allait sans doute pas tarder à faire son entrée.

Pris d'un soupçon, je m'approchai d'une fenêtre : nous étions au troisième étage et je dominais la ville, les dômes d'acier, les rues, une partie du quartier pauvre même. La nuit était toujours là, mais de nombreuses torches, disposées à chaque coin de rue, illuminaient une activité n'ayant rien pour me séduire : des patrouilles de gardes parcouraient la ville, tout comme la nuit précédente, et rien, vraiment rien, ne pouvait laisser supposer qu'une quelconque révolte avait éclaté, ni que l'on s'attendait à une attaque des pillards.

Douglas m'avait-il trompé, trahi ? Ou bien son mouvement avait-il été étouffé dans l'œuf ?

Même si cela ne changeait pas grand-chose à ma situation, je préférais la seconde solution.

— Toujours aussi rêveur, on dirait, fit soudain une voix. C'est le clair de lune qui t'inspire ?

Je ne l'avais pas entendue entrer. Elle non plus n'avait pas changé, elle n'avait pas changé depuis environ quatre cents ans et semblait toujours en avoir vingt-cinq. Maîtresse de Lankor, fille de « Dieu » pour le reste du monde, Krina était immortelle. Et Gelnar ! qu'elle était belle ! Presque aussi grande que moi, brune de cheveux et blanche de peau, elle avait un visage fin où brillaient deux yeux du bleu le plus profond. Elle portait une longue tunique immaculée, à large encolure, qui découvrait alternativement l'une ou l'autre épaule, mais masquait aux regards le reste d'un corps que je savais parfait. 

— Bonjour, Ange…, dit-elle en souriant.

— Bonjour ! dis-je sèchement.

— Tu ne m'embrasses pas ? minauda-t-elle, s'avançant vers moi de cette démarche ondulante qui m'avait tant fait rêver.

— Non !

Je détournai les yeux. J'avais beau savoir qu'à l'intérieur elle était aussi pourrie qu'un fruit trop mûr, je ne pouvais éviter de me remémorer ce que nous avions vécu ensemble. Elle se moquait de moi, à l'époque, mais les bons moments n'en restaient pas moins de bons moments.

— Inutile de me faire ton numéro de charme, Krina, dis-je. Si tu as quelque chose à me dire, dis-le, sinon permets-moi d'aller rejoindre mes amis au cachot !

Son sourire s'amplifia mais n'avait plus rien d'enjôleur. La cruauté qui leur était naturelle venait de réapparaître au fond de mes yeux.

— Ils ne sont plus au cachot. Penses-tu vraiment que je traiterais ainsi les compagnons de mon… meilleur ami ? Non, ils sont prisonniers, c'est vrai, mais dans une chambre douillette où tout le confort qu'ils peuvent désirer leur est offert et…

— Où est le piège ? coupai-je sans la regarder.

— Il n'y a pas de piège, Ange. On dirait que tu as oublié à quel point je suis généreuse, de nature. La fenêtre de leur chambre n'a même pas de barreaux. Ainsi ils verront beaucoup mieux la place publique, où on est en train d'installer la machine qu'ils utiliseront demain, à l'aube.

— Tu vas nous faire exécuter, c'est ça ?

— Je vais les faire exécuter, reprit-elle d'un ton doucereux. Toi, c'est différent. Je t'ai déjà sauvé, tu te souviens ? Je ne me pardonnerais jamais ta mort. Jure-moi allégeance, Ange, et tu auras la vie sauve. Qui sait ? Si tu restes avec moi, à Lankor, peut-être même te ferai-je profiter de mon secret… 

— L'immortalité ?

— Je vois que nous nous comprenons parfaitement…

Elle s'approcha de moi jusqu'à me toucher et passa ses bras autour de mon cou. Son parfum avait quelque chose d'envoûtant.

— Allons, dit-elle. Embrasse-moi, Ange. Tu es trop intelligent pour ne pas comprendre où se situe ton intérêt. Embrasse-moi et je saurai que tu as bien choisi.

Je faillis céder. C'est vrai : pendant un quart de seconde, je faillis céder. Non pas tant à cause de la promesse chimérique qu'elle m'avait faite qu'à la chaleur de ses mains sur ma nuque, qu'à son souffle sur mon visage, qu'à son corps contre le mien.

Et puis je pensai à Sibylle… Je n'avais pas encore vraiment eu le temps de m'interroger à mon sujet mais ce que j'avais ressenti lorsque je l'avais vue à deux doigts de la mort m'assurait qu'elle comptait énormément pour moi. Je ne pouvais pas la trahir, pas pour un tel scorpion déguisé en sainte nitouche ! Et s'il fallait mourir, du moins mourrions-nous ensemble.

Je saisis la maîtresse de Lankor par les poignets et l'éloignai de moi. 

— Krina ?

— Mmmm ? ronronna-t-elle.

— Je t'ai déjà giflée une fois, dans le désert. Ne m'oblige pas à recommencer !

Toute sa feinte tendresse disparut d'un coup. Son regard redevint froid, mauvais…

— Très bien ! dit-elle. Je t'aurai donné ta chance. Tu seras écartelé avec les autres !

