CHAPITRE IX

 

Au temps où, ignorant tout de mon passé, j'écumais le désert avec la meute, ce que je savais de Lankor était aussi mince qu'erroné : selon Cobra, à qui Gelnar s'était adressé en rêve, c'était un véritable paradis, l'endroit où l'on pouvait trouver tout ce dont on avait besoin pour être heureux. Dans l'esprit de mon ancien chef de meute, cela signifiait essentiellement du vin et des femmes. 

En y arrivant, je me rendis compte que la réalité était un peu moins rose : Lankor était une forteresse où il était certes difficile de pénétrer mais dont il était encore plus ardu de s'enfuir. Prison dorée, la ville semblait fournir à ses habitants captifs tout ce qu'ils pouvaient désirer, en échange de leur liberté. Certains s'en accommodaient fort bien ; d'autres – comme Romi –, ne le supportaient plus. Mais Gelnar – et sans doute Krina, désormais –, tenaient Lankor dans un tel étau implacable que toute velléité de révolte était étouffée dans l'œuf. 

Pourtant j'avais remarqué une ou deux fausses notes dans cette trop parfaite partition, lors des quelques heures où j'y avais erré, libre de mes mouvements : même si les moyens de production assurant la subsistance de la ville me restaient inconnus – je supposais que la technologie des siècles passés aidait beaucoup en ce sens –, certains des habitants n'en semblaient pas aussi insouciants que les autres et travaillaient : serveurs dans les bars, danseurs, musiciens… J'avais aussi noté la présence de quartiers pauvres, ce qui était une aberration flagrante dans une ville où tout était donné pour rien. 

Ces gens avaient-ils choisi volontairement leur condition ou bien Gelnar, dont je connaissais le goût pour la mise en scène, avait-il organisé la chose, sacrifiant quelques hommes et femmes pour parfaire son décor, la crédibilité de sa ville ? 

Je penchais pour la seconde solution : lorsque j'avais rencontré Romi, elle était danseuse dans une taverne ; interrogée au sujet de cette étrange vocation, elle n'avait pu me fournir une réponse satisfaisante, ne gardant aucun souvenir des circonstances ou des raisons l'ayant amenée à choisir une telle profession. Pourtant, elle ne pouvait concevoir de vivre autrement – du moins tant qu'elle serait dans la ville. 

De là à penser qu'elle avait subi un lavage de cerveau, comparable à celui auquel j'avais été soumis autrefois et qui avait changé ma mémoire pour une autre, il n'y avait qu'un pas.

Cette fois, j'espérais bien trouver la réponse à toutes ces questions et, si possible, apporter quelques menus changements dans l'organisation de la ville. Mais nous n'en étions pas encore là…

Nous arrivâmes en vue de Lankor au milieu de la journée. Nous avions passé une nuit paisible, sur la berge du Styx, récupérant nos forces. 

Depuis sa mésaventure au milieu du fleuve, Sibylle semblait vouloir se faire oublier et ne parlait plus guère. Elle n'avait même pas répliqué lorsque Jwann avait fait une remarque insultante à son sujet, mais je l'avais sentie frémir. Pourtant je n'avais pas insisté : le moment d'agir était proche ; mieux valait ne pas envenimer les choses.

La ville d'acier était identique au souvenir que j'en avais : quatre murailles crénelées, hautes d'une dizaine de mètres. Celle qui abritait en son milieu la double porte que je connaissais bien, ne faisait pas moins de deux ou trois kilomètres de large. A chaque angle de la ville s'élevait une tour ronde et en son centre se dressait le donjon triangulaire renfermant le quartier général de Krina. Çà et là, le haut d'un dôme d'acier poli apparaissait au-dessus des murailles.

A plusieurs kilomètres à la ronde, le terrain était parfaitement plat ; la végétation se limitait à quelques hautes herbes. La ville se voyait de loin mais il était hors de question d'en approcher sans se faire repérer.

— Impressionnant…, grommela Orson, près de moi. Vous avez raison : une attaque massive est vouée à l'échec. Comment suggérez-vous que nous procédions ?

— Il faut attendre la nuit pour approcher, dis-je. Nous serons moins vite aperçus. Ensuite balancer des projectiles incendiaires pendant un moment, avant de foncer en masse vers la ville, comme si nous étions aussi stupides que nous en aurons l'air. Là, vos hommes distrairont les défenseurs de la ville, tandis que Sibylle, Fetch, Hickory et moi la contournerons et tenterons de nous y introduire. Il ne vous restera plus qu'à attendre que nous vous ouvrions la porte…

— Et si vous ne l'ouvrez pas ?

Je fis la grimace.

— Buvez un coup à notre mémoire et faites ce que bon vous semblera !

