CHAPITRE VI

 

Lorsque je m'éveillai, c'était le matin ; j'étais allongé dans la tente d'Orson, au milieu des fourrures ; j'avais un linge humide sur le front, des bandages un peu partout et le visage de Sibylle dans mon champ de vision. J'arborai ce qui devait être un sourire de contentement béat.

— Salut ! dis-je. J'ai dormi longtemps ?

— Toute la nuit, dit Sibylle. Tu ne t'es même pas réveillé quand j'ai désinfecté tes blessures à l'alcool. Et pourtant tu es pelé de partout !

— C'est toi qui m'as soigné ?

Elle détourna les yeux. Sans doute n'aimait-elle pas admettre ce qu'elle prenait pour un signe de faiblesse.

— Tu t'es battu pour moi, non ? dit-elle sèchement. Si ces pillards de mes bottes étaient un peu moins misogynes, j'y serais allée à ta place.

— Je sais ! dis-je. Mais ce qui est fait est fait. Tu ne me dois rien. Je t'ai foutue dans la merde une fois ; je pouvais bien t'en tirer la suivante. Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?

Elle haussa légèrement les épaules. Ses yeux verts replongèrent au fond des miens et je me sentis pris de vertige. Aucune fille ne m'avait encore fait pareil effet. Était-ce parce qu'elle était froide, inaccessible, qu'elle m'attirait à ce point ? 

— Je n'en sais rien, répondit-elle. Ces enfoirés ont bousillé ma bécane et je ne suis pas près d'en retrouver une autre. C'est le genre d'engin qui doit pulluler à Lankor, non ? 

Je sursautai.

— Pulluler, je ne sais pas, dis-je. Mais qu'il y en ait ne fait aucun doute. Tu…

— Alors je crois que je vais rester un peu avec toi et les sédentaires, me coupa-t-elle. Jusqu'à ce qu'on ait pris la ville, au moins…

Je tentai de cacher ma joie sous un masque d'ironie.

— Tu crois que tu me supporteras si longtemps que ça ?

— Sans problème ! Sauf si tu continues à poser des questions stupides…

A cet instant, sans prévenir, Orson entra sous la tente. Après tout il était chez lui…

— Comment allez-vous ? demanda-t-il, jovial, voyant que j'étais éveillé. Vos blessures sont superficielles, mais elles doivent être douloureuses…

A dire la vérité, j'avais l'impression que tout mon corps avait été raclé à la pierre ponce pendant des heures. Pourtant, je me forçai à sourire. Devant lui, je ne voulais surtout pas prendre le moindre risque : j'étais en sécurité tant que je possédais son estime.

— Ça ira ! fis-je. J'ai connu pire. Je crois que je pourrai repartir dès que nous aurons parlé un peu de notre plan d'attaque.

Il eut un petit sourire amusé et croisa ses mains sur son ventre rebondi, qui débordait de sa ceinture.

— Vous ne perdez pas le nord, remarqua-t-il. Tant mieux, j'aime ça. Notre marché tient toujours puisque vous avez gagné. Il me plaît de croire que vous auriez été vainqueur même si les lapins des sables n'avaient pas rongé le deuxième mât.

— Les lapins des sables ? s'étonna Sibylle.

— Un véritable troupeau ! acquiesça Orson. Je n'en avais encore jamais vu autant. Vous avez eu de la chance qu'ils ne se soient pas attaqués aussi à l'autre mât, sinon vous auriez subi le même sort que ce pauvre Huque !

— C'est vrai, fis-je, anxieux de changer de sujet. Je voulais vous remercier : vous m'avez sauvé la vie, hier soir.

— Je vous l'ai dit : je tiens toujours mes promesses, à n'importe quel prix. Appelez-moi lorsque vous serez prêt à parler sérieusement !

Sans attendre de réponse, il sortit de la tente.

— Les lapins des sables…, murmura Sibylle.

— Tu vois que je ne suis pas fou, dis-je.

— Non ! Ça doit être moi… Bon ! Accroche-toi !

Secouant doucement la tête, les traits marqués par une expression perplexe, elle entreprit de défaire mes bandages et de les remplacer par des nouveaux, après une nouvelle séance de désinfection. Il me fallut puiser dans les ultimes réserves de mon amour– propre pour ne pas hurler.

A part moi, notre petit conseil de guerre réunit quatre personnes : Sibylle, Orson, Waltom, le premier lieutenant de celui-ci, et le second lieutenant, qui ne se trouvait être autre que Jwann. Son visage tuméfié rappelait à la cantonade la volée que lui avait flanquée Sibylle. Il ne paraissait guère plus amical qu'auparavant mais du moins se taisait-il. Waltom, lui, était un petit homme entre deux âges, que ses qualités de stratège avaient hissé au poste qu'il occupait. Avec son crâne dégarni et son sourire franc, il était plutôt sympathique.

