CHAPITRE V

 

Orson sortit de la tente en même temps que moi. Il annonça à des pillards enthousiastes les termes de notre marché et ordonna que commencent les préparatifs du combat, ainsi que ceux du festin qui le précéderait. A la surprise générale, il commanda également à Jwann de libérer Sibylle, clamant haut et clair que quiconque toucherait à un cheveu de sa tête ou de la mienne serait abattu sans autre forme de procès.

Jwann cracha sur le sol, aux pieds des poteaux où était attachée la jeune femme puis, ravalant sa hargne, il trancha les cordes.

Sibylle chancela un instant et tomba à genoux. Je me précipitai pour la soutenir : elle avait été attachée en plein soleil pendant des heures ; rien d'étonnant à ce qu'elle soit fatiguée. Pourtant, lorsque je l'aidai à se relever, j'eus l'impression que loin de chercher à s'alléger, elle se faisait plus lourde. Jouait-elle la comédie pour les pillards, dans l'espoir de les surprendre par une évasion impromptue ?

— T'excite pas ! lui soufflai-je. J'ai passé un accord avec leur chef. Il n'est pas question de s'échapper !

Elle poussa un soupir découragé et fut sur ses pieds d'un bond.

— Qu'est-ce que tu as encore été inventer ? fit– elle.

Mais son visage démentait la dureté de ses paroles : si nous survivions assez longtemps pour voir un autre jour, peut-être allions-nous vivre le début d'une grande amitié…

— Pour aujourd'hui, ma tente est la vôtre, dit Orson. Si vous désirez quelque chose, n'hésitez pas à le demander. Vous serez exaucé dans la mesure du possible. Celui qui va se battre a le droit à tous les égards.

Je le remerciai d'un signe de tête, puis entraînai Sibylle jusqu'à la tente. Elle se laissa tomber sur les fourrures constituant le trône d'Orson.

— Alors ? me demanda-t-elle. Quel bon vent t'amène ?

Je lui expliquai pourquoi j'étais primitivement venu chez les pillards et comment sa présence avait un peu détourné le cours des choses.

— Alors il voulait me donner à cette espèce de salopard ! s'exclama-t-elle. Jwann ! C'était lui qui menait l'attaque contre ma meute. Je l'ai vu s'acharner sur les cadavres, juste avant de m'échapper. C'est un malade. A la première occasion, je lui fais la peau !

— Pas avant que Sinddès et Romi ne soient délivrés, dis-je. Quand je n'aurai plus besoin des pillards, tu pourras les descendre si ça t'amuse.

Elle baissa les yeux. Une moue un peu gênée lui pinçait les lèvres, faisant naître deux minuscules fossettes au creux de ses joues.

— Au début c'était moi, murmura-t-elle. Mais maintenant tu dois commencer à regretter sérieusement de m'avoir rencontrée, non ?

J'eus beau examiner le problème sous tous ses angles, avec Sibylle en face de moi, je ne pus trouver qu'une seule réponse.

— Non ! dis-je. Vraiment pas ! Je ne regrette vraiment pas !

Elle éclata de rire et, bientôt, je me joignis à elle. A l'extérieur de la tente, les pillards devaient se demander comment des condamnés à mort en puissance pouvaient être aussi joyeux.

Lorsqu'on vint nous chercher pour le repas, je compris en quoi avaient consisté les préparatifs du combat et je n'eus plus la moindre envie de rire. Deux mâts avaient été dressés à l'extérieur du campement ; hauts d'une vingtaine de mètres, ils supportaient chacun une petite plate-forme, à laquelle on pouvait accéder par une échelle rudimentaire. Entre les deux, une longue corde était tendue, infime passerelle posée sur le vide. Sur celle-ci, une dizaine d'autres avaient été nouées, tous les cinq mètres environ, descendant jusqu'à un sol hérissé d'une multitude de pointes acérées. Le vaincu n'aurait guère de chemin à faire pour être empalé.

— Tu sais quoi ? fis-je. J'ai l'impression que je vais être obligé de me balader de corde en corde en combattant un type habitué à ce petit jeu.

— Si tu te plantes, j'essaierai de descendre au moins Jwann !

— Alors ça, ça me console…

Orson s'approcha de nous. Malgré sa masse impressionnante, il se déplaçait rapidement, avec précision. Son allure avait même quelque chose de félin. Je notai dans un coin de mon esprit qu'il ne me faudrait pas le sous-estimer si j'étais un jour forcé de l'affronter au corps à corps.

