CHAPITRE III
Hickory nous offrit sa chaumière pour la nuit. Il pouvait fort bien, disait-il, venir s'installer avec son père. Prévoyant la réaction de Sibylle, je m'empressai de décliner l'offre :
— Merci, mais nous avons l'habitude de dormir à la belle étoile.
— Et s'il pleut ?
— On se mouillera, dit Sibylle. Bonne nuit !
Lorsqu'elle fut sortie de la chaumière, je l'excusai de mon mieux auprès de Wind et Hickory. Si moi– même je ne me faisais qu'à moitié à côtoyer des sédentaires, j'imaginais quelle pouvait être la réaction d'un motard encore habitué à les rançonner pour survivre.
— Ça n'a pas d'importance, assura le vieil homme. Demain, si elle le désire, nous la conduirons à la station la plus proche et elle pourra partir librement. Cela vaut pour vous, si vous changez d'avis pendant la nuit.
— Je ne changerai pas d'avis. Sinddès et Romi m'ont tous deux sauvé la vie. Je peux bien leur rendre la pareille.
— D'après ce que nous a dit la jeune femme, c'est plutôt déjà vous qui les avez sauvés en combattant vos camarades ! dit Wind.
Chère Romi ! Avec l'image de marque qu'elle avait dû me confectionner, je risquais de ne plus être crédible dans le rôle du méchant motard.
— O.K. ! dis-je. Alors mettons que je sois un héros et n'en parlons plus…
Après ma boutade, le silence retomba un instant. Je me préparais à leur souhaiter la bonne nuit à mon tour lorsque Hickory me rappela.
— Je sous accompagnerai à Lankor, dit-il. Nous ne serons pas trop de deux.
Je secouai la tête.
— Vous n'imaginez pas ce qu'est cette ville. Toute personne y entrant est immédiatement observée, traquée, et ses moindres faits et gestes sont rapportés à Krina. Seul, j'aurai plus de chances de ne pas être repéré. Restez plutôt ici pour organiser la défense du village. Si je suis pris, vous risquez d'être attaqués aussitôt.
— Je veux vous accompagner ! insista le jeune sédentaire.
— Nous reparlerons de tout cela demain matin, intervint Wind, voyant la mine contrariée de son fils.
Pourquoi celui-ci tenait-il tant à aller dans la ville ? N'aurait-il pas été plus logique qu'il désire rester et protéger les siens ? A moins que… J'étouffai un sourire. Bien sûr ! Le petit sédentaire était tombé amoureux de la jolie danseuse, devenue révolutionnaire. Si tel était le cas, il devait éprouver envers moi une jalousie bien inutile : je n'avais pas la moindre intention de lui enlever Romi. Mais comment le lui expliquer ?
Choisissant de ne pas presser les choses, je fis semblant de bâiller et, après avoir marmonné quelques vagues souhaits relatifs au sommeil de mes hôtes, je sortis dans la tiédeur de la nuit.
Le village était déjà endormi ; pas de gardes. Voilà l'une des premières choses qu'il allait me falloir changer : malgré leur courage et leur détermination, les sédentaires n'avaient encore aucune idée de ce que pouvait être un combat.
Un sifflement discret me fit tourner la tête. Sibylle s'était éloignée jusqu'à la sortie du village et me faisait signe de la rejoindre. Ses vêtements sombres la rendaient presque invisible dans l'obscurité, mais je ne pouvais pas manquer le fanion de ses cheveux.
— Insomnie ? demandai-je en arrivant près d'elle.
— Non : grosse colère !
Effectivement, le regard qu'elle me dédiait n'avait rien d'affectueux. Qu'avais-je encore fait !
— Je t'écoute, dis-je. Mais dépêche-toi, j'ai sommeil !
— Je n'ai pas voulu en parler devant tout le monde pour ne pas monter le village contre moi mais un détail m'ennuie : si j'ai bien compris, c'est grâce à toi que la moitié des stations ne fonctionnent plus !