Orson tira une pipe en terre de son burnous, la bourra et l'alluma. L'odeur caractéristique de l'herbe sèche qu'il fumait commença à se répandre. Il appelait cela du tabac. Parfois, lorsque tout était calme, il avouait y mêler un peu de pulpe de déphaseur, ce champignon hallucinogène si commun dans le désert. Je n'y avais goûté qu'une fois, sous l'influence de Trip, un de mes anciens camarades, et m'étais juré de ne plus recommencer : jamais encore je n'avais eu aussi peur ! Les vapeurs du déphaseur agissaient sur l'esprit avec moins d'acuité que le brouillard du Styx mais, surtout, s'emparaient du corps pour le placer dans un état de paralysie presque totale si on n'avait pas une grande expérience de la drogue. Les sensations qu'elle procurait étaient certes fort agréables, mais je détestais me trouver ainsi à la merci du premier ennemi venu. 

— Il va quand même vous falloir une sacrée chance, dit Orson entre deux bouffées.

D'après les essais que nous avions effectués avant de quitter le village des sédentaires, nos catapultes avaient une portée d'environ deux cents mètres. A la nuit tombée nous les roulâmes vers la ville, dépassant un peu cette distance maximum pour ne pas courir de risques. Les pillards poussèrent également leurs voitures, moteurs coupés, tous feux éteints. J'avais fait nouer des chiffons aux sabots de tous les chevaux pour étouffer le bruit de leurs pas. Lorsque nous fûmes prêts, rien ne pouvait laisser penser qu'on nous avait vus depuis la ville. Peut-être, contre toute attente, allions-nous bénéficier de l'effet de surprise.

Je m'approchai de la première catapulte. C'était un engin rudimentaire et il serait sans doute possible d'en perfectionner plus tard le mécanisme, mais j'en étais tout de même assez fier. Je m'étais en fait contenté d'améliorer le principe de l'arbalète, mais la barre qui tenait lieu de flèche, creusée en forme de cuiller à son extrémité, était partie intégrante de l'engin. La corde s'insérait dans une entaille faite à la base de la « cuiller », de sorte que, celle-ci libérée, elle soit investie d'un mouvement circulaire et non rectiligne. Ce mouvement, stoppé net par une barre transversale, libérait le projectile.

Deux hommes furent nécessaires pour amener la « cuiller » en position basse et la maintenir à l'aide d'un fort levier, tendant la corde au maximum.

J'y déposais deux projectiles, après avoir imbibé les chiffons leur servant de mèches, et fis jaillir la flamme d'un briquet. L'huile prit feu immédiatement. Cette fois, silencieux ou non, nous allions très vite être repérés. Je me hâtai de tirer le levier vers moi, libérant le mécanisme. Les fioles de grès s'envolèrent, après le violent impact des deux barres, et décrivirent un arc de cercle lumineux avant de s'écraser de l'autre côté des murailles. Elles contenaient trop peu d'essence pour que nous puissions voir s'élever les flammes, mais je tentai de me persuader que leur effet avait été désastreux sur le moral de la défense adverse et commandai de recharger la catapulte. A quelques pas de là, le deuxième engin venait lui aussi de lâcher ses projectiles, avec le même bonheur.

Des cris nous parvinrent de la forteresse. Une volée de flèches enflammées, sans doute destinées à nous illuminer, s'abattit à quelques mètres de nous. Les archers n'allaient pas tarder à ajuster leur tir. Nous n'avions plus une minute à perdre.

— Continuez de leur en balancer ! criai-je aux sédentaires qui manœuvraient les catapultes. Surtout n'arrêtez pas de les harceler !

Puis je courus jusqu'à la voiture que conduisait Fetch. Sibylle et Hickory avaient déjà pris place sur le siège arrière.

Cinquante moteurs démarrèrent au même instant et une centaine de phares trouèrent la nuit. Débarrassés de leurs entraves, un peu excités par ce soudain vacarme, les chevaux hennissaient en chœur et leurs cavaliers avaient peine à les retenir.

Tout ce que notre troupe comptait d'hommes en état de se battre n'attendait que mon commandement pour foncer vers Lankor. Je me sentis soudain gonflé d'une importance nouvelle. Ce n'était pas si désagréable que cela, le pouvoir… 

Réprimant ces sentiments peu louables, je me mis debout dans la voiture et désignai les murailles d'acier.

— Chargez ! hurlai-je, dans un grand élan lyrique.

Fetch ne perdit pas de temps pour m'obéir. Sa brusque accélération me rassit d'autorité au fond de mon siège.

Véhicules et cavaliers se ruèrent de concert vers Lankor, tandis que les fioles enflammées continuaient de voler au-dessus de nos têtes. 

Nous avions décidé de concentrer notre attaque au niveau de la porte frontale, comme si nous n'avions pas su ce qu'elle cachait – aussi foncions– nous de façon relativement groupée ; les archers et les arbalétriers de la ville n'avaient guère qu'à tirer dans le tas.

Plusieurs flèches ricochèrent sur le moteur de notre propre tacot. L'une dessina même une large étoile au beau milieu du pare-brise. A l'exception de Fetch, nous étions tous recroquevillés au maximum sur nos sièges.

Pourquoi ces damnées voitures ne dépassaient– elles pas le cinquante à l'heure ? Si nous avions eu un escadron de bécanes à la place, nous aurions pu arriver au pied de la forteresse avant que les tireurs n'aient eu le temps de recharger deux fois leurs armes !