— Vous admirez notre petit portique ? fit-il en souriant. C'est une de mes inventions. Les combats à terre sont un peu ennuyeux : seules la force et l'habileté aux armes entrent en jeu ; dans les airs, par contre, tout est important. Un imbécile a aussi peu de chances de s'en tirer qu'un maladroit. Il y a longtemps que je n'avais pas eu l'occasion de m'offrir un tel spectacle ; je vous remercie beaucoup !

J'avalai péniblement ma salive. A la seule pensée de me retrouver tout en haut, mon estomac était pris de soubresauts.

— Panique pas ! fit soudain une voix dans ma tête. Mais quand tu y seras, accroche-toi et secoue aussi fort que tu pourras ! 

Je tournai la tête en tous sens pour tenter d'apercevoir la personne qui avait parlé, avant de comprendre ce qui était arrivé : télépathie ! Et à ma connaissance, les seuls êtres capables de communiquer ainsi étaient les lapins. Un léger remous dans le sable, près de la tente d'Orson, me confirma dans mon idée.

— Qu'y a-t-il ? s'informa le chef des pillards. Vous avez entendu quelque chose ?

— Non ! dis-je. Je l'ai cru un instant mais c'était sans doute une illusion…

Mes pensées se bousculaient. Nous n'étions pas bien loin de l'endroit où j'avais rencontré Sibylle pour la première fois. Se pouvait-il que le lapin à qui j'avais sauvé la vie se soit attaché à mes pas en attendant l'occasion de me rendre la pareille ? Je réprimai un éclat de rire nerveux. Si je commençais à compter sur les lapins pour gagner mes combats, je ne survivrais pas très longtemps. Pourtant, j'avoue que leur présence me rassurait un peu. Je savais quelque chose que les pillards ignoraient : même minime, cela me donnait un avantage sur eux.

— Juste une illusion…, répétai-je.

Orson me frappa sur l'épaule, presque amicalement.

— Venez donc manger ! On n'attend plus que vous. Oh ! un petit conseil : ne buvez pas trop ! Voir double n'a jamais enrichi personne…

Au cours du repas, je pus constater une fois de plus à quel point la vie des pillards était semblable, au repos, à celle des sédentaires. Les tables avaient été dressées pour toute la tribu mais seuls les hommes mangeaient, tandis que leurs femmes faisaient la cuisine et les servaient. Elles-mêmes devaient se contenter des restes, qu'elles grignotaient entre deux ordres de leurs seigneurs et maîtres.

Seule représentante de son sexe assise à la table, Sibylle provoquait un effet impressionnant, sorte d'amusement simulé, né de la gêne de voir bafouée une coutume puissamment ancrée dans les mœurs. Quelques plaisanteries de mauvais goût lui furent lancées mais comme elle s'empressait de les attraper au vol et de les retourner à l'envoyeur, la source ne tarda pas à se tarir. Seul Jwann m'inquiétait réellement : il ne semblait pas pouvoir accepter que nous soyons traités comme des hôtes d'honneur, alors que lui, petit chef, avait été bafoué devant tout le monde. De plus, le regard mi-haineux, mi-concupiscent, qu'il portait sur Sibylle, assise en face de lui, ne m'inspirait rien de bon. Tôt ou tard, cet individu allait nous poser des problèmes. Je n'espérais qu'une chose : que ce soit le plus tard possible !

Orson, par contre, semblait nous trouver fort sympathiques, au point que durant le repas – force viandes rouges, arrosées d'un vin capiteux que je ne goûtai que du bout des lèvres –, il entreprit ni plus ni moins que de nous raconter sa vie.

Lorsqu'il était né, son père était déjà le chef d'une bande de pillards, mais de moindre importance. A sa mort, prenant la succession suivant le stupide principe héréditaire qu'ils pratiquaient, Orson avait réussi à faire croître ses effectifs, attirant de nouvelles recrues à mesure que sa réputation grandissait : il était connu pour l'intelligence des coups de main qu'il dirigeait et la poigne de fer avec laquelle il menait ses hommes. La plupart de ceux-ci le suivaient pourtant parce qu'ils en avaient décidé ainsi, pas par habitude ou par force. On l'aimait, on le respectait, pour sa sagesse et sa justice. Ces deux mots, le dernier surtout, associés à la fonction de chef pillard, m'arrachèrent un sourire que le gros homme ne manqua pas de remarquer.

