4 L’auberge du Brise-Navires
Après sa visite à la goélette, Konrad Arflane commença à supporter de plus en plus difficilement son séjour à Friesgalt. Les Ulsenn ne lui avaient toujours pas donné de nouvelles de l’état du vieillard et l’atmosphère qui régnait dans la ville le troublait. Il n’avait encore pris aucune décision au sujet de ses propres affaires, mais il se décida à chercher un emploi, même de sous-officier pour le moment, sur le prochain navire de Brershill qui arriverait au port.
Il se mit à hanter les abords du grand dock, évitant tout contact avec les navires, en particulier avec l’Esprit des Glaces, et chercha un bâtiment de Brershill.
Le matin du quatrième jour, un trois-mâts barque fut signalé. Il glissait toutes voiles dehors, battant pavillon de Brershill, et avançait plus vite qu’il n’était sage pour un vaisseau approchant des docks. Arflane sourit quand il reconnut la Douce Vierge, une baleinière commandée par son vieil ami le capitaine Jarhan Brenn. Il semblait se diriger tout droit vers la partie la plus dense du dock et les hommes qui y travaillaient, pris de panique, se mirent à fuir, persuadés qu’il était devenu fou. Quand il fut à proximité du dock, il effectua avec rapidité et souplesse un arc serré, prit les ris et glissa vers l’autre extrémité du quai, où d’autres baleinières étaient amarrées. Arflane se mit à courir sur la glace ce que lui permettaient ses bottes cloutées.
Essoufflé, il atteignit la Douce Vierge au moment où l’on jetait les cordes d’amarrage aux matelots qui se tenaient là, pieux et maillets en main.
Arflane eut un léger sourire quand il saisit les pieux d’os et le lourd maillet de fer d’un matelot et entreprit de planter un pieu dans la glace. Il agrippa un cordage près de lui et le tira avant de l’attacher solidement. Le navire remua un instant, résistant aux cordes, puis s’immobilisa.
Sur le pont au-dessus de lui, un rire se fit entendre. Levant la tête, il vit au bastingage le capitaine, Jarhan Brenn.
— Arflane ! Tu travailles comme manœuvre, maintenant ? Où est ton navire ?
Arflane haussa les épaules et montra ironiquement les paumes de ses mains, puis il se saisit d’une amarre et se mit à grimper jusqu’au bastingage qu’il enjamba pour se retrouver aux côtés de son vieil ami.
— Plus de navire, dit-il à Brenn. Il a servi à honorer une méchante dette de son propriétaire. Vendu à un marchand de Friesgalt.
Brenn approuva avec sympathie.
— Il ne sera pas le dernier, je crois. Tu aurais mieux fait de t’en tenir à la chasse à la baleine. Quoi qu’il arrive, il y a toujours du travail pour nous autres, baleiniers. Et pour finir, tu ne t’es même pas marié.
Il rit doucement. Brenn faisait allusion à une époque où, six ans auparavant, Arflane avait pris le commandement d’un navire de commerce pour faire plaisir à celle qu’il souhaitait épouser. Ce fut après coup qu’il se rendit compte qu’il ne pouvait vouloir d’une fille qui lui imposait de telles conditions. Mais il était trop tard pour retrouver sa place à la tête de la baleinière.
Il sourit d’un air lugubre, puis haussa à nouveau les épaules.
— Malchanceux comme je suis, Brenn, je crois que je n’aurais pas vu une seule baleine au cours de ces six années.
Son ami était court et trapu, le visage rond et rougeaud et un collier de barbe. Il était vêtu d’une lourde fourrure noire mais sa tête et ses mains étaient nues. Pour un baleinier, ses cheveux grisonnants étaient coupés court, mais ses mains rugueuses et fortes montraient des callosités qui ne pouvaient être dues qu’à un harpon. Brenn était un patron respecté dans les terrains de chasse de la Glace du Sud comme dans ceux de la Glace du Nord. Ces temps-ci, d’après l’allure du gréement, il œuvrait en Glace du Nord.
— Il n’y a pas que toi qui manques de chance, grogna Brenn d’un air dégoûté. Nos cales sont quasiment vides. Deux baleineaux et un vieux lamantin, voilà tout ce que nous avons à bord. Nous manquions de vivres, alors nous avons prévu de vendre notre cargaison contre des provisions ; nous allons essayer la Glace du Sud, en espérant que la campagne sera meilleure. Au Nord, les baleines deviennent rares.
Ce qui différenciait Brenn, c’était qu’il chassait à la fois au Nord et au Sud. La plupart des baleiniers avaient un terrain de chasse de prédilection (car leurs caractéristiques étaient très éloignées), mais Brenn s’en moquait.
— Tous les terrains de chasse ne sont-ils pas dégarnis cette saison ? demanda Arflane. J’ai entendu dire que même les phoques et les ours se faisaient rares, et que l’on n’avait vu aucun morse depuis deux saisons.
Brenn pinça les lèvres.
— La chance va tourner, avec l’aide de la Glace-Mère.
Il donna une bourrade sur le bras d’Arflane puis descendit le pont pour superviser le déchargement de la cargaison de la cale centrale. Le navire puait le sang et la graisse de baleine.
— Regarde nos prises, dit-il à Arflane qui l’avait suivi. Pas eu besoin de les dépecer. On les a seulement halées et rangées tout entières.