— Exact ¡ Mais je…
Je cherchais désespérément une explication pouvant la satisfaire lorsque je reçus son poing en plein visage. Elle n'avait peut-être pas la force du motard moyen mais elle savait donner un coup ; je crus que ma mâchoire se décrochait ; des étoiles multicolores dansèrent un instant devant mes yeux et le goût du sang qui s'infiltra dans ma bouche m'apprit que j'avais la lèvre éclatée. Instinctivement, je portai la main à mon épée. Mais Sibylle ne semblait pas vouloir toucher à ses armes. En fait, maintenant qu'elle m'avait frappé, sa colère avait disparu et elle souriait.
— Ça soulage ! annonça-t-elle. Maintenant je vais pouvoir t'écouter avec sérénité.
— Reste à savoir si je vais pouvoir parler, dis-je, massant mon menton endolori. On t'a jamais dit que tu es trop impulsive ?
Elle ne prit même pas la peine de répondre, se contentant de s'asseoir en face de moi comme si rien ne s'était passé. Son petit sourire en coin signifiait clairement : « J'attends et t'as intérêt à être convaincant ! » J'aurais pu l'envoyer balader mais, si le coup de poing qu'elle venait de m'assener marquait la fin des hostilités entre nous, je n'avais pas envie de les redéclencher. L'espace d'une seconde, je me demandai si j'aurais eu la même réaction avec un homme, ou une femme moins attirante, puis décidai que la question n'avait aucun intérêt et m'assis à mon tour.
— Je suis né il y a un peu plus de quatre siècles, commençai-je, de même que Sinddès. Depuis la mort de Gelnar, nous ne partageons plus ce privilège qu'avec Krina.
Je m'attendais à des exclamations de surprise mais Sibylle ne broncha pas. Je poursuivis donc :
— Je vais pas entrer dans les détails mais voilà en gros ce qui est arrivé2 . Gelnar était à l'époque un chef de moyenne importance mais, par traîtrise et chantage, il a trouvé le moyen de devenir maître de la Terre. Il a alors utilisé des appareils sophistiqués pour la transformer en désert. Ces appareils étaient dispersés un peu partout dans le monde et, plus tard, il les a reliés aux stations. Si tu ne me crois pas, je peux t'en faire visiter une quand tu veux. Bref ! peu à peu, il a remodelé le monde à sa guise, créant par la force les castes des motards, des sédentaires et des pillards. Il s'amusait beaucoup à les regarder s'entretuer et il s'est amusé jusqu'à ce que j'arrive.
— Quelle modestie ! remarqua Sibylle.
— Sinddès et moi-même avons passé la plus grande partie de ces quatre siècles à dormir, dis-je, l'ignorant. Nous étions les envoyés des anciens ennemis de Gelnar. Moi, je ne garde aucun souvenir de ma première existence car j'ai été intégré directement au monde tel qu'il est devenu, sous l'apparence qui me permettait de me déplacer le plus facilement : motard ! Sinddès n'était là que pour préparer ma venue et m'expliquer ma mission, mission que j'ai d'ailleurs foiré lamentablement. Heureusement pour nous, Krina était lasse de la domination paternelle : elle a tué Gelnar et nous a ensuite libérés, sans se douter que nous allions continuer de la mettre en échec. Enfin… quand je dis « nous », il s'agit surtout de Sinddès, parce que moi… Je suis toujours un motard et ça m'emmerde autant que toi de voir s'écrouler la vie que j'aime. Mais ça ne m'empêchera pas de tout faire pour détruire l'œuvre de Gelnar et briser la domination de Krina, qui ne vaut pas mieux que son père !
Je me gardai de préciser qu'avant de savoir la vérité, j'avais eu l'occasion de constater qu'elle valait mieux que lui sur au moins un point : c'était une amante extraordinaire.