Orson commença par poser un point à l'intention de tout le monde : pour la première fois de l'histoire, pillards, motards et sédentaires allaient collaborer à une même entreprise. A l'évidence cela ne changerait pas les tensions naturelles existant entre les trois castes mais, dit-il, il était important de les réfréner tant que Lankor ne serait pas à nous. Pas question de raser le village des sédentaires et pas question non plus, ajouta-t-il en fixant Jwann, de planter un couteau dans le dos de ses alliés. 

Le second lieutenant découvrit ses dents en un sourire forcé.

— Ça ne me viendrait pas à l'idée ! assura-t-il, regardant Sibylle. Jusqu'à ce que la ville soit prise ! 

— C'est bien ainsi que je l'entends ! répondit la jeune femme avec le même sourire.

Je fus brusquement pris d'une quinte de toux qui tua dans l'œuf l'orage qui couvait. Lorsque tout le monde me regarda, je cessai de tousser et pris la parole :

— Au risque de détruire votre bel enthousiasme à tous, je regrette de vous annoncer qu'il est absolument hors de question de prendre Lankor ! 

— Quoi ? s'exclamèrent en chœur Jwann, Waltom et même Sibylle.

— Expliquez-vous, dit calmement Orson.

— Combien avez-vous d'hommes en état de porter les armes ? interrogeai-je.

— Dans les cent vingt…, dit Waltom après une courte réflexion. Certainement pas moins mais sans doute pas beaucoup plus. 

— Bien ! continuai-je. Avec les sédentaires du village, nous pouvons arrondir à cent cinquante. C'est très largement insuffisant pour s'emparer de la citadelle en courant joyeusement à l'assaut. J'ignore de combien d'hommes peut disposer Krina mais soyez sûrs qu'ils ne nous seront pas inférieurs en nombre. De toute façon…

— Nos hommes sont les meilleurs combattants du monde ! dit fièrement Jwann.

— De toute façon, dis-je sans lui accorder la moindre attention, le plus gros obstacle est la citadelle elle-même, pas ses occupants. Même les meilleurs combattants du monde se feraient massacrer avant d'avoir pu en escalader les murailles. Me fais-je bien comprendre ?

— Parfaitement bien, dit Orson. Aurez-vous maintenant la bonté de nous expliquer comment vous comptez vous emparer de Lankor ? 

J'y arrive, acquiesçai-je. Je tenais tout d'abord à chasser réchauffement des esprits : il ne s'agira pas d'une bonne vieille bataille rangée ! Le seul moyen que vous ayez d'entrer dans la ville c'est de vous faire– ouvrir la porte – l'une des portes, peut-être, j'ignore leur nombre. Pour cela, quelqu'un doit s'y introduire, au nez et à la barbe de Krina. Je suis bien placé pour savoir que ce n'est pas facile. Je compte sur vous pour simuler une attaque, une de ces attaques brutales dont vous semblez avoir le secret, pour distraire l'attention de ce scorpion femelle. Pendant ce temps, seul ou en compagnie d'une ou deux personnes, j'entrerai dans la ville par-derrière ! 

— Et les murailles ? intervint Sibylle. Tu comptes les grimper avec tes ongles ?

— Je suis sûr que nos nouveaux amis voudront bien nous prêter une corde et un grappin !

Elle eut un petit rire sans joie.

— C'est de la folie douce, dit-elle. On va se faire massacrer…

— Comment ça : on ? m'exclamai-je. 

— Attendez un instant ! dit Orson. L'idée n'est pas si mauvaise que ça. Lorsque je verrai la citadelle, j'en chercherai une autre mais je doute de trouver : Ange a sans doute fait le tour de la question. Ça peut marcher. A condition que nous fassions vraiment assez de bruit, de dégâts. A condition que nous ayons vraiment l'air assez dangereux pour inquiéter Krina !

— J'ai justement une petite idée qui pourrait bien augmenter considérablement notre force de frappe, dis-je en souriant. Mais il va nous falloir un peu de temps pour la mettre au point. La plus simple est que vous installiez votre campement à proximité du village des sédentaires. Ils doivent s'habituer à votre présence et vous à la leur. Mais rappelez-vous : je ne veux ni tabassage, ni viols. Compris ?

— Dis donc, tu te prends pour le chef, on dirait ? ricana Jwann.