Dépecer était un terme de baleinier signifiant découper en morceaux. D’habitude, on le faisait sur la glace et les quartiers étaient ensuite hissés à bord pour être entreposés. Si le dépeçage avait été inutile, c’est que les prises devaient vraiment être petites.
Agrippé à l’enfléchure pour garder l’équilibre, Arflane jeta un coup d’œil dans la cale. Elle était sombre, mais il distingua les corps raides des deux baleineaux et du lamantin qui n’avait pas l’air beaucoup plus gros. Il hocha la tête avec sympathie. Il y avait là à peine de quoi réapprovisionner le navire en vue du long voyage vers la Glace du Sud. Brenn devait être plus préoccupé qu’il ne le laissait paraître.
Brenn cria des ordres et l’équipage descendit dans la cale quand on amena les mâts de charge et que les palans descendirent. Les baleiniers, visiblement déprimés, travaillaient lentement. Ils avaient toutes les raisons d’être abattus, puisque les gains d’une prise étaient toujours partagés au terme d’une expédition et que la part de chacun dépendait du nombre et de la taille des baleines en cale. Brenn avait dû demander à son équipage de renoncer à sa part de cette petite prise dans l’espoir que la Glace du Sud en fournirait une meilleure. Les baleiniers avaient l’habitude de débarquer dans un port avec un crédit confortable et ils aimaient le dépenser. Ceux qui s’en trouvaient dépourvus se montraient hargneux et emportés. Arflane comprit que Brenn en était conscient et qu’il se demandait comment il pourrait tenir son équipage pendant son séjour à Friesgalt.
— Où crèches-tu ? demanda-t-il doucement en observant le premier baleineau que l’on remontait de la cale.
Il portait les marques de quatre ou cinq harpons. Ses quatre grandes nageoires, devant et derrière, bougèrent quand le palan le retourna. Comme pour toutes les jeunes baleines de terre, les poils étaient dispersés sur le corps. Les baleines de terre n’étaient normalement pourvues de leur épaisse toison de poils raides qu’à leur maturité, après trois ans. Dans son état actuel, ce baleineau mesurait moins de quatre mètres et ne devait pas peser beaucoup de tonnes. Brenn soupira.
— Ma foi, j’ai un crédit assez important à l’auberge du Brise-Navires. J’y laisse une partie de mes gains à chaque fois que nous accostons à Friesgalt. On prendra bien soin de mes hommes, du moins pendant quelques jours, et nous devrions alors être prêts à repartir. Cela dépend des affaires que je peux faire avec les marchands – et aussi quand. Demain, je vais à la recherche du plus offrant.
Le Brise-Navires, baptisé, comme toutes les auberges de baleiniers, du nom d’une baleine célèbre n’était pas la meilleure auberge de Friesgalt. En réalité, on prétendait que c’était la pire. Elle se situait « en haut » au troisième niveau à partir de la surface, taillée dans la glace et non dans le rocher. Arflane comprit que ce n’était pas le moment de demander un travail à son ami. Brenn devait s’empresser d’approvisionner et rééquiper son navire, en pariant que la Glace du Sud offrirait de meilleures prises.
Les mâts de charge grincèrent quand la jeune baleine fut amenée vers le bord.
— Il faut les sortir le plus vite possible, dit Brenn. Ça peut intéresser tout de suite quelqu’un. Plus vite fait, mieux fait.
Brenn cria des ordres à son premier officier, un homme grand et mince du nom de Olaf Bergsenn.
— Remplace-moi, Olaf. Je vais au Brise-Navires. Amènes-y les hommes quand ce sera terminé. Tu sais qui mettre de garde.
Le visage lugubre de Bergsenn resta inexpressif. Il hocha une fois la tête et s’éloigna le long du pont souillé surveiller le déchargement.
Une passerelle avait été descendue et Arflane et Brenn l’empruntèrent à petits pas saccadés, sous les regards d’un groupe de harponneurs maussades, arme à l’épaule, qui flânaient près du grand mât. La tradition voulait que le capitaine soit le seul à pouvoir quitter le navire avant la fin du déchargement.
Quand ils arrivèrent aux murs de la ville, le garde reconnut Arflane et le laissa entrer, ainsi que Brenn. Ils entreprirent la descente. La glace de la rampe et de la falaise était incrustée de roc émietté, tellement patinée qu’on aurait dit de la pierre.
La balustrade de corde, de l’autre côté, montrait elle aussi des signes d’usure. Sur le flanc opposé de la crevasse, en contrebas, Arflane apercevait des gens déambuler sur les rampes ou travailler sur les saillies. Des ponts de corde enjambaient le gouffre pratiquement à chaque étage et, au-dessus de leurs têtes désormais, se trouvait le seul pont permanent que l’on n’utilisait qu’en cas de première nécessité.
Tandis qu’ils descendaient vers le troisième niveau, Brenn sourit une ou deux fois à Arflane mais resta silencieux. Arflane se demanda s’il n’était pas de trop et il lui demanda s’il devait le laisser au Brise-Navires ; Brenn secoua la tête.
— L’occasion est trop belle de te voir, Arflane. Laisse-moi parler à Flatch, puis nous irons boire un fût de bière pendant que je te raconterai mes malheurs et que j’écouterai les tiens.
