CHAPITRE XI

 

Je m'attendais à ce que nous soyons abattus puis détroussés. Voyant qu'on commençait par nous fouiller, je m'attendis ensuite à ce que nous soyons détroussés puis abattus. Mais comme on ne nous prit rien, sinon nos armes, et qu'on ne manifestait pas l'intention de nous tuer, je cessai de fantasmer, ne m'attendis plus à rien et résolus de laisser les événements suivre leur cours. Je n'avais d'ailleurs pas vraiment la possibilité de faire autre chose…

— Veuillez nous suivre, je vous prie, dit l'homme qui avait déjà parlé.

Tout comme ses camarades, il était vêtu d'habits usés, mais il les portait avec une grâce inhabituelle chez un homme, une grâce qui transcendait un peu sa misère. Pourtant il n'était nullement efféminé. Sa chemise blanche, largement ouverte sur un torse vigoureux, était ornée de dentelles. Grand et noir de poil, il avait la peau mate, le regard perçant – acéré même – et sa lèvre supérieure portait une fine moustache. Je ne savais qui il pouvait bien être mais, en tout cas, c'était l'être humain le plus poli qu'il m'ait été donné de rencontrer.

Seuls dix hommes nous accompagnèrent, les autres se réfugiant dans les maisons de la ruelle ; apparemment ils habitaient là. On nous conduisit pendant un bon quart d'heure, au travers de passages plus étroits et plus sales les uns que les autres. Je ne m'étais pas trompé en pensant qu'une partie des édifices du quartier pauvre était en ruine : le plâtre se détachait des murs lézardés, des trous béants étaient creusés dans les toits, beaucoup de fenêtres n'avaient plus de vitres, lesquelles étaient parfois remplacées par des planches.

Dans les rues, un caniveau creusé au hasard charriait un liquide sombre, entraînant avec lui les débris les plus divers : vieux papiers, épluchures, choses informes dont on ne pouvait déterminer la nature…

Quant à l'odeur émanant de cet infect ruisseau, elle ne laissait pas planer le moindre doute sur les conditions d'hygiène dans lesquelles vivaient les habitants du coin. Je vis Hickory plaquer une main sur sa bouche, tandis que son estomac était animé de soubresauts furieux. Le visage du jeune sédentaire avait perdu toutes ses couleurs.

Le lendemain, au jour, je devais voir des enfants vêtus de haillons, allant du très sale au douteux, jouer au sein de ce cloaque, s'y traîner à quatre pattes, s'y battre, y donner des coups de pied aux chiens… Je devais voir des femmes y jeter leurs ordures et le contenu des pots de grès que la famille avait remplis pendant la nuit, ajoutant juste un seau d'eau pour entraîner le flot loin de leur propre porte – et plus près de celle du voisin. Je devais y voir des couples s'enlacer, debout dans l'ombre des portes, avec pour témoins les araignées dont personne ne semblait vouloir arracher les toiles. Je devais y voir des mouches, des moustiques et des cafards. Je devais y voir des vers…

Comment avait-on pu laisser ce quartier en arriver à un tel degré de misère et d'insalubrité ? Ou plus exactement, comment Gelnar avait-il pu avoir envie de le créer, Krina de le conserver, le laissant se repaître de sa propre vermine, pendant qu'à quelques mètres de là elle festoyait et s'endormait dans la soie ? 

J'avais beau jouer les durs, les aventuriers qui en ont vu d'autres, Gelnar ! moi aussi j'avais envie de vomir ! 

Que nos guides l'aient ou non fait exprès, lorsque nous arrivâmes à la taverne, nous étions bel et bien perdus. J'aurais personnellement été incapable de déterminer à quel endroit de la ville nous nous trouvions ; au fil des escaliers, des ruelles encaissées et des immeubles à plusieurs étages, les points de repère qu'étaient les tours et le donjon étaient devenus totalement invisibles.

La taverne était une grande salle enfumée. Des hommes étaient assis à des tables, buvant, jouant aux cartes ou regardant distraitement la danseuse qui se trémoussait sur une estrade, au son nasillard d'une flûte. C'était dans un établissement de ce type, quoique un peu plus luxueux, que j'avais rencontré Romi.

Pas un client ne fit attention à nous. L'homme aux belles manières passa derrière le bar, tira un rideau et dévoila une petite porte, derrière laquelle un escalier délabré nous tendait les marches.

Au sous-sol, quelqu'un alluma une lampe à huile. Avec la porte fermée, on entendait à peine la musique. Je supposai que, là-haut, quelqu'un s'était chargé de tirer le rideau derrière nous.

