CHAPITRE II
J'étais armé jusqu'aux dents : en plus de mon épée, j'avais passé les deux couteaux de Sibylle à ma ceinture ; son arc et son carquois bringuebalaient dans mon dos ; quant aux fléchettes, elles devaient prendre un malin plaisir à percer la poche de blouson où je les avais fourrées.
Sibylle conduisait en douceur, passait les vitesses sans à-coups, évitant habilement les irrégularités du terrain. A l'évidence, elle n'avait pas appris à conduire la veille et l'histoire qu'elle m'avait racontée devait être vraie.
Assis derrière elle, j'avais toutes les peines du monde à empêcher mes mains de se poser sur sa taille. Ses cheveux blond pâle volaient au vent jusque sur mon visage, et me communiquaient une douce odeur de fleurs du désert. C'était bien la première fois que je rencontrais une femme motard prenant la peine de se parfumer. D'ordinaire elles s'habituaient plutôt à la vie de leurs compagnons masculins et n'étaient guère gênées de sentir la sueur. Décidément Sibylle était d'une autre race. Mais comme je ne tenais pas à lui donner plus de raisons de me haïr qu'elle n'en avait déjà, je me gardai bien du moindre geste équivoque.
— Dis donc ! cria-t-elle. Tu comptes me faire tourner encore longtemps, comme ça ?
— On approche !
Une fois la barrière de rochers contournée, j'avais eu un peu de mal à me retrouver. Le sens de l'orientation n'était pas ma plus grande qualité et la pluie avait effacé mes traces. Pourtant je ne mentais pas : il me semblait bien reconnaître les trois grandes dunes qui se dressaient devant nous. Sauf erreur, ma bécane était juste derrière.
Sibylle rétrograda, fit une roue arrière qui manqua de me désarçonner et attaqua joyeusement l'ascension de la première dune. Le sable volait autour de nous, s'infiltrait dans nos vêtements. J'aimais bien cette sensation, elle se confondait dans mon esprit avec l'idée que je me faisais de la liberté.
Je poussai un cri de triomphe en constatant que je ne m'étais pas trompé : ma moto était bien là, posée sur sa béquille au milieu de la petite vallée délimitée par les dunes. Son réservoir doré, lavé par la pluie, réfléchissait comme un miroir les rayons du soleil. En la retrouvant ainsi, je m'aperçus que je tenais énormément à elle. J'aurais sans doute beaucoup de mal à m'en passer lorsque j'y serais forcé.
Sibylle rangea son propre engin à ses côtés et coupa le moteur.
— Elle est belle, apprécia-t-elle. Dommage que tu ne la mérites pas…
Je sautai à terre et saisis le bidon d'essence.
— Elle m'a été donnée par la fille de Gelnar, pour me remercier de l'avoir aidée à tuer son père, dis-je. Par ailleurs, je te serais reconnaissant de ne pas me manquer de respect : c'est toujours moi qui tiens les armes.
J'avais mentionné mes relations avec Krina pour le simple plaisir d'impressionner ma compagne mais je ne m'attendais pas à un tel résultat. Son visage se figea dans une expression étrange, d'inquiétude et d'ironie mêlées.
— Je ne suis pas sûre que les armes te seront d'une grande utilité dans les circonstances présentes, dit-elle.
Alors seulement je remarquai que son trouble n'était pas dû à mes paroles : une vingtaine d'hommes venaient de surgir de derrière les dunes, juchés sur le dos de grands quadrupèdes qui semblaient leur obéir. Si mes souvenirs étaient bons, on les appelait des chevaux. Je n'aurais jamais imaginé qu'on puisse les utiliser comme moyens de locomotion.
Je vis le pied de Sibylle se rapprocher doucement du kick.
— Déconne pas ! soufflai-je. Ils sont trop nombreux et ils ont des arbalètes. Si on ne fait pas de geste hostile, ils ne nous tueront peut-être pas.
Se rendant à l'évidence, elle descendit lentement de moto, prenant soin de laisser ses mains bien en vue. Je jetai les armes à terre, sans oublier les fléchettes : nous allions certainement être fouillés.