Il y avait trois auberges de baleiniers au troisième niveau. Ils passèrent devant les deux premiers – le Roi Herdarda et le Pers-le-Tueur – et arrivèrent au Brise-Navires. Comme les deux autres, le Brise-Navires avait pour porte d’entrée une immense mâchoire de baleine et pour enseigne extérieure un petit crâne qui se balançait.
Ils ouvrirent la porte délabrée et pénétrèrent directement dans la pièce principale de l’auberge.
Elle était sombre, large et haute, bien que donnant l’impression d’être étriquée. Les murs étaient recouverts de peaux de baleine grossièrement tannées. Des tubes lumineux défectueux vacillaient çà et là au plafond et une forte odeur de bière, de viande de baleine et de sueur humaine imprégnait l’ensemble. On avait accroché sur les peaux des représentations grossières de baleines, de marins et de baleinières, de même que des harpons, des lances et des coutelas de trois pieds à large lame, semblables à celui que portait Brenn, principalement utilisés pour le dépeçage. Certains harpons étaient tordus de manière fantastique et racontaient l’ultime combat de certaines baleines. Aucun de ces instruments de chasse ne se chevauchaient car les baleiniers considéraient que croiser des harpons ou des coutelas à dépecer portait malheur.
Des bandes de marins s’attardaient autour des tables serrées, assis sur des bancs durs, à boire une bière issue d’une algue des étangs chauds. Cette bière était extrêmement amère et les baleiniers étaient presque les seuls à la boire.
Arflane et Brenn traversèrent les groupes de tables et se dirigèrent vers le petit comptoir. De l’autre côté, dans un abri, une silhouette indistincte se leva à leur approche.
Flatch, propriétaire du Brise-Navires, avait été baleinier des années auparavant. Il était plus grand qu’Arflane mais incroyablement obèse, un ventre ainsi qu’un bras et une jambe énormes. Il n’avait qu’un œil, une oreille, un bras et une jambe, comme si un énorme couteau lui avait tranché tout un côté. Il avait perdu divers membres et organes dans une rencontre avec la baleine appelée Brise-Navires, un mâle énorme qu’il avait été le premier à harponner. La baleine avait été tuée mais Flatch avait été incapable de continuer ce métier et il avait acheté l’hôtel avec l’argent qu’elle lui avait rapporté. En hommage à sa victime, il avait donné son nom à son auberge. Il s’était servi de l’ivoire de la baleine en dédommagement pour remplacer bras et jambe, et un triangle de peau servait de bandeau à son œil manquant.
L’autre œil de Flatch perçait sous l’épaisseur de graisse qui l’entourait et il leva son bras en os en signe de bienvenue.
— Capitaine Arflane ! Capitaine Brenn !
Sa voix était haute et déplaisante, et en même temps à peine audible, comme si elle se frayait difficilement un chemin à travers toute la graisse du cou. Ses nombreux mentons bougeaient doucement quand il parlait, mais il était impossible de dire s’il accueillait Arflane et Brenn avec un sentiment particulier.
— Bonjour, Flatch, dit Brenn sur un ton cordial. Vous vous souvenez de la bière et des provisions que je vous ai fournies ces dernières saisons ?
— Je m’en souviens, capitaine.
— Il faudrait que l’on me fasse crédit pour quelques jours. Mes hommes ont besoin de nourriture, de bière et de filles jusqu’à ce que je sois prêt à partir pour la Glace du Sud. Je n’ai pas eu de chance dans le Nord. Je vous demande de me rendre la pareille, pas plus.
Flatch écarta ses lèvres grasses et ses bajoues tremblèrent.
— Vous aurez votre crédit, capitaine Brenn. Vous m’avez aidé dans les mauvaises passes, pendant deux saisons. Vos hommes seront bien traités.
Brenn sourit comme s’il était soulagé. Il semblait s’être attendu à une discussion.
— Je voudrais une chambre pour moi seul, dit-il.
Il se tourna vers Arflane.
— Où loges-tu, Arflane ?
— J’ai une chambre à l’auberge, quelques niveaux plus bas, lui répondit Konrad.
— Combien êtes-vous, dans votre équipage ? lui demanda Flatch.
Brenn lui répondit, ainsi qu’aux quelques autres questions que Flatch lui posa. Il commençait à se détendre et parcourait du regard la salle de l’auberge, s’arrêtant sur quelques tableaux accrochés aux murs.
Alors qu’il en finissait avec Flatch, un homme se leva d’une table voisine et fit quelques pas jusqu’à eux.
D’un bras massif, il soutenait un harpon long et lourd tandis que l’autre restait sur sa hanche. Même dans la lumière faible et vacillante, son visage restait rouge, couperosé et ravagé par le vent, le soleil et la morsure du froid. Sur sa tête pratiquement décharnée les os saillaient comme les membrures d’un navire. Le nez était long et étroit, une proue retournée, et il avait sous l’œil droit ainsi que sur la joue gauche une profonde cicatrice. Ses cheveux bruns étaient nattés sur le dessus, formant une sorte de pyramide torsadée divisée à son sommet en deux touffes raides semblables aux nageoires d’une baleine ou d’un phoque. Cette étrange coiffure était maintenue par de la graisse engrumelée qui dégageait une forte odeur, de même que ses fourrures qui étaient de belle qualité mais tachées de sang et de graisse de baleine. Sa veste, ouverte jusqu’au cou, découvrait un collier en dents de baleine. Des morceaux d’ivoire plats et ciselés pendaient aux lobes de ses oreilles. Il était chaussé de bottes de cuir souple qui lui montaient jusqu’aux genoux, attachées à son pantalon de fourrure par des épingles en os. Il avait à la taille une large ceinture qui portait un coutelas dans son fourreau et une grosse bourse. Même parmi des baleiniers il avait l’air d’un sauvage, mais il possédait une présence intense, due en partie à ses yeux étroits, d’un bleu étincelant, et froids.