Nous étions dans une pièce exiguë, au sol de terre battue et aux murs ruisselants d'humidité. Bien longtemps auparavant, ils avaient dû être blancs. La pièce ne contenait qu'une table rectangulaire, avec un fauteuil à chaque bout et des bancs sur les côtés. L'endroit ne me semblait pourtant pas très bien choisi pour organiser des banquets.

— Je m'appelle Douglas, dit notre obligeant guide, prenant possession d'un fauteuil. Asseyez– vous, je vous en prie !

Tandis que les quatre hommes qui nous avaient accompagnés en bas restaient debout près de l'escalier, nous nous installâmes sur les bancs, ne sachant trop que croire. Instinctivement je saisis la main de Sibylle et la serrai. Je sentis un instant une pression en retour puis elle se dégagea vivement. Je lui jetai un coup d'œil à la dérobée, la vis tourner la tête en surprenant mon regard et se mettre à observer Douglas. Il était difficile d'en juger, dans la faible lumière de la lampe à huile, mais je voulus croire qu'un peu de rouge lui était monté aux joues. Allais-je réussir à la défaire de son cocon glacial ?

— Bien ! dit Douglas. Je n'irai pas par quatre chemins : dites-moi qui vous êtes ! Ensuite je vous dirai qui je suis et nous verrons si nous pouvons nous entendre ou si je dois vous faire exécuter. Madame ! A vous l'honneur…

Sibylle ouvrit la bouche, mais je lui coupai vivement la parole après lui avoir envoyé un coup de coude. Désormais le doute n'était plus permis : son visage s'était empourpré, mais de colère.

— Nous sommes arrivés dans votre quartier par hasard ! dis-je très vite. Nous ne vous voulons aucun mal. Mes camarades et moi-même désirons seulement libérer deux personnes qui nous sont chères et que la maîtresse de cette ville garde prisonnières…

J'avais joué le tout pour le tout : si Douglas était l'espion favori de Krina dans le quartier pauvre, nous étions foutus, mais je ne m'étais pas senti capable d'inventer un mensonge crédible et tout valait mieux que de laisser Sibylle égrener un chapelet d'injures.

Douglas ne sursauta même pas et continua de sourire.

— Tout cela ne m'apprend pas comment vous vous appelez, dit-il. Vous connaissez mon nom et j'ignore les vôtres. Gardons une certaine correction, que diable !

— Je m'appelle Ange, fis-je, poussant un soupir agacé. Voici Sibylle, Fetch et Hickory !

Cette fois, à ma grande surprise, il sursauta.

— Ange ? fit-il étonné. Le Ange ? 

Sibylle étouffa un éclat de rire.

— Y en a pas d'autre ! dit-elle. Encore heureux !

— Le Ange qui a passé les épreuves pour entrer dans la ville ? reprit Douglas, ignorant l'interruption. Le Ange qui a démoli l'ordinateur ? Le Ange qui a tué Gelnar ? 

— J'ignorais que j'avais atteint un tel degré de célébrité, dis-je. C'est bien moi ! A un petit détail près : je n'ai pas tué Gelnar, c'est Krina qui s'en est chargée. Ensuite elle m'a fait sortir de la ville et il est probable qu'elle m'a collé l'assassinat sur le dos… 

Douglas acquiesça.

— Je vous crois, dit-il. Bien peu de gens savent comment est réellement mort Gelnar. 

— Et vous ? interrogeai-je, soudain soupçonneux. Comment le savez-vous ?

Son sourire s’accentua ; il eut un petit geste faussement modeste.

— Oh, moi ! Il y a très peu de choses dans cette ville que j'ignore. Dans chaque endroit intéressant vit au moins une personne qui me fait un rapport régulier, y compris dans le donjon de Krina. 

— Et vous espérez me faire avaler ça ? Lankor est la ville la plus surveillée du monde. Krina utilise des objets qui lui permettent de voir à distance, disposés partout. Si vous aviez vraiment autant d'espions que vous le dites, ils auraient été abattus depuis longtemps et ce quartier rasé ! 

— Faux, dit calmement Douglas. Ces « objets pour voir à distance », comme vous dites, s'appellent des caméras. Il suffit de savoir où ils se trouvent et de les aveugler pour les rendre inutilisables. Et je sais où ils se trouvent…

Son sourire disparut ; il posa sur moi un regard dur.

