24 New York

 

Il leur fallut deux semaines pour trouver New York. Pendant ce temps, Manfred Rorsefne, dont le système nerveux n’avait pu supporter le choc, mourut paisiblement et fut enseveli dans la glace. Konrad Arflane, Ulrica Ulsenn et Janek Ulsenn avançaient groupés. Donal et le gros prêtre se tenaient près d’eux. Ils avaient aisément appris à monter les ours. Ils se déplaçaient lentement car les sauvages avaient emmené avec eux tentes et femmes. Le temps était devenu étonnamment beau.

Quand ils aperçurent les tours élancées de New York, ils s’arrêtèrent, muets d’étonnement. Arflane comprit que Pyotr Rorsefne avait été particulièrement peu éloquent pour les décrire. Elles étaient magnifiques. Elles brillaient.

Le petit groupe s’arrêta dans la confusion et les ours grattèrent nerveusement la glace, peut-être sensibles aux émotions diverses de leurs cavaliers en arrêt devant la cité de verre, de métal et de pierre qui se dressait jusqu’aux nuages. Les tours flamboyaient. Une immensité de glace miroitante reflétait leurs couleurs changeantes et Arflane se souvint de la légende, il s’interrogea sur la hauteur des tours si elles s’enfonçaient dans la glace aussi profondément qu’elles s’élevaient au-dessus.

Malgré cela, tous ces sens étaient en alerte et il ne savait pas pourquoi. Peut-être, après tout, ne voulait-il pas connaître la vérité. Peut-être ne voulait-il pas rencontrer la Glace-Mère qu’il avait plusieurs fois offensée au cours de l’expédition.

— Eh bien, dit vivement Donal, continuons.

Ils s’avancèrent lentement vers la cité aux infinités de fenêtres qui jaillissait au-dessus de la glace de la plaine. Alors qu’ils s’approchaient, Arflane comprit ce qui le troublait tant. Une chaleur surnaturelle émanait de cet endroit, une chaleur qui aurait dû faire fondre la glace. Et si ce n’était pas la cité de la Glace-Mère ? Ils en avaient tous conscience et se regardaient d’un air sinistre. Ils s’arrêtèrent à nouveau. Devant eux se dressait la cité qui symbolisait tous leurs rêves et tous leurs espoirs. Elle dégageait tout à coup une menace diffuse.

— Je n’aime pas du tout ça, grogna Donal. Cette chaleur… elle est encore plus malsaine que celle que nous connaissons dans le sud.

Arflane hocha la tête.

— Comment une telle chaleur est-elle possible ? Pourquoi la glace n’a-t-elle pas fondu ?

— Faisons demi-tour, dit Ulsenn. Je savais bien qu’il ne fallait pas venir ici.

Au fond de lui, Arflane était de son avis ; mais il s’était embarqué pour New York. Il s’était dit qu’il accepterait la vérité sur la cité quelle qu’elle fusse. Il devait continuer. Il avait tué des hommes et détruit son navire pour arriver jusqu’ici et, maintenant qu’il était à moins d’un mille du but, il n’avait pas le droit de rebrousser chemin. Il secoua la tête et fit avancer sa monture. Un murmure s’éleva derrière lui.

Il leva la main et désigna du doigt les tours élancées.

— Venez. Allons saluer la Glace-Mère !

L’ours se mit au galop. Les sauvages qui le suivaient accélérèrent et ils fondirent sur l’immense cité dans une cavalcade désordonnée et à moitié hystérique. Le groupe explosa et se répandit, et les cris retentirent dans les tours. Le capuchon d’Ulrica fut rejeté par le vent ; ses cheveux défaits flottaient derrière elle, cramponnée à sa selle. Arflane, la barbe emmêlée par le vent, lui adressa un sourire. Le visage d’Ulsenn était calme et il se penchait sur sa selle comme s’il allait à la mort.

Les tours formaient des blocs compacts et les espaces étaient tout juste assez larges pour leur permettre de pénétrer dans la cité. Quand ils furent à l’intérieur de la grande forêt de verre et de métal, ils prirent conscience de la présence de quelque chose d’encore plus étrange que la chaleur ambiante.

La monture d’Arflane dérapa et il cria de surprise.

— Ce n’est pas de la glace !

Cette matière avait été adroitement conçue pour imiter la glace dans les moindres détails mais, à présent qu’ils se tenaient dessus, ils constataient que ce n’était pas de la glace ; on pouvait voir au travers et distinguer les formes sombres des tours qui s’enfonçaient au cœur des ténèbres.

— Vous nous avez trompés, Arflane ! cria Donal.

La soudaine révélation avait ébranlé Arflane tout autant que les autres. Il secoua la tête sans prononcer un mot.

Ulsenn s’avança sur sa monture et brandit le poing devant le visage d’Arflane.

— Vous nous avez conduits dans un piège ! Je le savais !

— J’ai suivi les cartes de Pyotr Rorsefne, c’est tout !

— Cet endroit est mauvais, dit le prêtre d’une voix assurée. Nous en sommes tous conscients. La manière dont on nous a dupés a peu d’importance. Nous devons fuir tant que c’est possible.

Arflane partageait les sentiments du prêtre. Il haïssait l’atmosphère de cette cité. Il s’était attendu à y trouver la Glace-Mère et y avait au contraire rencontré tout ce qui s’opposait à elle.