— Je vous ai entendu dire que vous partiez pour la Glace du Sud, n’est-ce pas, patron ? (Sa voix était dure et profonde.) Pour le Sud ?
— Oui. (Brenn regarda l’homme des pieds à la tête.) Et mon équipage est au complet. Ou du moins aussi complet que mes moyens me le permettent.
Le colosse hocha la tête et tourna sa langue dans sa bouche avant de viser le crachoir, fait à partir d’un crâne de baleine.
— Je ne vous demande pas du travail, patron. Je suis mon propre employeur. Ce sont les capitaines qui me demandent de partir avec eux, pas le contraire. Je suis Urquart.
Arflane avait déjà reconnu l’homme mais Brenn, par quelque caprice du destin, n’avait jamais eu l’occasion de le rencontrer. L’expression de Brenn changea.
— Urquart, Urquart longue-lance. C’est un honneur que de faire votre connaissance.
Urquart était considéré comme le plus grand harponneur de l’histoire des pays de glace. Il avait, disait-on, tué plus de vingt baleines de sa main.
Urquart eut un léger mouvement de tête, comme s’il était sensible au compliment de Brenn. Il cracha à nouveau et regarda d’un air pensif le récipient en os.
— Je suis un homme de la Glace du Sud. Vous chassiez principalement sur la Glace du Nord, m’a-t-on dit.
— Principalement, acquiesça Brenn, mais je connais assez bien la Glace du Sud.
Le ton de sa voix était intrigué, bien qu’il fût trop poli ou trop intimidé pour demander directement à Urquart pourquoi il lui adressait la parole.
Urquart était appuyé sur son harpon qu’il serrait de ses mains massives et osseuses, et il plissait les lèvres. Le harpon mesurait trois mètres et ses nombreuses pointes faisaient vingt centimètres ou plus ; il s’incurvait à une soixantaine de centimètres de son extrémité et, derrière les pointes, un gros anneau de métal était destiné aux apparaux.
— Ils sont nombreux ceux de la Glace du Nord, cette saison ou la précédente, qui ont préféré la Glace du Sud, dit Urquart. Ils ont trouvé peu de poissons, capitaine Brenn.
Les baleiniers – surtout les harponneurs – appelaient invariablement les baleines « poissons », affichant ainsi leur dédain pour ces énormes mammifères.
— Vous voulez dire que, là aussi, la chasse est mauvaise ?
Le visage de Brenn s’assombrit.
— Pas aussi mauvaise que sur la Glace du Nord, à ce qu’on m’a dit, répondit lentement Urquart. Mais je vous le dis parce qu’il me semble que vous prenez un risque. J’ai vu beaucoup de patrons, aussi bons que vous, agir de même. Je vous parle en ami, capitaine Brenn. Les occasions sont rares, au Nord comme au Sud. Aucun troupeau intéressant n’a été signalé de toute la saison. Les poissons migrent vers le sud, au-delà de nos territoires de chasse. Nos navires les suivent toujours plus loin. Bientôt, il ne sera plus possible de s’approvisionner pour des voyages de cette longueur. (Urquart fit une pause.) Les poissons s’en vont, ajouta-t-il.
— Pourquoi me dire tout cela ? fit Brenn, à moitié en colère contre Urquart de son pessimisme.
— Parce que vous êtes l’ami de Konrad Arflane, répliqua Urquart sans regarder Arflane, qui ne l’avait jamais rencontré auparavant et ne l’avait vu que de loin.
Arflane fut surpris.
— Vous ne me connaissez pas, l’ami…
— Je vous connais par vos actions, murmura Urquart, puis il respira profondément, comme si la discussion l’avait essoufflé.
Il tourna lentement sur ses talons, se dirigea vers la porte à grandes enjambées, baissa la tête en passant sous le chambranle et disparut.
Brenn renifla et bougea les pieds. Il se frappa plusieurs fois sur la jambe et regarda Arflane en fronçant les sourcils.
— De quoi parlait-il donc ?
Arflane était appuyé contre le comptoir.
— Je ne sais pas, Brenn. Mais si Urquart t’a prévenu que la pêche était mauvaise sur la Glace du Sud, tu devrais y prêter attention.
Brenn eut un rire bref et amer.
— Je ne peux pas me permettre d’en tenir compte, Arflane. Je n’ai plus qu’à prier la Glace-Mère toute la nuit et espérer qu’elle me portera bonheur. C’est tout ce que je peux faire, l’ami !
Sa voix s’était élevée et était presque devenue un cri.
Flatch avait regagné son abri derrière le comptoir mais il se releva. Il avait l’aspect d’une bête monstrueuse et jeta un regard interrogateur de son œil unique quand Brenn s’adressa à lui et demanda qu’on apporte à leur table des steaks de baleine aux algues-séka et un fût de bière.