— Vous avez tort, reprit-il. J'ai fait beaucoup de choses dans ma vie et ne prétends pas être un saint mais je n'ai jamais manqué à la parole donnée. Tous ceux à qui j'avais promis la vie l'ont obtenue. Tous ceux à qui j'avais promis la mort également. Ce soir, si vous survivez au combat, d'une façon ou d'une autre, je vous donne ma parole de ne pas attenter à vos jours tant que vous ne ferez rien contre moi. Et vous n'avez aucune raison d'en douter : il y a trente ans que je commande ces hommes, voyez-vous, ou d'autres avant eux. Je fais cela parce que je n'ai rien trouvé de plus intéressant à faire, parce que cela m'a semblé être le moyen le plus sûr de ne pas m'ennuyer. Et pourtant je m'ennuie !

— Oh ! vraiment ! fit Sibylle, d'un ton ironique. Ça ne vous amuse donc pas de massacrer les meutes de motards ?

Ses yeux brillaient. Elle qui n'avait pas à combattre ne s'était pas privée de boire coupe sur coupe du vin qu'on nous servait en abondance. Elle devait commencer à être un peu ivre. Par chance, Orson ne se formalisa pas.

— Ça ne m'amuse plus ! dit-il, se caressant pensivement la barbe. J'avoue qu'autrefois j'y ai pris du plaisir mais c'est devenu tellement routinier ! Avant votre apparition à tous deux, je me préparais à finir mes jours couvert d'or et de femmes, avec pour seule préoccupation la perspective d'étouffer sous leur poids. Mais depuis ce matin j'ai découvert la possibilité de remettre en question toute ma puissance, et même peut-être de perdre la vie. C'est passionnant…

— Vous êtes un peu cinglé, non ? demanda Sibylle, faisant un petit geste éloquent de l'index contre sa tempe.

— Bien sûr, répondit-il, souriant. Mais qui ne l'est pas ? Ce que je voulais expliquer à votre ami Ange est simplement pourquoi il peut croire à ma parole. S'il meurt ce soir, je suis apparemment vainqueur, mais je perds le rêve chimérique qu'il m'a apporté. S'il survit, je ne perds qu'un homme et gagne une aventure. Je n'ai vraiment aucun intérêt à tricher !

— Moi je souhaite qu'il crève ! intervint brusquement Jwann. Comme ça, sa pouffiasse sera à moi !

— Sibylle, non ! criai-je, trop tard.

A peine l'insulte avait-elle retenti que la jeune femme s'était détendue comme une corde d'arbalète, avait sauté sur la table et balancé son pied au visage de Jwann. Sans doute avait-elle visé le menton, mais elle n'atteignit que la pommette gauche. La peau éclata sous l'impact, dessinant une fleur rouge sous l'œil jaunâtre du pillard.

— Laissez-les ! cria Orson, voyant quelques hommes se lever. Que personne n'intervienne sans mon ordre !

Sans lui laisser le temps de se remettre, Sibylle plongea sur Jwann, le déséquilibra, et ils roulèrent tous deux au sol. Le pillard avait eu le temps de replier une jambe, ce qui amena son pied au creux de l'estomac de la jeune femme ; il poussa violemment, la rejetant en arrière, le souffle coupé, acculée à la table. Un sourire mauvais aux lèvres, accentué par le sang qui coulait sur sa joue, Jwann se précipita vers elle.

Elle se baissa souplement au moment où un poing massif allait lui dévisser la tête. Jwann perdit une fraction de seconde pour retrouver son assise, ce qui lui valut un coup au plexus solaire. Poussant un cri étouffé, il se plia en deux. Le genou de Sibylle le cueillit au menton, lui relevant juste assez la tête pour que la jeune femme puisse finir le travail aux poings. Gauche, droite. Gauche, droite. Incapable de voir d'où venaient les coups, le pillard ne pouvait que reculer en titubant.

Un dernier crochet du gauche le renvoya au sol où il resta prostré, probablement inconscient.

Sibylle se retourna vers la multitude des pillards assemblés. Jambes écartées, mains sur les hanches, elle renvoya ses cheveux en arrière avant de les apostropher.

— Y en a un autre qui a envie de me manquer de respect ?

Un silence étonnant régnait. Si je n'avais pas eu tellement peur qu'un ivrogne abatte Sibylle sans même y penser, j'aurais volontiers applaudi. Orson eut alors la bonne idée d'intervenir.