— Et voilà ! conclus-je. Maintenant libre à toi de ne pas me croire…
— Je te crois ! dit Sibylle sans hésitation. Un truc pareil, ça s'invente pas, ou alors tu es très fort. Mais je t'ai déjà dit que je ne te prends pas pour un menteur. L'ennui, c'est que tu me poses un problème de conscience…
— A savoir ?
— J'ai horreur d'être manipulée. Si je tenais ta Krina, je me ferais un plaisir de lui arracher les yeux. Seulement, si j'ai bien suivi, la vaincre signifie la fin du monde tel que nous le connaissons. Je me trompe ?
Je secouai la tête. Difficile de la contredire à ce sujet.
— II y a une petite chance, dis-je pourtant. L'essence fournie par les pompes est bien fabriquée d'une manière ou d'une autre. Il doit rester des gens, à Lankor, ayant perpétué le souvenir des anciennes techniques. S'ils acceptent de collaborer avec nous après la défaite de Krina – en admettant que défaite il y ait –, tout ne sera pas perdu pour les motards. Mais pour l'instant, le meilleur conseil que je puisse te donner est encore de ne pas t'en mêler. Hickory m'a dit que demain matin, il te fournirait de l'essence : tu n'as qu'à continuer de vivre comme tu en as envie. Tu verras bien ce qui arrivera…
Sibylle avait baissé les yeux. Je luttais une fois de plus contre l'impulsion voulant me rapprocher d'elle. Ce n'était pas le genre de fille qu'on pouvait séduire avec des gestes et des mots tendres. Le souvenir de ses poings était suffisamment vivace dans ma mâchoire pour que je ne souhaite pas refaire connaissance avec eux. Je me levai.
— On ferait mieux de dormir dis-je. Si tu t'en vas tôt, réveille-moi avant de partir. Bonne nuit !
— Bonne nuit, répondit-elle.
Mais ce n'était sans doute qu'un réflexe. J'aurais presque pu jurer que, perdue dans ses pensées, elle ne s'était même pas aperçue consciemment de mon départ.
Ce fut Hickory qui m'éveilla, le lendemain matin. Le soleil était déjà assez haut dans le ciel et la plupart des hommes étaient repartis à la chasse : la veille, à part Sibylle et moi, ils n'avaient rien ramené. Lorsque je lui demandais où était la jeune femme, Hickory m'apprit qu'elle était partie avec les chasseurs : ils la guideraient jusqu'à une station.
Pourquoi ne m'avait-elle pas réveillé, comme je lui avais demandé ? Je haussai les épaules ; après tout, même si nous n'étions plus vraiment ennemis, elle n'avait aucune raison de m'apprécier.
— On a des choses à mettre au point, non ? dis-je au jeune sédentaire.
— Oh ! mon père vous a tout dit, c'est ça ?
Je n'avais pas spécialement mis de double sens à ma question, mais a priori, Hickory en avait vu un. Ses traits se crispèrent en un masque agressif.
— C'est vrai ! continua-t-il, sans me laisser le temps de répondre. Je l'aime ! Et alors ? Vous, vous l'aviez abandonnée, non ? Elle avait le droit de…
J'arrêtai sa diatribe d'un geste ; ainsi j'avais deviné juste… Gelnarl Que je détestais ce genre de situations !
— Écoute, mon gars, fis-je, abandonnant le vouvoiement. Je voudrais que tu te mettes deux ou trois choses dans le crâne. La première, c'est que ton père ne m'a rien dit mais que je suis assez grand pour comprendre tout seul certains trucs. La deuxième, c'est que, pour moi, Romi n'est rien de plus qu'une amie, même si on a… passé quelques moments agréables ensemble, dans le feu de l'action. Pour finir, elle est totalement libre de faire ce qu'elle veut et tu serais stupide de me considérer comme un rival. Si je la délivre, je te la ramènerai. On est d'accord ?
Un peu surpris par mon discours, il lui fallut quelques secondes pour réagir. Enfin, il saisit la main que je lui tendais et sourit à nouveau.