Plus tard, après l’arrivée de ses hommes qui apprirent avec satisfaction que Flatch était disposé à satisfaire leurs besoins, Brenn s’assit en face d’Arflane à une table de côté, le fût de bière disposé près d’eux contre le mur. Plus souvent qu’à leur tour, ils tournaient le robinet et remplissaient leurs gobelets, fabriqués dans quelque plastique ancien, et incassables. La bière n’égaya pas leurs esprits, contrairement à ce qu’ils avaient espéré, en dépit des efforts de Brenn pour paraître confiant quand l’un de ses hommes s’adressait à lui dans la pénombre de la salle.
En fait, la bière ne parvint qu’à replier Brenn sur lui-même qui ne dit plus rien, tournant sans cesse la tête vers la porte close. Arflane savait qu’il attendait quelqu’un.
Au bout d’un moment, Arflane se pencha au-dessus de la table et dit :
— Urquart avait l’air bien désespéré, Brenn, peut-être même qu’il est fou. Il voit le mauvais côté des choses. Je suis là depuis quelques jours et j’ai vu décharger les prises. C’est vrai qu’elles sont plus petites que d’habitude, mais pas tant que ça. Nous avons eu tous deux des prises petites mais, sur le long terme, cela ne nous a pas causé grand tort. Ça m’est arrivé plusieurs saisons de suite et puis, les trois autres suivantes, j’ai eu beaucoup de chance. Les propriétaires étaient inquiets mais…
Brenn leva la tête de son gobelet.
— C’est ça, Arflane. Je suis mon propre patron, maintenant. La Douce Vierge est à moi. Je l’ai achetée il y a deux saisons. (De nouveau, il eut un rire amer.) J’ai cru faire une chose sensée quand, ces dernières années, j’ai vu que l’on vendait les navires de beaucoup d’entre nous sans donner l’occasion au capitaine de l’acheter. À ce train-là, c’est vendre le bateau ou le louer à un marchand de Friesgalt. Je n’ai pas le choix. Et il y a l’équipage. Ils veulent faire le pari avec moi. Vais-je leur rapporter les propos d’Urquart ? Ils ont des femmes et des enfants, comme moi. Dois-je leur dire ?
— Cela ne donnerait rien de bon, fit calmement Arflane.
— Et puis, où vont les poissons ? reprit Brenn en reposant lourdement son gobelet. Qu’est-ce qui arrive aux troupeaux ?
— Urquart dit qu’ils vont au sud. Peut-être que celui qui saura les suivre et vivre de ce que la glace pourra lui offrir sera le vainqueur. Il y a plus d’étangs chauds au sud. Peut-être faudra-t-il inventer un moyen d’attirer les troupeaux…
— Est-ce que cela m’aidera cette saison ?
— Je ne sais pas, reconnut Arflane.
Il songea à la conversation qu’il avait eue à bord de l’Esprit des Glaces et se sentit encore plus abattu.
Les putains de Flatch descendirent dans la pièce principale de l’hôtel. Flatch n’avait pas fait les choses à moitié. Il en avait prévu une pour chacun, y compris Arflane et Brenn. Katarina, la plus jeune fille de Flatch, âgée de dix-huit ans, s’approcha d’eux en tenant par la main une autre fille aussi brune et jolie que la cadette de Flatch était blonde et quelconque. Elle la présenta sous le nom de Maji.
Arflane fit un effort pour paraître jovial.
— Tu vois, dit-il à Brenn, voilà de quoi te remonter de moral.
Renversé en arrière, avec la brune et ivre Maji appuyée sur sa poitrine, Brenn hurlait de rire de sa propre plaisanterie. Elle gloussa. De l’autre côté de la table, Arflane souriait et caressait les cheveux de Katarina. C’était une fille au cœur généreux qui savait d’instinct mettre les hommes à l’aise. Maji fit un clin d’œil à Brenn. Les femmes avaient réussi là où Arflane avait échoué en lui redonnant son optimisme naturel.
Il était très tard. L’air était vicié et chaud, la salle bruyante des voix ivres des baleiniers. Dans la lumière faible et vacillante, Arflane apercevait des silhouettes vêtues de fourrure tituber de table en table ou s’asseoir lourdement sur les bancs. L’équipage de Brenn n’était le seul au Brise-Navires. Il y avait des hommes de deux autres navires : une baleinière de la Glace du Nord friesgaltienne et une autre d’Abersgalt. Si des hommes de la Glace du Sud avaient été présents, on aurait pu craindre des histoires mais ces équipages semblaient se mêler sans problème aux hommes de Brenn. De l’agglomérat de corps pointaient les longues lances des harponneurs qui se balançaient comme des mâts par grand vent et leurs extrémités hérissées projetaient des ombres tourmentées dans la lumière vacillante des tubes défectueux. Des coups sourds, quand quelqu’un tombait ou tapait sur un tonneau. Flottait l’odeur de la bière amère répandue qui coulait sur les tables et inondait le sol. Arflane entendait les gloussements des filles et les gros rires des hommes et, bien que la température fût trop élevée à son goût, il commençait à se détendre maintenant qu’il était en compagnie d’individus qu’il comprenait. À terre, hommes d’équipage et officiers avaient un statut plus ou moins égal, ce qui contribuait à l’atmosphère de liberté et de nonchalance qui régnait au Brise-Navires.