A quelques pas de nous, sans doute touché par une flèche, un cheval trébucha puis boula, projetant son cavalier au sol, à pleine vitesse. Le pillard atterrit sur la tête et ne se releva pas. Un peu partout des cris de douleur s'élevaient au travers des ronflements des moteurs. Si la malchance s'en mêlait, nous risquions d'être décimés avant d'avoir seulement pu faire semblant de défoncer la porte.

Une flèche enflammée se planta dans mon siège, à deux doigts de mon épaule. Je l'arrachai, la jetai à l'extérieur, puis frappai à coups redoublés sur le début d'incendie qui s'était déclenché. Lorsque je réussis à l'éteindre, non sans avoir récolté une bonne brûlure à la main gauche, nous arrivions enfin au bas des murailles.

Je sautai à terre et cherchai des yeux Waltom, censé commander l'attaque frontale. Orson, lui, était resté en arrière, avec les femmes. Sa corpulence lui interdisait ce genre de sport.

Le premier lieutenant était lui aussi descendu de son véhicule et invectivait ses hommes. Les pillards se séparèrent en deux groupes. L'un, armé de grappins, commença à s'attaquer aux murailles, cherchant à lancer les pics entre les créneaux. Ils n'avaient pas grande chance de les y voir rester assez longtemps pour pouvoir grimper mais tant que les défenseurs s'amuseraient à les décrocher, ils ne nous tireraient pas dessus. Le deuxième groupe saisit la gigantesque poutre, reste de l'un des mâts de combat d'Orson, qu'il avait tirée jusqu'ici et, s'en servant comme d'un bélier, se mit à donner de grands coups dans la double porte de chêne. Celle-ci ne semblait guère s'en ressentir.

Les flèches continuaient de pleuvoir sur nous, fauchant les pillards qui ne pouvaient riposter qu'imparfaitement, sur des adversaires cachés derrière les créneaux. A ce train-là, l'attaque serait vite terminée…

— Donnez-moi cinq minutes, pas plus ! dis-je à Waltom. Ensuite, fuyez !

Je ne lui laissai pas le loisir de répondre et tournai les talons pour rejoindre mes compagnons.

— Allons-y ! dis-je. Et dépêchons-nous !

Rasant la muraille, je courus à toutes jambes vers la tour de gauche. Les pas des trois autres résonnaient fortement derrière moi. J'espérais qu'on ne nous entendait pas de l'intérieur de la ville et surtout que les gardes s'étaient tous rassemblés à l'endroit de l'attaque. Pour peu qu'un seul soit resté en arrière, nous risquions bien de recevoir une flèche dans le dos.

Je ne m'arrêtai pas à la tour, continuant ma course autour de la ville. La muraille latérale était moins longue que la frontale, un kilomètre, pas plus. Je ne ralentis mon allure qu'arrivé à la seconde tour. Encore quelques pas et nous fûmes derrière la ville. Apparemment personne ne nous avait vus.

— O.K., on récupère un peu, murmurai-je.

Après un tel parcours, nous étions tous quatre trempés de sueur et essoufflés. Hickory, surtout, semblait prêt à s'effondrer. Adossé à la muraille, il haletait, les yeux à demi-fermés. Pourtant, c'était le moins chargé d'entre nous : comme armes, il n'avait emporté que deux dagues, refusant l'épée qu'on lui avait proposée en disant que, de toute façon, il ne savait pas s'en servir et qu'elle ne ferait que l'encombrer. Sibylle, elle, avait son arc, ses couteaux et les fléchettes dissimulées dans ses bottes, Fetch se battait au fléau d'armes et j'avais mon épée. Avec ça, même si nous ne réussissions pas à prendre la ville, nous avions tout de même des chances de faire du dégât…

— Éloignons-nous un peu de la tour, soufflai-je, lorsque nous eûmes repris notre respiration.

Rasant toujours la muraille, nous marchâmes jusqu'à nous trouver environ au tiers de sa longueur.

C'était Fetch qui portait le grappin. Il le fit tournoyer deux ou trois fois, au bout de la corde, avant de le lancer habilement par-dessus les créneaux. De l'autre côté, il y eut un choc sonore de métal résonnant sur un autre métal. Nous attendîmes quelques instants, retenant notre souffle.

A l'autre extrémité de la ville on se battait toujours mais ce que nous entendions constituait probablement les derniers échos du combat.

Personne ne vint s'enquérir de qui avait lancé le grappin. Celui-ci avait dû passer inaperçu. Fetch tira doucement sur la corde, jusqu'à ce qu'il sente une résistance. Il donna alors trois ou quatre secousses brusques pour tester la fermeté de la prise. Le grappin était solidement arrimé entre deux créneaux.

— Je vais passer le premier, dis-je. Si tout va bien, je vous ferai signe. Sibylle me rejoindra, puis Hickory, et Fetch fermera la marche. Au cas où je ne reparaîtrais pas, laissez tomber et démerdez-vous pour retourner au campement !

— Mais…, commença Hickory.

— Pas de « mais » ! coupai-je. C'est comme ça et c'est vraiment pas le moment de discuter !

Je leur fis un petit sourire, adressai un clin d’œil complice à Sibylle puis, saisissant la corde, je commençai à grimper.