— Je pense que personne ici ne vous insultera plus, dit-il. D'ailleurs, cela vaut mieux : j'ai encore besoin de mes hommes !

L'éclat de rire général qui suivit détendit l'atmosphère ; je recommençai à respirer.

— Ça soulage ? raillai-je, lorsque Sibylle vint se rasseoir près de moi.

Elle me lança un éloquent regard de triomphe, mais ne répondit pas.

Quelques femmes vidèrent des seaux d'eau sur Jwann qui se releva péniblement. Désormais, il nous faudrait nous méfier de lui à chaque instant et surtout ne jamais lui donner l'occasion de se trouver dans notre dos.

— Votre compagne nous a montré ce qu'elle pouvait faire, me dit brusquement Orson, changeant le cours de mes problèmes immédiats. Je pense que c'est votre tour.

Mon adversaire se nommait Huque et c'était un athlète, ni trop fluet, ni trop massif. Des muscles souples et puissants jouaient sous sa peau. Lorsque, plus tard, j'eus accès à la grande bibliothèque de Lankor, je découvris avec intérêt les arts antiques : avec ses cheveux bruns huilés et sa silhouette d'Adonis, Huque était une vivante statue grecque. Sans être totalement impuissant moi-même, je n'aurais pas tenu bien longtemps si nous avions dû lutter à mains nues. Heureusement, le combat prévu par Orson possédait une tout autre subtilité. 

Debout sur la plate-forme de gauche, à vingt mètres du sol, des pointes, j'observais mon adversaire en face de moi. Il semblait sûr de lui. Ce n'était sans doute pas la première fois qu'il combattait ainsi.

Le jeu allait consister à saisir la première corde et à progresser ainsi en passant de l'une à l'autre, jusqu'à ce que nous finissions par nous rencontrer. Là, il nous faudrait nous battre. Orson nous avait laissé le choix des armes ; j'avais donc mon épée et Huque un cimeterre à large lame. De ce point de vue, la partie était à peu près égale.

Je jetai un coup d'œil en bas. Sibylle se tenait auprès d'Orson et elle me souriait. Jwann n'était pas en vue ; sans doute soignait-il ses blessures et son amour propre au fond de sa tente…

Soudain, alors que j'adressai à la jeune femme un petit signe se voulant rassurant, Orson porta à ses lèvres une trompe de corne et sonna le début du combat.

Sans hésiter, Huque se jeta dans le vide, saisit au vol la première corde et, profitant de son élan, attrapa la seconde avec les jambes. S'il continuait à cette vitesse, je pouvais tout aussi bien attendre qu'il arrive…

Pourtant, avec le sentiment très net de commettre une erreur, je l'imitai. Du moins, j'essayai. La corde tendue entre les deux mâts n'avait rien d'un support rigide et celles que nous devions attraper ne cessaient de se déplacer en tous sens. Je ratai ma prise de la main droite et eux l'impression désagréable de tomber en chute libre, avant de me rattraper de la gauche, vingt centimètres plus bas. Le frottement du chanvre me déchira douloureusement la peau, mais du moins avais-je fait le premier pas. J'entrepris de me balancer le plus fort possible pour tenter d'atteindre la corde suivante, cinq mètres plus loin.

De l'autre côté, Huque avait déjà franchi trois étapes et n'allait pas tarder à passer la quatrième. Je réussis enfin à enserrer la deuxième corde avec mes jambes. L'attirant vers moi, j'y refermai une main après l'autre et recommençai à jouer les balanciers pour horloge cruelle.

Le passage suivant fut plus rapide ; je m'habituais à la technique. Mais lorsque je voulus m'attaquer à la quatrième corde, j'eus la désagréable surprise de constater que Huque venait de s'en saisir. Sa progression avait été deux fois plus rapide que la mienne.

Renonçant à avancer encore, j'entourai mon poignet gauche avec la corde, pour améliorer ma prise, et tirai mon épée. Mon adversaire, immobile à cinq mètres de moi, s'empressa de m'imiter. Tels que nous nous trouvions, le combat était impossible : il nous fallait nous rapprocher, par balancements successifs.

Presque en même temps, nous commençâmes à imprimer un mouvement à nos cordes respectives.

Huque frappa le premier, un peu trop vite : sa lame passa à quelques centimètres de mon visage, sans avoir eu une chance de me toucher. Mon bras gauche commençait à me donner l'impression de devoir s'arracher à la hauteur de l'épaule dans les secondes qui suivaient mais je tins bon : les lames dont le sol était hérissé constituaient le meilleur des stimulants.