Il se servit un gobelet de bière pendant que Brenn entamait une nouvelle histoire.
Brusquement, la porte s’ouvrit et l’air froid pénétra, faisant frissonner Arflane bien qu’il en fût reconnaissant. Le silence tomba quand les hommes se retournèrent. La porte claqua et un individu de taille moyenne, emmitouflé dans un lourd manteau en peau de phoque, s’avança entre les tables.
Ce n’était pas un baleinier.
On s’en rendait compte à la coupe de son manteau, à sa démarche et à la texture de sa peau. Ses cheveux, courts et bruns, étaient coupés en frange au-dessus de ses yeux et au ras de la nuque. Il portait un bracelet d’or qui remontait le long de son avant-bras droit et une bague d’argent à l’annulaire droit. Il se déplaçait avec désinvolture mais d’une manière quelque peu recherchée, un léger sourire ironique aux lèvres. Il était beau et assez jeune. Il salua de la tête l’assemblée qui l’observait toujours avec soupçon.
Un solide harponneur ouvrit la bouche et rit du jeune homme, puis d’autres lui emboîtèrent le pas. Le nouveau venu leva les sourcils, tourna la tête de leur côté et les regarda calmement.
— Je cherche le capitaine Arflane. On m’a dit que je le trouverais ici.
Sa voix était mélodieuse et aristocratique, avec un accent de Friesgalt.
— Je suis Arflane. Qu’est-ce que vous voulez ?
Konrad Arflane considéra le jeune homme avec quelque hostilité.
— Je suis Manfred Rorsefne. Puis-je me joindre à vous ?
Arflane haussa les épaules et Rorsefne vint s’asseoir sur le banc près de Katarina Flatch.
— Buvez un coup, dit Arflane en poussant son gobelet vers Rorsefne.
Il prit alors conscience de son ivresse ; il se tut et se frotta le front. Il releva la tête vers Manfred Rorsefne, maussade. Rorsefne secoua la tête.
— Non, merci, capitaine. Je n’ai pas envie de boire. Je voudrais vous parler seul à seul, si cela est possible.
— Ça ne l’est pas, rétorqua Arflane, piqué au vif. Je m’amuse en compagnie de mes amis. Et d’ailleurs, que fait un Rorsefne dans une auberge du haut ?
— Il vous recherche, évidemment. (Manfred Rorsefne soupira avec affectation.) Et il vous recherche à cette heure-ci parce que c’est important. Cependant (il entreprit de se lever), je me rendrai à votre auberge demain matin. Je suis désolé de vous avoir dérangé, capitaine.
Il jeta à Katarina Flatch un regard légèrement sarcastique. Tandis que Rorsefne se dirigeait vers la porte, un homme lui fourra la hampe de son harpon devant les jambes et il trébucha. Il essaya de retrouver son équilibre mais une autre hampe le prit par-derrière et l’envoya rouler à terre de tout son long et les baleiniers partirent d’un rire éraillé.
Arflane le regarda, impassible. Même un aristocrate n’était pas en sécurité dans une auberge de baleiniers s’il était étranger à la pêche à la baleine. Manfred Rorsefne payait tout simplement pour sa témérité.
C’est alors que le gros harponneur, le premier à avoir ri de Rorsefne, se leva et empoigna le jeune homme par le col de sa pelisse. Le manteau vint tout à coup et le harponneur recula en titubant et en éclatant d’un rire d’ivrogne. Un autre, un rouquin trapu, se joignit à lui et se baissa pour saisir la veste de Rorsefne. Mais Rorsefne roula sur lui-même pour lui faire face, souriant toujours avec ironie, et tenta de se remettre sur pied.
Brenn se pencha pour observer la scène. Il jeta un coup d’œil.
— Tu veux que je les arrête ?
Arflane hocha la tête.
— Tout ça, c’est de sa faute. Il est insensé de venir ici.
— C’est bien la première fois que je vois une telle intrusion, approuva Brenn en s’installant à nouveau.
Rorsefne était à présent debout et, passant devant le baleinier roux, il avisa le manteau en peau de phoque que tenait le gros harponneur.
— Je vous serais reconnaissant de me rendre mon manteau, dit-il d’une voix claire mais légèrement tremblante.
— C’est notre prix pour votre divertissement, dit en grimaçant le harponneur. Vous pouvez partir maintenant.
Les yeux de Rorsefne s’assombrirent et il croisa les bras sur sa poitrine. Arflane admira son attitude.
— Il semblerait, dit Rorsefne avec calme, que je vous aie donné plus de distractions que l’inverse.
Sa voix était maintenant assurée.
Arflane se leva d’un seul coup et bouscula la fille de Flatch pour aller se placer à la gauche du harponneur. Il était si ivre qu’il dut s’appuyer un instant sur le bord de la table.
— Rends-lui son manteau, mon gars, dit-il d’une voix tremblotante. Et continuons notre beuverie. Ce type n’en vaut pas la peine.