— Et il a raison ! trancha Orson. Pour toute la préparation de l'action, Ange aura autorité sur vous deux et sur vos hommes. Il n'aura de comptes à rendre qu'à moi, jusqu'à ce que nous nous séparions !

— C'est lui qui connaît le mieux le problème, approuva Waltom. Ça me va…

Jwann n'ajouta rien. Visiblement cela ne lui allait pas du tout mais il n'osait pas se dresser contre Orson – pas ouvertement en tout cas. Peut-être se sentait-il un peu trop proche du pal.

— Le village est à quelques kilomètres d'ici, vers le sud-est, repris-je. Sibylle et moi allons y rentrer. Combien de temps vous faut-il pour défaire le campement ?

— Deux heures, en se pressant, dit Waltom.

— Inutile de vous presser. D'ailleurs, à tout prendre, j'aimerais autant que vous n'arriviez que demain. Je voudrais avoir le temps de préparer les sédentaires.

Orson eut un geste signifiant sans doute que ces considérations l'ennuyaient profondément.

— Va pour demain ! dit-il.

— Très bien ! Sur le chemin, vous trouverez une station, en état de marche. C'est là que nous nous retrouverons. Disons à midi !

C'était la seconde fois que Sibylle et moi nous retrouvions sur la même moto. Je sentais sa présence derrière moi, aussi proche que le vent ou le sable, mais cette fois j'avais moins de mal à empêcher mes mains de s'égarer : j'avais un guidon à tenir.

La grosse tentation, par contre, était de laisser tomber tout ce joli monde – pillards et sédentaires –, et de partir ensemble vers de nouvelles aventures. Sans Romi et Sinddès, peut-être me serais-je laissé tenter.

— Au fait ! criai-je, au travers du bruit du moteur. Je voudrais éclaircir un point : que signifiait ton « On va se faire massacrer » de tout à l'heure ? 

— Ça signifie que je viens avec toi à Lankor, crétin ! 

— Pourquoi ?

— Parce que je préfère ta compagnie à celle d'une centaine de pillards !

— Toutes proportions gardées, je prends ça pour un compliment, dis-je.

— Tais-toi et roule !

Hickory n'avait pas finassé. Puisque je lui avais dit de ne pas relâcher la garde, il avait placé un guetteur sur le toit de chaque maison, ou presque. Il y avait sans doute autant de guetteurs que d'hommes valides. Ce village finirait peut-être par être rasé, mais certainement pas sans savoir par qui…

Notre arrivée fut saluée par des acclamations enthousiastes, bien loin du mépris auquel nous avions eu droit deux jours auparavant.

Sibylle poussa un petit sifflement admiratif.

— La cote des motards a sérieusement remonté ici, hein ? fit-elle.

— Si ça peut te rassurer, ils se méfient sans doute toujours autant de toi, dis-je. C'est moi qu'ils acclament !

Elle me décerna deux ou trois injures bien senties auxquelles je n'eus ni l'envie, ni le loisir de répondre : nous arrivions devant la chaumière de Wind. Le vieil homme et son fils nous attendaient sur le pas de la porte.

— Depuis hier soir on te croyait mort ! s'exclama Hickory, me serrant chaleureusement la main.

— Il a fallu parlementer un peu plus longtemps que prévu, admis-je.

— Et les pillards ?

— Ils arrivent ! dis-je calmement. Ils seront là demain, si tout va bien…

— Trahison ! cria quelqu'un qui n'avait rien compris. Les pillards arrivent !

A l'exception de Wind, Hickory et quelques autres, fort rares, les sédentaires cédèrent alors à une panique totale. Certains s'enfermèrent immédiatement dans leur chaumière, sans doute pour ramasser leurs affaires. Les autres couraient en tous sens, parlaient à tort et à travers et commençaient même à se quereller.

Pour tout arranger, Sibylle avait éclaté de rire et ne semblait plus pouvoir s'arrêter. Des larmes involontaires perlaient au coin de ses yeux.

Je poussai un profond soupir.

— Calmez-les vous-même et expliquez-leur, dis– je à Wind. Si je m'en mêle, je sens que je vais devenir désagréable…

— Je vais essayer…

— Et toi, arrête de rire bêtement ! criai-je en tirant Sibylle par un bras et en la poussant à l'intérieur de la chaumière. On n'est pas en colonie de vacances !

— Qu'est-ce que c'est, articula-t-elle, les colonies de vacances ?

J'hésitai. Encore un mot que j'avais employé d'instinct, sans en connaître la signification – nouveau souvenir de ma vie d'avant. Il faudrait que je pose la question à Sinddès.

— Oh ! laisse tomber ! fis-je, découragé, tandis que le fou rire de la jeune femme redoublait.