— J'ai trente-cinq ans, dit-il. Je suis né ici, à Lankor, dans ce quartier. J'ai grandi dans cette fange ! Peut-être ne savez vous pas comment on organise la vie des gens ici : je vais vous l'apprendre. Tous les jours, aux quatre coins du quartier, sont placés nos aliments, ou ce qu'ils appellent comme ça : les restes des autres habitants, ce dont ils ne veulent pas, ce qu'ils ne considèrent pas dignes d'eux ; les fruits mâchés, les fruits pourris, la viande avariée et les os. Nous raclons les os pour manger, Ange, et quand ils contiennent de la moelle nous appelons ça un festin. Ceux qui tentent de sortir du quartier sont abattus à vue. De temps en temps une patrouille vient et emmène certains d'entre nous ; surtout les jeunes ; surtout les femmes ; surtout celles qui sont jolies. Et si on nous trouve avec des armes, on fait rouler quelques têtes dans la rue : ça recolore le caniveau et ça frappe les imaginations ! Quand la patrouille vient ici, nous cachons tout ! 

— Mais… les gardes de tout à l'heure ?

— Croyez-vous vraiment qu'ils soient allés bien loin ? Nous ne pouvons pas nous permettre de les laisser ressortir et raconter que nous sommes organisés. On les enterrera dans nos caves et on prendra leurs armes ; nous n'en avons jamais récupéré autrement, vous savez…

« Il y a trente-cinq ans que je vis là-dedans, Ange, dans ce petit coin d'enfer créé artificiellement au sein du paradis parce que Gelnar trouvait qu'une ville sans quartier pauvre c'était triste ! Ce sont ses paroles exactes… 

« Pendant les dix premières années de ma vie, j'ai regardé par terre, je me suis traîné par terre, j'ai dormi par terre. Et puis un jour, par hasard, j'ai levé les yeux et j'ai trouvé une caméra. Ça m'a intrigué ; j'ai voulu la ramener chez moi pour la montrer à mes parents mais comme je ne réussissais pas à la décrocher de l'endroit où elle avait été fixée, cachée, je l'ai brisée en mille morceaux. Deux heures plus tard une patrouille est arrivée et j'ai été fouetté jusqu'au sang. C'est comme ça que j'ai compris à quoi servaient ces « objets ». Ils auraient dû me tuer, ce jour-là, parce que depuis je n'ai pas cessé de me battre contre eux. Je me suis mis à repérer les caméras, les unes après les autres, et j'ai entraîné mes camarades de jeux à en faire autant. Je n'en ai plus jamais brisé mais j'ai appris à éviter leur regard, à arriver près d'elles et à les masquer sans qu'elles puissent m'apercevoir. C'est comme cela que nous réussissons à sortir du quartier en toute tranquillité : il suffit d'aveugler la bonne caméra au bon moment ! » 

Je commençais à le croire. Il avait dans la voix un accent de sincérité qui ne trompait pas. Ou alors il était le plus grand menteur de la création. La question que je posai alors était donc nettement plus motivée par la curiosité que par la défiance :

— Mais ces espions dont vous parliez ? Je suppose qu'il est impossible d'infiltrer des habitants du quartier pauvre dans le reste de la ville.

— Tout à fait ! Chaque habitant est fiché, observé, classé ! Mais il est possible de soudoyer des gens aux bons endroits…

— Soudoyer ? m'exclamai-je. A Lankor ? 

— Il n'y a pas que l'or…, dit Douglas. Et si la ville subvient gratuitement à tous les besoins matériels – j'ignore d'ailleurs encore de quelle façon… –, si elle peut assouvir tous les vices, il y a une chose qu'elle ne peut donner : la discrétion ! Certains personnages assez importants ont des passions que, malgré la débauche ambiante, ils n'aimeraient pas voir ébruitées. Moi je suis discret. Efficace et discret…

Je ne cherchai pas à avoir plus de détails. Ceux-ci n'étaient sans doute guère reluisants.

— C'est absolument odieux ! intervint soudain Hickory. Vous ne valez pas mieux que…

Il poussa trois hurlements de douleur consécutifs. En lui donnant un coup dans les tibias, j'avais frôlé sous la table les pieds de Fetch et Sibylle. Voilà qui lui apprendrait à se taire. Sur le fond il avait indéniablement raison mais ce n'était tout de même pas le moment de se laisser aller à de grands sentiments.

Douglas se contenta de lui sourire. Je me demandai ce qu'il faudrait pour mettre cet homme en colère ou, plutôt, pour le voir manifester sa colère.

— Je mène un combat sur une grande échelle, Hickory ! dit-il. J'y ai laissé un peu de ma candeur, c'est vrai. Je souhaite que vous ne perdiez jamais la vôtre.