Lorsque nous nous rapprochâmes à nouveau l'un de l'autre, les deux aciers chantèrent leur rencontre, sans causer d'autre mal que des soubresauts furieux de la corde. A la façon dont je serrais les dents, je devais grimacer horriblement. Huque, lui, restait impassible.

Au passage suivant, sa lame siffla largement au-dessus de ma tête, tandis que je lui infligeais une légère blessure à l'épaule. Je m'aperçus juste à temps qu'il n'avait pas cherché à me toucher, mais qu'au contraire il avait presque sectionné la corde qui me soutenait. Celle-ci me fit la grâce de ne se rompre qu'au maximum de ma course de recul. Je tombai sur quelques mètres, lâchai mon épée puis me rattrapai de justesse à la corde précédente, m'écorchant mains, bras et visage dans l'aventure.

Huque faisait la moue. Il avait sans doute compté en finir avec ce coup mais j'étais bien vivant, et inaccessible car à dix mètres de lui, sans la corde intermédiaire qu'il venait de trancher.

Je respirai profondément pendant de longues secondes. Mes chances n'étaient tout de même pas en train d'augmenter. Sans armes, que pouvais-je faire ?

Un bruit furtif me fit baisser les yeux un instant : au pied du mât d'où était parti Huque, le sable était agité de remous intenses, mais nul ne semblait s'en rendre compte : tous les yeux étaient fixés sur nous.

— Bouge pas ! criai-je à mon adversaire. J'arrive !

Retrouvant une technique apprise autrefois, je grimpai le long de la corde, donnant comme par hasard un gigantesque à-coup, chaque fois que je progressais de quelques centimètres.

Je me souvenais des paroles du lapin : « Accroche-toi et secoue ! » Pour secouer, j'allais secouer !

Je parvins ainsi jusqu'à la corde maîtresse, y nouai bras et jambes et entrepris, par reptations successives, de réduire la distance me séparant de Huque.

Lui ne pouvait pas grimper le long de sa corde sans lâcher son arme et semblait peu soucieux d'en arriver là. Je fus bientôt au-dessus de lui, hors de portée du cimeterre.

Sans attendre je commençai à le secouer. Je n'avais pas de réel espoir de lui faire lâcher prise, mais cela suffisait à l'empêcher de bouger librement, de changer de corde.

Un premier craquement m'apprit que le dénouement était proche. Huque tourna la tête vers son mât, comprenant pour la première fois qu'il se produisait une chose anormale. Je profitai de son inattention ; entourant sa corde de mes mains, sans serrer, je me laissai tomber sur lui.

En général, lorsqu'on reçoit quatre-vingts kilos sur le sommet du crâne, on sursaute. Il sursauta. Je n'eus que le temps d'affermir ma prise sur la corde avant d'assister à la chute hurlante de mon adversaire. Les lames effilées sur lesquelles il s'empala mirent fin à ses cris. Orson devait être heureux.

Je n'eus pas le loisir de regagner ma position élevée. Le dernier choc que j'avais provoqué se révéla plus que suffisant : dans un craquement sinistre, le mât de Huque commença à s'abattre.

Je décrivis une large trajectoire circulaire, passai bien trop près à mon goût des pointes sanglantes, puis dus me livrer à des contorsions désespérées pour éviter de percuter de plein fouet mon propre mât qui, lui, tenait bon.

Quelques épuisants balancements plus tard, je m'immobilisai enfin. L'échelle que j'avais gravie avant le combat était à ma portée. Je m'en saisis vivement et commençai à descendre, n'osant croire que ce soit fini.

Je n'arrivai en bas que pour me trouver face à un pillard, porteur d'un long couteau effilé.

— Le combat n'était pas loyal ! cria-t-il. Tu dois mourir !

Sans conviction, je me préparai à subir un nouvel assaut. Cette fois, je me trouvais dans un tel état de fatigue que je n'avais aucune chance de m'en tirer. Ma vue était même en train de se brouiller : Encore quelques secondes et j'allais m'écrouler.

Curieusement, ce ne fut pas moi qui tombai mais le pillard, la gorge traversée par une petite flèche. Avant de perdre connaissance je vis qu'Orson venait de faire usage de l'une des arbalètes qu'il portait aux poignets.

— J'ai dit qu'on ne le toucherait pas, et on ne le touchera pas ! l'entendis-je dire encore, fermement.

Puis je sombrai avec délices dans le néant absolu.