— On est d'accord ! dit-il. Sauf sur un point. Vous… Tu n'iras pas tout seul à Lankor. Je ne te laisserai pas risquer ta vie. pour elle en attendant tranquillement ici. Et je refuse d'avance tes objections !
— Dans ce cas…, fis-je d'un ton résigné.
Je n'aimais pas beaucoup l'idée d'être accompagné d'un sédentaire pour ce genre d'action délicate. Il était sans doute intelligent, mais cela lui serait de peu d'utilité devant des adversaires bien armés. N'ayant pourtant aucune chance de le convaincre, je résolus de voir venir. J'allais prendre quelques jours pour le tester, voire lui apprendre une ou deux techniques de combat, et s'il se montrait un élève par trop lamentable, je n'aurais que la peine de l'assommer avant mon départ.
— Mon père nous attend, dit-il. Je crois qu'il a des idées sur la façon dont on pourrait organiser notre attaque. Il est très sage…
— Je n'en doute pas, dis-je, le plus sérieusement possible.
Wind n'était effectivement pas stupide mais il n'avait jamais vu Lankor. Toutes ses belles théories sur le sujet s'effondrèrent dès que je lui en eus fait une description rapide. La ville d'acier était avant tout une gigantesque forteresse, aux murailles lisses. La seule porte que je lui connaissais ne menait pas directement dans la ville mais passait par des souterrains que gardaient des monstres – du moins était– ce le cas lorsque j'y étais passé.
Pourtant, je savais qu'il existait au moins une autre porte, probablement secrète : Sinddès, Romi et moi n'avions pas retraversé les souterrains lorsque nous étions sortis. Malheureusement, Krina nous avait fait bander les yeux.
Il était donc hors de question de s'infiltrer discrètement dans la ville.
— Nous pourrions créer une diversion pendant que vous et Hickory escaladeriez une muraille, par– derrière, proposa Wind.
— Cela pourrait marcher, si vous étiez plus nombreux, dis-je. Mais votre vingtaine d'hommes, mal armés, ne feraient même pas frémir les gardes. Vous ne réussirez qu'à les faire tuer. Non ! Je crois que ma première idée était la meilleure : j'irai seul !
Le galop de plusieurs chevaux coupa court à toute protestation. Les chasseurs revenaient et, compte tenu de leur allure, ils ne semblaient pas avoir interrompu leur travail pour cause de surabondance du gibier. L'un des cavaliers arrêta sa monture devant la porte de Wind, sauta à terre et se précipita dans la chaumière. C'était un petit gros, suant dans ses vêtements usés. Il avait un visage hagard.
— Les pillards…, balbutia-t-il. On les a vus : ils arrivent !
Bien sûr, il avait un peu exagéré. En fait de les avoir vus venir vers le village, les chasseurs avaient simplement aperçu le campement des pillards, paisiblement installés vers le nord-ouest. Il n'était pas exclu qu'ils viennent par ici, mais le problème perdait son caractère immédiat.
C'était sans doute le groupe qui avait massacré la meute de Sibylle quelques jours auparavant.
— Qu'allons-nous faire s'ils décident de brûler le village ? demanda Hickory. Us sont sans doute au moins une centaine. On ne pourra jamais leur résister.
Je ne tenais pas à lui démolir le moral, mais je ne voyais vraiment pas comment le contredire. Sauf si…
— Une centaine ou plus, hein ? murmurai-je.
Une idée commençait à se faire jour dans mon
esprit. C'était sans doute risqué, très risqué, mais pas plus que d'aller seul à Lankor. Bien mené, ça pourrait marcher…
— Je vais vous en dire une bonne, annonçai-je. Non seulement ils vont venir ici, les pillards, mais c'est moi qui vais aller les chercher !
Hickory et son père me regardèrent avec horreur, comme si j'étais subitement devenu fou. Je jouis un instant de mon petit effet puis entrepris de les rassurer en leur expliquant mon idée.