— Je te remercie, murmura Sibylle. Sans toi, je serais sans doute en train de déguster tranquillement un lapin à la broche au lieu de risquer ma vie. J'aurais regretté…
— J'ai tendance à attirer les emmerdements, dis– je. Mais en général je m'en tire. C'est une habitude à prendre.
Les cavaliers se rapprochèrent de nous sans hâte. Plusieurs arbalètes étaient pointées sur nos poitrines. Je n'avais pas bien pu m'en rendre compte, mais celle de Sibylle me semblait tout de même trop jolie pour finir transpercée par des carreaux d'acier. Quant à la mienne, elle me plaisait assez telle qu'elle était. Optant pour une diplomatie de bon aloi, je me forçai à sourire et levai un bras en guise de salut amical. Il y eut un claquement sec ; une flèche se ficha entre mes pieds. Surpris, je fis un bond en arrière, trébuchai, puis m'écroulai lamentablement, battant l'air de mes bras écartés. J'entendis Sibylle étouffer un éclat de rire et je me votai mentalement une paire de gifles : c'était bien le moment de jouer les gugusses !
— Ne bougez pas ou vous êtes morts ! cria l'un des hommes, alors que je commençais à me relever. Qui êtes-vous ?
— Des motards ! répondit Sibylle. Ça se voit pas ?
« Eh ! du calme ! » pensai-je. Nous n'avions sans doute pas intérêt à les provoquer. Puis, constatant que mes méthodes n'avaient eu pour seul résultat que de me ridiculiser, je résolus de laisser la jeune femme mener les négociations. On verrait bien. L'homme ne sembla d'ailleurs pas s'émouvoir de sa rudesse.
— Que faites-vous ici ? continua-t-il.
En deux mots, Sibylle lui narra mes problèmes de ravitaillement en essence. Elle ajouta que nous ne voulions de mal à personne et ne demandions qu'une chose : qu'on nous laisse aller en paix !
L'homme qui avait parlé – un grand brun, assez maigre – tint un bref conciliabule avec ses compagnons, à voix basse, puis se retourna vers nous.
— Vous allez nous accompagner au village, dit-il. Si vous dites la vérité, vous serez relâchés. Mais si vous appartenez à Krina, nous vous tuerons.
Je pus presque sentir Sibylle tressaillir à l'énoncé du nom de la fille de Gelnar, mais elle ne me trahit pas. Voilà tout de même qui m'apprendrait à fermer ma grande gueule de temps en temps.
— Vous pouvez monter sur vos engins, reprit l'homme. Mais rappelez-vous : à la moindre tentative de fuite, vous serez abattus.
Je m'étais souvent amusé à imaginer, au coin du feu, les choses les plus invraisemblables qui pourraient m'arriver. En bonne place, coincé entre « discuter avec ma moto » et « nager dans les sables mouvants d'Uniach, le désert empoisonné du sud– ouest », figurait « être capturé par des sédentaires ». C'était pourtant bien ce qui venait de m'arriver. Ces gens-là n'avaient ni l'apparence ni les manières des pillards et, surtout, leur village – où nous arrivâmes en fin de journée –, ne laissait pas la moindre place au doute.
C'était une agglomération de quelques dizaines de chaumières, faites de bois et de terre séchée. Tout autour, de petits murets de pierre limitaient des champs pauvrement irrigués où poussaient quelques légumes faméliques. Deux douzaines de moutons broutaient les brins d'herbe perçant entre les cailloux. La communauté de sédentaires dans toute sa splendeur ! Je ne parvenais pas à comprendre comment il était possible de vivre ainsi ; plutôt mourir dix fois au combat ! Pourtant je ne pouvais me retenir d'une certaine admiration pour eux ; quelques mois plus tôt, lorsque j'ignorais encore tout de mes origines, je les méprisais, les prenant pour des pleutres. J'avais changé d'avis : il fallait une bonne dose de courage pour mener une pareille existence.
Notre entrée dans le village ne passa pas inaperçue.