Le gros harponneur ignora Arflane et continua de sourire au jeune aristocrate d’un air narquois, tout en balançant d’une main le riche manteau pour le taquiner. Arflane bondit et arracha la pelisse. Le harponneur se retourna en grognant et frappa Arflane au visage. Brenn se leva de son coin et cria quelque chose à son marin, lequel fit la sourde oreille et se pencha pour ramasser le manteau tombé à terre. Peut-être encouragé par le geste d’Arflane.
Manfred Rorsefne s’avança lui aussi vers le manteau. Le baleinier rouquin le frappa. Rorsefne tituba et lui rendit son coup.
Quelque peu dessoûlé. Arflane saisit le harponneur par l’épaule, le fit tourner et lui envoya son poing dans la figure. Brenn arriva à quatre pattes par-dessus la table, poussant des hurlements inarticulés et tentant d’arrêter le combat avant qu’il ne dégénère. Il s’efforça de séparer Arflane et le harponneur.
Les baleiniers de Friesgalt criaient à présent avec fureur, prenant parti, peut-être dans l’intérêt du combat, pour Manfred Rorsefne qui s’empoignait avec le baleinier rouquin.
La bagarre devint confuse. Les filles rassemblèrent leurs jupes en criant et se réfugièrent dans l’arrière-salle. On utilisa les harpons comme bâtons pour frapper sur têtes et corps.
Arflane vit Brenn s’écrouler, touché à la tête, et il essaya de rejoindre son ami. Tous les baleiniers de l’hôtel semblaient s’être ligués contre lui. Il cognait dans toutes les directions mais fut bientôt écrasé sous le nombre.
Sans cesser de lutter, il tomba à terre et sentit l’air froid pénétrer de nouveau par la porte. Il se demanda qui était entré.
C’est alors que, semblable au rugissement du vent du nord en fureur, s’éleva au-dessus du tapage de la bagarre une voix tonitruante. Arflane sentit que les mains des baleiniers l’abandonnaient et il se releva en essuyant le sang de ses yeux. Ses oreilles tintaient quand la voix se fit entendre de nouveau.
— Des poissons, tas de piliers de tavernes ! Des poissons, je vous dis ! Des poissons, tueurs à la manque ! Des poissons, bande de poivrots ! Des poissons pour enlever la rouille de vos harpons ! Y en a un troupeau de cent ou plus, à même pas cinquante milles d’ici, au sud-sud-ouest !
Clignant des yeux à travers le sang qui coulait d’une estafilade au front, Arflane découvrit que le nouveau venu était l’individu que Brenn et lui-même avaient rencontré un peu plus tôt, Urquart longue-lance.
Il tenait d’un bras son grand harpon et l’autre était posé autour des épaules d’un adolescent apparemment aussi excité qu’embarrassé. Le garçon avait une simple natte, tenue par de la graisse de baleine, et un manteau en peau d’ours blanc dont la richesse indiquait qu’il était matelot sur une baleinière et probablement mousse.
— Dis-leur, Stefan, dit Urquart d’une voix plus basse maintenant qu’il pouvait se faire entendre.
Le garçon parla d’une voix bredouillante, désignant derrière lui la porte ouverte dans la nuit.
— Notre navire les a dépassées en début de soirée. Nous étions chargés et n’avons pas pu nous arrêter, car nous voulions rallier Friesgalt à la tombée de la nuit. Mais nous les avons vues. Elles se dirigeaient du nord au sud, à environ vingt degrés à l’ouest. Un troupeau énorme. Mon père – notre patron – prétend que c’est le plus gros depuis vingt saisons.
Arflane se pencha pour aider Brenn qui chancelait à ses pieds en se tenant la tête.
— Tu as entendu ça, Brenn ?
— Oui. (Brenn sourit malgré ses lèvres meurtries et gonflées.) La Glace-Mère est bonne envers nous.
— Il y en a assez pour chacun, continua Urquart, et même plus encore. Elles se déplacent rapidement, d’après ce que le père du garçon nous a dit, mais on devrait les rattraper en naviguant bien.
Arflane jeta un regard circulaire et essaya de trouver Manfred Rorsefne. Il le vit appuyé contre un mur, tenant dans sa main droite un couteau à dépecer, manifestement un ornement du mur. Il arborait toujours son sourire ironique. Arflane le regarda d’un air pensif.
Urquart détourna également son attention de l’assemblée et parut surpris quand il découvrit Rorsefne en un tel lieu. Il se reprit aussitôt et ses traits décharnés redevinrent impassibles. Il enleva son bras des épaules du garçon et déplaça son harpon pour le maintenir de l’autre bras. Il s’avança vers Manfred Rorsefne et lui retira le couteau.
— Merci, fit Rorsefne en grimaçant un sourire, il commençait à être lourd.
— Que faisiez-vous dans un endroit pareil ? demanda brusquement Urquart.
Cette familiarité surprit Arflane. Rorsefne désigna Arflane de la tête.
— Je suis venu apporter un message au capitaine Arflane, mais il était occupé avec ses amis. D’autres ont décidé que, puisque j’étais ici, je devais les divertir. Le capitaine Arflane et moi-même sommes convenus qu’ils en avaient assez…
Les petits yeux bleus d’Urquart se détournèrent et se posèrent sur Arflane.
— Vous l’avez aidé, capitaine ?
Arflane afficha sa répugnance.
— C’est un imbécile de venir tout seul dans un endroit comme celui-ci. Si vous le connaissez, reconduisez-le chez lui.