Il se retourna brusquement vers moi.

— Mais je parle beaucoup trop ! Nous nous sommes éloignés du sujet : vous disiez venir délivrer des amis ? Je suppose qu'il s'agit d'une jeune femme et du vieil homme qui a cru pendant vingt ans qu'il s'était infiltré dans Lankor au nez et à la barbe de Gelnar ! 

J'acquiesçai. Pauvre Sinddès ! Il avait fait de son mieux pour me faciliter la tâche mais certaines choses l'avaient complètement dépassé.

— Vous savez où ils sont enfermés ? demandai-je.

— Dans le donjon. Je crois même que Krina les a fait jeter au cachot. Vous avez un plan quelconque ?

Je secouai la tête. J'avais déjà fait mon maximum en combinant notre entrée dans la ville. Sur place, je comptais improviser.

— Nous irons quand nous serons reposés, dis-je.

— Non ! trancha Douglas. Ce serait du suicide. De jour, vous ne réussirez même pas à sortir du quartier. Et de nuit vous n'iriez guère plus loin, sans aide. J'ai une bien meilleure idée !

— Vous voulez dire que vous allez nous aider ?

— Nous sommes du même côté, non ? fit-il en souriant.

Douglas m'apprit deux choses que j'ignorais ; la première répondait à une question que je ne me serais de toute façon pas privé de poser : la porte secrète permettant de sortir directement de la ville se trouvait dans la muraille ouest, pas très loin de la tour où nous avions eu des mots avec les gardes. Nous étions presque passés devant en fait. La deuxième m'intéressait de façon encore plus immédiate : il existait d'autres souterrains que ceux que j'avais visités, des souterrains qui partaient d'une seconde porte secrète, dans la muraille est, celle-ci, et allaient directement au donjon de Krina. C'était par là qu'entraient et sortaient tous les gens voulant bénéficier d'une discrétion totale. C'était par là que Sinddès et Romi avaient été emmenés, sans que personne ne s'en aperçoive sinon les gens suffisamment bien placés, dont ceux qui renseignaient Douglas. Et c'était par là, enfin, que nous allions passer, nous, puisque tout bien pesé c'était encore le chemin le plus sûr.

Lorsque je m'informai du moyen que nous utiliserions pour sortir de la ville, Douglas m'assura que cela était parfaitement inutile puisqu'il connaissait le moyen de pénétrer dans les souterrains par l'intérieur.

— Par contre, vous avez songé à la façon dont vous sortirez quand vous aurez délivré vos amis ? demanda-t-il.

— C'est-à-dire…

Je marquai un temps d'arrêt, interrogeai Fetch du regard. Le rouquin haussa les épaules : mieux valait jouer franc-jeu ; nous n'avions rien à perdre !

— Nous n'avons pas vraiment l'intention de sortir, dis-je. En fait, ce que nous désirons, c'est prendre la ville ! 

Douglas resta silencieux un instant, semblant se demander si je ne me moquais pas de lui.

— Je… je vous demande pardon ? dit-il enfin.

En quelques mots, je lui expliquai le pacte que j'avais conclu avec les pillards d'Orson. A mesure que je parlais, son visage s'éclairait.

— Vous m'ouvrez des horizons nouveaux, dit-il lorsque j'eus terminé. Une occasion comme celle-ci ne se représentera plus jamais. Je crois que nous allons nous répartir le travail.

— Comment cela ?

— Vous irez délivrer vos amis, tous les quatre, et pendant ce temps-là nous nous chargerons d'ouvrir la porte aux pillards. Depuis le temps que nous remettons à plus tard la perspective de nous révolter, parce que nous ne nous sentons pas assez forts, voilà qui va nous motiver. Si nous ne réussissons pas à balayer la garnison cette fois-ci, nous ne réussirons jamais !

Je fis la moue. Je n'étais pas si sûr que lui que ce soit une bonne idée, à long terme. Une fois dans la place, les pillards ne porteraient certainement pas grand intérêt aux pauvres de la ville, même si ceux-ci les aidaient à remporter la victoire. Je n'avais pas envie de tromper Douglas à ce sujet. Mais il semblait avoir suivi le cheminement de mes pensées.

— L'important est de chasser Krina, dit-il fermement. Quand cela sera fait, qu'importe si nous devons nous battre entre nous. Au moins nous saurons pourquoi et les choses ne pourront jamais être pires qu'actuellement…

— Aléa jacta est…, dis-je, m'attirant fort justement un regard étonné de toutes les personnes présentes. 

Qu'avais-je bien pu vouloir dire par là ?