— Les chasseurs sont revenus ! cria un gamin qui jouait sur le pas d'une porte.
Aussitôt, de chaque chaumière s'échappèrent des femmes et des enfants qui coururent à notre rencontre. Sibylle et moi poussions péniblement nos bécanes. Malgré son bidon de secours nous étions rapidement tombés en panne et le chef des sédentaires – j'appris plus tard qu'il se nommait Hickory –, avait obstinément refusé de faire un détour par une station. La jeune femme n'avait pas desserré les dents de tout le voyage, encore plus distante qu'auparavant, si c'était possible.
Les sifflets et les quolibets ne tardèrent pas à pleuvoir sur nous. Une vieille femme aux cheveux blancs cracha même au sol sur notre passage.
— Laissez-les tranquilles ! dit Hickory d'une voix forte.
— Tu défends les motards, maintenant ? cria quelqu'un.
— Je défends la dignité de tous les êtres humains, c'est tout. Maintenant que chacun retourne à sa tâche !
Il avait l'air de croire à ce qu'il disait. En tout cas il possédait assurément un certain prestige au village car plus personne ne nous ennuya, la plupart des mères entraînant même leurs enfants chez elles.
— Quel plaisir de voir des femmes aussi dociles ! dis-je en souriant.
— Si on s'en sort, je t'étrangle ! répondit Sibylle, sur le même ton.
Hickory nous enjoignit de garer les motos devant l'une des chaumières puis nous fit signe de le suivre à l'intérieur. La nuit tombait ; quelques bougies brûlaient déjà, répandant une forte odeur de graisse animale. Le mobilier de la chaumière se composait en tout et pour tout d'une table, de deux tabourets, et de quelques étagères sur lesquelles s'alignaient assiettes et verres de grès grossier. Au fond d'une petite alcôve, reposant sur une paillasse, un vieil homme semblait dormir. Hickory s'approcha de lui et lui toucha l'épaule.
— Père ? dit-il doucement. Réveillez-vous…
Un tic nerveux anima un instant la joue du vieil homme qui finit par ouvrir les yeux.
— Hickory, souffla-t-il. Tu es revenu. (Puis, nous apercevant :) Qui sont ces jeunes gens ?
— Des motards que nous avons capturés dans les dunes, en poursuivant un gros lézard. Je les ai amenés pour que vous décidiez de leur sort.
— De quel droit ? intervint soudain Sibylle. Qui êtes-vous pour…
— Calme-toi, ma fille, dit le vieil homme, faisant on geste apaisant. Si tu n'es pas notre ennemie, tu n'as rien à craindre de nous. Et ton compagnon non plus.
— Ce n'est pas mon compagnon ! fit-elle sèchement. Je l'ai rencontré aujourd'hui et, à choisir, j'aurais préféré un escadron de scorpions !
Hickory et son père me jetèrent un regard surpris. Je tentai de sourire, gêné.
— Il est vrai que nous nous connaissons à peine, dis-je. Et c'est un peu à cause de moi qu'elle est ici. Je crois qu'elle m'en veut !
Le vieil homme écarta d'un geste tout argument supplémentaire.
— Nous verrons cela, dit-il. Mon nom est Wind ! Puis-je connaître les vôtres ?
Lorsque je déclinai mon identité, le père et le fils échangèrent un coup d'œil stupéfait. Un instant, j'eus peur d'avoir atterri chez les survivants d'un village que j'avais pillé autrefois, avec Cobra et les autres. Mais c'était stupide : comment auraient-ils pu connaître mon nom ?
— Quelle est votre arme favorite ? me demanda enfin Wind.
— L'épée.
— Extraordinaire, murmura-t-il, comme pour lui-même. Et la description correspond. Dites-moi, jeune homme ! Connaissez-vous un guérisseur du nom de…
— Sinddès ! m'exclamai-je. Vous connaissez Sinddès !
— Il a vécu pendant quinze jours dans ce village, dit Hickory. Il nous a beaucoup parlé de vous. Nous vous devons le peu d'espoir qui nous anime. Je vous fais toutes mes excuses. On va vous rendre vos armes !