Les hommes commençaient à quitter l’auberge, tirant leurs capuches sur leurs têtes et ramassant leurs harpons. Ils se hâtaient de regagner leurs navires, conscients que leurs patrons voudraient partir dès la première lueur.
Brenn tapa sur l’épaule d’Arflane.
— Je dois m’en aller. Nous avons assez de vivres pour une courte sortie. Ça m’a fait plaisir de te voir, Arflane.
Brenn quitta l’auberge en compagnie de deux de ses harponneurs. Urquart, Rorsefne et Arflane demeurèrent seuls dans la salle.
Flatch arriva clopin-clopant parmi les tables renversées, balançant son gros corps de droite et de gauche. Il était suivi par trois de ses filles qui commencèrent à mettre de l’ordre. Elles avaient l’air de trouver cela naturel. Flatch les regarda travailler sans s’approcher des trois hommes.
L’étrange coiffure d’Urquart projetait une ombre immense sur le mur près de la porte. Arflane n’avait pas remarqué auparavant sa ressemblance frappante avec la queue d’une baleine de terre.
— Vous avez aidé un autre Rorsefne, murmura Urquart, et une fois de plus rien ne vous y obligeait.
Arflane frotta son front meurtri.
— J’étais soûl. Je ne suis pas intervenu en sa faveur.
— Cependant, ce fut une belle bagarre, dit Manfred Rorsefne avec légèreté. J’ignorais que je pouvais me battre aussi bien.
— Ils s’amusaient.
Le ton d’Arflane était las et méprisant.
Urquart hocha la tête gravement pour l’approuver. Il changea son harpon de position et regarda Rorsefne en face.
— Ils s’amusaient avec vous, répéta-t-il.
— Alors, c’était un amusement réussi, cousin, dit Rorsefne en rivant son regard sur les yeux sinistres d’Urquart. Pas vrai ?
La grande silhouette décharnée de Longue-lance restait immobile, le visage neutre. Il détourna son attention vers la porte. Arflane se demandait pourquoi Rorsefne l’avait appelé « cousin ». car il était peu probable qu’une réelle parenté existât entre l’aristocrate et le farouche harponneur.
— Je vais vous accompagner tous les deux aux niveaux inférieurs, dit lentement Urquart.
— Quel danger y a-t-il maintenant ? lui demanda Rorsefne. Aucun. Nous irons seuls, cousin, et puis, peut-être aurai-je enfin la possibilité de délivrer mon message au capitaine Arflane.
Urquart haussa les épaules, se retourna et quitta l’auberge sans un mot.
Manfred eut un sourire à l’adresse d’Arflane qui fronça à peine les sourcils en retour.
— C’est un homme bizarre, ce cousin Longue-lance. Maintenant, capitaine, voudriez-vous entendre ce que je suis venu vous dire ?
Arflane cracha dans le crâne.
— Ça ne peut pas me faire de mal, répondit-il.
Tandis qu’ils descendaient prudemment les rampes glissantes vers les niveaux intérieurs, évitant les baleiniers ivres qui les croisaient en titubant, Manfred Rorsefne resta silencieux et Arflane était trop fatigué pour lui demander directement quel était son message. Les effets de la bière se dissipaient mais son corps meurtri commençait à le lancer. De toute part les silhouettes fantomatiques des baleiniers se hâtaient de regagner leurs navires dans la faible lumière. Parfois, un cri retentissait mais les baleiniers se déplaçaient en règle générale dans un silence relatif, hormis le frottement continuel de leurs bottes cloutées qui résonnait en écho sur les parois de la crevasse. De temps à autre, un homme se cramponnait aux cordes de protection en s’approchant trop près du bord. Il n’était pas rare que des marins ivres perdent l’équilibre et tombent dans l’abîme mystérieux de la gorge.
Rorsefne ne prit la parole que lorsque Arflane s’arrêta devant l’entrée de son auberge et quand le dernier baleinier fut parti.
— Mon oncle va mieux. Il est désireux de vous voir.
— Votre oncle ?
— Pyotr Rorsefne. Il va mieux.
— Quand veut-il me voir ?
— Maintenant, si cela vous convient.
— Je suis trop fatigué. La bagarre…
— Je vous prie de m’excuser, mais je n’avais pas l’intention de vous y mêler…
— Vous n’auriez pas dû venir au Brise-Navires. Vous le saviez.
— C’est vrai. J’ai commis une erreur, capitaine. En fait, si le cousin Longue-lance n’avait pas annoncé ses bonnes nouvelles, j’aurais pu avoir votre mort sur la conscience…
— Ne dites pas n’importe quoi, répliqua Arflane d’un air dédaigneux. Pourquoi appelez-vous Urquart votre cousin ?
— Cela l’embarrasse. C’est un secret de famille. Je ne suis pas censé dire qu’Urquart est le fils naturel de mon oncle. Et si vous veniez dans nos quartiers ? Vous pourrez y dormir, si vous êtes si fatigué, et voir mon oncle à votre réveil.
Arflane haussa les épaules et descendit la rampe derrière Manfred Rorsefne. Il était à moitié endormi, à moitié soûl, et le souvenir qui revenait sans cesse tandis qu’il marchait n’était pas celui de Pyotr Rorsefne mais celui de sa fille.