— Très bien, dit-il. Faisons demi-tour.

Au moment même où il prononçait ces paroles, il s’aperçut que le sol sous ses pieds était en train de s’enfoncer ; la plaine tout entière descendait lentement au-dessous du niveau de la glace environnante. Ceux qui étaient au bord réussirent à faire sauter leurs lourdes montures et à s’échapper mais la plupart restèrent, pris de panique, tandis que la cité continuait de s’enfoncer dans ce qui se révélait un énorme puits creusé dans la glace. L’ombre des murs immenses du puits recouvrit les membres du groupe terrorisé.

À la façon qu’avaient Donal et Ulsenn de le regarder, Arflane comprit qu’il allait servir de bouc émissaire.

— Ulrica ! cria-t-il.

Il fit faire demi-tour à sa monture et se dirigea vers le bloc des tours suivi de près par la femme. La lumière faiblissait à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le labyrinthe. Ils entendaient derrière eux les sauvages qui, conduits par Donal et Ulsenn, étaient à leur poursuite. Tout faisait dire à Arflane que, paniqués comme ils l’étaient, ils le massacreraient ainsi qu’Ulrica ; ils ne devaient pas se laisser rattraper. Il avait à affronter deux dangers qui tous deux semblaient insurmontables. Il ne pouvait espérer vaincre les sauvages ni empêcher la cité de s’enfoncer.

Il avisa une entrée dans une tour ; une faible lueur s’en échappait. Il y poussa désespérément sa monture et Ulrica le suivit.

Il se retrouva dans une galerie où des rampes descendaient jusqu’au fond de la tour, très loin sous leurs pieds. Il aperçut des silhouettes un peu plus bas, sur les rampes ; des silhouettes vêtues de rouge de la tête aux pieds dans des vêtements serrés et dissimulés par des masques qui leur recouvraient complètement le visage. Elles levèrent la tête en entendant le bruit des pattes des ours sur la galerie ; l’une d’elles rit et les montra du doigt.

Inexorablement, Arflane engagea sur la rampe sa monture qui glissait à moitié en marchant. Il jeta un regard en arrière sur Ulrica qui le suivait après avoir hésité un instant. L’inclinaison de la pente était dangereuse ; par deux fois, les ours manquèrent de tomber par-dessus bord et, par trois fois, Arflane fut presque désarçonné mais, quand ils atteignirent la base de la tour, les hommes masqués avaient disparu.

Quand Ulrica le rejoignit, regardant avec terreur les objets étranges qui recouvraient les murs, il s’aperçut que la cité n’était plus en mouvement. Il observa la paroi. Il y avait des instruments de toutes sortes ; certains ressemblaient à des chronomètres ou à des boussoles, d’autres étaient animés de lettres vacillantes qui n’avaient pas de sens pour lui. Pour l’instant, sa plus grande préoccupation était de trouver une porte. Il n’y en avait apparemment pas. Était-ce, en fin de compte, la cour de la Glace-Mère et les créatures en rouge étaient-elles des spectres ? Un rire léger s’éleva à nouveau auquel répondit, au-dessus d’eux, un cri que l’écho répéta. Il découvrit Ulsenn qui descendait la rampe à toute allure et fonçait sur lui ; il brandissait un coutelas à dépecer, alors qu’Arflane n’avait qu’un javelot.

Arflane se tourna et regarda le visage d’Ulrica en face. Elle lui rendit son regard, puis baissa les yeux en signe d’assentiment, peut-être.

Arflane dirigea sa monture sur Ulsenn qui le frappa avec son coutelas.

Il para le coup de son javelot mais la lame coupa la pointe et laissa Arflane quasiment sans défense. Ulsenn lui sauta maladroitement à la gorge, le manqua et perdit l’équilibre. Arflane lui planta la lance brisée dans la gorge.

Ulrica remonta la pente et regarda sans dire un mot Ulsenn porter la main à sa blessure puis glisser lentement de sa monture.

— C’est donc fini, maintenant, dit-elle.

— Il vous a sauvé la vie, dit Arflane.

Elle hocha la tête.

— Mais à présent, c’est terminé.

Elle fondit en larmes. Arflane la regarda misérablement et se demanda pourquoi il avait tué Ulsenn maintenant et non pas plus tôt, avant d’avoir eu l’occasion de montrer qu’il était courageux. C’était peut-être pour ça : il était devenu sur la fin son véritable rival.

— Un beau carnage, étrangers. Bienvenue à New York.

Ils se retournèrent. Une portion de mur avait disparu. À la place, une silhouette mince était apparue. Le crâne démesuré était recouvert d’un masque rouge. Deux yeux brillaient malicieusement par les fentes. Arflane leva son javelot par réflexe.

— Ce n’est pas New York – c’est un endroit maudit !

La silhouette rit doucement.

— Mais si, c’est bien New York – bien que cela ne soit pas l’ancienne cité de vos légendes. Elle a été détruite par une seule bombe il y a près de deux mille ans. Pourtant, cette cité est toute proche du site de la New York authentique. Par bien des aspects, elle lui est de loin supérieure. Vous avez pu constater un de ces avantages.

Arflane se rendit compte qu’il était en sueur. Il défit les cordons de sa veste.

— Qui êtes-vous ?

— Puisque vous êtes si curieux, je vais vous le dire, répondit l’homme masqué. Suivez-moi.