— L'épée seulement, dis-je. Le reste appartient à la charmante personne qui m'accompagne.
Hickory se rembrunit un peu.
— Mais… vous avez dit que vous ne la connaissez pas. On peut lui faire confiance ?
— Elle ne va pas s'attaquer à tout le village, dis– je, haussant les épaules. Et puis elle a un sale caractère, c'est vrai, mais je ne pense pas qu'elle soit particulièrement méchante…
— Je t'en foutrais, des sales caractères…, siffla Sibylle entre ses dents.
Je l'ignorai, savourant mon triomphe du moment, et me retournai vers le vieil homme. Sur son visage ridé, j'avais cru discerner une certaine tristesse qui ne m'inspirait guère.
— Savez-vous où se trouve Sinddès ? demandai– je. Je voudrais lui parler…
— Hélas, oui ! soupira-t-il. Je sais parfaitement où il se trouve. Ce que j'ignore, par contre, c'est s'il est vivant ou mort…
A cet instant précis, je compris que les ennuis n'avaient pas fini de me tomber dessus.
Comme il l'avait promis, Hickory nous remit nos armes puis nous fit servir un repas, frugal mais excellent. Il y avait beau temps que je n'avais pas mangé de mouton. Tandis que nous mangions, Wind nous narra en détail ce qui était arrivé à mes amis. Après que je les ai eus quittés, alors que nous venions de détruire la première station, Sinddès et Romi avaient erré dans le désert pendant plusieurs jours, mettant hors d'usage une bonne dizaine de ces machines qu'avait inventées Gelnar. Puis, par hasard, ils étaient arrivés dans ce village, où ils avaient rencontré des gens décidés à survivre et à se défendre contre les attaques extérieures. Séduits, ils étaient demeurés parmi eux, pour les conseiller. Dès lors, chaque jour, les hommes du village avaient parcouru la région, à cheval, pour continuer l'ouvrage de destruction que nous avions entamé. Avec un peu de chance, des conditions climatiques normales auraient pu se remettre en place en quelques mois, quelques années tout au plus.
Malheureusement pour eux, Krina qui, à la mort de son père, avait assuré sa succession, ne semblait pas décidée à se laisser enlever le contrôle du monde qu'elle considérait comme sien. Elle avait vécu dans l'ombre de son père pendant des siècles et pour la première fois, elle avait l'occasion de jouer à son tour à la déesse. Aussi un jour, profitant de ce que seuls les enfants, les femmes et les vieillards restaient au village, elle l'avait fait investir par une de ses troupes, qui avait capturé Sinddès et Romi. En guise de représailles, ils avaient exécuté cinq personnes, dont la propre sœur de Hickory, prévenant qu'ils reviendraient massacrer tous les survivants, après avoir exécuté leurs otages, si la destruction des stations se poursuivait.
— Ils ont dit qu'ils les emmenaient à Lankor, termina Wind. Je pense que s'ils avaient voulu les tuer, ils l'auraient fait sur place.
— Pas forcément, dis-je. Krina est assez perverse pour souhaiter les voir écorcher vifs sous ses yeux. Je suis désolé pour votre fille…
— Il me reste un fils, dit sombrement le vieil homme. Tant que nous vivrons nous nous battrons. Mais pour l'instant nous avons trop peur de provoquer la mise à mort de Sinddès et de Romi pour continuer la lutte.
Il ne mentionna pas la menace faite contre son propre village. Je commençais à bien l'aimer. Foutu sentimentalisme !
— J'irai à Lankor, dis-je. Je les ramènerai !
— Hein ! Et tu comptes t'y prendre comment ? interrogea Sibylle.
— Aucune idée ! Mais je trouverai un moyen. Je suis déjà sorti une fois de cette saloperie de ville d'acier, pourquoi pas deux ?
La jeune femme secoua lentement la tête.
— Au moins ça me donne la réponse à ma question de ce matin, dit-elle. Tu ne mens pas : tu es complètement givré !