— Écartelé ? fis-je en souriant. Ça me change un peu. Depuis un moment, on n'arrêtait pas de me promettre l'empalement…

Lorsque j'arrivai dans notre nouvelle prison, le moral des troupes n'était pas au beau fixe, sinon pour Romi et Hickory, à qui j'aurais bien pu annoncer ce qui les attendait le lendemain sans qu'ils cessent pour autant de se serrer l'un contre l'autre en se regardant bêtement. Ils étaient émouvants, nos deux tourtereaux…

J'attirai Sibylle, Fetch et Sinddès dans le coin opposé de la pièce – spacieuse et fort douillettement meublée, comme l'avait dit Krina –, et leur narrai sans entrer dans les détails mon entrevue.

De l'extérieur, nous parvenaient des bruits divers, coups de marteau principalement. C'étaient sans doute les ouvriers qui montaient la machine dont j'avais entendu parler. Je n'avais vraiment aucune envie de m'approcher de la fenêtre. Je la verrais bien assez tôt…

— T'as une idée de la façon dont on peut s'en sortir ? demanda calmement Sibylle.

— Pas la moindre ! dis-je. Krina est furieuse : elle n'aura aucune pitié. Et notre ami Douglas semble avoir raté Son coup…

— Au moins, ça nous évitera de nous battre les uns contre les autres, remarqua Fetch.

Je souris. J'avais plus d'amitié pour lui que je n'aurais cru possible d'en ressentir pour un pillard. Je l'avais bien choisi. Dommage…

Sinddès ne disait rien. Sans doute parce que les seules choses qu'il aurait pu trouver à dire auraient été « Merci » ou : « Vous n'auriez pas dû venir » et qu'il les savait aussi inutiles l'une que l'autre. Comme moi, la seule qui me venait à l'esprit était : « Je suis vraiment désolé », je pris également le parti de me taire et allai m'asseoir sur un divan. J'enfouis ma tête entre mes mains et fermai les yeux.

Il y avait sûrement une solution, pourtant. Ça ne pouvait pas se terminer comme ça ! Si toutes les personnes présentes dans cette pièce mouraient, le souvenir des siècles passés mourrait aussi, et avec lui l'espoir du monde. Plus rien ni personne ne s'opposerait jamais à la suprématie de Krina, qui pourrait tranquillement jouer à la déesse pour le reste de l'éternité.

— T'as peur de mourir ? murmura Sibylle à mon oreille.

Elle s'était assise près de moi sans bruit, avait posé la main sur mon épaule. Je relevai la tête, l'observai. Elle avait perdu ce côté glacial que je lui avais connu depuis notre première rencontre. Sans doute était-ce une simple défense naturelle, comme les épines du porc-épic, quelque chose qui disparaissait avec la confiance, ou bien plus que de la confiance…

— Pas vraiment, dis-je. Ce qui me fait peur, c'est le bordel que je laisse derrière moi. Désolé de t'avoir entraînée là-dedans…

Tiens ! Il avait quand même fallu que je le dise. De toute façon, c'était vrai.

— C'est pas grave, fit Sibylle, esquissant un sourire. Je peux pas dire que je regrette.

Je lissai doucement ses cheveux, du plat de la main, puis approchai mon visage du sien et l'embrassai. Elle se laissa aller contre moi. Krina pouvait toujours chercher à me séduire !

— Tu sais quoi ? souffla-t-elle. Je crois que t'es vraiment dingue, mais je crois aussi que c'est ça qui me plaît en toi. J'avais encore jamais rencontré quelqu'un qui se préoccupe d'autre chose que de bouffer tous les jours à sa faim…

— Et moi j'avais encore jamais rencontré une fille qui file des coups de poing aussi fort…

— T'as toujours mal ? demanda-t-elle avec un petit rire amusé.

Je secouai la tête. Non, je n'avais plus mal. Et puis j'en avais tellement pris depuis, des coups, que je ne faisais plus bien la différence.

— Dommage qu'on doive mourir demain ! dis-je. On aurait sans doute pu avoir une vie intéressante, tous les deux…

Elle se contenta de sourire. La situation était sans doute aussi inhabituelle pour elle que pour moi. Jusqu'alors, lorsqu'il m'était arrivé de tenir une fille dans mes bras, je ne m'étais jamais embarrassé de paroles. Elle, au contraire, j'avais envie de lui parler, de lui parler pendant des siècles.

Mais nous n'avions plus que quelques heures et je ne savais pas quoi dire…

— Je t'aime, dit-elle, posant la tête sur mon épaule.

J'avais toujours cru qu'on devait avoir l'air niais en disant cela. C'est faux.

— Je t'aime, répétai-je.

Puis je l'embrassai et, brusquement, je n'en eus plus rien à foutre de mourir, ni même de laisser le monde entre les mains de Krina. Avec tout son pouvoir, elle ne serait jamais aussi heureuse que moi, je l'étais à cette minute.

Nous ne prononçâmes pas un autre mot de toute la nuit. Tout était dit.

Sibylle finit par s'endormir, pelotonnée contre moi. Sinddès s'était écroulé dans un fauteuil ; il ne dormait pas mais semblait absent, comme en dehors du monde. Les autres sommeillaient paisiblement, même Fetch.

Dehors, la construction de la machine de torture se poursuivait. Si Krina avait espéré nous faire passer une nuit blanche, c'était manqué.

Je dus m'endormir sans m'en rendre compte, puisqu'au matin je m'éveillai.